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III

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M. Nicolas de Malézieu était une façon de grand seigneur. Il était un des membres écoutés de l'Académie française; il était à la cour de Sceaux, chez M. le duc et chez Mme la duchesse du Maine, un peu moins qu'un ami, beaucoup plus qu'un serviteur: il était l'homme indispensable. Il donnait l'exemple et le mouvement à cette cour brillante, où tous les mécontents trouvaient un facile accueil, pourvu qu'ils fussent gens de mérite et d'esprit. Les hommes prenaient l'avis de M. de Malézieu s'il s'agissait de quelque bel ouvrage de l'esprit; il était consulté pour les bâtiments, pour les jardins, pour le théâtre et pour le salon. Son bon goût faisait autorité même pour les parures et les ajustements de Mme la duchesse du Maine. On disait généralement: Le maître l'a dit! aussitôt que M. de Malézieu avait prononcé son arrêt dans une discussion. Il était le canal de toutes les grâces, le conseiller intime et la voix sans appel. Et comme, heureusement, cet homme était juste et bienveillant, affable à beaucoup de gens, accessible à tous, chacun trouvait que son joug était léger, et l'acceptait parce qu'il était juste. Ajoutez que par lui-même il était riche, et qu'il se passait volontiers des grâces et des bienfaits de M. le duc et de Mme la duchesse du Maine, et Dieu sait s'ils acceptaient sans conteste cette indépendance qui ne leur coûtait rien. Ils avaient dépensé dans l'entretien de leur orgueil beaucoup plus d'argent qu'il n'appartenait même à des princes du sang royal, surtout depuis que le roi était mort, et ils furent longtemps à comprendre comment il se faisait que le trésor de la France, épuisé par les prodigalités du dernier règne, se trouvât désormais fermé à ceux que La Bruyère appelait les fils des dieux.

M. de Malézieu habitait, au milieu du parc de Sceaux, une maison très jolie qu'il avait arrangée à sa convenance, et ce fut là qu'il reçut Mlle de Launay, au milieu d'une assez grande foule qui remplissait ses antichambres. Il fit d'abord une assez médiocre attention à l'inconnue, et le nom de Mme la duchesse de Noailles ne fut pas tout d'abord une recommandation toute-puissante. Hélas! ces Noailles, les rois de la cour de Louis XIV, avaient étrangement perdu de leur crédit depuis que Mme de Maintenon s'était retirée à Saint-Cyr; mais quoi! ce mauvais mouvement aussitôt passé, M. de Malézieu en rougit au fond de l'âme, et sa bonne volonté se trouvant appuyée des mérites et des grands yeux de Mlle de Launay:

—Soyez la bienvenue, lui dit-il, je vous présenterai tantôt à Mme la duchesse du Maine, et j'espère un peu qu'à ma considération elle vous sera propice. Elle aime à s'entourer d'intelligence et de jeunesse, et votre air lui plaira tout d'abord. Cependant soyez forte et courageuse; il ne s'agit pour vous, Mademoiselle, que d'une humble fortune, et, malgré tous vos mérites, j'ai bien peur que vous ne dépassiez jamais l'antichambre de notre princesse. Au fait, reprit-il, avec ces princes on ne sait jamais si l'on ne fera pas une grande fortune en vingt-quatre heures. Essayez donc, et comptez sur moi.

Le soir même, en effet, M. de Malézieu, autorisé par Mme la duchesse du Maine, eut l'honneur de lui présenter la timide et tremblante Mme de Launay. Certes, elle avait grand besoin de courage; mais sa timidité redoubla lorsqu'elle vit que son protecteur se courbait jusqu'à terre en présence de cette quasi-reine. A peine la princesse honora d'un coup d'oeil cette humble servante, et elle passa dans ses appartements sans lui expliquer l'office qu'elle en attendait. M. de Malézieu, de son côté, avait très bien compris qu'il présentait à Mme la duchesse une servante. Ainsi la voilà perdue en cette grande maison, sans un ami qui la rassure ou qui lui donne un bon conseil. Il y avait à Sceaux trois tables; la table des maîtres, celle des officiers, la table des valets: à cette dernière table elle prit place, elle se contint pour ne pas laisser voir sa tristesse. Une femme de la garde-robe en eut pitié et l'encouragea; puis, s'étant informée, elle revint en grand triomphe annoncer à sa nouvelle camarade qu'elle était attachée à la personne de Mme la duchesse du Maine en qualité de troisième femme de chambre, et qu'elle coucherait avec les femmes de la princesse, à l'entre-sol. Au compte de la vieille dame, c'était là, pour la nouvelle venue, une fortune inespérée, et déjà, pour commencer, Mme la duchesse du Maine avait commandé que Mlle de Launay lui présentât son éventail.

C'était un soir de grand appartement; cent visiteurs, les plus huppés de l'ancienne cour: ducs et pairs et cordons bleus, parmi lesquels s'étaient faufilés plus d'un cordon rouge, entouraient les tables de jeu, M. du Maine étant beau joueur et perdant l'or à pleines mains. Le jeu, en ce temps-là, faisait de grands ravages parmi les fortunes les mieux établies; les plus grands seigneurs jouaient sur une carte leur revenu d'une année, et les dames les plus qualifiées, quand leur bourse était vide, n'avaient pas bonté de jouer sur leur parole. Il a cela d'horrible encore, le jeu, qu'il égalise toutes les conditions.

A la table où ces grands seigneurs s'abandonnaient à leur frénésie, il y avait un vieillard, en habit bleu de ciel brodé d'or, dont les boutons brillaient comme des diamants; ses dentelles, son justaucorps en satin, ses bas de soie et ses talons rouges indiquaient un vieux marquis de l'Oeil-de-Boeuf; son attitude hardie et ses grands gestes, sa voix impérieuse et plus haute que d'habitude, indiquaient un comédien. C'était Baron, le disciple ingrat, le fils adoptif de Molière. Il était, ce Baron, un comédien de génie; il écrivait des comédies à ses heures perdues; il s'escrimait volontiers de l'épée et du bel esprit. Au demeurant, vantard, joueur, familier, prenant au sérieux son sceptre et son trône. Un soir qu'il jouait avec S.A.R. le prince de Conti: «Cent louis, dit-il, pour le prince de Conti.—Va pour Germanicus, répondit Son Altesse Royale;» et Baron fut le seul qui ne comprit pas la grâce et l'exquis de cette inutile leçon. Il s'était faufilé dans les fêtes de Sceaux par la comédie, et plus d'une fois il eut l'honneur de donner la réplique à Mme la duchesse du Maine. Il y avait dans un coin de ce salon, assises sur des bergères dignes du salon de la reine à Versailles, une vingtaine de dames très parées, et, sur des tabourets, à leurs pieds, des poètes et de jeunes seigneurs qui causaient avec les dames. Au milieu du cercle, et sur un fauteuil, était assise Mme la duchesse du Maine, et, debout, près d'elle, un jeune officier, qui lui racontait des choses plaisantes, s'il en fallait juger par le rire éclatant de la princesse.

Or ce fut en ce moment que Mlle de Launay, toute confuse et troublée au murmure étincelant de cet esprit qui pétillait sous ces lambris dorés et chargés de peintures, entra d'un pas tremblant, et tenant à la main un plateau en laque, sur lequel était posé l'éventail de Son Altesse. Et comme en ce moment la princesse était attentive au discours du jeune officier, Mlle de Launay attendit le bon plaisir de sa maîtresse. O surprise, et quelle humiliation! Justement le jeune homme ici présent, ce prince Bel à voir, le familier de cette maison princière, était M. de Silly. Il avait rencontré de tout temps dans M. le duc du Maine un protecteur; il était un officier de ses gardes, et la princesse aimait à l'entendre causer. A l'aspect de cette jeune fille un instant l'amie intime de sa soeur, de cette demoiselle qui avait vécu sous son toit comme une égale avec son égale, et réduite aujourd'hui à cette honteuse servitude, il pâlit, pendant que la rougeur de la honte montait au front de cette élégante personne. Eh bien, la princesse ne vit rien de ce petit drame, et, d'un beau geste, elle dit au jeune homme:

«Ayez la bonté, Monsieur, de me donner mon éventail.»

M. de Silly prit le plateau des mains de sa jeune amie, qu'il semblait ne pas reconnaître, et il présenta le plateau à la duchesse:

«Non, dit-elle, pas ainsi; c'est votre privilège et votre droit, Monsieur, de prendre l'éventail sur le plateau et de me l'offrir de la main à la main.»

Sur quoi Mlle de Launay se retira à pas lents; son sacrifice était consommé.

Cette belle et délicieuse maison de Sceaux, vous ne sauriez la reconnaître à ses ruines. Une révolution, qui a fait tomber les têtes les plus hautes et renversa les plus somptueux édifices, à traversé, sans pitié et sans respect, ce monceau fastueux de toutes les splendeurs. Palais renversé, marbres brisés, arbres déracinés, bosquets, charmilles, prairies, fontaines, kiosques, vastes étangs, eaux plates et jaillissantes, tous ces miracles de la fortune et de la faveur ont disparu comme une vaine poussière. La bande noire a vendu jusqu'aux plombs enfouis dans la terre; elle a vendu la longue avenue; elle a changé en fagots les vieux hêtres, sous lesquels tant de grâces et de beautés se tenaient assises, devisant entre elles des poètes, des romanciers, des nouvelles comédies et des ballets de Versailles.

Qui se promène aujourd'hui dans ce vaste emplacement, si bien disposé pour tous les plaisirs de la vie heureuse, aurait peine à reconnaître en ces broussailles la création de M. de Colbert, maître absolu, non moins que le roi, des finances de la France. Il avait épuisé dans sa maison de Sceaux tout ce que pouvait inventer le génie italien et français de la grande architecture, et quand il fut mort, raisonnablement chargé de la haine publique (pour employer un mot du cardinal de Retz parlant du cardinal de Mazarin), le propre fils de M. de Colbert, M. le marquis de Seignelay, se trouva mal à l'aise au milieu de ce faste insensé. Le roi, de son côté, toujours incliné à l'amitié pour le nom de M. de Colbert, acheta le palais et les jardins de Sceaux, dont il fit présent à son fils, M. le duc du Maine. Il en coûta plus d'un million, rien que pour l'acquisition de ce palais, sans compter les meubles des appartements, sans compter les statues des jardins. Tout un monde entourait de leurs flatteries et de leurs empressements les propriétaires de ces beaux lieux, comparables à Trianon. La duchesse du Maine c'était, non pas la reine, c'était trop peu dire, elle était le tyran de cette maison presque royale, où le roi Louis XIV était venu plus d'une fois à la prière de son ministre favori.

Mme Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon, duchesse du Maine, était la petite-fille du grand Condé, et lorsqu'elle épousa le fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan, elle avait pensé qu'elle était assise au moins sur un degré du trône de France. Son mari était le préféré de tous les enfants du roi, qui l'avait accablé de toutes les principautés, de tous les gouvernements, de toutes les charges de la couronne; même il avait complété toutes ces grâces en accordant à ses enfants légitimés les rangs et les honneurs du sang royal, à tel point que les enfants légitimes venant à manquer, les fils légitimés devaient être appelés à porter la couronne. Nous avons déjà dit que le testament du roi avait été cassé, à la grande douleur de M. le duc du Maine et surtout de la princesse; ardente et violente, à aucun prix elle n'acceptait cette déchéance, et par toutes les façons, même criminelles, elle tenta de regagner le terrain qu'elle avait perdu. Plus sa fureur était cachée, et plus l'éclat en devait être redoutable.

Il y avait à la même heure, à Paris, un ambassadeur du roi d'Espagne appelé le prince de Cellamare, homme habile et caché, qui n'avait rien moins que l'ambition de placer sur la même tête la couronne d'Espagne et la couronne de France. Attentif à toutes choses, il savait le nombre et le nom des mécontents de Paris, des mécontents de la Bretagne; il enrôlait sous main des officiers, ennemis de M. le régent, et quand il se fut bien assuré que Mme la duchesse du Maine irait bien vite au delà de toutes les bornes, il lui fit proposer d'entrer dans une vaste conspiration qui mettrait le roi d'Espagne à la tête du gouvernement de la France, et M. le duc du Maine pour représenter Sa Majesté Catholique. Tel fut le commencement de cette conspiration, qui n'interrompit aucune des fêtes qui s'agitaient autour de la princesse. On ne parlait que des plaisirs de Sceaux: concerts, proverbes, comédies, bals et toilettes.

Dans ce tumulte, on aurait eu grand'peine à reconnaître Mlle de Launay; elle était enfouie en cet entre-sol sans lumière, et si bas, qu'elle touchait le plafond de sa tête. On l'employait à la lingerie, et chacun l'appelait la maladroite. Elle était si troublée, et plus elle s'efforçait de bien faire, et moins elle était au niveau de sa tâche. Une fois qu'elle versait à boire à la princesse, elle jeta l'eau sur sa robe; une autre fois, comme elle lui présentait sa boîte à poudre, elle laissa tomber la boîte; ou bien elle oubliait un manche à la chemise, et, s'il fallait ôter de son écrin le collier de la princesse, elle renversait perles et pierreries. Tout allait mal. Puis elle avait froid, elle était triste, elle répondait mal à ses camarades; elle aimait à lire, les femmes de chambre la troublaient dans ses lectures. Il fallait plaire à celle-ci, ne pas déplaire à celle-là, visiter les désoeuvrées, leur faire une espèce de cour et jouer à des jeux qui leur plaisaient. Que vous dirai-je? elle était si malheureuse en ce château des splendeurs, qu'elle en fût sortie, et pour n'y plus rentrer, si elle n'ont pas trouvé sur sa table un petit billet anonyme et d'une écriture contrefaite, dont elle eut bientôt deviné l'auteur:

«Prenez patience; ayez bon courage; on veille sur vous. On se rappelle les temps heureux où vous n'étiez aux ordres de personne, où vous donniez des ordres et n'en receviez pas…»

Pendant deux ou trois jours, la jeune abandonnée eut une certaine espérance; elle se disait que sa servitude, avec le temps, deviendrait moins pesante; elle espérait toujours que la princesse comprendrait qu'elle avait à ses ordres une fille au-dessus de sa condition. Sur l'entrefaite, il y eut un petit événement qui la mit quelque peu en lumière. A la façon du roi Louis XIV, qui avait tiré un si grand parti, pour ses dernières guerres, de la création des chevaliers de Saint-Louis, Mme la duchesse du Maine avait institué l'ordre de la Mouche à miel. Cet ordre, aussi bien que l'ordre du Saint-Esprit, avait ses lois, ses statuts, ses chevaliers; mais comme la galanterie était le fond de l'ordre, il avait aussi ses chevalières; et sitôt qu'une place était vacante, accouraient les aspirants des deux sexes, tant la flatterie est ingénieuse. Enfin, très sérieusement, les droits de chacun étaient disputés dans un chapitre dont Mme la duchesse du Maine était la présidente, et M. de Malézieu le secrétaire perpétuel.

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