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PRÉFACE
ОглавлениеA mesure qu'il avance dans la vie, l'homme risque fort de heurter du pied contre quelque ruine, et il marche escorté comme d'un essaim de fantômes. Ruines et fantômes! C'est le bilan des choses humaines: ruines d'illusions, fantômes de souvenirs. Il suffit d'errer ou de penser pour se voir ou plutôt pour se sentir entouré de tout ce qui est mort autour de nous et de tout ce qui est devenu invisible.
Qui donc a prétendu que les spectres n'existaient pas? Ils sont partout; partout l'homme vieilli rencontre, au détour d'une année qui finit, d'un anniversaire éloquent qui parle du passé, une foule de choses blêmies et perdues à demi dans la brume, et qui sont des spectres en vérité, spectres d'affections ou d'illusions mortes. Que de spectres ainsi logés dans ce Paris que les vivants croient habiter seuls! Dans presque toute chambre, nid clos ou discret, où deux amoureux s'aiment, deux ombres se glissent, qui jadis, à la même place ont échangé aussi leurs baisers ou leurs soupirs. Le monde des fantômes tient autant de place que l'autre.
Je le sens bien, à cette heure même où une nouvelle année s'ajoute pour moi aux années passées, et où le jour de ma naissance me fait regarder un moment en arrière. Sans être vieux, que j'en ai vit mourir!
Oui, que de visages déjà pâlis! Que d'yeux autrefois rayonnants d'espoir et maintenant à jamais clos ou plutôt disparus dans leurs orbites creuses! Ruines humaines, fantômes d'amours, d'amitiés, d'espérances, de gaietés, fantômes des jeunes années, des premières joies et des premiers rêves! On n'a plus, passé trente ans, qu'à se baisser pour ramasser à terre la poussière de ce qui fut la vie, cendre chaude encore de passion ou encore humide de larmes.
Pourquoi donner ce titre à ce livre: Ruines et Fantômes? Il n'est pas un seul des travaux humains qui ne pût être appelé ainsi. Tout finit, non par des chansons, comme disait Beaumarchais en ses ironies, mais par des ruines, comme le criait le vieux Job en ses lamentations. Pourtant les ruines étudiées ici et les fantômes évoqués sont des spectres et des débris d'espèce particulière.
_Ainsi j'ai ramassé les miettes du curieux.
Ce sont les courses à travers le vieux Paris, les causeries en chemin, les souvenirs de l'histoire, tout ce qu'une vieille muraille contient d'inconnu, tout ce qui se tient tapi aux angles secrets des logis anciens; c'est, en un mot, le passé que je recherche et qu'on trouvera dans ces pages. Comme il console du présent! Quelle volupté n'éprouve-t-on pas à feuilleter, si je puis dire, les vieilles rues comme à cheminer à travers un livre! Plaisirs de coin du feu ou joies de chercheur et de touriste, vous vous ressemblez tous. C'est toujours la curiosité qui sert de guide, l'appétit de savoir qui nous pousse, le besoin de consolation et d'oubli qui nous mène._
Plaisir d'hiver que celui de ces lectures; et l'hiver n'est-il point le temps des évocations et des souvenirs?
Ce n'est pas quand le bois feuillit, que l'eau tiède court gaiement sous les saules verts; ce n'est pas quand luit le soleil, quand le ciel est bleu, le vent doux, le temps heureux, qu'on se plaît à les faire revivre, les chers fantômes! Mais vienne novembre ou décembre, l'heure des brouillards malsains, des lourdes et longues heures, des veillées peuplées de songeries, alors, sous la lampe, en rêvant, tandis qu'un bruit indistinct de chars roulant sur le pavé vous arrive à travers les rideaux tirés, on se laisse doucement aller à jeter un regard au passé, regard d'adieu ou de regret, ou de mépris, selon le fantôme évoqué, le souvenir réveillé, le nom prononcé tout bas!
Puis, quelle volupté intime, lorsqu'on ouvre les tiroirs, lorsqu'on relit les vieux écrits, les lettres, les articles ébauchés, les journaux à demi déchirés, et qu'on y retrouve, comme dans un sachet fané, un vague parfum d'autrefois!
Et c'est ainsi, que parmi les feuillets jaunis, les chapitres oubliés, j'ai retrouvé et recueilli ces pages d'un autre temps. Histoire, souvenirs, détails inconnus, révélations rapides, mais précieuses et exactes, mémoires des monuments, chroniques des pierres et des murs, larmes des choses, comme dit Virgile: voilà ce qu'il contient, ce livre dédié aux curieux, à ceux qui trouvent plus de prix à une anecdote caractéristique qu'à un long chapitre, et préfèrent un sonnet à un long poëme.
Ruines et fantômes! Poussière de palais et d'êtres humains!—Un peu de cendre dans trois cents pages. Mais quoi! s'il reste au foyer éteint une étincelle, une seule, c'est assez!
Jules CLARETIE.
3 Décembre.