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III

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Table des matières

Mais, sur ces entrefaites, 89 était venu, et cette secousse profonde, ce tremblement de terre moral qui allait renverser la royauté, renversa d'abord les Parlements. Toute la procédure instruite contre l'abbé Jacques-Maurice-Bruno Hardy fut réduite à néant, et, amené à Paris, le ci-devant abbé fut traduit au 6° tribunal criminel établi par la loi du 14 mars 1791. Le 16 septembre, l'instruction recommence, les témoins sont rappelés, le chirurgien Dupuis mandé et interrogé, les confrontations faites de nouveau. Bien des preuves manquent alors. Où est Lucile? où est Gautier? Pas plus que le mari, la femme n'a reparu. Elle est morte sans doute à Venise, ou cachée. Lesage, qui a dénoncé Hardy, a pris soin évidemment de la soustraire aux poursuites. C'est sa maîtresse maintenant, il l'aime, elle l'aime peut-être. Elle vit fort honnêtement là-bas, est-ce qu'on sait? Bref, quoique l'affaire soit portée comme pressée sur les rôles, elle traîne, elle ne finit pas.

Le 22 septembre 1791, Lempereur, commis-greffier, lit le jugement qui annule la procédure de 1787 à Hardy, entre les deux guichets de la Force comme lieu de liberté. Hardy y acquiesce et refuse de signer. A la Force, malgré les versiculets de tout à l'heure, il tente de s'évader. Enfermé au Châtelet en 1790, il avait réussi déjà à sortir de prison; il avait erré dans Paris pendant trois jours, sans ressources. Il s'était présenté chez M. de Pastoret, lui demandant de l'argent. Arrêté bientôt, on avait trouvé sur lui un certificat du district des Cordeliers sous le nom de Moïse Delcamps, de Bordeaux. En mars 1791, porté comme malade à l'infirmerie de Bicêtre, Hardy avait fait mieux. Après avoir fabriqué de faux assignats dans sa prison (ce qui est à peine croyable), il avait acheté les gardiens avec ces papiers, donné 50 livres assignats à chacun des infirmiers-prisonniers et s'était fait ouvrir la grille. Son portefeuille, qui existe encore, bourré de notes, d'adresses, de projets, contient des renseignements curieux, des lettres faites pour dérouter les poursuites, l'une datée de Chambéry, l'autre de Laon; des memoranda: chez le fruitier, rue des Blancs-Manteaux, à côté de la rue de l'Homme-Armé.De Soissons à Laon.De Laon à Marle, chez la veuve Mauclerc, aubergiste sur la route de Moncornet; et des projets d'étapes: des trajets sont faits, au nord, au midi, en divers sens!

De Paris à le Bourget: 1-1/2 poste.—De Paris à le Ménil-Amelot: 2.—De

Paris à Dammartin: 1.

Et toujours, toujours, au bout de la route la frontière bénie: que ce soit l'Allemagne ou l'Espagne, Maubeuge, Liége ou Londres,—l'étranger, le salut!

L'administrateur de police fut instruit de la tentative d'évasion. Hardy y gagna d'être à l'avenir plus strictement verrouillé.

Et le temps passait. L'accusé ne perdait ni ses espoirs ni son énergie. Une terrible maladie, qu'il n'avait pu soigner dans sa prison, l'avait rendu chauve. Il était pourtant encore superbe. Le mercredi 22 février 1792, il produisit un grand effet sur l'auditoire lorsque, transféré des prisons de l'Abbaye, il comparut dans la salle d'audience du 6e tribunal criminel, au Palais, le président dudit tribunal étant Claude-Emmanuel Dobsent qui devait présider bientôt le tribunal révolutionnaire pendant l'intervalle de la destitution de Montané à la nomination d'Herman.

Là, Hardy déclara se nommer Jacques-Maurice-Bruno Hardy, âgé de trente-trois ans, né à Montpellier, et quant à ses qualités, se dit «jurisconsulte et docteur ès lois en l'Université de Paris.» De son état ecclésiastique, pas un mot.

Le drame touchait à sa fin. Le procès certes paraissait près du dénoûment. L'arrêt cependant ne fut pas rendu encore, et l'abbé Hardy, transféré de prison en prison, de la Conciergerie du Palais à l'Abbaye et de l'Abbaye à la Force, devait finir bizarrement, fatalement, comme il avait vécu.

J'ai dit qu'on n'a jamais su ce qu'était devenue Lucile.

Le 3 septembre 1792, les massacres commencèrent dans les prisons de la Force vers une heure du matin. Les vengeances voulaient du sang. Le peuple réclamait, lui aussi, sa Saint-Barthélémy. Les prisonniers, jugés entre les deux guichets, étaient poussés à l'entrée du guichet de la Force, rue des Ballets, et sur-le-champ massacrés, expédiés. Weber et Mathon de la Varenne, enfermés là et épargnés, ont raconté ces terribles scènes. «A une heure du matin, dit Mathon, le guichet qui conduisait à notre quartier s'ouvrit; quatre hommes en uniforme, tenant chacun un sabre nu et une torche ardente, montèrent à notre corridor, précédés d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre attenante à la nôtre… J'entendis en même temps appeler l'abbé Hardy, qui fut massacré sur l'heure ainsi que je l'ai su…» L'écrou consulté, Chépy, président du tribunal de la Force, et Pierre Chantrot, accusateur public, n'eurent pas fort à faire pour déclarer l'homme coupable. Leur justice était expéditive. Jacques Hardy l'attendait depuis cinq ans! On retrouvera le nom de l'abbé sur la liste des victimes remises par le concierge de la prison au commissaire de police de la section des Droits de l'Homme.

Étrange destinée! le nom du fratricide devait être inscrit sur le feuillet sanglant où l'histoire peut lire le nom de l'infortunée Mme de Lamballe.

LE VINGT JUIN 1792

Nous avons aussi nos anniversaires.

La France se souvient de certaines dates qui sont comme ses titres de gloire et, à côté de l'anniversaire douloureux du 18 juin, qui dit Waterloo, l'anniversaire du 20 juin dit Résistance et Affirmation du droit.

Au 20 juin 1792, la question était nettement posée entre ces deux adversaires irréconciliables: la Révolution et la cour. La Révolution voulait le progrès, la marche en avant, la délivrance suprême. La cour était bien décidée à la réaction. La garde suisse chargeait ses fusils, les gentilhommes fourbissaient leurs épées ou aiguisaient leurs poignards. On parlait de fermer les clubs, d'enlever aux sections leurs canons et d'envoyer sous bonne garde à l'Abbaye les orateurs populaires.

La Fayette, campé à Maubeuge, était prêt à faire sonner le boute-selle et à lancer ses cavaliers sur Paris, balayant les rues et sabrant les gens—comme au champ de Mars.

Il écrivait au roi ce mot terrible:

Persistez, sire!

Persistez dans la résistance, dans la guerre au droit, dans l'insolent veto, dans le défi jeté à la nation. Persistez dans le faux, dans l'odieux et dans l'absurde.

Cette lettre signifiait cela. Les conseillers des monarchies sont tous les mêmes: aveugles et fous.

Le roi persistait. Le roi n'avait pas besoin d'être encouragé dans son appétit de réaction. Il en était comme nourri: il en avait la pléthore. Il se sentait protégé par les trois bataillons suisses, quatre mille huit cents hommes; soldats achetés qu'il pouvait, d'un signe, jeter sur l'Assemblée nationale, à la moindre velléité de coup d'État.

Il prenait déjà le ton tranchant et dur avec le girondin Roland, qu'il subissait comme ministre de l'intérieur. Il se sentait appuyé, jusque dans l'Assemblée, par les Feuillants qui se rallieraient à La Fayette et applaudiraient à tous ses actes, fusillades et décrets d'accusation.

La reine disait:

—Bientôt, tout le tapage cessera!

Et le roi répétait:

—Bientôt.

Alors, tandis que la cour complotait la confiscation du droit de réunion, tandis que les Feuillants demandaient la mise en accusation du maire de Paris, Pétion, tandis que la garde suisse, buvant et chantant, se disait qu'elle tâterait bientôt du Parisien, des hommes s'assemblaient, le soir, chez le brasseur Santerre, en plein coeur du faubourg de gloire, et se demandaient ce qu'il fallait faire contre la cour qui résistait, contre le roi qui trahissait.

Ils étaient là, dans la grande brasserie du faubourg Saint-Antoine,

Santerre en uniforme de commandant du bataillon des Quinze-Vingts;

Rossignol; le formidable et gigantesque Saint-Huruge, l'ami de Camille

Desmoulins, le lord Seymour de la Révolution française. Ils parlaient, ils débattaient la question pendante. Que faire?

Ce qu'il fallait faire, Vergniaud l'avait dit et, de la part de Danton,

Legendre vint, un soir, le répéter en pleine brasserie, tandis que

Santerre trinquait avec le commandant Alexandre et avec Lazowski,

capitaine des canonniers de Saint-Marcel.

Vergniaud avait dit, montrant les Tuileries:

—La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; eh bien, qu'elle y rentre donc, au nom de la loi!

Et Legendre, envoyé par Danton, ajoutait:

—C'est aux Tuileries qu'il faut aller demander le rappel des ministres patriotes et la sanction des décrets.

Le mot avait été dit, il fut acclamé:

—Aux Tuileries!

On irait aux Tuileries sommer le roi de tenir ses promesses, d'abandonner la politique hypocrite que ses conseillers lui faisaient suivre, et de reconnaître enfin la toute-puissance de ce peuple qui maintenant était le souverain.

On irait en foule, on irait en armes, musique en tête, sans menaces, avec le calme superbe et fier que donne la force.

On irait, à cette date immortelle du 20 juin, date du serment du Jeu-de-Paume, et tandis que des citoyens se rendraient en pèlerinage civique à Versailles, par cette route que les femmes avaient suivie, au 6 octobre, mais, cette fois, pour y fêter l'anniversaire; d'autres citoyens des faubourgs, après avoir défilé devant l'Assemblée et parlé aux représentants du peuple, entreraient au palais des rois et opposeraient enfin leur sic volo sic jubeo au veto stupide de Louis XVI.

«Le peuple le veut ainsi, allait dire fièrement un orateur populaire dont l'histoire n'a point le nom, et devant ce chêne robuste, le faible roseau doit plier.»

Le polonais Lazowski fit voter par les sections qu'on planterait, à cette date du 20 juin, un arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillants. Le frémissement des feuilles du peuplier rappellerait peut-être au roi l'approche des grands orages populaires.

—Si vingt personnes se présentent au roi, dit quelqu'un de la cour, sa

Majesté recevra la pétition.

La pétition du peuple fut portée par vingt mille citoyens.

Ils étaient vingt mille, à cette aurore du 20 juin, marchant par les faubourgs, le soleil faisant joyeusement étinceler l'or des canons et l'acier des piques. Dans l'air chaud et sous le ciel bleu, sans nuages, les drapeaux flottaient comme aux jours des fédérations heureuses.

Des musiques marchaient devant la manifestation populaire, jouant le Ça ira que scandaient les sabots des sans-culottes, tandis que de ce flot humain qui roulait une foule enfiévrée,—hommes, femmes, enfants, vieillards, carmagnole et bonnets rouges,—de grands cris sortaient, cris d'espérance plutôt que de colère:

—Vivent les patriotes!

Et, à la tête de la foule, Saint-Huruge, las de porter l'habit du marquis, le géant Saint-Huruge déguisé en fort de la Halle, paradait; des hommes portaient le peuplier enrubanné qu'on devait planter devant les Tuileries, et Santerre, dont le soleil faisait reluire les grosses épaulettes, disait de sa forte voix, comme il allait tout à l'heure le dire en pleine Assemblée, à tout ce cortége:

En avant, arche!

Et ce flot, ce torrent, cette mer mugissante, allait, poussait, entrait dans l'Assemblée, se heurtait aux grilles, s'engouffrait dans les corridors ou les cours, grossissait, montait, emplissait les escaliers, traînant, portant des canons, voyant, de loin, briller les mêches allumées des canonniers de la garde nationale. Point irritée, plutôt gaie, résolue, mais point haineuse, et pourtant décidée à la lutte si on avait fait feu sur elle.

Un coup de feu, à cette heure, c'était heureusement chose plus difficile qu'aujourd'hui. Les armes à pierres, grossières, ne partaient pas facilement. A cette heure, le revolver rendrait atrocement tragiques de telles journées tumultueuses[3]. Il semble, en effet, que les armes de précision éclatent toutes seules.

[Note 3: Ces mots étaient écrits avant ces dernières guerres civiles où le revolver a tristement joué son rôle.]

Au 20 juin, pas un coup de feu, pas un mort. Et pourtant les Tuileries étaient prises, le flot coulait dans les appartements, les femmes, hâves, décharnées, sabre en main, entouraient la reine. La disette et la misère se dressaient, hurlantes, devant le roi.

Louis eut le flegme écrasant de l'homme gras qui reste impassible. Il ne broncha point. Il gagna du temps.

Une fois pourtant il tressaillit.

Legendre, en lui parlant, disait:

—Monsieur…

—Je suis votre roi, fit-il.

Legendre reprit:

—Oui, monsieur. Écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter.

Tout à l'heure Louis XVI allait se coiffer d'un bonnet rouge, y mettre une cocarde tricolore et crier: «Vive la nation!» Il temporisait.

Il disait—d'ailleurs résolu lui aussi:

—Je n'ai pas peur, j'ai reçu les sacrements.

La foule grossissait dans les appartements. Dans la buée torride d'une chaleur étouffante, ce peuple s'agitait comme dans un brouillard d'étuve. Le roi, apoplectique, semblait indifférent. Les faubouriens, eux, riaient, criaient, tâtaient le lit de plume du roi et le trouvaient bon (Michelet).

Assise devant une table, à côté de madame de Lamballe, la reine, pâle, regardait. Le petit dauphin, grimpé à côté d'elle, suait sous un bonnet de laine rouge.

Pétion qui le trouva ainsi, dit:

—Il étouffe, cet enfant-là!

Et il ôta le bonnet du front du prince.

Depuis trois heures de l'après-midi, les Tuileries étaient prises, envahies, et les troupes n'osaient bouger, de peur de faire feu sur le roi. Louis XVI était déjà prisonnier. Prisonnier dans son palais comme un mois plus tard au Temple.

Isnard et Vergniaud vinrent, puis Merlin de Thionville, puis Pétion, pour le délivrer.

Merlin de Thionville, le futur commandant des Mayençais, celui qui, toujours debout à la batterie, fut par les Prussiens assiégeant Mayence appelé le démon de feu, Merlin voyant la reine affaissée, écrasée, injuriée, versa une larme.

—Ah! vous pleurez, monsieur, lui dit la reine. Vous le voyez, vous pleurez!

Et Merlin, fièrement:

—Oui, madame, je pleure. Je pleure parce que je vois une femme et une mère malheureuse. Mais je ne pleure point sur la reine. Je hais les reines autant que je hais les rois!

Le peuple à la fin s'écoula.

—C'est assez, avait dit Pétion, retirez-vous!

Et plus d'un, hochant la tête, plus d'un sectionnaire qui avait entendu le roi beaucoup crier: «Vive la nation!» et ne l'avait pas vu signer un décret pour la nation, plus d'un répétait:

—Rien n'est fini. Tout est à refaire. Le veto existe. Il faudra revenir.

Et, le soir, on rentra les canons muets du 20 juin qui allaient devenir les canons terribles du 10 août.

Le 10 août est, en effet, contenu dans le 20 juin.

Le 20 juin, c'est l'avertissement que le peuple donne au roi.

Le 10 août, c'est la leçon formidable donnée au roi par le peuple.

Les sections pouvaient maintenant marcher aux Tuileries.

Elles en savaient le chemin.

Le soir, tandis que le théâtre de la Nation jouait Castor et Pollux, et que le théâtre de mademoiselle Montansier donnait la première représentation des Jumeaux de Bergame, les Noces cauchoises et Jeannot ou les Battus paient l'amende, la nouvelle se répandait dans Paris que le général Luckner annonçait qu'après une canonnade héroïque de trois heures, les troupes françaises, les volontaires de la Révolution, étaient entrés dans Courtrai, aux acclamations du peuple, et repoussant devant eux l'ennemi,—tout en chantant.

Le peuple, vainqueur aux Tuileries, l'était aussi aux frontières.

Souvenirs d'autrefois! Grandes journées tumultueuses! Poudreux et superbes souvenirs qui sentent en quelque sorte le salpêtre et le soufre des journées d'orage! Comme on en parlait un jour, vers 1835, à ce Barère, qui tout rhéteur qu'il fut, avait pourtant encore l'âme révolutionnaire, il regarda avant de répondre ceux qui lui reprochaient l'audace, la violence, les moyens rapides et foudroyants de ces hommes d'alors; il semblait hésiter à sortir d'un silence qu'il s'imposait peut-être; puis, tout à coup:

—Jeunes gens, dit-il, d'une voix grave qui semblait sortir d'un sépulcre, jeunes gens, vous nous trouvez insensés et égarés. Souvenez-vous pourtant d'une chose, et que c'est Barère qui vous l'a dite:—C'est que la vérité n'arrive à l'oreille des rois que par les portes enfoncées!

Et Barère redevint muet.

LE DIX AOÛT 1792

Il y a soixante-dix-sept ans[4], autour des Tuileries, les balles sifflaient et, en quelques heures d'une poussée vigoureuse et d'un rude coup d'épaules, le peuple broyait un trône et renversait une monarchie de plusieurs siècles.

[Note 4: Nous laissons à ces fragments tout ce qui peut donner la date du temps où ils furent écrits. Leur ton indique bien qu'ils viennent d'une époque de lutte—la lutte contre l'empire, et c'est ce qui explique leur caractère enflammé.]

10 août 1792! Il y avait trois ans déjà qu'on avait pris la Bastille. Il y avait trois ans que, dans une nuit de superbe ivresse, les privilégiés avaient abandonné des priviléges qu'ils devaient essayer de reprendre plus tard. Il y avait trois ans que le peuple s'était écrié: «Je suis libre!» et s'était cru libre. Il y avait trois ans que la Révolution, disait-on, était faite. Et pourtant la nation souffrait des mêmes maux et supportait les mêmes injustices. Le sang avait coulé au champ de Mars et la loi martiale avait arboré son drapeau. Les patriotes étaient tombés fusillés à Nancy et les coeurs avaient bondi aux nouvelles de ces massacres. Devant la volonté populaire, le roi se tenait immobile et coi, mais tout bas appelait contre ses sujets l'ennemi que «l'Autrichienne» demandait tout haut. La cour trahissait, livrait l'Assemblée. Les députés allaient briser leurs efforts contre le flegmatique veto royal. Et tandis que le peuple malheureux, que les petits bourgeois ruinés par les émigrés partis sans payer leurs dettes, souffraient et demandaient du calme et de la liberté, le roi de France regardait du côté du Rhin si les armées du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche n'allaient pas bientôt venir.

Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France, était déclarée en danger. «Citoyens, la patrie est en danger!» C'étaient les termes du décret même de l'Assemblée nationale. Ils se levaient, les patriotes, couraient à la frontière et, gais et chantants, sûrs de leurs droits et sûrs d'eux-mêmes, ils bravaient, combattants improvisés, guerriers volontaires, irréguliers de la victoire, les vieux soldats d'Allemagne et les grenadiers prussiens.

Avec ces jeunes gens, enrôlés de la veille, marchaient les troupes régulières devenues patriotes.

Une colonne d'émigrés, des voltigeurs de l'armée de Condé, se trouvant face à face avec ces anciens régiments de la royauté devenus les régiments de la nation, leur criaient: «Désertez! venez à nous! à nous, brave régiment Dauphin!»

Et l'ex-régiment Dauphin, la baïonnette en avant, courant au pas de charge sur les gens à cocarde blanche, leur répondait dans un seul cri:

—On y va!

Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick (manifeste conservé aux Archives et signé Brunsvig). On se montrait les caricatures menaçantes confectionnées par les royalistes, et qui représentaient les puissances étrangères faisant danser «aux députés enragés» et aux Jacoquins (Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à ses dindons. Le peuple sentait le rouge lui monter aux yeux à toutes ces insultes. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins parlait tout haut de l'heure de la justice qui venait. Trente mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil, proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après elle, déclaraient que Louis XVI, Louis le Faux, n'était plus roi des Français.

Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le roi groupait ses fidèles, ses chevaliers du poignard, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues, qui signifiaient: Venez! Il comptait et recomptait le nombre de combattants dont il pouvait disposer. Il croyait, il espérait en finir, cette fois, avec la Révolution menaçante, et ses aveugles courtisans lui montraient déjà Paris foudroyé, les patriotes fusillés, l'Assemblée dissoute et la monarchie promenant à travers les rues désertes sa victoire et ses vengeances.

Le roi n'avait pourtant qu'à écouter la grande clameur parisienne pour savoir enfin ce que pensait le peuple. Un soir, un soir d'orage, le crépuscule venu, tandis que Louis et la reine rêvaient, songeaient, attendaient l'heure peut-être de commander le feu, pendant que les éclairs traversaient le ciel noir et que pesait l'atmosphère lourde et pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose, avait éclaté dans la nuit. Le roi était demeuré étonné, la reine avait tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais. C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le cri puissant d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un peuple qui s'arme, l'appel de liberté et de délivrance, le hennissement victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la France victorieuse et libre, c'était la Marseillaise!

La reine dit:

—D'où vient ce bruit?

Ce n'était plus, pour l'archiduchesse, le soupir du clavecin entendu à travers les pins de Schoenbrünn, ce n'était plus les doux airs suisses du Pauvre Jacques à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau, le Devin du village, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du château, sous les fenêtres des Tuileries:

Allons, enfant de la patrie

Le jour de gloire est arrivé.

Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups d'épée, chantaient la chanson nationale,—la Marseillaise, dont les notes de cuivre allaient retentir aux oreilles de tous les despotes d'Europe—pour que le roi, le premier, l'entendît.

Le roi appela un valet et fit un signe.

Le valet ferma la fenêtre.

Mais les Marseillais chantaient encore, et le roi les entendait toujours.

Paris était bien réellement divisé en deux camps. Aux Tuileries, le roi conspirait. Dans les rues, dans les clubs, la nation impatientée frémissait. Chose à noter, ce furent le pouvoir et ses séides qui commencèrent l'attaque. Les gardes du corps insultaient les députés, menaçaient les tribuns du peuple. Le peuple chargeait ses fusils, fourbissait ses piques, et attendait.

Dans la nuit du 9 août 1792, à minuit, le tocsin sonna. C'était le signal. Paris se soulevait en masse et marchait sur les Tuileries. Il y avait fête aux faubourgs. Au quartier général des Enfants-Rouges, on était joyeux en respirant par avance l'odeur de la poudre. La rue de Lappe, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau, étaient illuminés. Aux municipalités, la foule était grande. Pâles, mais souriants, les présidents des sections annonçaient au peuple que l'heure était venue de vaincre ou de mourir.

La commune parisienne instituée par l'insurrection entrait à l'hôtel de ville et prenait en main la direction de la bataille[5].

[Note 5: Il ne faut pas la confondre avec cette Commune de Paris qui, plus tard, voulut la mort de la Gironde, et encore moins avec cette odieuse parodie de la Commune, cette Commune de 1871, qui a déshonoré jusqu'aux noms d'autrefois: fédérés, salut public, etc.]

La nuit était pleine d'étoiles. Nuit d'août, pacifique et sereine. Des silhouettes s'agitaient dans l'ombre lumineuse des rues. C'était un fédéré qui regagnait sa division, un sectionnaire qui se rendait à son poste, une femme qui portait de la charpie. Elle riait et se disait peut-être, en écoutant le tocsin qui, cette fois, semblait joyeux:

—Demain, vendredi, jour de la Saint-Laurent, sera la vengeance de la

Saint-Barthélémy.

Sonne, tocsin de ma paroisse, comme avait sonné, en août 1572, le tocsin de Saint-Germain l'Auxerrois.

Le jour venu, la grande masse populaire s'ébranla. De la Bastille, par le faubourg, quatre-vingts divisions de sectionnaires descendaient vers l'hôtel de ville, et leurs baïonnettes oscillaient à l'aurore avec les remous d'un fleuve de fer. Les Marseillais marchaient à l'avant-garde, et, entre les compagnies des gardes nationaux, les hommes du peuple, leurs piques à la main, suivaient en chantant.

Au palais, on buvait, on attendait; l'insurrection victorieuse allait retrouver, dans quelques heures, les tessons des bouteilles que les Suisses vidaient en criant: A bas la nation! et vive le roi! Le roi songeait déjà à chercher un refuge à l'Assemblée nationale. Il comprenait (trop tard) que la loi seule maintenant le pouvait protéger. A huit heures, il quitte son palais, se réfugie avec la reine dans la loge du logographe et, tandis qu'à cent pas de là on s'égorge, il s'inquiète tristement de son estomac qui le tiraille, et regrette, le pauvre homme, non pas son trône, mais son garde-manger.

Le peuple avait attaqué déjà le Carrousel. Je me trompe. Le peuple, fiévreux, emporté, quittant les sections, les laissant assez loin sur les quais, s'était engagé en désordre dans les ruelles que formait alors le Carrousel, pâtés de maisons, culs-de-sac boueux, quartier de Paris vermiculaire, dont l'impasse du Doyenné donnait encore une idée il y a trente ans. Les Suisses étaient postés dans ces masures, cachés dans ces replis, fusils chargés. Les gens du peuple s'avancent, on leur ouvre les grilles, ils passent. Ils croient entrer dans ce palais des rois tête haute et armes basses, pacifiquement. Ne sont-ils pas chez eux? Soudain, la fusillade éclate. Les Suisses, à bout portant, font sauter les cervelles et trouent les poitrines. Accablés, égorgés, les hommes tombent. C'en est fait, l'avant-garde de l'insurrection est écrasée, et les grenadiers suisses poussent gaiement un cri de victoire devant cette troupe dispersée.

—Où sont-ils, les Parisiens?

Patience! Ils sont là-bas. Ils viennent. Ils viennent en bon ordre; en colonnes serrées, et les fédérés de Marseille et de Bretagne marchent avec eux. Fournier l'Américain mène les Marseillais. Les Marseillais ont deux canons. Feu, feu à mitraille! et le vieux palais des Médicis reçoit les premières balafres de la main populaire. Feu! et les boulets parisiens, la grenaille, les clous ramassés dans le ruisseau, la ferraille des revendeurs de la rue de Lappe, répondent aux balles des grenadiers de la garde royale. Feu! et l'on n'a point de munitions, point de gargousses! Feu! et les cartouches manquent. Feu! et les gamins de dix ans, les éternels et héroïques Gavroches, les Gavroches du 10 août, vont, sous la mousqueterie, ramasser de la poudre dans les gibernes des morts. Feu! feu!

Ruines et fantômes

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