Читать книгу Les enfants du capitaine Grant - Jules Verne - Страница 7

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John Mangles, tout en s’occupant d’arrimer et d’approvisionner son navire, n’oublia pas d’aménager les appartements de lord et de lady Glenarvan pour un voyage de long cours. Il dut préparer également les cabines des enfants du capitaine Grant, car lady Helena n’avait pu refuser à Mary la permission de la suivre à bord du Duncan.

Quant au jeune Robert, il se fût caché dans la cale du yacht plutôt que de ne pas partir. Eût-il dû faire le métier de mousse, comme Nelson et Franklin, il se serait embarqué sur le Duncan. Le moyen de résister à un pareil petit bonhomme!

On n’essaya pas. Il fallut même consentir «à lui refuser» la qualité de passager, car, mousse, novice ou matelot, il voulait servir. John Mangles fut chargé de lui apprendre le métier de marin.

«Bon, dit Robert, et qu’il ne m’épargne pas les coups de martinet, si je ne marche pas droit!

—Sois tranquille, mon garçon», répondit Glenarvan d’un air sérieux, et sans ajouter que l’usage du chat à neuf queues était défendu, et, d’ailleurs, parfaitement inutile à bord du Duncan.

Pour compléter le rôle des passagers, il suffira de nommer le major Mac Nabbs. Le major était un homme âgé de cinquante ans, d’une figure calme et régulière, qui allait où on lui disait d’aller, une excellente et parfaite nature, modeste, silencieux, paisible et doux; toujours d’accord sur n’importe quoi, avec n’importe qui, il ne discutait rien, il ne se disputait pas, il ne s’emportait point; il montait du même pas l’escalier de sa chambre à coucher ou le talus d’une courtine battue en brèche, ne s’émouvant de rien au monde, ne se dérangeant jamais, pas même pour un boulet de canon, et sans doute il mourra sans avoir trouvé l’occasion de se mettre en colère. Cet homme possédait au suprême degré non seulement le vulgaire courage des champs de bataille, cette bravoure physique uniquement due à l’énergie musculaire, mais mieux encore, le courage moral, c’est-à-dire la fermeté de l’âme.

S’il avait un défaut, c’était d’être absolument écossais de la tête aux pieds, un calédonien pur sang, un observateur entêté des vieilles coutumes de son pays. Aussi ne voulut-il jamais servir l’Angleterre, et ce grade de major, il le gagna au 42e régiment des Highland-Black-Watch, garde noire, dont les compagnies étaient formées uniquement de gentilshommes écossais. Mac Nabbs, en sa qualité de cousin des Glenarvan, demeurait au château de Malcolm, et en sa qualité de major il trouva tout naturel de prendre passage sur le Duncan.

Tel était donc le personnel de ce yacht, appelé par des circonstances imprévues à accomplir un des plus surprenants voyages des temps modernes. Depuis son arrivée au steamboat-quay de Glasgow, il avait monopolisé à son profit la curiosité publique; une foule considérable venait chaque jour le visiter; on ne s’intéressait qu’à lui, on ne parlait que de lui, au grand déplaisir des autres capitaines du port, entre autres du capitaine Burton, commandant le Scotia, un magnifique steamer amarré auprès du Duncan, et en partance pour Calcutta.

Le Scotia, vu sa taille, avait le droit de considérer le Duncan comme un simple fly-boat.

Cependant tout l’intérêt se concentrait sur le yacht de lord

Glenarvan, et s’accroissait de jour en jour.

En effet, le moment du départ approchait, John Mangles s’était montré habile et expéditif. Un mois après ses essais dans le golfe de la Clyde, le Duncan, arrimé, approvisionné, aménagé, pouvait prendre la mer. Le départ fut fixé au 25 août, ce qui permettait au yacht d’arriver vers le commencement du printemps des latitudes australes.

Lord Glenarvan, dès que son projet fut connu, n’avait pas été sans recevoir quelques observations sur les fatigues et les dangers du voyage; mais il n’en tint aucun compte, et il se disposa à quitter Malcolm-Castle. D’ailleurs, beaucoup le blâmaient qui l’admiraient sincèrement. Puis, l’opinion publique se déclara franchement pour le lord écossais, et tous les journaux, à l’exception des «organes du gouvernement», blâmèrent unanimement la conduite des commissaires de l’amirauté dans cette affaire. Au surplus, lord Glenarvan fut insensible au blâme comme à l’éloge: il faisait son devoir, et se souciait peu du reste.

Le 24 août, Glenarvan, lady Helena, le major Mac Nabbs, Mary et Robert Grant, Mr Olbinett, le steward du yacht, et sa femme Mrs Olbinett, attachée au service de lady Glenarvan, quittèrent Malcolm-Castle, après avoir reçu les touchants adieux des serviteurs de la famille. Quelques heures plus tard, ils étaient installés à bord. La population de Glasgow accueillit avec une sympathique admiration lady Helena, la jeune et courageuse femme qui renonçait aux tranquilles plaisirs d’une vie opulente et volait au secours des naufragés.

Les appartements de lord Glenarvan et de sa femme occupaient dans la dunette tout l’arrière du Duncan; ils se composaient de deux chambres à coucher, d’un salon et de deux cabinets de toilette; puis il y avait un carré commun, entouré de six cabines, dont cinq étaient occupées par Mary et Robert Grant, Mr et Mrs Olbinett, et le major Mac Nabbs. Quant aux cabines de John Mangles et de Tom Austin, elles se trouvaient situées en retour et s’ouvraient sur le tillac.

L’équipage était logé dans l’entrepont, et fort à son aise, car le yacht n’emportait d’autre cargaison que son charbon, ses vivres et des armes. La place n’avait donc pas manqué à John Mangles pour les aménagements intérieurs, et il en avait habilement profité.

Le Duncan devait partir dans la nuit du 24 au 25 août, à la marée descendante de trois heures du matin. Mais, auparavant, la population de Glasgow fut témoin d’une cérémonie touchante. À huit heures du soir, lord Glenarvan et ses hôtes, l’équipage entier, depuis les chauffeurs jusqu’au capitaine, tous ceux qui devaient prendre part à ce voyage de dévouement, abandonnèrent le yacht et se rendirent à Saint-Mungo, la vieille cathédrale de Glasgow.

Cette antique église restée intacte au milieu des ruines causées par la réforme et si merveilleusement décrite par Walter Scott, reçut sous ses voûtes massives les passagers et les marins du Duncan.

Une foule immense les accompagnait. Là, dans la grande nef, pleine de tombes comme un cimetière, le révérend Morton implora les bénédictions du ciel et mit l’expédition sous la garde de la providence. Il y eut un moment où la voix de Mary Grant s’éleva dans la vieille église. La jeune fille priait pour ses bienfaiteurs et versait devant Dieu les douces larmes de la reconnaissance. Puis, l’assemblée se retira sous l’empire d’une émotion profonde. À onze heures, chacun était rentré à bord. John Mangles et l’équipage s’occupaient des derniers préparatifs.

À minuit, les feux furent allumés; le capitaine donna l’ordre de les pousser activement, et bientôt des torrents de fumée noire se mêlèrent aux brumes de la nuit. Les voiles du Duncan avaient été soigneusement renfermées dans l’étui de toile qui servait à les garantir des souillures du charbon, car le vent soufflait du sud-ouest et ne pouvait favoriser la marche du navire.

À deux heures, le Duncan commença à frémir sous la trépidation de ses chaudières; le manomètre marqua une pression de quatre atmosphères; la vapeur réchauffée siffla par les soupapes; la marée était étale; le jour permettait déjà de reconnaître les passes de la Clyde entre les balises et les biggings dont les fanaux s’effaçaient peu à peu devant l’aube naissante. Il n’y avait plus qu’à partir.

John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui monta aussitôt sur le pont.

Bientôt le jusant se fit sentir; le Duncan lança dans les airs de vigoureux coups de sifflet, largua ses amarres, et se dégagea des navires environnants; l’hélice fut mise en mouvement et poussa le yacht dans le chenal de la rivière.

John n’avait pas pris de pilote; il connaissait admirablement les passes de la Clyde, et nul pratique n’eût mieux manœuvré à son bord. Le yacht évoluait sur un signe de lui: de la main droite il commandait à la machine; de la main gauche, au gouvernail, silencieusement et sûrement. Bientôt les dernières usines firent place aux villas élevées çà et là sur les collines riveraines, et les bruits de la ville s’éteignirent dans l’éloignement.

Une heure après le Duncan rasa les rochers de Dumbarton; deux heures plus tard, il était dans le golfe de la Clyde; à six heures du matin, il doublait le mull de Cantyre, sortait du canal du nord, et voguait en plein océan.

Chapitre VI Le passager de la cabine numéro six

Pendant cette première journée de navigation, la mer fut assez houleuse, et le vent fraîchit vers le soir; le Duncan était fort secoué; aussi les dames ne parurent-elles pas sur la dunette; elles restèrent couchées dans leurs cabines, et firent bien.

Mais le lendemain le vent tourna d’un point; le capitaine John établit la misaine, la brigantine et le petit hunier; le Duncan, mieux appuyé sur les flots, fut moins sensible aux mouvements de roulis et de tangage. Lady Helena et Mary Grant purent dès l’aube rejoindre sur le pont lord Glenarvan, le major et le capitaine. Le lever du soleil fut magnifique. L’astre du jour, semblable à un disque de métal doré par les procédés Ruolz, sortait de l’océan comme d’un immense bain voltaïque.

Le Duncan glissait au milieu d’une irradiation splendide, et l’on eût vraiment dit que ses voiles se tendaient sous l’effort des rayons du soleil.

Les hôtes du yacht assistaient dans une silencieuse contemplation à cette apparition de l’astre radieux.

«Quel admirable spectacle! dit enfin lady Helena. Voilà le début d’une belle journée. Puisse le vent ne point se montrer contraire et favoriser la marche du Duncan.

—Il serait impossible d’en désirer un meilleur, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan, et nous n’avons pas à nous plaindre de ce commencement de voyage.

—La traversée sera-t-elle longue, mon cher Edward?

—C’est au capitaine John de nous répondre, dit Glenarvan.

Marchons-nous bien? Êtes-vous satisfait de votre navire, John?

—Très satisfait, votre honneur, répliqua John; c’est un merveilleux bâtiment, et un marin aime à le sentir sous ses pieds. Jamais coque et machine ne furent mieux en rapport; aussi, vous voyez comme le sillage du yacht est plat, et combien il se dérobe aisément à la vague. Nous marchons à raison de dix-sept milles à l’heure. Si cette rapidité se soutient, nous couperons la ligne dans dix jours, et avant cinq semaines nous aurons doublé le cap Horn.

—Vous entendez, Mary, reprit lady Helena, avant cinq semaines!

—Oui, madame, répondit la jeune fille, j’entends, et mon cœur a battu bien fort aux paroles du capitaine.

—Et cette navigation, miss Mary, demanda lord Glenarvan, comment la supportez-vous?

—Assez bien, mylord, et sans éprouver trop de désagréments. D’ailleurs, je m’y ferai vite.

—Et notre jeune Robert?

—Oh! Robert, répondit John Mangles, quand il n’est pas fourré dans la machine, il est juché à la pomme des mâts. Je vous le donne pour un garçon qui se moque du mal de mer. Et tenez! Le voyez-vous?»

Sur un geste du capitaine, tous les regards se portèrent vers le mât de misaine, et chacun put apercevoir Robert suspendu aux balancines du petit perroquet à cent pieds en l’air. Mary ne put retenir un mouvement.

«Oh! Rassurez-vous, miss, dit John Mangles, je réponds de lui, et je vous promets de présenter avant peu un fameux luron au capitaine Grant, car nous le retrouverons, ce digne capitaine!

—Le ciel vous entende, Monsieur John, répondit la jeune fille.

—Ma chère enfant, reprit lord Glenarvan, il y a dans tout ceci quelque chose de providentiel qui doit nous donner bon espoir. Nous n’allons pas, on nous mène. Nous ne cherchons pas, on nous conduit. Et puis, voyez tous ces braves gens enrôlés au service d’une si belle cause. Non seulement nous réussirons dans notre entreprise, mais elle s’accomplira sans difficultés. J’ai promis à lady Helena un voyage d’agrément, et je me trompe fort, ou je tiendrai ma parole.

—Edward, dit lady Glenarvan, vous êtes le meilleur des hommes.

—Non point, mais j’ai le meilleur des équipages sur le meilleur des navires. Est-ce que vous ne l’admirez pas notre Duncan, miss Mary?

—Au contraire, mylord, répondit la jeune fille, je l’admire et en véritable connaisseuse.

—Ah! vraiment!

—J’ai joué tout enfant sur les navires de mon père; il aurait dû faire de moi un marin, et s’il le fallait, je ne serais peut-être pas embarrassée de prendre un ris ou de tresser une garcette.

—Eh! Miss, que dites-vous là? s’écria John Mangles.

—Si vous parlez ainsi, reprit lord Glenarvan, vous allez vous faire un grand ami du capitaine John, car il ne conçoit rien au monde qui vaille l’état de marin! Il n’en voit pas d’autre, même pour une femme! N’est-il pas vrai, John?

—Sans doute, votre honneur, répondit le jeune capitaine, et j’avoue cependant que miss Grant est mieux à sa place sur la dunette qu’à serrer une voile de perroquet; mais je n’en suis pas moins flatté de l’entendre parler ainsi.

—Et surtout quand elle admire le Duncan, répliqua Glenarvan.

—Qui le mérite bien, répondit John.

—Ma foi, dit lady Helena, puisque vous êtes si fier de votre yacht, vous me donnez envie de le visiter jusqu’à fond de cale, et de voir comment nos braves matelots sont installés dans l’entrepont.

—Admirablement, répondit John; ils sont là comme chez eux.

—Et ils sont véritablement chez eux, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan. Ce yacht est une portion de notre vieille Calédonie! C’est un morceau détaché du comté de Dumbarton qui vogue par grâce spéciale, de telle sorte que nous n’avons pas quitté notre pays! Le Duncan, c’est le château de Malcolm, et l’océan, c’est le lac Lomond.

—Eh bien, mon cher Edward, faites-nous les honneurs du château, répondit lady Helena.

—À vos ordres, madame, dit Glenarvan, mais auparavant laissez-moi prévenir Olbinett.»

Le steward du yacht était un excellent maître d’hôtel, un écossais qui aurait mérité d’être français pour son importance; d’ailleurs, remplissant ses fonctions avec zèle et intelligence.

Il se rendit aux ordres de son maître.

«Olbinett, nous allons faire un tour avant déjeuner, dit Glenarvan, comme s’il se fût agi d’une promenade à Tarbet ou au lac Katrine; j’espère que nous trouverons la table servie à notre retour.»

Olbinett s’inclina gravement.

«Nous accompagnez-vous, major? dit lady Helena.

—Si vous l’ordonnez, répondit Mac Nabbs.

—Oh! fit lord Glenarvan, le major est absorbé dans les fumées de son cigare; il ne faut pas l’en arracher; car je vous le donne pour un intrépide fumeur, miss Mary. Il fume toujours, même en dormant.»

Le major fit un signe d’assentiment, et les hôtes de lord

Glenarvan descendirent dans l’entrepont.

Mac Nabbs, demeuré seul, et causant avec lui-même, selon son habitude, mais sans jamais se contrarier, s’enveloppa de nuages plus épais; il restait immobile, et regardait à l’arrière le sillage du yacht. Après quelques minutes, d’une muette contemplation, il se retourna et se vit en face d’un nouveau personnage. Si quelque chose avait pu le surprendre, le major eût été surpris de cette rencontre, car ce passager lui était absolument inconnu.

Cet homme grand, sec et maigre, pouvait avoir quarante ans; il ressemblait à un long clou à grosse tête; sa tête, en effet, était large et forte, son front haut, son nez allongé, sa bouche grande, son menton fortement busqué. Quant à ses yeux, ils se dissimulaient derrière d’énormes lunettes rondes et son regard semblait avoir cette indécision particulière aux nyctalopes. Sa physionomie annonçait un homme intelligent et gai; il n’avait pas l’air rébarbatif de ces graves personnages qui ne rient jamais, par principe, et dont la nullité se couvre d’un masque sérieux. Loin de là. Le laisser-aller, le sans-façon aimable de cet inconnu démontraient clairement qu’il savait prendre les hommes et les choses par leur bon côté. Mais sans qu’il eût encore parlé, on le sentait parleur, et distrait surtout, à la façon des gens qui ne voient pas ce qu’ils regardent, et qui n’entendent pas ce qu’ils écoutent. Il était coiffé d’une casquette de voyage, chaussé de fortes bottines jaunes et de guêtres de cuir, vêtu d’un pantalon de velours marron et d’une jaquette de même étoffe, dont les poches innombrables semblaient bourrées de calepins, d’agendas, de carnets, de portefeuilles, et de mille objets aussi embarrassants qu’inutiles, sans parler d’une longue-vue qu’il portait en bandoulière.

L’agitation de cet inconnu contrastait singulièrement avec la placidité du major; il tournait autour de mac Nabbs, il le regardait, il l’interrogeait des yeux, sans que celui-ci s’inquiétât de savoir d’où il venait, où il allait, pourquoi il se trouvait à bord du Duncan.

Quand cet énigmatique personnage vit ses tentatives déjouées par l’indifférence du major, il saisit sa longue-vue, qui dans son plus grand développement mesurait quatre pieds de longueur, et, immobile, les jambes écartées, semblable au poteau d’une grande route, il braqua son instrument sur cette ligne où le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon; après cinq minutes d’examen, il abaissa sa longue-vue, et, la posant sur le pont, il s’appuya dessus comme il eût fait d’une canne; mais aussitôt les compartiments de la lunette glissèrent l’un sur l’autre, elle rentra en elle-même, et le nouveau passager, auquel le point d’appui manqua subitement, faillit s’étaler au pied du grand mât.

Tout autre eût au moins souri à la place du major.

Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti.

«Steward!» cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger.

Et il attendit. Personne ne parut.

«Steward!» répéta-t-il d’une voix plus forte.

Mr Olbinett passait en ce moment, se rendant à la cuisine située sous le gaillard d’avant. Quel fut son étonnement de s’entendre ainsi interpellé par ce grand individu qu’il ne connaissait pas?

«D’où vient ce personnage? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan?

C’est impossible.»

Cependant il monta sur la dunette, et s’approcha de l’étranger.

«Vous êtes le steward du bâtiment? lui demanda celui-ci.

—Oui, monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur…

—Je suis le passager de la cabine numéro six.

—Numéro six? répéta le steward.

—Sans doute. Et vous vous nommez?…

—Olbinett.

—Eh bien! Olbinett, mon ami, répondit l’étranger de la cabine numéro six, il faut penser au déjeuner, et vivement. Voilà trente-six heures que je n’ai mangé, ou plutôt trente-six heures que je n’ai que dormi, ce qui est pardonnable à un homme venu tout d’une traite de Paris à Glasgow. À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît?

—À neuf heures», répondit machinalement Olbinett.

L’étranger voulut consulter sa montre, mais cela ne laissa pas de prendre un temps long, car il ne la trouva qu’à sa neuvième poche.

«Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, alors, Olbinett, un biscuit et un verre de sherry pour attendre, car je tombe d’inanition.»

Olbinett écoutait sans comprendre; d’ailleurs l’inconnu parlait toujours et passait d’un sujet à un autre avec une extrême volubilité.

«Eh bien, dit-il, et le capitaine? Le capitaine n’est pas encore levé! Et le second? Que fait-il le second? Est-ce qu’il dort aussi? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le navire marche tout seul.»

Précisément, et comme il parlait ainsi, John Mangles parut à l’escalier de la dunette.

«Voici le capitaine, dit Olbinett.

—Ah! Enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance!»

Si quelqu’un fut stupéfait, ce fut à coup sûr John Mangles, non moins de s’entendre appeler «capitaine Burton» que de voir cet étranger à son bord.

L’autre continuait de plus belle:

«Permettez-moi de vous serrer la main, dit-il, et si je ne l’ai pas fait avant-hier soir, c’est qu’au moment d’un départ il ne faut gêner personne. Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous.»

John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt

Olbinett, et tantôt ce nouveau venu.

«Maintenant, reprit celui-ci, la présentation est faite, mon cher capitaine, et nous voilà de vieux amis. Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia?

—Qu’entendez-vous par le Scotia? dit enfin John Mangles.

—Mais le Scotia qui nous porte, un bon navire dont on m’a vanté les qualités physiques non moins que les qualités morales de son commandant, le brave capitaine Burton. Seriez-vous parent du grand voyageur africain de ce nom? Un homme audacieux. Mes compliments, alors!

—Monsieur, reprit John Mangles, non seulement je ne suis pas parent du voyageur Burton, mais je ne suis même pas le capitaine Burton.

—Ah! fit l’inconnu, c’est donc au second du Scotia, Mr Burdness, que je m’adresse en ce moment?

—Mr Burdness?» répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité.

Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi? Cela faisait question dans son esprit, et il allait s’expliquer catégoriquement, quand lord Glenarvan, sa femme et miss Grant remontèrent sur le pont.

L’étranger les aperçut, et s’écria:

«Ah! Des passagers! Des passagères! Parfait. J’espère, Monsieur

Burdness, que vous allez me présenter…»

Et s’avançant avec une parfaite aisance, sans attendre l’intervention de John Mangles:

«Madame, dit-il à miss Grant, miss, dit-il à lady Helena, monsieur… Ajouta-t-il en s’adressant à lord Glenarvan.

—Lord Glenarvan, dit John Mangles.

Mylord, reprit alors l’inconnu, je vous demande pardon de me présenter moi-même; mais, à la mer, il faut bien se relâcher un peu de l’étiquette; j’espère que nous ferons rapidement connaissance, et que dans la compagnie de ces dames la traversée du Scotia nous paraîtra aussi courte qu’agréable.»

Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. Elles ne comprenaient rien à la présence de cet intrus sur la dunette du Duncan.

«Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler?

—À Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, secrétaire de la société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales, qui, après avoir passé vingt ans de sa vie à faire de la géographie de cabinet, a voulu entrer dans la science militante, et se dirige vers l’Inde pour y relier entre eux les travaux des grands voyageurs.»

Chapitre VII D’où vient et où va Jacques Paganel

Le secrétaire de la société de géographie devait être un aimable personnage, car tout cela fut dit avec beaucoup de grâce. Lord Glenarvan, d’ailleurs, savait parfaitement à qui il avait affaire; le nom et le mérite de Jacques Paganel lui étaient parfaitement connus; ses travaux géographiques, ses rapports sur les découvertes modernes insérés aux bulletins de la société, sa correspondance avec le monde entier, en faisaient l’un des savants les plus distingués de la France. Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu.

«Et maintenant que nos présentations sont faites, ajouta-t-il, voulez-vous me permettre, Monsieur Paganel, de vous adresser une question?

—Vingt questions, mylord, répondit Jacques Paganel; ce sera toujours un plaisir pour moi de m’entretenir avec vous.

—C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire?

—Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. J’ai sauté du caledonian-railway dans un cab, et du cab dans le Scotia, où j’avais fait retenir de Paris la cabine numéro six. La nuit était sombre. Je ne vis personne à bord. Or, me sentant fatigué par trente heures de route, et sachant que pour éviter le mal de mer c’est une précaution bonne à prendre de se coucher en arrivant et de ne pas bouger de son cadre pendant les premiers jours de la traversée, je me suis mis au lit incontinent, et j’ai consciencieusement dormi pendant trente-six heures, je vous prie de le croire.»

Les auditeurs de Jacques Paganel savaient désormais à quoi s’en tenir sur sa présence à bord.

Le voyageur français, se trompant de navire, s’était embarqué pendant que l’équipage du Duncan assistait à la cérémonie de Saint-Mungo. Tout s’expliquait. Mais qu’allait dire le savant géographe, lorsqu’il apprendrait le nom et la destination du navire sur lequel il avait pris passage?

«Ainsi, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, c’est Calcutta que vous avez choisi pour point de départ de vos voyages?

—Oui, mylord. Voir l’Inde est une idée que j’ai caressée pendant toute ma vie. C’est mon plus beau rêve qui va se réaliser enfin dans la patrie des éléphants et des taugs.

—Alors, Monsieur Paganel, il ne vous serait point indifférent de visiter un autre pays?

—Non, mylord, cela me serait désagréable, car j’ai des recommandations pour lord Sommerset, le gouverneur général des Indes, et une mission de la société de géographie que je tiens à remplir.

—Ah! vous avez une mission?

—Oui, un utile et curieux voyage à tenter, et dont le programme a été rédigé par mon savant ami et collègue M Vivien De Saint-Martin. Il s’agit, en effet, de s’élancer sur les traces des frères Schlaginweit, du colonel Waugh, de Webb, d’Hodgson, des missionnaires Huc et Gabet, de Moorcroft, de M Jules Remy, et de tant d’autres voyageurs célèbres. Je veux réussir là où le missionnaire Krick a malheureusement échoué en 1846; en un mot, reconnaître le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui arrose le Tibet pendant un espace de quinze cents kilomètres, en longeant la base septentrionale de l’Himalaya, et savoir enfin si cette rivière ne se joint pas au Brahmapoutre dans le nord-est de l’Assam. La médaille d’or, mylord, est assurée au voyageur qui parviendra à réaliser ainsi l’un des plus vifs desiderata de la géographie des Indes.»

Paganel était magnifique. Il parlait avec une animation superbe.

Il se laissait emporter sur les ailes rapides de l’imagination. Il

eût été aussi impossible de l’arrêter que le Rhin aux chutes de

Schaffouse.

«Monsieur Jacques Paganel, dit lord Glenarvan, après un instant de silence, c’est là certainement un beau voyage et dont la science vous sera fort reconnaissante; mais je ne veux pas prolonger plus longtemps votre erreur, et, pour le moment du moins, vous devez renoncer au plaisir de visiter les Indes.

—Y renoncer! Et pourquoi?

—Parce que vous tournez le dos à la péninsule indienne.

—Comment! Le capitaine Burton…

—Je ne suis pas le capitaine Burton, répondit John Mangles.

—Mais le Scotia?

—Mais ce navire n’est pas le Scotia

L’étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre.

Il regarda tour à tour lord Glenarvan, toujours sérieux, lady Helena et Mary Grant, dont les traits exprimaient un sympathique chagrin, John Mangles qui souriait, et le major qui ne bronchait pas; puis, levant les épaules et ramenant ses lunettes de son front à ses yeux:

«Quelle plaisanterie!» s’écria-t-il.

Mais en ce moment ses yeux rencontrèrent la roue du gouvernail qui portait ces deux mots en exergue:

Duncan Glasgow

«Le Duncan! le Duncan!» fit-il en poussant un véritable cri de désespoir!

Puis, dégringolant l’escalier de la dunette, il se précipita vers sa cabine.

Dès que l’infortuné savant eut disparu, personne à bord, sauf le major, ne put garder son sérieux, et le rire gagna jusqu’aux matelots. Se tromper de railway! Bon! Prendre le train d’Édimbourg pour celui de Dumbarton. Passe encore! Mais se tromper de navire, et voguer vers le Chili quand on veut aller aux Indes, c’est là le fait d’une haute distraction.

«Au surplus, cela ne m’étonne pas de la part de Jacques Paganel, dit Glenarvan; il est fort cité pour de pareilles mésaventures. Un jour, il a publié une célèbre carte d’Amérique, dans laquelle il avait mis le Japon. Cela ne l’empêche pas d’être un savant distingué, et l’un des meilleurs géographes de France.

—Mais qu’allons-nous faire de ce pauvre monsieur? dit lady

Helena. Nous ne pouvons l’emmener en Patagonie.

—Pourquoi non? répondit gravement Mac Nabbs; nous ne sommes pas responsables de ses distractions. Supposez qu’il soit dans un train de chemin de fer, le ferait-il arrêter?

—Non, mais il descendrait à la station prochaine, reprit lady

Helena.

—Eh bien, dit Glenarvan, c’est ce qu’il pourra faire, si cela lui plaît, à notre prochaine relâche.»

En ce moment, Paganel, piteux et honteux, remontait sur la dunette, après s’être assuré de la présence de ses bagages à bord. Il répétait incessamment ces mots malencontreux; le Duncan! le Duncan!

Il n’en eût pas trouvé d’autres dans son vocabulaire. Il allait et venait, examinant la mâture du yacht, et interrogeant le muet horizon de la pleine mer. Enfin, il revint vers lord Glenarvan:

«Et ce Duncan va?… Dit-il.

—En Amérique, Monsieur Paganel.

—Et plus spécialement?…

—À Concepcion.

—Au Chili! Au Chili! s’écria l’infortuné géographe. Et ma mission des Indes! Mais que vont dire M De Quatrefages, le président de la commission centrale! Et M D’Avezac! Et M Cortambert! Et M Vivien De Saint-Martin! Comment me représenter aux séances de la société!

—Voyons, Monsieur Paganel, répondit Glenarvan, ne vous désespérez pas. Tout peut s’arranger, et vous n’aurez subi qu’un retard relativement de peu d’importance. Le Yarou-Dzangbo-Tchou vous attendra toujours dans les montagnes du Tibet. Nous relâcherons bientôt à Madère, et là vous trouverez un navire qui vous ramènera en Europe.

—Je vous remercie, mylord, il faudra bien se résigner. Mais, on peut le dire, voilà une aventure extraordinaire, et il n’y a qu’à moi que ces choses arrivent. Et ma cabine qui est retenue à bord du Scotia!

—Ah! Quant au Scotia, je vous engage à y renoncer provisoirement.

—Mais, dit Paganel, après avoir examiné de nouveau le navire, le Duncan est un yacht de plaisance?

—Oui, monsieur, répondit John Mangles, et il appartient à son honneur lord Glenarvan.

—Qui vous prie d’user largement de son hospitalité, dit

Glenarvan.

—Mille grâces, mylord, répondit Paganel; je suis vraiment sensible à votre courtoisie; mais permettez-moi une simple observation: c’est un beau pays que l’Inde; il offre aux voyageurs des surprises merveilleuses; les dames ne le connaissent pas sans doute… Eh bien, l’homme de la barre n’aurait qu’à donner un tour de roue, et le yacht le Duncan voguerait aussi facilement vers Calcutta que vers Concepcion; or, puisqu’il fait un voyage d’agrément…»

Les hochements de tête qui accueillirent la proposition de Paganel ne lui permirent pas d’en continuer le développement. Il s’arrêta court.

«Monsieur Paganel, dit alors lady Helena, s’il ne s’agissait que d’un voyage d’agrément, je vous répondrais: Allons tous ensemble aux grandes-Indes, et lord Glenarvan ne me désapprouverait pas. Mais le Duncan va rapatrier des naufragés abandonnés sur la côte de la Patagonie, et il ne peut changer une si humaine destination…»

En quelques minutes, le voyageur français fut mis au courant de la situation; il apprit, non sans émotion, la providentielle rencontre des documents, l’histoire du capitaine Grant, la généreuse proposition de lady Helena.

«Madame, dit-il, permettez-moi d’admirer votre conduite en tout ceci, et de l’admirer sans réserve. Que votre yacht continue sa route, je me reprocherais de le retarder d’un seul jour.

—Voulez-vous donc vous associer à nos recherches? demanda lady

Helena.

—C’est impossible, madame, il faut que je remplisse ma mission.

Je débarquerai à votre prochaine relâche…

—À Madère alors, dit John Mangles.

—À Madère, soit. Je ne serai qu’à cent quatre-vingts lieues de

Lisbonne, et j’attendrai là des moyens de transport.

—Eh bien, Monsieur Paganel, dit Glenarvan, il sera fait suivant votre désir, et pour mon compte, je suis heureux de pouvoir vous offrir pendant quelques jours l’hospitalité à mon bord. Puissiez-vous ne pas trop vous ennuyer dans notre compagnie!

—Oh! Mylord, s’écria le savant, je suis encore trop heureux de m’être trompé d’une si agréable façon! Néanmoins, c’est une situation fort ridicule que celle d’un homme qui s’embarque pour les Indes et fait voile pour l’Amérique!»

Malgré cette réflexion mélancolique, Paganel prit son parti d’un retard qu’il ne pouvait empêcher.

Il se montra aimable, gai et même distrait; il enchanta les dames par sa bonne humeur; avant la fin de la journée, il était l’ami de tout le monde. Sur sa demande, le fameux document lui fut communiqué. Il l’étudia avec soin, longuement, minutieusement. Aucune autre interprétation ne lui parut possible. Mary Grant et son frère lui inspirèrent le plus vif intérêt.

Il leur donna bon espoir. Sa façon d’entrevoir les événements et le succès indiscutable qu’il prédit au Duncan arrachèrent un sourire à la jeune fille. Vraiment, sans sa mission, il se serait lancé à la recherche du capitaine Grant!

En ce qui concerne lady Helena, quand il apprit qu’elle était fille de William Tuffnel, ce fut une explosion d’interjections admiratives. Il avait connu son père. Quel savant audacieux! Que de lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel fut membre correspondant de la société! C’était lui, lui-même, qui l’avait présenté avec M Malte-Brun! Quelle rencontre, et quel plaisir de voyager avec la fille de William Tuffnel!

Finalement, il demanda à lady Helena la permission de l’embrasser. À quoi consentit lady Glenarvan quoique de fût peut-être un peu «improper.»

Chapitre VIII Un brave homme de plus à bord du «Duncan»

Cependant le yacht, favorisé par les courants du nord de l’Afrique, marchait rapidement vers l’équateur. Le 30 août, on eut connaissance du groupe de Madère. Glenarvan, fidèle à sa promesse, offrit à son nouvel hôte de relâcher pour le mettre à terre.

«Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère?

—Non, dit Glenarvan.

—Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. Madère est une île trop connue. Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. On a tout dit, tout écrit sur ce groupe, qui est, d’ailleurs, en pleine décadence au point de vue de la viticulture. Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère! La récolte de vin qui, en 1813, s’élevait à vingt-deux mille pipes, est tombée, en 1845, à deux mille six cent soixante-neuf. Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents! C’est un affligeant spectacle. Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries?…

—Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. Cela ne nous écarte pas de notre route.

—Je le sais, mon cher lord. Aux Canaries, voyez-vous, il y a trois groupes à étudier, sans parler du pic de Ténériffe, que j’ai toujours désiré voir. C’est une occasion. J’en profite, et, en attendant le passage d’un navire qui me ramène en Europe, je ferai l’ascension de cette montagne célèbre.

—Comme il vous plaira, mon cher Paganel», répondit lord

Glenarvan, qui ne put s’empêcher de sourire.

Et il avait raison de sourire.

Les Canaries sont peu éloignées de Madère. Deux cent cinquante milles à peine séparent les deux groupes, distance insignifiante pour un aussi bon marcheur que le Duncan.

Le 31 août, à deux heures du soir, John Mangles et Paganel se promenaient sur la dunette. Le français pressait son compagnon de vives questions sur le Chili; tout à coup le capitaine l’interrompit, et montrant dans le sud un point de l’horizon:

«Monsieur Paganel? dit-il.

—Mon cher capitaine, répondit le savant.

—Veuillez porter vos regards de ce côté. Ne voyez-vous rien?

—Rien.

—Vous ne regardez pas où il faut. Ce n’est pas à l’horizon, mais au-dessus, dans les nuages.

—Dans les nuages? J’ai beau chercher…

—Tenez, maintenant, par le bout-dehors de beaupré.

—Je ne vois rien.

—C’est que vous ne voulez pas voir. Quoi qu’il en soit, et bien que nous en soyons à quarante milles, vous m’entendez, le pic de Ténériffe est parfaitement visible au-dessus de l’horizon.»

Que Paganel voulût voir ou non, il dut se rendre à l’évidence quelques heures plus tard, à moins de s’avouer aveugle.

«Vous l’apercevez enfin? lui dit John Mangles.

—Oui, oui, parfaitement, répondit Paganel; et c’est là, ajouta-t-il d’un ton dédaigneux, c’est là ce qu’on appelle le pic de Ténériffe?

—Lui-même.

—Il paraît avoir une hauteur assez médiocre.

—Cependant il est élevé de onze mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

—Cela ne vaut pas le Mont Blanc.

—C’est possible, mais quand il s’agira de le gravir, vous le trouverez peut-être suffisamment élevé.

—Oh! le gravir! Le gravir, mon cher capitaine, à quoi bon, je vous prie, après MM De Humboldt et Bonplan? Un grand génie, ce Humboldt! Il a fait l’ascension de cette montagne; il en a donné une description qui ne laisse rien à désirer; il en a reconnu les cinq zones: la zone des vins, la zone des lauriers, la zone des pins, la zone des bruyères alpines, et enfin la zone de la stérilité. C’est au sommet du piton même qu’il a posé le pied, et là, il n’avait même pas la place de s’asseoir. Du haut de la montagne, sa vue embrassait un espace égal au quart de l’Espagne. Puis il a visité le volcan jusque dans ses entrailles, et il a atteint le fond de son cratère éteint. Que voulez-vous que je fasse après ce grand homme, je vous le demande?

—En effet, répondit John Mangles, il ne reste plus rien à glaner. C’est fâcheux, car vous vous ennuierez fort à attendre un navire dans le port de Ténériffe. Il n’y a pas là beaucoup de distractions à espérer.

—Excepté les miennes, dit Paganel en riant. Mais, mon cher Mangles, est-ce que les îles du Cap-Vert n’offrent pas des points de relâche importants?

—Si vraiment. Rien de plus facile que de s’embarquer à Villa-Praïa.

—Sans parler d’un avantage qui n’est point à dédaigner, répliqua Paganel, c’est que les îles du Cap-Vert sont peu éloignées du Sénégal, où je trouverai des compatriotes. Je sais bien que l’on dit ce groupe médiocrement intéressant, sauvage, malsain; mais tout est curieux à l’œil du géographe. Voir est une science. Il y a des gens qui ne savent pas voir, et qui voyagent avec autant d’intelligence qu’un crustacé. Croyez bien que je ne suis pas de leur école.

—À votre aise, monsieur Paganel, répondit John Mangles; je suis certain que la science géographique gagnera à votre séjour dans les îles du Cap-Vert. Nous devons précisément y relâcher pour faire du charbon. Votre débarquement ne nous causera donc aucun retard.»

Cela dit, le capitaine donna la route de manière à passer dans l’ouest des Canaries; le célèbre pic fut laissé sur bâbord, et le Duncan, continuant sa marche rapide, coupa le tropique du Cancer le 2 septembre, à cinq heures du matin.

Le temps vint alors à changer. C’était l’atmosphère humide et pesante de la saison des pluies, «le tempo das aguas», suivant l’expression espagnole, saison pénible aux voyageurs, mais utile aux habitants des îles africaines, qui manquent d’arbres, et conséquemment qui manquent d’eau. La mer, très houleuse, empêcha les passagers de se tenir sur le pont; mais les conversations du carré n’en furent pas moins fort animées.

Le 3 septembre, Paganel se mit à rassembler ses bagages pour son prochain débarquement. Le Duncan évoluait entre les îles du Cap-Vert; il passa devant l’île du sel, véritable tombe de sable, infertile et désolée; après avoir longé de vastes bancs de corail, il laissa par le travers l’île Saint-Jacques, traversée du nord au midi par une chaîne de montagnes basaltiques que terminent deux mornes élevés. Puis John Mangles embouqua la baie de Villa-Praïa, et mouilla bientôt devant la ville par huit brasses de fond. Le temps était affreux et le ressac excessivement violent, bien que la baie fût abritée contre les vents du large. La pluie tombait à torrents et permettait à peine de voir la ville, élevée sur une plaine en forme de terrasse qui s’appuyait à des contreforts de roches volcaniques hauts de trois cents pieds. L’aspect de l’île à travers cet épais rideau de pluie était navrant.

Lady Helena ne put donner suite à son projet de visiter la ville; l’embarquement du charbon ne se faisait pas sans de grandes difficultés. Les passagers du Duncan se virent donc consignés sous la dunette, pendant que la mer et le ciel mêlaient leurs eaux dans une inexprimable confusion. La question du temps fut naturellement à l’ordre du jour dans les conversations du bord. Chacun dit son mot, sauf le major, qui eût assisté au déluge universel avec une indifférence complète. Paganel allait et venait en hochant la tête.

«C’est un fait exprès, disait-il.

—Il est certain, répondit Glenarvan, que les éléments se déclarent contre vous.

—J’en aurai pourtant raison.

—Vous ne pouvez affronter pareille pluie, dit lady Helena.

—Moi, madame, parfaitement. Je ne la crains que pour mes bagages et mes instruments. Tout sera perdu.

—Il n’y a que le débarquement à redouter, reprit Glenarvan. Une fois à Villa-Praïa, vous ne serez pas trop mal logé; peu proprement, par exemple: En compagnie de singes et de porcs dont les relations ne sont pas toujours agréables. Mais un voyageur n’y regarde pas de si près. D’abord il faut espérer que dans sept ou huit mois vous pourrez vous embarquer pour l’Europe.

—Sept ou huit mois! s’écria Paganel.

—Au moins. Les îles du Cap-Vert ne sont pas très fréquentées des navires pendant la saison des pluies. Mais vous pourrez employer votre temps d’une façon utile. Cet archipel est encore peu connu; en topographie, en climatologie, en ethnographie, en hypsométrie, il y a beaucoup à faire.

—Vous aurez des fleuves à reconnaître, dit lady Helena.

—Il n’y en a pas, madame, répondit Paganel.

—Eh bien, des rivières?

—Il n’y en a pas non plus.

—Des cours d’eau alors?

—Pas davantage.

—Bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les forêts.

—Pour faire des forêts, il faut des arbres; or, il n’y a pas d’arbres.

—Un joli pays! répliqua le major.

—Consolez-vous, mon cher Paganel, dit alors Glenarvan, vous aurez du moins des montagnes.

—Oh! peu élevées et peu intéressantes, mylord. D’ailleurs, ce travail a été fait.

—Fait! dit Glenarvan.

—Oui, voilà bien ma chance habituelle. Si, aux Canaries, je me voyais en présence des travaux de Humboldt, ici, je me trouve devancé par un géologue, M Charles Sainte-Claire Deville!

—Pas possible?

—Sans doute, répondit Paganel d’un ton piteux. Ce savant se trouvait à bord de la corvette de l’état la décidée, pendant sa relâche aux îles du Cap-Vert, et il a visité le sommet le plus intéressant du groupe, le volcan de l’île Fogo. Que voulez-vous que je fasse après lui?

—Voilà qui est vraiment regrettable, répondit lady Helena.

Qu’allez-vous devenir, Monsieur Paganel?»

Paganel garda le silence pendant quelques instants.

«Décidément, reprit Glenarvan, vous auriez mieux fait de débarquer à Madère, quoiqu’il n’y ait plus de vin!»

Nouveau silence du savant secrétaire de la société de géographie.

«Moi, j’attendrais», dit le major, exactement comme s’il avait dit: je n’attendrais pas.

«Mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, où comptez-vous relâcher désormais?

—Oh! Pas avant Concepcion.

—Diable! Cela m’écarte singulièrement des Indes.

—Mais non, du moment que vous avez passé le cap Horn, vous vous en rapprochez.

—Je m’en doute bien.

—D’ailleurs, reprit Glenarvan avec le plus grand sérieux, quand on va aux Indes, qu’elles soient orientales ou occidentales, peu importe.

—Comment, peu importe!

—Sans compter que les habitants des pampas de la Patagonie sont aussi bien des indiens que les indigènes du Pendjaub.

—Ah! parbleu, mylord, s’écria Paganel, voilà une raison que je n’aurais jamais imaginée!

—Et puis, mon cher Paganel, on peut gagner la médaille d’or en quelque lieu que ce soit; il y a partout à faire, à chercher, à découvrir, dans les chaînes des Cordillères comme dans les montagnes du Tibet.

—Mais le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou?

—Bon! vous le remplacerez par le Rio-Colorado! Voilà un fleuve peu connu, et qui sur les cartes coule un peu trop à la fantaisie des géographes.

—Je le sais, mon cher lord, il y a là des erreurs de plusieurs

degrés. Oh! je ne doute pas que sur ma demande la société de

Géographie ne m’eût envoyé dans la Patagonie aussi bien qu’aux

Indes. Mais je n’y ai pas songé.

—Effet de vos distractions habituelles.

—Voyons, Monsieur Paganel, nous accompagnez-vous? dit lady

Helena de sa voix la plus engageante.

—Madame, et ma mission?

—Je vous préviens que nous passerons par le détroit de Magellan, reprit Glenarvan.

Mylord, vous êtes un tentateur.

—J’ajoute que nous visiterons le Port-Famine!

—Le Port-Famine, s’écria le français, assailli de toutes parts, ce port célèbre dans les fastes géographiques!

—Considérez aussi, Monsieur Paganel, reprit lady Helena, que, dans cette entreprise, vous aurez le droit d’associer le nom de la France à celui de l’Écosse.

—Oui, sans doute!

—Un géographe peut servir utilement notre expédition, et quoi de plus beau que de mettre la science au service de l’humanité?

—Voilà qui est bien dit, madame!

—Croyez-moi. Laissez faire le hasard, ou plutôt la providence.

Imitez-nous. Elle nous a envoyé ce document, nous sommes partis.

Elle vous jette à bord du Duncan, ne le quittez plus.

—Voulez-vous que je vous le dise, mes braves amis? reprit alors

Paganel; eh bien, vous avez grande envie que je reste!

—Et vous, Paganel, vous mourez d’envie de rester, repartit

Glenarvan.

—Parbleu! s’écria le savant géographe, mais je craignais d’être indiscret!»

Chapitre IX Le détroit de Magellan

La joie fut générale à bord, quand on connut la résolution de Paganel. Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. Le digne secrétaire faillit tomber à la renverse.

«Un rude petit bonhomme, dit-il, je lui apprendrai la géographie.»

Or, comme John Mangles se chargeait d’en faire un marin, Glenarvan un homme de cœur, le major un garçon de sang-froid, lady Helena un être bon et généreux, Mary Grant un élève reconnaissant envers de pareils maîtres, Robert devait évidemment devenir un jour un gentleman accompli.

Le Duncan termina rapidement son chargement de charbon, puis, quittant ces tristes parages, il gagna vers l’ouest le courant de la côte du Brésil, et, le 7 septembre, après avoir franchi l’équateur sous une belle brise du nord, il entra dans l’hémisphère austral.

La traversée se faisait donc sans peine. Chacun avait bon espoir. Dans cette expédition à la recherche du capitaine Grant, la somme des probabilités semblait s’accroître chaque jour.

L’un des plus confiants du bord, c’était le capitaine. Mais sa confiance venait surtout du désir qui le tenait si fort au cœur de voir miss Mary heureuse et consolée. Il s’était pris d’un intérêt tout particulier pour cette jeune fille; et ce sentiment, il le cacha si bien, que, sauf Mary Grant et lui, tout le monde s’en aperçut à bord du Duncan.

Quant au savant géographe, c’était probablement l’homme le plus heureux de l’hémisphère austral; il passait ses journées à étudier les cartes dont il couvrait la table du carré; de là des discussions quotidiennes avec Mr Olbinett, qui ne pouvait mettre le couvert. Mais Paganel avait pour lui tous les hôtes de la dunette, sauf le major, que les questions géographiques laissaient fort indifférent, surtout à l’heure du dîner. De plus, ayant découvert toute une cargaison de livres fort dépareillés dans les coffres du second, et parmi eux un certain nombre d’ouvrages espagnols, Paganel résolut d’apprendre la langue de Cervantes, que personne ne savait à bord. Cela devait faciliter ses recherches sur le littoral chilien. Grâce à ses dispositions au polyglottisme, il ne désespérait pas de parler couramment ce nouvel idiome en arrivant à Concepcion. Aussi étudiait-il avec acharnement, et on l’entendait marmotter incessamment des syllabes hétérogènes.

Pendant ses loisirs, il ne manquait pas de donner une instruction pratique au jeune Robert, et il lui apprenait l’histoire de ces côtes dont le Duncan s’approchait si rapidement.

On se trouvait alors, le 10 septembre, par 57° 3’ de latitude et 31° 15’ de longitude, et ce jour-là Glenarvan apprit une chose que de plus instruits ignorent probablement. Paganel racontait l’histoire de l’Amérique, et pour arriver aux grands navigateurs, dont le yacht suivait alors la route, il remonta à Christophe Colomb; puis il finit en disant que le célèbre génois était mort sans savoir qu’il avait découvert un nouveau monde. Tout l’auditoire se récria. Paganel persista dans son affirmation.

«Rien n’est plus certain, ajouta-t-il. Je ne veux pas diminuer la gloire de Colomb, mais le fait est acquis. À la fin du quinzième siècle, les esprits n’avaient qu’une préoccupation: faciliter les communications avec l’Asie, et chercher l’orient par les routes de l’occident; en un mot, aller par le plus court «au pays des épices». C’est ce que tenta Colomb. Il fit quatre voyages; il toucha l’Amérique aux côtes de Cumana, de Honduras, de Mosquitos, de Nicaragua, de Veragua, de Costa-Rica, de Panama, qu’il prit pour les terres du Japon et de la Chine, et mourut sans s’être rendu compte de l’existence du grand continent auquel il ne devait pas même léguer son nom!

—Je veux vous croire, mon cher Paganel, répondit Glenarvan; cependant vous me permettrez d’être surpris, et de vous demander quels sont les navigateurs qui ont reconnu la vérité sur les découvertes de Colomb?

—Ses successeurs, Ojeda, qui l’avait déjà accompagné dans ses voyages, ainsi que Vincent Pinzon, Vespuce, Mendoza, Bastidas, Cabral, Solis, Balboa. Ces navigateurs longèrent les côtes orientales de l’Amérique; ils les délimitèrent en descendant vers le sud, emportés, eux aussi, trois cent soixante ans avant nous, par ce courant qui nous entraîne! Voyez, mes amis, nous avons coupé l’équateur à l’endroit même où Pinzon le passa dans la dernière année du quinzième siècle, et nous approchons de ce huitième degré de latitude australe sous lequel il accosta les terres du Brésil. Un an après, le portugais Cabral descendit jusqu’au port Séguro. Puis Vespuce, dans sa troisième expédition en 1502, alla plus loin encore dans le sud. En 1508, Vincent Pinzon et Solis s’associèrent pour la reconnaissance des rivages américains, et en 1514, Solis découvrit l’embouchure du rio de la Plata, où il fut dévoré par les indigènes, laissant à Magellan la gloire de contourner le continent. Ce grand navigateur, en 1519, partit avec cinq bâtiments, suivit les côtes de la Patagonie, découvrit le port Désiré, le port San-Julian, où il fit de longues relâches, trouva par cinquante-deux degrés de latitude ce détroit des Onze-mille-vierges qui devait porter son nom, et, le 28 novembre 1520, il déboucha dans l’océan Pacifique. Ah! Quelle joie il dut éprouver, et quelle émotion fit battre son cœur, lorsqu’il vit une mer nouvelle étinceler à l’horizon sous les rayons du soleil!

—Oui, M Paganel, s’écria Robert Grant, enthousiasmé par les paroles du géographe, j’aurais voulu être là!

—Moi aussi, mon garçon, et je n’aurais pas manqué une occasion pareille, si le ciel m’eût fait naître trois cents ans plus tôt!

—Ce qui eût été fâcheux pour nous, Monsieur Paganel, répondit lady Helena, car vous ne seriez pas maintenant sur la dunette du Duncan à nous raconter cette histoire.

—Un autre l’eût dite à ma place, madame, et il aurait ajouté que la reconnaissance de la côte occidentale est due aux frères Pizarre. Ces hardis aventuriers furent de grands fondateurs de villes. Cusco, Quito, Lima, Santiago, Villarica, Valparaiso et Concepcion, où le Duncan nous mène, sont leur ouvrage. À cette époque, les découvertes de Pizarre se relièrent à celles de Magellan, et le développement des côtes américaines figura sur les cartes, à la grande satisfaction des savants du vieux monde.

—Eh bien, moi, dit Robert, je n’aurais pas encore été satisfait.

—Pourquoi donc? répondit Mary, en considérant son jeune frère qui se passionnait à l’histoire de ces découvertes.

—Oui, mon garçon, pourquoi? demanda lord Glenarvan avec le plus encourageant sourire.

—Parce que j’aurais voulu savoir ce qu’il y avait au delà du détroit de Magellan.

—Bravo, mon ami, répondit Paganel, et moi aussi, j’aurais voulu savoir si le continent se prolongeait jusqu’au pôle, ou s’il existait une mer libre, comme le supposait Drake, un de vos compatriotes, mylord. Il est donc évident que si Robert Grant et Jacques Paganel eussent vécu au XVIIe siècle, ils se seraient embarqués à la suite de Shouten et de Lemaire, deux hollandais fort curieux de connaître le dernier mot de cette énigme géographique.

—Étaient-ce des savants? demanda lady Helena.

—Non, mais d’audacieux commerçants, que le côté scientifique des découvertes inquiétait assez peu. Il existait alors une compagnie hollandaise des Indes orientales, qui avait un droit absolu sur tout le commerce fait par le détroit de Magellan. Or, comme à cette époque on ne connaissait pas d’autre passage pour se rendre en Asie par les routes de l’occident, ce privilège constituait un accaparement véritable. Quelques négociants voulurent donc lutter contre ce monopole, en découvrant un autre détroit, et de ce nombre fut un certain Isaac Lemaire, homme intelligent et instruit. Il fit les frais d’une expédition commandée par son neveu, Jacob Lemaire, et Shouten, un bon marin, originaire de Horn. Ces hardis navigateurs partirent au mois de juin 1615, près d’un siècle après Magellan; ils découvrirent le détroit de Lemaire, entre la Terre de Feu et la terre des états, et, le 12 février 1616, ils doublèrent ce fameux cap Horn, qui, mieux que son frère, le cap de Bonne-Espérance, eût mérité de s’appeler le cap des tempêtes!

—Oui, certes, j’aurais voulu être là! s’écria Robert.

—Et tu aurais puisé à la source des émotions les plus vives, mon garçon, reprit Paganel en s’animant. Est-il, en effet, une satisfaction plus vraie, un plaisir plus réel que celui du navigateur qui pointe ses découvertes sur la carte du bord? Il voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, promontoire par promontoire, et, pour ainsi dire, émerger du sein des flots! D’abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues! Ici un cap solitaire, là une baie isolée, plus loin un golfe perdu dans l’espace. Puis les découvertes se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé des cartes fait place au trait; les baies échancrent des côtes déterminées, les caps s’appuient sur des rivages certains; enfin le nouveau continent, avec ses lacs, ses rivières et ses fleuves, ses montagnes, ses vallées et ses plaines, ses villages, ses villes et ses capitales, se déploie sur le globe dans toute sa splendeur magnifique! Ah! Mes amis, un découvreur de terres est un véritable inventeur! Il en a les émotions et les surprises! Mais maintenant cette mine est à peu près épuisée! on a tout vu, tout reconnu, tout inventé en fait de continents ou de nouveaux mondes, et nous autres, derniers venus dans la science géographique, nous n’avons plus rien à faire?

—Si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan.

—Et quoi donc?

—Ce que nous faisons!»

Cependant le Duncan filait sur cette route des Vespuce et des Magellan avec une rapidité merveilleuse. Le 15 septembre, il coupa le tropique du Capricorne, et le cap fut dirigé vers l’entrée du célèbre détroit. Plusieurs fois les côtes basses de la Patagonie furent aperçues, mais comme une ligne à peine visible à l’horizon; on les rangeait à plus de dix milles, et la fameuse longue-vue de Paganel ne lui donna qu’une vague idée de ces rivages américains.

Le 25 septembre, le Duncan se trouvait à la hauteur du détroit de Magellan. Il s’y engagea sans hésiter. Cette voie est généralement préférée par les navires à vapeur qui se rendent dans l’océan Pacifique. Sa longueur exacte n’est que de trois cent soixante-seize milles; les bâtiments du plus fort tonnage y trouvent partout une eau profonde, même au ras de ses rivages, un fond d’une excellente tenue, de nombreuses aiguades, des rivières abondantes en poissons, des forêts riches en gibier, en vingt endroits des relâches sûres et faciles, enfin mille ressources qui manquent au détroit de Lemaire et aux terribles rochers du cap Horn, incessamment visités par les ouragans et les tempêtes.

Pendant les premières heures de navigation, c’est-à-dire sur un espace de soixante à quatre-vingts milles, jusqu’au cap Gregory, les côtes sont basses et sablonneuses. Jacques Paganel ne voulait perdre ni un point de vue, ni un détail du détroit. La traversée devait durer trente-six heures à peine, et ce panorama mouvant des deux rives valait bien la peine que le savant s’imposât de l’admirer sous les splendides clartés du soleil austral. Nul habitant ne se montra sur les terres du nord; quelques misérables Fuegiens seulement erraient sur les rocs décharnés de la Terre de Feu. Paganel eut donc à regretter de ne pas voir de patagons, ce qui le fâcha fort, au grand amusement de ses compagnons de route.

«Une Patagonie sans patagons, disait-il, ce n’est plus une

Patagonie.

—Patience, mon digne géographe, répondit Glenarvan, nous verrons des patagons.

—Je n’en suis pas certain.

—Mais il en existe, dit lady Helena.

—J’en doute fort, madame, puisque je n’en vois pas.

—Enfin, ce nom de patagons, qui signifie «grands pieds» en espagnol, n’a pas été donné à des êtres imaginaires.

—Oh! le nom n’y fait rien, répondit Paganel, qui s’entêtait dans son idée pour animer la discussion, et d’ailleurs, à vrai dire, on ignore comment ils se nomment!

—Par exemple! s’écria Glenarvan. Saviez-vous cela, major?

—Non, répondit Mac Nabbs, et je ne donnerais pas une livre d’Écosse pour le savoir.

—Vous l’entendrez pourtant, reprit Paganel, major indifférent! Si Magellan a nommé Patagons les indigènes de ces contrées, les Fuegiens les appellent Tiremenen, les Chiliens Caucalhues, les colons du Carmen Tehuelches, les Araucans Huiliches; Bougainville leur donne le nom de Chaouha, Falkner celui de Tehuelhets! Eux-mêmes ils se désignent sous la dénomination générale d’Inaken! Je vous demande comment vous voulez que l’on s’y reconnaisse, et si un peuple qui a tant de noms peut exister!

—Voilà un argument! répondit lady Helena.

—Admettons-le, reprit Glenarvan; mais notre ami Paganel avouera, je pense, que s’il y a doute sur le nom des patagons, il y a au moins certitude sur leur taille!

—Jamais je n’avouerai une pareille énormité, répondit Paganel.

—Ils sont grands, dit Glenarvan.

—Je l’ignore.

—Petits? demanda lady Helena.

—Personne ne peut l’affirmer.

—Moyens, alors? dit Mac Nabbs pour tout concilier.

—Je ne le sais pas davantage.

—Cela est un peu fort, s’écria Glenarvan; les voyageurs qui les ont vus…

—Les voyageurs qui les ont vus, répondit le géographe, ne s’entendent en aucune façon. Magellan dit que sa tête touchait à peine à leur ceinture!

—Eh bien!

—Oui, mais Drake prétend que les anglais sont plus grands que le plus grand patagon!

—Oh! des anglais, c’est possible, répliqua dédaigneusement le major; mais s’il s’agissait d’écossais!

Les enfants du capitaine Grant

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