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«DUPUIS.»

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La femme Gautier qui, deux semaines avant le jour du crime, accompagnée d'un quidam qu'on allait maintenant rechercher, était venue arrêter pour un an le logement de l'horloger Caban, avait brusquement disparu. Les premiers soupçons se portèrent naturellement sur elle et sur cet inconnu, et le procureur du roi conclut à l'inhumation du cadavre, et dès l'abord à la prise de corps de Lucile Gautier et d'un quidam.

Moins d'un mois après, le 6 février, _le qui__dam_ «était appliqué à un certain Jacques-Maurice Hardy, frère de la victime, ci-devant abbé et actuellement homme de loi». Logé rue Coquillière, hôtel de Calais, Jacques Hardy, que des affaires d'intérêt appelaient de Montpellier à Paris, n'avait plus reparu à son hôtel depuis le 17 janvier, et sa disparition coïncidait de façon singulière, significative, avec la fuite de Lucile Gautier. C'en était assez et la justice n'avait plus qu'à suivre la trace des deux coupables[1].

[Note 1: Le procès que nous faisons connaître aujourd'hui n'ayant pas été jugé, l'auteur a cru devoir changer au nom de chacun des deux personnages une lettre, une seule, la première, afin d'éviter les réclamations des héritiers. Sauf cette légère correction, les moindres détails de cette triste histoire sont scrupuleusement exacts.]

Elle était, en ce temps, assez lente, fort empêchée dans sa marche, pliant sous le faix des paperasses volumineuses que comportait une instruction. Les procès duraient un an, deux ans, dix ans: on en citait de centenaires. Le Ier mars, réquisitoire du procureur du roi à ce que l'abbé Hardy et la femme Gautier soient assignés à la huitaine, «à son de trompe par un seul cri public»; puis déclaration de la contumace, commission rogatoire adressée au lieutenant criminel de la sénéchaussée de Lyon; information faite par lui sur le passage présumé de Hardy et de Lucile par cette ville; interrogatoires, rapports, procès-verbaux, tous les pseudonymes divers du papier timbré pleuvent et s'amoncellent dans le dossier de l'affaire, et l'on pourrait les retrouver entassés, poudreux, jaunis, momifiés, dans les Registres du cy-devant Parlement de Paris en la Tournelle criminelle. Cependant Jacques Hardy était loin de France et croyait bien n'y jamais rentrer.

En 1787, l'abbé Hardy était un beau jeune homme de vingt-six ans, grand, de carrure solide, avec de longs cheveux qu'il portait sans poudre. Très-élégant, très-mondain, d'une famille considérable de Montpellier, il avait déjà couru le monde des aventures, batteur de fortune comme il eût été batteur d'estrade, et, si l'on en juge par les faits, assez maltraité du sort. Élevé au collége de l'Oratoire de Lyon, après ses premières études il prend l'habit de l'Ordre et se fait régent des basses classes. Il est tonsuré, mais il n'endosse en quelque sorte la soutane que pour la jeter aux orties, reprend l'habit séculier, et tout brillant de jeunesse ardente, le diacre réfractaire se lance à corps perdu dans le monde, à la mort de son père. Il a raconté lui-même sa vie dans un Mémoire justificatif qui, trop souvent écrit dans le style emphatique du temps, parfois saisit par la vérité des détails et je ne sais quelle franchise d'accent. «Avant d'entrer dans l'exposé des faits, dit-il au début, il est à propos d'avertir tout lecteur impartial que s'il s'attache à blâmer mes moeurs et ma conduite comme ecclésiastique, je les lui abandonne, vivant dans un siècle où ce qu'on appelle moeurs n'est pas la vertu dominante. J'ai fait comme la plupart des jeunes gens de mon âge, j'ai suivi le torrent. D'ailleurs je n'avais que la simple tonsure.» Il faut le laisser parler: «Jeté de bonne heure dans le monde, je suivis la carrière ordinaire; fier de quelques succès, je m'attachai aux femmes les plus citées, me faisant une espèce de gloire d'afficher les plus courues. Je passai ainsi les premières années de ma jeunesse, effleurant le plaisir sans jamais me fixer. Mais comme il faut subir son sort, tout mon système d'inconstance échoua auprès d'une jeune Lyonnaise qui me fixa. Avec de l'esprit, de la douceur, de la complaisance et de l'engouement, elle joignait à toute l'apparence des vertus une fermeté de résolution et une promptitude d'exécution inouïes. Elle ne l'a que trop prouvé.»

Hardy pourtant, en sa confession, oublie bien des choses importantes. Il était joueur, et ne parle pas, à dessein peut-être, d'un certain garçon perruquier qui fut, durant des mois, son associé pour les parties de tric-trac. Vient un jour où l'abbé est accusé d'avoir volé une chaîne d'or à l'un de ses partenaires. Le perruquier le défend, paye pour lui la chaîne, et le tolle soulevé par ce scandale se calme peu à peu; mais Jacques Hardy quitte Lyon cependant et se réfugie dans les Cévennes, chez sa soeur, qui accueille à bras ouverts l'enfant prodigue… du bien des autres. Peu de temps après, dans cette retraite, nouveau haro. Qu'a fait Hardy cette fois? Il a voulu enlever la fille d'un chevalier de Saint-Louis, son voisin. On l'a empêché, l'épée à la main. Il faut encore céder le terrain. Hardy s'enfuit, rentre au séminaire; puis le quitte, vient à Paris chez son frère, Pierre Hardy, logé rue Saint-Marc, étudie, se fait recevoir docteur ès lois, et retourne enfin à Lyon, où l'attend Lucile, le mauvais génie de ce damné.

Cette jeune Lyonnaise, «spirituelle, douce et complaisante», était la femme d'un certain Gautier, homme du commun, ainsi qu'on disait, palefrenier, je crois, et en tout cas moins scrupuleux qu'un hidalgo sur le point d'honneur. Sans plus de façons, Hardy lui prend sa femme, qu'il emmène à Paris, et qu'il loge à ses frais dans un hôtel, sous le nom de Mme Dulac. Pendant un mois, c'est le bonheur, car l'amour adultère connaît aussi la lune de miel. Mais ce n'est pas assez de s'aimer à Paris, il faut s'adorer aux champs, dans les sentiers verts, et courir les bois comme on a couru les carrefours. Hardy se retire, dit-il, dans une campagne isolée mais riante; et là, savourant la solitude à deux, oubliant les fièvres premières, les fautes, et (faut-il le dire?) certaine jalousie contre son frère, née depuis longtemps, depuis longtemps combattue, l'abbé se laissait vivre, et n'avait d'autre horizon que les yeux bleus de Lucile et d'autre souci que son bonheur.

Jacques Hardy, l'héritier d'un parent éloigné, était assez riche, moins cependant que son frère le maître de la Chambre des comptes de Montpellier, à présent établi à Paris, et à qui par testament le père avait laissé tous ses biens. Cette fortune, qui pouvait lui revenir un jour, miroitait bien parfois, s'étalait, pleine de tintements sataniques, devant la pensée du joueur. Le crime a des pentes savonnées, pis que cela, glissantes de sang. Un homme de moins, et Jacques était riche! Notre abbé a d'ailleurs des façons de repousser toute idée de meurtre qui l'accusent étrangement, qui l'écrasent. Écoutez-le dans son Mémoire; en plaidant son innocence, il se condamne lui-même: «Un soir d'été, étant à Montpellier avec mon frère, nous étions allés à la campagne d'une de mes tantes, Mme La Marier, et nous y allions ordinairement tous les soirs. Comme c'était le temps où la paille fraîche était amoncelée, nous nous amusions avec nos jeunes cousines à jouer sur cette paille: c'était à qui serait le mieux enseveli sous les monceaux de paille. Nous prolongeâmes ce badinage jusque bien avant dans la nuit, et vers les une heure du matin nous nous retirâmes, mon frère et moi seuls. Nous avions coutume de passer, en revenant à la ville, dans un chemin de traverse, éloigné de tout secours, vrai coupe-gorge, si dangereux, que j'avais toujours la précaution de porter des armes avec moi. Or, je le demande, si j'avais été assez scélérat pour attenter aux jours de mon frère, n'étais-je pas le maître de sa vie? Tous les biens m'étaient alors substitués?» Il raconte plus loin que son frère lui dit trois ou quatre jours après cette scène, en lui tendant l'oreille:—Regarde donc ce que j'ai là, je souffre. Un fétu de paille s'était logé dans le tube auditif: «Je le retirai avec une pince. Qui m'empêchait, au lieu de l'extraire, de l'enfoncer davantage, et qui eût deviné ensuite que mon frère n'était pas mort, par exemple, d'une tumeur dans la tête?»

Singulière façon de prouver que la pensée d'un crime ne lui était jamais venue!

Mais, parmi les douceurs d'une vie champêtre, cette atroce pensée était oubliée. Jacques Hardy ne demandait plus rien, ni fortune ni situation, lorsque, par la gazette, il apprend que Gautier, le mari de Lucile, a porté plainte contre elle au Châtelet. L'affaire est grave, il faut en arrêter le cours. «Monnoie fait tout», disait Riquetti. Hardy connaissait la maxime; il n'hésite pas, il paye les juges, il paye le mari. Pour celui-ci, c'est mieux encore, il le garde auprès de lui en qualité de domestique, et Gautier, bien nourri, bien logé, bien appointé, préside, gros et gras, aux amours des tourtereaux. Un mois après, Hardy forcé de soutenir, à propos de trois prieurés qu'il possédait là-bas, un procès à Toulouse, part pour le Midi en emmenant la femme et le mari, et ce ménage à trois court gaillardement les grandes routes.

A Toulouse, pendant le séjour de Jacques Hardy, Lucile Gautier demeurait cachée; il ne fallait indisposer ni les juges du Parlement, ni la famille du plaideur; elle l'accompagna encore incognito lorsque, trois mois plus tard, il alla passer ses vacances dans un de ses prieurés. Ces soins qu'elle prenait à ne le point compromettre touchaient profondément le ci-devant abbé, dont l'amour-propre et l'amour, également flattés, s'unissaient pour faire à Lucile comme une auréole. Quant à Gautier, il s'était cassé le bras dans une partie de cheval; on l'avait expédié déjà sur Paris, et il y vivait maintenant, sans plus se creuser la cervelle, d'une pension régulièrement acquittée par l'amant de sa femme.

Au mois de mai 1786, le Parlement de Toulouse rendit son arrêt dans l'affaire des prieurés. Hardy perdait son procès, et, débouté de ses réclamations, se voyait encore condamné à tous les frais. Le voilà furieux; il use aussitôt du droit d'appel et reprend la route de Paris. Il connaissait là des avocats distingués, lumières du barreau de leur temps, M. Gerbier, M. Vulpian, et les voulait consulter. Lucile Gautier le suivait toujours. Pour conserver d'ailleurs un reste de décorum, elle logeait dans quelque chambre isolée comme celle où, six mois plus tard, rue Saint-Louis, chez Caban l'horloger, elle allait s'établir.

Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu, commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait retrouver son frère.

La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture.

—J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On ne nous séparera pas.

Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point. Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le détenteur de la fortune paternelle, il devenait encore le représentant de l'autorité, le rude devoir incarné, le remords vivant. «Cet homme est de trop!» Ce dut être le mot de cette femme. Ce qu'il advint, on le sait. Pierre Hardy fut tué. Comment? On l'ignorera toujours.

L'abbé Hardy, dans son Mémoire, a raconté tout au long ce fatal dimanche, la journée du crime.

Il devait, paraît-il, le surlendemain, regagner Toulouse; il avait payé déjà M. Vauvert, procureur au Châtelet, rue des Bourdonnais, et Morisset, greffier, rue des Deux-Boules, l'un et l'autre utilisés dans la contre-enquête. Tous ses comptes liquidés, rien ne le retenait plus à Paris. Ce matin-là, Jacques Hardy se leva de bonne heure. Il quitte la rue Coquillière, monte jusqu'à la rue de la Jussienne, où, à l'hôtel Louis-le-Grand, il dîne «avec tout l'appétit d'un jeune homme bien portant qui veut bien employer ses trente sols», et va faire un tour au Palais-Royal et y prendre le méridien. Il rencontre là son frère, le salue, lui trouve un air embarrassé (la version est de lui). Il devine que Pierre songe à Lucile, que peut-être va-t-il chez elle. Son frère seul, et son ami le plus intime, l'abbé Dalès, savaient où logeait la femme Gautier.

Jacques prit une chaise, s'assit et regarda les promeneurs. Il était dégustant et découpant une glace devant ce café Foy, où, deux ans plus tard, montant sur une table, Camille Desmoulins devait, d'un geste et d'un mot, pousser le peuple à la Bastille. On met en doute (c'est une parenthèse) l'histoire des trompettes de Josué, qui firent tomber les murailles de Jéricho; le cri d'un gamin de génie fit bien s'écrouler d'un seul coup les pierres de la forteresse despotique.

Il faisait beau dans ce Palais-Royal, où Debucourt devait faire pirouetter ses muscadins et chiffonner les galants jupons de ses merveilleuses. Les gens circulaient, habits rouges ou verts, bas chinés; les femmes cachaient le bas de leur visage dans leurs fourrures, et ne laissaient voir que leurs yeux. Les boutiques des arcades, louées depuis peu par le duc d'Orléans 3400 livres chacune, étaient fermées. Paris se promenait, buvait l'air et flânait. Peut-être les futurs révolutionnaires s'échauffaient-ils là-bas, sous les galeries, causant de l'avenir, le colossal marquis de Saint-Huruge dominant déjà les groupes. A quelques pas de sa chaise, l'abbé Hardy pouvait voir le fameux n° 114, où, trois ans auparavant, l'abbé Rousseau, amoureux de la soeur de son élève, s'était brûlé la cervelle un beau soir. Ce n° 114 était un restaurant. Après avoir dîné dans un cabinet particulier, l'abbé Rousseau écrivit un billet qu'il posa sur son assiette: «J'étais né pour la vertu, j'allais être criminel, j'ai préféré de mourir!» Et voilà un suicide. Il y a des maisons prédestinées. Dans ce même restaurant, Lepelletier de Saint-Fargeau devait être assassiné par Pâris.

Bien reposé, Jacques Hardy se leva, prit le chemin de la rue Saint-Antoine, et, à la communauté des prêtres de Saint-Paul, demanda son ami, l'abbé Dalès. Il venait lui faire ses adieux et lui réclamer quelques ouvrages de théologie auxquels il tenait beaucoup. L'abbé Dalès était sorti. Hardy tira d'un petit sac de peau suspendu contre la muraille un morceau de craie blanche, et traça son nom sur la porte, en guise de carte de visite. C'était l'usage en bien des maisons. Voltaire et Piron en profitaient pour se fusiller d'injures.

Le charron qui devait mettre en état la voiture de voyage de l'abbé avait justement son atelier près de la Bastille. Hardy n'était pas loin, il entra chez lui, causa, puis se rendit rue des Saints-Pères, chez Me Gerbier, son avocat. Il y resta, a-t-il dit, de deux heures à cinq heures de l'après-midi, et le crime dut être commis, rue Saint-Louis du Palais, à trois heures de relevée. A cinq heures, l'abbé Hardy était de retour à son hôtel, et écrivait des lettres, lorsque Claude Carré, son domestique, entra vivement, et lui dit:

—Monsieur, il y a une dame qui vous demande dans l'église

Saint-Eustache, et qui paraît très-empressée à vous parler.

«J'ai cru, dit Jacques Hardy, que c'était Mme Campenon, marchande limonadière, tenant le café de la Bonne-Foi, rue Saint-Jacques, et qui avait déposé en ma faveur dans l'enquête de mon adversaire.»

Et il sort.

«Arrivé, dit-il, à Saint-Eustache, je cherche partout des yeux Mme Campenon, et, ne la voyant pas, je commençais à me douter de quelque tour, quand je me sens tirer par l'habit, et, me retournant, je vois Lucile qui, étant mise très-proprement, me dit: «—J'ai des choses de la dernière importance à te communiquer; mais, comme nous ne pouvons parler longtemps dans une église, mène-moi dans un lieu où je puisse te parler librement.» Ne sachant trop où la mener, je pris avec elle le chemin du Palais-Royal. Chemin faisant, je voulais savoir ce qu'elle avait à me dire; mais, le fracas des voitures et le tintamarre des rues de Paris m'empêchant de l'entendre, je remis toute explication à notre arrivée au Palais-Royal. Nous y cherchâmes un endroit solitaire et écarté de la foule, et nous nous assîmes près du bassin, adossés à un des cabinets de treillages, où nous étions absolument seuls.

«Elle commença par vouloir me tromper en me disant d'un air embarrassé:—On cherche à nous faire enfermer; ta famille a obtenu des ordres et ton frère est chargé de les faire exécuter; l'on doit nous prendre demain matin dans notre lit chacun de notre côté, et si nous ne partons pas sur-le-champ, nous sommes perdus.—C'est une terreur panique, lui répondis-je, ce n'est pas au moment où je vais faire juger mon procès que ma famille cherchera à m'enfermer pour me le faire perdre.»

C'est alors—toujours selon la version de Hardy—que Lucile, laissant éclater brusquement la vérité, lui déclare que Pierre Hardy était venu chez elle après l'avoir quitté, lui, son frère, au Palais-Royal; qu'il l'avait insultée, menacée, et que, «emportée par le premier mouvement, elle avait, dit l'abbé, pris mon couteau de chasse, qui était pendu à côté de son lit, et que, saisissant un moment à l'improviste, elle le lui avait plongé dans le coeur, qu'il était mort sur le coup, que tout était tranquille dans la maison, et que personne ne s'était aperçu de rien.»

On le voit, Hardy ne songe qu'à bien établir son innocence. Tout à l'heure il écartait de lui l'accusation par l'alibi; maintenant il la rejette simplement sur une autre, et la peint, égarée, toute pâle, se jetant à ses pieds et lui disant:

«Oui, je suis coupable, je m'accuse et je ne mérite que ton exécration, mais quand j'ai commis le crime, ce n'a été que pour ne pas être séparée de toi: si cette considération ne te touche pas, traite-moi sans ménagements, ne crains pas de livrer au bras infâme celle qui pendant trois ans a partagé ta couche, va faire préparer mon supplice; et si c'est encore peu pour toi, viens toi-même être témoin du spectacle de ma mort. Mais songe que tu ne m'immoleras pas seule en assouvissant ta vengeance, tu sacrifieras à la fois deux victimes. As-tu oublié que je porte dans mon sein un gage sacré de notre union? Après cela foule-moi aux pieds, ou plutôt si tu n'es pas attendri pour moi, prends pitié de ton sang, sauve cette innocente victime qui doit t'être encore chère et qui n'a pas participé à mon crime.»

«Grand Dieu! ajoute Hardy, dans quelle agitation me plongèrent ces dernières paroles! J'en appelle non pas à vous, âmes stériles et stagnantes, mais à vous, âmes sensibles, qui, ayant senti les élans et le délire d'une grande passion, avez éprouvé qu'elle commandait à tous vos mouvements et qu'il n'y avait pas une seule pulsation de vos artères qu'elle ne dirigeait; dites, croyez-vous que ce fût du lait qui dans ce moment coulât paisiblement dans mes veines??? Non, c'était du vitriol

Voilà de ces cris vraiment éloquents. Mais, partent-ils bien d'un coeur sincèrement ému, torturé, innocent? La réflexion se fait accusatrice. Lucile seule a-t-elle pu mutiler, comme on l'a vu, le corps de Pierre Hardy? Ces blessures horribles n'accusent-elles pas une main d'homme, une main robuste et ferme? L'abbé Hardy a bien voulu encore faire planer les soupçons sur le mari de Lucile; mais Gautier n'était plus à Paris déjà en janvier 1787. Parti pour Lyon, logé je ne sais où, à Fourvières, on ne l'a jamais retrouvé, on ne l'a plus revu.

En s'associant à la fuite de Lucile, Jacques Hardy d'ailleurs devenait son complice.

Ruines et fantômes

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