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L'IMPOSTURE I
ОглавлениеC'était l'heure silencieuse—la seule peut-être où, dans les quartiers animés de Paris, s'arrêtent le mouvement et la vie;—vers trois heures du matin, un homme sortait d'une des maisons de la rue Caumartin, située tout près du boulevard des Capucines. C'était en hiver. La nuit était froide et sèche, et les étoiles brillaient d'un éclat avivé par la gelée.
L'inconnu, coiffé d'un chapeau haut de forme, enveloppé de fourrures élégantes, était jeune, de taille élancée et mince. Mais son visage apparaissait si bouleversé qu'il était impossible de dire si les traits en étaient réguliers et beaux. Il semblait accablé sous le poids d'une douleur trop lourde pour lui.
Quand il se trouva dans le grand air vif de la rue, après avoir poussé brusquement le battant de la porte cochère qui se referma avec bruit, il resta un moment immobile, indécis, comme s'il n'avait pas pu s'arracher à l'endroit qu'il quittait ou s'il n'avait pas su de quel côté diriger ses pas. Puis, brusquement, il se mit à courir…. Il se mit à courir du côté de la Madeleine, et, tout en courant, il poussait des soupirs profonds, qui avaient l'air de le déchirer jusqu'au fond de l'âme.
A cette heure, et par cette température sibérienne, le boulevard était désert … tout plein de silence…. C'est à peine si l'on entendait, de temps à autre, le roulement lointain de quelques fiacres attardés…. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres … et des rafales passaient, soulevant des nuages de poussière, hérissant le col de fourrure du fuyard, qui frissonnait involontairement. Arrivé à l'angle de la rue Royale, l'inconnu ralentit sa marche. Il sembla se demander encore ce qu'il allait faire, puis brusquement il se dirigea du côté de la Seine.
A ce moment, une bande sortait d'un restaurant de nuit, poussant des clameurs et des éclats de rire. Il s'en détourna et poursuivit, l'air plus sombre encore, sa marche solitaire.
Sur la place de la Concorde, des bises soufflaient, se croisant … balayant l'immense espace … qui se glaçait davantage.
L'inconnu marcha tête baissée contre le vent … avec une énergie que les obstacles renouvelaient.
Et sur le pont de la Concorde il s'arrêta.
Il s'approcha du parapet et regarda la Seine.
Elle était calme … sans un frisson…. Le vent semblait n'avoir sur elle aucune prise. Les étoiles scintillaient sur sa surface limpide, comme des clous diamantés…. Des glaçons qui se formaient aux bords faisaient entendre par moments un petit friselis léger de soie que l'on froisse….
Longtemps, l'inconnu resta penché, les yeux sur le fleuve immobile et glacé.
Un combat violent semblait se livrer en son âme, moins tranquille assurément que l'eau dans laquelle il méditait peut-être de se précipiter, et on aurait pu voir à plusieurs reprises des larmes tomber, pressées et rapides, sur les joues blêmes et se perdre dans les poils noirs de sa moustache fine, en même temps qu'on entendait s'échapper de sa bouche ces mots empreints d'une désespérance infinie et qui la déchiraient comme des sanglots:
—Je l'aimais tant! Je l'aimais tant!…
Puis, brusquement, sa physionomie changea.
Une résolution soudaine, comme un coup de vent qui modifie l'aspect du ciel en emportant les nuages qui le couvrent, dissipa les brumes qui obscurcissaient son front et ses regards.
Il parut renoncer aux idées de suicide qu'il avait—il était facile de s'en apercevoir—un moment caressées…. Il cessa de regarder la Seine et traversa le pont pour suivre les quais devant les ruines de la Cour des Comptes, et la Légion d'honneur.
Où allait-il?
Il semblait le savoir maintenant … et ne plus hésiter. Le silence et la solitude l'enveloppaient toujours. Son pas résonnait sur le macadam, durci par la gelée, et autour de lui les échos réveillés en répercutaient le bruit….
On pouvait se rendre compte de l'aspect de sa physionomie, qui était régulière et belle … d'expression peut-être un peu hautaine.
Le teint était d'une pâleur mate, les cheveux et les yeux très noirs…. Les pieds et les mains avaient une distinction aristocratique. Tout en cet homme dénotait la race.
Le chagrin terrible qu'il venait d'éprouver, et dont on voyait encore les ondes passer sur sa chair et la faire frémir, comme la houle sur une mer mal apaisée, ce chagrin, assurément terrible, avait imprimé à sa physionomie un caractère encore plus sympathique et plus touchant. Il y a une beauté particulière sur un visage qui souffre. On dirait qu'un reflet de l'âme l'illumine.
Du même pas régulier, résolu, l'inconnu arriva rue du Bac, s'engagea dans cette rue et la suivit jusqu'à la rue de Verneuil.
Là, il s'arrêta devant la porte d'une maison d'assez riche apparence, mais vieille. Il appuya le doigt sur un bouton de cuivre. Une sonnerie de timbre se fit entendre, et presque aussitôt la porte cochère s'ouvrit avec un bruit sec. Il entra.
Une obscurité complète régnait sous la voûte, mais il connaissait les êtres de la maison, car il se dirigea tout droit, sans tâtonnements, jusqu'à la loge de la concierge.
Là, il frappa légèrement aux carreaux et dit son nom: M. de Brécourt, et il demanda:
—M. Mareuil est-il chez lui?
—Oui, monsieur.
Il se dirigea vers l'escalier.
Dans le vestibule, il enflamma une allumette-bougie et il monta jusqu'au deuxième étage où habitait M. Mareuil.
Il sonna avec force.
Pas un mouvement ne se produisit dans l'appartement.
Mareuil dormait sans doute … et son domestique devait coucher au sixième.
De Brécourt attendit quelques minutes.
Et il recommença à sonner….
Ce n'est qu'au troisième coup qu'un bruit de porte qu'on ouvre et de pantoufles traînées sur le parquet, se fit entendre derrière la porte.
Et, presque aussitôt, une voix étonnée, encore tout engourdie de sommeil, demanda, maussade:
—Qui est là?
—Brécourt.
—Brécourt?… à cette heure? s'exclama la voix…. Es-tu fou?…
Qu'est-ce qui te prend?
—J'ai besoin de te parler tout de suite.
—Entre … mais que le diable t'emporte!
Et la porte livra passage à un gros corps enveloppé d'une robe de chambre dans laquelle il grelottait, et surmonté d'une tête ahurie coiffée d'un foulard moins cramoisi que son teint.
C'était M. Mareuil.
Il s'effaça pour laisser passer son ami tout en grommelant:
—En voilà une heure!… Je ne sais pas s'il y a encore du feu…. Tu dois être gelé…. Qu'est-ce qui t'arrive?
Et il conduisit tout en parlant son ami vers sa chambre à coucher où il espérait que le feu ne serait pas encore éteint.
De Brécourt ne parlait pas, n'expliquait rien … mais de temps en temps des soupirs profonds s'échappaient de sa poitrine.
Et quand il fut arrivé dans la chambre, sous la lueur de la lampe que Mareuil avait allumée à la hâte, il apparut si livide, si bouleversé, avec une telle apparence de souffrance sur la face, que son ami s'écria, tout ému:
—Est-ce que tu es malade?
—Non.
—Qu'as-tu alors?
—Je suis mort.
—Mort?
—Mort au moral … mort au physique … anéanti … Je vais … je viens … je me meus…. J'ai l'air de vivre … mais je ne vis pas…. Mon coeur est mort … tout est mort!…
Et il se laissa tomber, accablé, sur un canapé.
Mareuil le considérait avec un ahurissement qu'il ne cherchait pas à dissimuler, un ahurissement où se mêlait aussi quelque pitié, car il était bon.
—Il demanda:
—Qu'est-ce qui t'arrive?
—Tout est fini….
—Quoi?
—Mon mariage….
—Rompu?… Avec mademoiselle de Frémilly?
Incapable de formuler une parole, de Brécourt inclina la tête avec un tel air d'accablement qu'on voyait bien que tout ressort en effet était brisé en lui.
Mareuil s'écria:
—En voilà une nouvelle! Puis il dit:
—Et vous vous aimiez?
—Et nous nous aimons toujours … comme des fous … moi, du moins….
Elle, je ne sais plus…. Ah! mon pauvre ami!
Et Brécourt porta la main à son front, comme s'il avait craint qu'il n'éclatât.
Mareuil ne parlait plus.
Il le contemplait … plein maintenant d'une pitié sincère, et aussi un peu surpris qu'un amour brisé pût produire chez un homme comme Brécourt … un homme qu'il croyait fort, un peu blasé, une telle douleur.
Brécourt reprit:
—Je l'aimais tant!… Je l'aime tant encore!… Je l'aimerai tant toujours!… car il ne sortira pas de moi, cet amour. Il ne sortira pas de mon coeur, de mon sang, de ma chair … de tout moi!… Il est plus attaché à mon corps que l'âme elle-même…. C'était mon souffle, ma vie! Et maintenant qu'il n'est plus, je n'ai plus qu'à mourir. Mais comment mourir?… J'ai songé au suicide … avant de venir ici. Je me suis arrêté sur un pont à regarder l'eau, et si je ne me suis pas précipité … c'est qu'un reste d'espoir m'est entré au coeur … un reste d'espoir qui s'est évanoui depuis … que je n'ai plus et qui ne reviendra jamais…. Non, elle est perdue pour moi … perdue pour toujours…. J'ai entendu ce soir des paroles inexorables, et je l'aime, je l'aime à en mourir!
Il s'interrompit et se mit à sangloter.
Mareuil n'osait pas l'interroger.
Il ne devinait pas ce qui était arrivé et il aurait voulu le savoir.
Il murmura pour dire quelque chose:
—Elle ne t'aime plus?
Il eut un geste d'ignorance.
—Je ne sais pas….
—Mais vous étiez fiancés?…
—Je devais l'épouser dans un mois.
—Dans un mois?
—Oui, tout était décidé, conclu, arrangé, à la Madeleine, devant Paris tout entier, qui eût été jaloux de mon bonheur, qui l'eût envié; qui n'eût pas été jaloux, qui n'eût pas envié l'homme qui avait le bonheur suprême, le bonheur surhumain, surnaturel, d'être l'époux de Laurence? Tu la connais, toi, tu sais comme elle est belle! Tu sais que jamais peut-être mortelle aussi radieuse, aussi parfaite, aussi rayonnante, faite de tant de lumière et de rêve, n'a foulé encore le sol boueux de cette terre flétrie. Tu l'as admirée souvent.
—Oui, fit Mareuil, elle est très belle.
—Très belle! Et aussi bonne que belle, l'âme aussi lumineuse que son corps de soleil. C'est-à-dire que je ne vis vraiment, que je ne comprends la vie que depuis que je l'aime, et depuis que je m'en croyais aimé!
—Il y a longtemps que vous vous connaissez?
—Deux ans bientôt.
—Deux ans!
—Je l'avais aperçue un soir, dans un salon…. C'était la première fois, ai-je su depuis, qu'elle venait dans le monde. Jusque-là, le couvent avait abrité toutes ses perfections. Elle était venue avec sa grand'mère. Je ne connaissais ni sa grand'mère ni elle. Je ne pus donc pas lui parler. Mais je ne cessai pas, toute la soirée, de rôder autour d'elle. Je ne pouvais pas détacher d'elle mes yeux extasiés. J'appris qui elle était, qu'elle se nommait Laurence de Frémilly, la dernière descendante d'une grande race. Elle avait dans les yeux, sur les traits, la distinction, la grâce des femmes de sa famille dont quelques-unes avaient fait envie à des rois. Et, dès ce soir-là, je me dis qu'il serait bien heureux celui qui, un jour, attirerait sur lui ses regards … qui serait choisi par elle. Je n'osais pas penser à ce que serait le bonheur d'en être aimé. Mais jamais, au grand jamais, l'idée ne me vint que je pouvais être cet homme. Je me sentais si loin d'elle … si loin de cette pureté, de cette grandeur, par l'indignité de ma vie! Tu sais quelle vie j'ai menée, livrée à toutes les dissipations, à toutes les débauches, la vie des jeunes gens riches d'aujourd'hui, joueurs, amis du plaisir.
—Comme moi, dit Mareuil.
—Comme nous tous. Tu n'es ni meilleur ni plus mauvais qu'aucun de nous…. Et je ne songeais pas, tu le penses bien, au mariage … au mariage avec personne … moins encore avec elle, qui, je le supposais bien, ne voudrait jamais de moi, n'était pas faite pour moi…. Et je songeais à ne plus la revoir, à l'oublier…. L'oublier! Etait-ce possible?… Quand je fus rentré chez moi, éloigné d'elle, elle était plus présente à mon esprit … plus entrée en moi, pour ainsi dire, que lorsque je l'avais sous mes yeux. Je ne pouvais pas détacher d'elle ma pensée … chasser de devant mes yeux l'éblouissante vision qui y était restée … et sur laquelle seule, maintenant, ils s'ouvraient. Tout mon être était possédé par elle, déjà … et ne devait plus se reprendre…. As-tu aimé, Mareuil?
—Jamais comme ça, dit le jeune homme, qui sourit.
—Alors, poursuivit Brécourt, tu ne peux pas me comprendre…. Tu ne me comprendras jamais….
—Je n'essaie pas, dit tranquillement Mareuil.
Il avait remué le feu, rallumé les bûches.
Il prit dans une boîte un cigare, car l'histoire, il le voyait, menaçait d'être longue.
Et il en offrit un à son ami.
Celui-ci refusa, inconscient, sans se rendre compte, tout entier à la passion qui le possédait et l'exaltait.
—Non, poursuivit-il, tu ne me comprendras pas, tu ne me comprendras jamais. Enfin, à partir de cette soirée, et sans savoir si je reverrais jamais celle qui était l'objet d'un tel amour, j'aimai … Mareuil, j'aimai comme un insensé, comme un fou…. C'est à cette époque, et sans même que j'eusse au coeur aucun espoir, que vous avez remarqué dans mon existence ce changement qui vous a tant surpris.
—Que tu as lâché la grande Marmor?
—Et toutes mes habitudes … les soupers … le jeu … les théâtres.
—Nos réunions au Grand-Seize?
—Tout.
—Enfin, que tu es devenu l'ermite que tu es?
—Que je me suis efforcé d'être….
—Pendant longtemps, on s'est demandé quelle mouche te piquait. On a fait courir même le bruit que tu étais ruiné…. Et plus tard on a compris, quand on a connu ta passion….
—Et qu'a-t-on dit?
—Encore un homme à la mer!… Et tout de suite on a pensé que cela finirait par un mariage. Du reste, on ne s'étonnait pas trop, car Laurence est vraiment une femme qui n'est pas à dédaigner…. Et tu dis que c'est fini?
—Fini sans espoir, fit Brécourt avec un geste plein d'un tel accablement, que de nouveau son ami eut pitié de lui….
—Mais pourquoi?
—Je vais te raconter ce qui s'est passé, mais je ne te l'expliquerai pas, car moi-même je n'y comprends rien et je m'y perds. J'ai été tellement assommé par ce coup, si imprévu pour moi et si cruel surtout, que je n'ai pas la perception nette des choses et que mes idées restent encore toutes confuses. C'est pour cela que je suis venu ici, que j'ai voulu confier mon malheur à quelqu'un…. Je n'aurais pas été assez fort pour le porter tout seul. Et peut-être que ton amitié pour moi te suggérera quelque chose … une idée à laquelle je pourrais accrocher un lambeau d'espérance. Je suis si malheureux!… Et peut-être pourras-tu me rendre le service que je vais réclamer de ton obligeance.
—Je suis tout disposé, cher ami, à t'être utile, dit Mareuil, qui était toujours prêt à rendre service à ses amis.
C'était un garçon gros, un peu égoïste, sur lequel les passions et le sentiment n'avaient pas grande prise, mais qui n'était pas insensible aux chagrins des autres et savait y compatir à l'occasion.
—Tu connais Laurence? dit Brécourt…. Tu connais surtout sa grand'mère.
—Je les vois rarement … mais nos familles ont été liées.
—Tu pourrais peut-être tenter près d'elle une démarche.
—Tout ce que tu voudras.
—Et avoir de madame de Frémilly l'explication qu'elle m'a refusée.
—Parle … je t'écoute, dit le gros Mareuil.