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II

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Le coup fut rude, et la pauvre abandonnée eut un éblouissement à la lecture de cette lettre funèbre; heureusement que son âme était forte et que toutes ces gâteries maternelles n'avaient pu en affaiblir la trempe. Aussi, bientôt calmée, elle considéra de sang-froid sa situation et la contempla, sinon avec courage, au moins sans désespoir. Ce qu'elle comprit tout de suite, même dans les regards de Mlle de Silly, c'est qu'en ce grand naufrage elle ne pouvait compter que sur sa prudence et sa résignation. La route était longue et difficile, en ce temps-là, de la province de Normandie à la grande ville, et le premier soin de la jeune fille, après avoir cherché mais en vain une compagne, fut de prendre un habit qui lui permit d'être inconnue. Elle partit vêtue en paysanne, et Mlle de Silly lui dit adieu sans trop d'émotion. Le carrosse de voiture (on parlait ainsi en ce temps-là) était un vieux coche attelé de vieux chevaux qui marchaient une demi-journée, et chaque soir les voyageurs couchaient à l'auberge. Ils ne firent pas grande attention à la jeune Normande, et même, au second jour de ce long voyage, elle fut pour ainsi dire adoptée par une vieille dame qui lui servit de chaperon.

En ce moment la France entière était occupée de la maladie à laquelle le vieux roi Louis XIV devait succomber. Les voyageurs demandaient, à chaque relais, quelles étaient les nouvelles de Sa Majesté, non pas que le roi fût encore populaire, il y avait déjà longtemps que l'amour du peuple s'était retiré de sa personne; mais si grande était la majesté royale, elle tenait tant de place en ce bas monde, qu'un si grand prince ne pouvait pas disparaître après un si long règne, sans que le royaume entier s'inquiétât d'un pareil changement dans ses destinées.

Dans les auberges les plus infimes, les charretiers eux-mêmes s'informaient de la santé du monarque. Un soir, à la couchée, il y avait dans un cabaret des hommes d'assez piètre mine, et plus semblables à des brigands qu'à des philosophes, qui, après avoir parlé du roi, se mirent à disputer sur la pluralité des mondes, aux grands étonnement et contentement des voyageurs. Au bout de huit jours de cette course à travers monts et vallées, le carrosse arriva au Plat d'Étain, qui était, comme on sait, le but suprême et le rendez-vous de tous les nouveaux venus dans Paris. Aussitôt arrivée, la vieille dame qui semblait avoir adopté la jeune orpheline, lui fit à peine un signe de tête et disparut dans le détour de ces carrefours pleins de tumulte. Elle avait si grand'peur, cette dame prévoyante, de se charger d'une infortunée qui lui avait raconté naïvement qu'elle ignorait ce qu'elle allait devenir! Déjà la nuit tombait, le temps était à la pluie, et la maison des Miramiones se trouvait à l'autre bout de Paris. Mlle de Launay, portant sous son bras le peu de hardes qu'elle avait sauvées, se mit à marcher d'un bon pas vers les hauteurs du quartier Saint-Jacques; arrivée à la porte hospitalière de cette maison où se cachait sa dernière espérance:

—Ah! ma pauvre soeur, s'écria la soeur tourière, n'allez pas plus loin; vous venez dans un lieu habité par la famine et par la peste.

En effet, le pain manquait dans cette enceinte autrefois opulente, et la petite vérole y causait les plus grands ravages. Toute autre eût reculé devant ce double danger du pain qui manque et de la contagion.

—A la grâce de Dieu, ma bonne soeur, répondit la jeune voyageuse; j'arrive ici pour trouver et pour donner de bons exemples. Je suis chrétienne et j'ai du courage; ouvrez-moi, je suis des vôtres.

La bonne soeur, déjà frappée, ouvrit la porte à cette aventurière de la charité, et mourut dans ses bras trois jours après. Voilà ce qui s'appelle entrer dans le monde sous de bons auspices. «Ou dessus ou avec,» disait une mère spartiate à son fils en lui remettant son bouclier. On eût dit que Mlle de Launay obéissait à cette voix sévère; morte ou vivante, elle devait sortir de cette abbaye entourée d'honneurs et de respects.

Cependant, sous les voûtes de ce palais de Versailles bâti de ses mains pour l'éternité, le roi se mourait, fièrement et royalement, comme il avait fait toutes choses. Il savait que son mal était incurable, et pourtant, dans son attitude et dans son regard, le plus habile homme n'aurait pu voir que le calme et la majesté. Dans son antichambre attendait, mêlé à la foule des courtisans de l'Oeil-de-Boeuf, l'ambassadeur de Perse, et le roi, monté sur son trône, le reçut comme autrefois dans les meilleurs jours de sa vigoureuse santé. Il y eut grand appartement le soir et grand couvert, et la présentation de deux nouvelles duchesses; les vingt-quatre violons jouèrent des sarabandes, au grand étonnement du premier médecin Fagon et du premier chirurgien Maréchal. Le coucher du roi ne fut pas avancé d'une heure. Le lendemain de cette réception d'ambassadeur, le roi tint conseil d'État et soupa dans sa chambre, après avoir joué avec les dames.

Ainsi, chacun de ses derniers jours, Sa Majesté fut à l'oeuvre, présidant tantôt le conseil d'État, tantôt le conseil des finances, recevant l'un après l'autre chacun de ses ministres, et tenant de grandes conférences avec Mme de Maintenon, le duc de Noailles, M. le chancelier, avec le duc du Maine et parfois M. le duc d'Orléans. Tel était ce Jupiter mourant, calme et résigné, et, comme il vit pleurer un de ses valets de chambre: «Avez-vous pensé, lui disait-il, que j'étais immortel?» Il mourut. Peu de gens le pleurèrent parmi tous ces hommes qui toute leur vie étaient restés agenouillés devant sa toute-puissance. Alors une voix se fit entendre en toute l'Europe: Le roi est mort! Le monde entier l'appelait le roi, sans jamais dire: le roi de France. A sa mort cependant, il y eut dans tout son royaume un grand soupir d'allégeance; on était las de cette grandeur; la France soupirait après la chose inconnue, et ne regretta point cette vieillesse austère et silencieuse, abîmée en toutes sortes de contemplations, d'inquiétudes et de repentirs.

Pendant que l'on portait en grande pompe aux caveaux de Saint-Denis ce vieux roi chrétien; pendant que Massillon, le prêtre éloquent de l'Oratoire, écrivait cette oraison funèbre du roi Louis le Grand, dont la première ligne est sublime et digne de Bossuet: Dieu seul est grand, mes frères! le couvent des Miramiones revenait peu à peu à la douce lumière du jour. Un peu d'espérance et d'abondance était rentré dans ces pieuses demeures, et sitôt qu'il fut permis à ces infortunées de rendre grâces au ciel de leur délivrance, prosternées aux pieds des autels, le nom de Mlle de Launay se trouva sur leurs lèvres reconnaissantes. Tant que la fièvre avait sévi, la nouvelle recluse n'avait pas quitté le lit des malades; elle était l'espérance et la consolation; elle fermait les yeux éteints; elle relevait par ses douces paroles les âmes abattues; les jeunes filles disaient: Ma soeur! les révérendes mères lui disaient: Ma fille! et lorsqu'enfin elle parla de quitter cet asile dont elle avait été la providence, hélas! que de gémissements et de larmes: «Vous partez! vous nous quittez! nous ne vous verrons plus!» On eût dit que la ruine et la misère allaient revenir dans ces murailles désolées.

Mais quand elle eut déclaré sa volonté formelle, alors toutes ces dames tinrent conseil pour savoir à qui donc elles adresseraient cette fille adoptive. A la fin, il y en eut une, entre autres, qui proposa d'adresser l'orpheline à une dame qui avait appartenu jadis à la belle duchesse de Longueville, une des reines de Paris. Elle s'appelait Mme de La Croisette; elle était bien vieille, et vivait bien loin du monde, après avoir été la grâce et l'ornement des meilleures compagnies. Que de belles histoires cette vieille dame avait entrevues! que de mystères elle avait gardés dans sa mémoire! Avec quel zèle et quelle ardeur elle parlait de son ancienne maîtresse, une digne fille des Condé, l'amie et la complice du cardinal de Retz, héroïne de la Fronde, avec tant d'esprit que son père, le grand Condé, n'en avait pas davantage, et que M. le duc de La Rochefoucauld s'inclinait quand il fallait répondre à Mme la duchesse de Longueville. De ces bonnes gens, pleins de souvenirs, on tire assez volontiers tous les services qu'ils peuvent rendre; il ne s'agit que d'être attentif à leurs discours et d'écouter patiemment leurs plus belles histoires. Ainsi l'on fit pour Mme de La Croisette, et quand la dame eut parlé tout à l'aise du temps passé; quand elle eut célébré les victorieuses et les conquérants d'autrefois: M. de Turenne et Mme de La Fayette, elle finit par comprendre enfin qu'on la priait de venir en aide à une honnête et vaillante personne, courageuse et bienséante, qui cherchait quelque bonne maison où elle voulait entrer comme demoiselle de compagnie ou gouvernante de quelque jeune enfant.

La bonne Mme de La Croisette, qui naturellement était tournée du côté de l'esprit (une habitude qu'elle avait prise dans les salons de l'hôtel de Soissons), après avoir bien cherché à qui donc elle pouvait adresser sa protégée inconnue, imagina de la recommander au plus rare et plus charmant esprit parmi les survivants du dix-septième siècle, à M. de Fontenelle.

Il était, certes, de bonne race, et bien fait pour accorder une protection honorable, étant le propre neveu du grand Corneille, et, par la modération de sa vie et la grâce de son discours, l'écrivain le plus accompli de cet âge intermédiaire entre les chefs-d'oeuvre anciens et les efforts tout nouveaux de l'esprit. Il était la prudence en personne et la sagesse même; un peu trop sage, il disait que si sa main droite était remplie de vérités, il n'ouvrirait pas sa main droite. Ajoutez qu'il était affable et bienveillant, estimant les hommes, et cependant les connaissant et les voyant tels qu'ils sont. Il n'aimait que la bonne compagnie; il lui appartenait tout entier: il en savait la langue, il en connaissait les usages. De toutes les grandes maisons, il savait les alliances, les parentés, les amitiés même les plus lointaines; ainsi, quand il parlait dans un salon, au milieu de l'attention universelle, il était sûr de ne blesser personne.

Il marchait, à pas lents et prudents, sur le chemin de la vieillesse et ne semblait pas la redouter. Cet homme est un des grands exemples de la force et de l'autorité du bel esprit. Il ne heurtait personne; au contraire, il se dérangeait volontiers pour faire place aux plus pressés d'arriver, et l'on ne comprenait guère comment il faisait pour arriver toujours le premier. Il avait un doux rire, une voix claire où vibrait une douce ironie. Il était très savant, très intelligent, très caché. Ne l'abordait pas qui voulait. Les ambitieux lui faisaient peine, et les avares lui faisaient peur; les malhonnêtes gens lui faisaient pitié. Avec cela, un grand soin de sa personne, un grand respect de soi-même, et le plus profond mépris pour l'injure et le mensonge. Il mourut presque centenaire.

Après sa mort, on trouva dans les greniers du Palais-Royal, qu'il habitait, quatre ou cinq caisses énormes toutes remplies de brochures, pamphlets, journaux, nouvelles à la main, et des milliers de feuilles que l'on avait écrites pour le chagriner et dont il n'avait pas ouvert une seule. Il régnait sur deux académies; il avait écrit des idylles charmantes, où l'on ne voyait que bergères enrubannées et bergers en bas de soie, en talons rouges.

Dans les bergeries de M. de Fontenelle rien ne manque… «Il y manque un loup,» répondait Mme Deshoulières. Tel était l'homme ingénieux et le protecteur charmant qui devenait l'arbitre de Mme Élisa de Launay.

M. de Fontenelle avait obtenu de Mgr le duc d'Orléans, qui l'honorait d'une amitié sincère, un appartement dans le Palais-Royal, que le prince habitait de préférence à toutes ses maisons. C'était au Palais-Royal, dans cette vaste et splendide habitation, tout empreinte encore de la grandeur de M. le cardinal de Richelieu, que le prince aimait à trouver un asile, à chercher un refuge loin des regards jaloux du vieux roi et de Mme de Maintenon; et maintenant que le duc d'Orléans était régent de France, l'unique arbitre de la fortune et des honneurs, c'était encore le Palais-Royal qu'il préférait même au château de Versailles.

A Versailles, il était un étranger; chaque appartement lui rappelait une disgrâce, une humiliation, un éloignement des courtisans, race abjecte, habituée à composer son visage sur le visage du maître. Au contraire, ici, chez lui, dans ce Paris qui l'aimait pour sa bonne grâce et pour son bel esprit, M. le régent se trouvait à l'aise. Il s'était entouré des artistes, des écrivains, des philosophes, car déjà la philosophie était à la mode, et si trop souvent ses petits soupers eussent déplu aux hommes graves, rien n'égalait sa bonhomie et son charme aussitôt qu'il se sentait en belle et bonne compagnie. Il avait véritablement plusieurs des grandes vertus et plus d'un vice du roi Henri IV, son aïeul; seulement sa main était plus ouverte; il donnait volontiers; il secourait les vieillards, il encourageait les jeunes gens; il faisait peu de cas de l'étiquette. En même temps que Fontenelle, il logeait dans sa maison Coypel, un grand artiste; Audran le graveur; le poète La Fare, le musicien Campra, et le joueur de flûte Decoteaux. Il aimait à les entendre, à les voir; poète avec le poète et musicien avec les musiciens, il faisait les dessins pour le graveur, et de la chimie avec Homberg le chimiste. C'était un esprit inventif, curieux, habile, ingénieux, osant tout et ne doutant de rien.

Tel il était; son charme était partout, dans ces murs où il entassait les merveilles sur les merveilles: marbre, airain, tableaux, médailles, et les plus beaux livres qu'il pouvait trouver à son usage. En même temps il lui semblait qu'en se rapprochant du peuple de Paris, il en comprenait plus vite et beaucoup mieux les passions, les besoins, les espérances. Il aimait le peuple, il tenait à sa faveur; il disait que Versailles était déjà bien loin des grands faubourgs. Pas un politique en ce moment, dans l'Europe entière, n'était plus actif et plus occupé que M. le régent. De cette grandeur inattendue et pour lui si nouvelle, qui lui était échue en partage aussitôt que le Parlement de Paris eut cassé le testament de Louis XIV, M. le régent avait profité pour vivre, un peu plus qu'il n'avait fait jusqu'alors, en vrai bourgeois de Paris. Toutefois, ses favoris, ses amis et surtout son commensal M. de Fontenelle, avaient gagné à ces changements une certaine apparence d'autorité qui ne lui déplaisait pas.

M. de Fontenelle reçut poliment d'abord, et bientôt avec bienveillance la jeune personne que lui adressait Mme de La Croisette. Il fut touché de sa modestie et charmé de ce beau regard sincère et vrai qui promettait tant de reconnaissance et de respect. Et quand la jeune fille, enfin un peu remise de son émotion, se fut assise à côté du célèbre écrivain:

—Vous voilà, lui dit-il, bien abandonnée et malheureuse de bonne heure, et je ne saurais vous dissimuler que mon amie Mme de La Croisette est une tête volage. Ainsi prenez garde; écoutez-moi; n'acceptez pas toutes les recommandations et toutes les protections. Si j'obéissais, moi qui vous parle, aux recommandations qui me sont faites, je vous présenterais à Mme la duchesse d'Orléans, qui est une méchante, à Mme la duchesse de Berry, qui est une folle, et vous chercheriez votre voie à travers toutes ces vanités, tous ces orgueils, toutes ces ambitions misérables, tous ces enfantillages qui pourraient vous perdre. Allons, ne tremblez pas; nous saurons bien trouver quelque part un abri digne de votre jeunesse et de votre innocence, ajoutons: de votre courage et de votre résignation. Je serai, s'il vous plaît, votre ami, et je vous chercherai une condition dans laquelle vous serez à l'abri des bruits et des vices de notre cour.

Et, comme à ces sages paroles la pauvre enfant restait interdite, M. de

Fontenelle écrivait de sa main nette et prompte un billet à l'adresse de

Mme la duchesse de La Ferté.

—Mme la duchesse de la Ferté, disait Fontenelle à Mme de Launay, habite encore à Versailles. Portez-lui le billet que voici et tâchez de lui plaire. Elle est toute-puissante, elle est sage, elle aime avant tout la simplicité et le bon sens. Permettez donc ici que je vous donne un bon conseil: c'est de ne pas ressembler au portrait que fait de vous Mme de La Croisette; elle vous donne à moi comme une savante, et moi je vous présente à Mme de La Ferté comme une ingénue. Ainsi, redoutez de paraître une savante, ayez recours aux expressions les plus simples, et rappelez-vous que les dames les plus suivies sont contentes de rencontrer qui les écoute. Un peu plus tard, quand vous aurez montré que vous êtes habile et prudente, il vous sera permis de laisser entrevoir que vous êtes une personne intelligente et d'un rare esprit.

Voilà comme il parlait, d'une voix douce et d'un accent pénétré. Mlle de Launay, en toute hâte, se rendit à Versailles. Tout chemin y menait alors; on eût dit que Versailles, même après la mort du roi, était resté l'unique but des passions, des curiosités et des ambitions humaines. Déjà cependant de grands changements s'étaient opérés dans ces demeures royales; celui qui les remplissait de sa toute-puissance et de sa majesté n'était plus là pour imposer ses respects voisins du culte, et les anciens courtisans des jours de gloire et de prospérité souveraine auraient eu peine à reconnaître ce rendez-vous de toutes les obéissances et de toutes les soumissions. C'était bien toujours le même autel, ce n'était plus le même dieu.

Le dieu de céans était un enfant timide, étonné, charmant, qui s'essayait à vivre et non pas à commander. Les habitants de ces hauts lieux, si soumis naguère et vivant dans une incessante adoration, parlaient d'une voix plus haute et se trouvaient chez eux… Tant que le vieux roi avait vécu, ils étaient chez le roi. Déjà, en si peu de temps, les actions étaient moins contrôlées; les discours moins contenus; les courtisans relevaient la tête et pas un ne les reconnaissait. Mme la duchesse de La Ferté, dont le mari était au service du jeune roi, s'ennuyait fort à cette cour enfantine, et son accueil se ressentit de ses ennuis. Quand elle eut bien lu et relu la lettre de M. de Fontenelle, et qu'elle eut interrogé Mlle de Launay comme une reine ferait d'une sujette:

—Il faut, dit-elle enfin, que M. de Fontenelle ait une grande opinion de nos mérites pour nous demander une protection qu'il pouvait si bien vous accorder lui-même. Il est tout-puissant à cette heure; il est le voisin du soleil; il voit le vrai maître. A peine s'il nous reste assez de crédit pour vous faire visiter le bosquet de Latone, ou vous faire entrer au dîner du roi.

Pendant ce discours, Mlle de Launay, attentive et les yeux baissés, était plus semblable à une accusée qui attend son arrêt qu'à la jeune fille heureuse et libre, il n'y a pas si longtemps, dont le moindre caprice était un ordre. Hélas! qu'elle était à plaindre, et que de peine à contenir les larmes qui roulaient dans ses beaux yeux! Mme de La Ferté eut enfin quelque pitié de cette gêne; elle appela Mlle Henriette, sa suivante, et lui recommanda de promener Mlle de Launay dans les jardins, de la faire souper et de lui donner un lit pour cette nuit:

—Peut-être aurons-nous demain quelque idée et trouverons-nous une occasion de venir en aide à Mademoiselle.

A ces mots, Mme de La Ferté congédia d'un signe de tête la pauvre abandonnée. Heureusement que Mlle Henriette était bonne et qu'elle eut bientôt ranimé l'espérance dans le coeur de cette infortunée:

—Ah! dit-elle, vous venez de la part de M. de Fontenelle, et vous êtes si mal reçue! Il est cependant un bon ami de Mme la duchesse; elle en parle à toute heure, elle dit: «C'est mon oracle! et quel grand esprit, comme il est bien élevé! Jamais il n'arrive ici sans me demander comment je me porte. Sans ajouter qu'il est tout à mes ordres.» Eh bien, moi aussi je suis à ses ordres, et je vous adopte, et je vous dis que vous êtes belle et faite pour aller à tout, parce que vous êtes sage et jeune, et douce, avec beaucoup de talent. Venez avec moi, nous irons saluer Mme la duchesse de Noailles; elle est charitable, et vous consolera beaucoup mieux que ne ferait sa soeur Mme de La Ferté, qui est fière et ne s'abaissera jamais jusqu'à protéger une fille sans nom. M. de Fontenelle a bien de l'esprit, mais moi j'ai du bon sens et j'y vois clair; je connais les bons sentiers; vous verrez Mme de Noailles, elle vous fera conter toute votre histoire, et vous en reviendrez tout encouragée. Enfin, ça vaudra beaucoup mieux que de voir jouer les eaux de nos jardins qui ne jouent plus guère, et d'assister au souper du petit roi, qui soupe d'une pomme cuite.

En même temps la bonne Henriette arrangeait les cheveux de sa jeune protégée; elle lui passait un linge mouillé sur le visage, elle secouait sa robe un peu fripée:

—Et maintenant vous voilà très bien, disait-elle, oui, tout à fait bien.

Du même pas elles entrèrent chez Mme la duchesse de Noailles comme elle achevait d'écrire une lettre à sa tante, Mme de Maintenon, retirée en ce moment chez ses filles de la maison de Saint-Cyr. Mme de Noailles était aussi paisible et pénitente que Mme de La Ferté était vive et superbe. Elle sourit à l'empressement d'Henriette et tendit sa belle main à la jeune inconnue. Et quand Mlle de Launay eut rapporté à la dame les paroles de M. de Fontenelle:

—Il a raison, répondit Mme la duchesse de Noailles; le Palais-Royal ne convient guère à une fille de votre condition. Je représente ici Mme de Maintenon, ma tante, et je veux faire en son nom une bonne oeuvre que je lui raconterai tout de suite, et dont elle me remerciera demain… Mon enfant, reprit-elle après un moment de silence, maintenant que Mme de Maintenon est partie et nous a pour toujours quittés, il n'y a plus de refuge à notre cour pour une jeune fille telle que vous. Cependant j'en sais une encore, où se sont réfugiés les anciens respects; je veux parler de la maison de S.A.R. Mgr le duc du Maine. Éprouvé par la mauvaise fortune et cruellement dépouillé des honneurs que le vieux roi lui avait légués, il s'est retiré dans cette maison, dans ces jardins de Sceaux, où il aurait déjà oublié toutes les injustices dont il est frappé, si Mme la duchesse du Maine en eût perdu le souvenir. Mais dans cette solitude elle est reine encore, et c'est là que je veux vous introduire. En ces lieux, tout remplis des regrets d'un temps qui n'est plus, vous vivrez modeste et cachée au milieu des bons exemples, et vous serez tout à l'aise une humble chrétienne, une fidèle servante, car voilà votre emploi désormais. Il est humble autant que votre condition; il vous suffira, si vous êtes sage.

Ayant ainsi parlé, Mme de Noailles remit a Mlle de Launay quelques louis d'or dont elle avait grand besoin, et son nom, rien que son nom sur une carte, à l'adresse de M. de Malézieu. Mlle de Launay baisa la main qui lui était tendue, et se retira le coeur plein de reconnaissance, mais bien triste et bien malheureuse. «Où donc s'arrêteront, pensait-elle, toutes ces épreuves!» et, confuse, elle lisait et relisait le nom de M. de Malézieu.

Le lendemain, de très bonne heure, elle prit congé de Mlle Henriette, et lui voulut faire accepter un de ses louis d'or; mais celle-ci, l'embrassant tendrement:

—Gardez votre or, disait-elle; il est vrai que voilà bien longtemps que je n'ai eu de l'argent de ma maîtresse, mais du moins j'ai une condition, et vous cherchez encore la vôtre. Encore une fois, adieu; n'ayez pas d'orgueil, soyez soumise et priez Dieu.

Mlle de Launay partit de Versailles sans avoir eu l'honneur de revoir Mme la duchesse de La Ferté. Tout dormait dans ce vaste château; le temps n'était plus où les courtisans, arrivés avant le jour pour saluer le maître à son réveil, attendaient le bon plaisir du concierge, et grattaient à sa porte avec autant de respect que s'il eût tenu les clefs des grands appartements.

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