Читать книгу Les enfants du capitaine Grant - Jules Verne - Страница 8

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—Cavendish assure qu’ils sont grands et robustes, reprit Paganel. Hawkins en fait des géants. Lemaire et Shouten leur donnent onze pieds de haut.

—Bon, voilà des gens dignes de foi, dit Glenarvan.

—Oui, tout autant que Wood, Narborough et Falkner, qui leur ont trouvé une taille moyenne. Il est vrai que Byron, la Giraudais, Bougainville, Wallis et Carteret affirment que les patagons ont six pieds six pouces, tandis que M D’Orbigny, le savant qui connaît le mieux ces contrées, leur attribue une taille moyenne de cinq pieds quatre pouces.

—Mais alors, dit lady Helena, quelle est la vérité au milieu de tant de contradictions?

—La vérité, madame, répondit Paganel, la voici: C’est que les patagons ont les jambes courtes et le buste développé. On peut donc formuler son opinion d’une manière plaisante, en disant que ces gens-là ont six pieds quand ils sont assis, et cinq seulement quand ils sont debout.

—Bravo! Mon cher savant, répondit Glenarvan. Voilà qui est dit.

—À moins, reprit Paganel, qu’ils n’existent pas, ce qui mettrait tout le monde d’accord. Mais pour finir, mes amis, j’ajouterai cette remarque consolante: c’est que le détroit de Magellan est magnifique, même sans patagons!»

En ce moment, le Duncan contournait la presqu’île de Brunswick, entre deux panoramas splendides. Soixante-dix milles après avoir doublé le cap Gregory, il laissa sur tribord le pénitencier de Punta Arena. Le pavillon chilien et le clocher de l’église apparurent un instant entre les arbres.

Alors le détroit courait entre des masses granitiques d’un effet imposant; les montagnes cachaient leur pied au sein de forêts immenses, et perdaient dans les nuages leur tête poudrée d’une neige éternelle; vers le sud-ouest, le mont Tarn se dressait à six mille cinq cents pieds dans les airs; la nuit vint, précédée d’un long crépuscule; la lumière se fondit insensiblement en nuances douces; le ciel se constella d’étoiles brillantes, et la croix du sud vint marquer aux yeux des navigateurs la route du pôle austral. Au milieu de cette obscurité lumineuse, à la clarté de ces astres qui remplacent les phares des côtes civilisées, le yacht continua audacieusement sa route sans jeter l’ancre dans ces baies faciles dont le rivage abonde; souvent l’extrémité de ses vergues frôla les branches des hêtres antarctiques qui se penchaient sur les flots; souvent aussi son hélice battit les eaux des grandes rivières, en réveillant les oies, les canards, les bécassines, les sarcelles, et tout ce monde emplumé des humides parages.

Bientôt des ruines apparurent, et quelques écroulements auxquels la nuit prêtait un aspect grandiose, triste reste d’une colonie abandonnée, dont le nom protestera éternellement contre la fertilité de ces côtes et la richesse de ces forêts giboyeuses. Le Duncan passait devant le Port-Famine.

Ce fut à cet endroit même que l’espagnol Sarmiento, en 1581, vint s’établir avec quatre cents émigrants.

Il y fonda la ville de Saint-Philippe; des froids extrêmement rigoureux décimèrent la colonie, la disette acheva ceux que l’hiver avait épargnés, et, en 1587, le corsaire Cavendish trouva le dernier de ces quatre cents malheureux qui mourait de faim sur les ruines d’une ville vieille de six siècles après six ans d’existence.

Le Duncan longea ces rivages déserts; au lever du jour, il naviguait au milieu des passes rétrécies, entre des forêts de hêtres, de frênes et de bouleaux, du sein desquelles émergeaient des dômes verdoyants, des mamelons tapissés d’un houx vigoureux et des pics aigus, parmi lesquels l’obélisque de Buckland se dressait à une grande hauteur. Il passa à l’ouvert de la baie Saint-Nicolas, autrefois la baie des français, ainsi nommée par Bougainville; au loin, se jouaient des troupeaux de phoques et de baleines d’une grande taille, à en juger par leurs jets, qui étaient visibles à une distance de quatre milles.

Enfin, il doubla le cap Froward, tout hérissé encore des dernières glaces de l’hiver. De l’autre côté du détroit, sur la Terre de Feu, s’élevait à six milles pieds le mont Sarmiento, énorme agrégation de roches séparées par des bandes de nuages, et qui formaient dans le ciel comme un archipel aérien.

C’est au cap Froward que finit véritablement le continent américain, car le cap Horn n’est qu’un rocher perdu en mer sous le cinquante-sixième degré de latitude.

Ce point dépassé, le détroit se rétrécit entre la presqu’île de Brunswick et la terre de la désolation, longue île allongée entre mille îlots, comme un énorme cétacé échoué au milieu des galets.

Quelle différence entre cette extrémité si déchiquetée de l’Amérique et les pointes franches et nettes de l’Afrique, de l’Australie ou des Indes! Quel cataclysme inconnu a ainsi pulvérisé cet immense promontoire jeté entre deux océans?

Alors, aux rivages fertiles succédait une suite de côtes dénudées, à l’aspect sauvage, échancrées par les mille pertuis de cet inextricable labyrinthe.

Le Duncan, sans une erreur, sans une hésitation, suivait de capricieuses sinuosités en mêlant les tourbillons de sa fumée aux brumes déchirées par les rocs. Il passa, sans ralentir sa marche, devant quelques factoreries espagnoles établies sur ces rives abandonnées. Au cap Tamar, le détroit s’élargit; le yacht put prendre du champ pour tourner la côte accore des îles Narborough et se rapprocha des rivages du sud. Enfin, trente-six heures après avoir embouqué le détroit, il vit surgir le rocher du cap Pilares sur l’extrême pointe de la terre de la désolation. Une mer immense, libre, étincelante, s’étendait devant son étrave, et Jacques Paganel, la saluant d’un geste enthousiaste, se sentit ému comme le fut Fernand de Magellan lui-même, au moment où la Trinidad s’inclina sous les brises de l’océan Pacifique.

Chapitre X Le trente-septième parallèle

Huit jours après avoir doublé le cap Pilares, le Duncan donnait à pleine vapeur dans la baie de Talcahuano, magnifique estuaire long de douze milles et large de neuf. Le temps était admirable. Le ciel de ce pays n’a pas un nuage de novembre à mars, et le vent du sud règne invariablement le long des côtes abritées par la chaîne des Andes. John Mangles, suivant les ordres d’Edward Glenarvan, avait serré de près l’archipel des Chiloé et les innombrables débris de tout ce continent américain. Quelque épave, un espars brisé, un bout de bois travaillé de la main des hommes, pouvaient mettre le Duncan sur les traces du naufrage; mais on ne vit rien, et le yacht, continuant sa route, mouilla dans le port de Talcahuano, quarante-deux jours après avoir quitté les eaux brumeuses de la Clyde.

Aussitôt Glenarvan fit mettre son canot à la mer, et, suivi de Paganel, il débarqua au pied de l’estacade. Le savant géographe, profitant de la circonstance, voulut se servir de la langue espagnole qu’il avait si consciencieusement étudiée; mais, à son grand étonnement, il ne put se faire comprendre des indigènes.

«C’est l’accent qui me manque, dit-il.

—Allons à la douane», répondit Glenarvan.

Là, on lui apprit, au moyen de quelques mots d’anglais accompagnés de gestes expressifs, que le consul britannique résidait à Concepcion. C’était une course d’une heure. Glenarvan trouva aisément deux chevaux d’allure rapide, et peu de temps après Paganel et lui franchissaient les murs de cette grande ville, due au génie entreprenant de Valdivia, le vaillant compagnon des Pizarre.

Combien elle était déchue de son ancienne splendeur! Souvent pillée par les indigènes, incendiée en 1819, désolée, ruinée, ses murs encore noircis par la flamme des dévastations, éclipsée déjà par Talcahuano, elle comptait à peine huit mille âmes.

Sous le pied paresseux des habitants, ses rues se transformaient en prairies. Pas de commerce, activité nulle, affaires impossibles. La mandoline résonnait à chaque balcon; des chansons langoureuses s’échappaient à travers la jalousie des fenêtres, et Concepcion, l’antique cité des hommes, était devenue un village de femmes et d’enfants.

Glenarvan se montra peu désireux de rechercher les causes de cette décadence, bien que Jacques Paganel l’entreprît à ce sujet, et, sans perdre un instant, il se rendit chez J R Bentock, esq, consul de sa majesté britannique. Ce personnage le reçut fort civilement, et se chargea, lorsqu’il connut l’histoire du capitaine Grant, de prendre des informations sur tout le littoral.

Quant à la question de savoir si le trois-mâts Britannia avait fait côte vers le trente-septième parallèle le long des rivages chiliens ou araucaniens, elle fut résolue négativement. Aucun rapport sur un événement de cette nature n’était parvenu ni au consul, ni à ses collègues des autres nations.

Glenarvan ne se découragea pas. Il revint à Talcahuano, et n’épargnant ni démarches, ni soins, ni argent, il expédia des agents sur les côtes.

Vaines recherches. Les enquêtes les plus minutieuses faites chez les populations riveraines ne produisirent pas de résultat. Il fallut en conclure que le Britannia n’avait laissé aucune trace de son naufrage.

Glenarvan instruisit alors ses compagnons de l’insuccès de ses démarches. Mary Grant et son frère ne purent contenir l’expression de leur douleur. C’était six jours après l’arrivée du Duncan à Talcahuano. Les passagers se trouvaient réunis dans la dunette.

Lady Helena consolait, non par ses paroles, —qu’aurait-elle pu dire? —mais par ses caresses, les deux enfants du capitaine. Jacques Paganel avait repris le document, et il le considérait avec une profonde attention, comme s’il eût voulu lui arracher de nouveaux secrets. Depuis une heure, il l’examinait ainsi, lorsque Glenarvan, l’interpellant, lui dit:

«Paganel! Je m’en rapporte à votre sagacité. Est-ce que l’interprétation que nous avons faite de ce document est erronée? Est-ce que le sens de ces mots est illogique?»

Paganel ne répondit pas. Il réfléchissait.

«Est-ce que nous nous trompons sur le théâtre présumé de la catastrophe? reprit Glenarvan. Est-ce que le nom de Patagonie ne saute pas aux yeux des gens les moins perspicaces?»

Paganel se taisait toujours.

«Enfin, dit Glenarvan, le mot indien ne vient-il pas encore nous donner raison?

—Parfaitement, répondit Mac Nabbs.

—Et, dès lors, n’est-il pas évident que les naufragés, au moment où ils écrivaient ces lignes, s’attendaient à devenir prisonniers des indiens?

—Je vous arrête là, mon cher lord, répondit enfin Paganel, et si vos autres conclusions sont justes, la dernière, du moins, ne me paraît pas rationnelle.

—Que voulez-vous dire? demanda lady Helena, tandis que tous les regards se fixaient sur le géographe.

—Je veux dire, répondit Paganel, en accentuant ses paroles, que le capitaine Grant est maintenant prisonnier des indiens, et j’ajouterai que le document ne laisse aucun doute sur cette situation.

—Expliquez-vous, monsieur, dit Miss Grant.

—Rien de plus facile, ma chère Mary; au lieu de lire sur le document seront prisonniers, lisons sont prisonniers, et tout devient clair.

—Mais cela est impossible! répondit Glenarvan.

—Impossible! Et pourquoi, mon noble ami? demanda Paganel en souriant.

—Parce que la bouteille n’a pu être lancée qu’au moment où le navire se brisait sur les rochers. De là cette conséquence, que les degrés de longitude et de latitude s’appliquent au lieu même du naufrage.

—Rien ne le prouve, répliqua vivement Paganel, et je ne vois pas pourquoi les naufragés, après avoir été entraînés par les indiens dans l’intérieur du continent, n’auraient pas cherché à faire connaître, au moyen de cette bouteille, le lieu de leur captivité.

—Tout simplement, mon cher Paganel, parce que, pour lancer une bouteille à la mer, il faut au moins que la mer soit là.

—Ou, à défaut de la mer, repartit Paganel, les fleuves qui s’y jettent!»

Un silence d’étonnement accueillit cette réponse inattendue, et admissible cependant. À l’éclair qui brilla dans les yeux de ses auditeurs, Paganel comprit que chacun d’eux se rattachait à une nouvelle espérance. Lady Helena fut la première à reprendre la parole.

«Quelle idée! s’écria-t-elle.

—Et quelle bonne idée, ajouta naïvement le géographe.

—Alors, votre avis?… Demanda Glenarvan.

—Mon avis est de chercher le trente-septième parallèle à l’endroit où il rencontre la côte américaine et de le suivre sans s’écarter d’un demi-degré jusqu’au point où il se plonge dans l’Atlantique. Peut-être trouverons-nous sur son parcours les naufragés du Britannia.

—Faible chance! répondit le major.

—Si faible qu’elle soit, reprit Paganel, nous ne devons pas la négliger. Que j’aie raison, par hasard, que cette bouteille soit arrivée à la mer en suivant le courant d’un fleuve de ce continent, nous ne pouvons manquer, dès lors, de tomber sur les traces des prisonniers. Voyez, mes amis, voyez la carte de ce pays, et je vais vous convaincre jusqu’à l’évidence!»

Ce disant, Paganel étala sur la table une carte du Chili et des provinces argentines.

«Regardez, dit-il, et suivez-moi dans cette promenade à travers le continent américain. Enjambons l’étroite bande chilienne. Franchissons la Cordillère des Andes. Descendons au milieu des pampas. Les fleuves, les rivières, les cours d’eau manquent-ils à ces régions? Non. Voici le Rio Negro, voici le Rio Colorado, voici leurs affluents coupés par le trente-septième degré de latitude, et qui tous ont pu servir au transport du document. Là, peut-être, au sein d’une tribu, aux mains d’indiens sédentaires, au bord de ces rivières peu connues, dans les gorges des sierras, ceux que j’ai le droit de nommer nos amis attendent une intervention providentielle! Devons-nous donc tromper leur espérance? N’est-ce pas votre avis à tous de suivre à travers ces contrées la ligne rigoureuse que mon doigt trace en ce moment sur la carte, et si, contre toute prévision, je me trompe encore, n’est-ce pas notre devoir de remonter jusqu’au bout le trente-septième parallèle, et, s’il le faut, pour retrouver les naufragés, de faire avec lui le tour du monde?»

Ces paroles prononcées avec une généreuse animation, produisirent une émotion profonde parmi les auditeurs de Paganel. Tous se levèrent et vinrent lui serrer la main.

«Oui! Mon père est là! s’écriait Robert Grant, en dévorant la carte des yeux.

—Et où il est, répondit Glenarvan, nous saurons le retrouver, mon enfant! Rien de plus logique que l’interprétation de notre ami Paganel, et il faut, sans hésiter, suivre la voie qu’il nous trace. Ou le capitaine est entre les mains d’indiens nombreux, ou il est prisonnier d’une faible tribu. Dans ce dernier cas, nous le délivrerons. Dans l’autre, après avoir reconnu sa situation, nous rejoignons le Duncan sur la côte orientale, nous gagnons Buenos-Ayres, et là, un détachement organisé par le major Mac Nabbs aura raison de tous les indiens des provinces argentines.

—Bien! Bien! Votre honneur! répondit John Mangles, et j’ajouterai que cette traversée du continent américain se fera sans périls.

—Sans périls et sans fatigues, reprit Paganel. Combien l’ont accomplie déjà qui n’avaient guère nos moyens d’exécution, et dont le courage n’était pas soutenu par la grandeur de l’entreprise! Est-ce qu’en 1872 un certain Basilio Villarmo n’est pas allé de Carmen aux cordillères? Est-ce qu’en 1806 un chilien, alcade de la province de Concepcion, don Luiz de la Cruz, parti d’Antuco, n’a pas précisément suivi ce trente-septième degré, et, franchissant les Andes, n’est-il pas arrivé à Buenos-Ayres, après un trajet accompli en quarante jours? Enfin le colonel Garcia, M Alcide d’Orbigny, et mon honorable collègue, le docteur Martin de Moussy, n’ont-ils pas parcouru ce pays en tous les sens, et fait pour la science ce que nous allons faire pour l’humanité?

—Monsieur! Monsieur, dit Mary Grant d’une voix brisée par l’émotion, comment reconnaître un dévouement qui vous expose à tant de dangers?

—Des dangers! s’écria Paganel. Qui a prononcé le mot danger?

—Ce n’est pas moi! répondit Robert Grant, l’œil brillant, le regard décidé.

—Des dangers! reprit Paganel, est-ce que cela existe? D’ailleurs, de quoi s’agit-il? D’un voyage de trois cent cinquante lieues à peine, puisque nous irons en ligne droite, d’un voyage qui s’accomplira sous une latitude équivalente à celle de l’Espagne, de la Sicile, de la Grèce dans l’autre hémisphère, et par conséquent sous un climat à peu près identique, d’un voyage enfin dont la durée sera d’un mois au plus! C’est une promenade!

—Monsieur Paganel, demanda alors lady Helena, vous pensez donc que si les naufragés sont tombés au pouvoir des indiens, leur existence a été respectée?

—Si je le pense, madame! Mais les indiens ne sont pas des anthropophages! Loin de là. Un de mes compatriotes, que j’ai connu à la société de géographie, M Guinnard, est resté pendant trois ans prisonnier des indiens des pampas. Il a souffert, il a été fort maltraité, mais enfin il est sorti victorieux de cette épreuve. Un européen est un être utile dans ces contrées; les indiens en connaissent la valeur, et ils le soignent comme un animal de prix.

—Eh bien, il n’y a plus à hésiter, dit Glenarvan, il faut partir, et partir sans retard. Quelle route devons-nous suivre?

—Une route facile et agréable, répondit Paganel. Un peu de montagnes en commençant, puis une pente douce sur le versant oriental des Andes, et enfin une plaine unie, gazonnée, sablée, un vrai jardin.

—Voyons la carte, dit le major.

—La voici, mon cher Mac Nabbs. Nous irons prendre l’extrémité du trente-septième parallèle sur la côte chilienne, entre la pointe Rumena et la baie de Carnero. Après avoir traversé la capitale de l’Araucanie, nous couperons la cordillère par la passe d’Antuco, en laissant le volcan au sud; puis, glissant sur les déclivités allongées des montagnes, franchissant le Neuquem, le Rio Colorado, nous atteindrons les pampas, le Salinas, la rivière Guamini, la sierra Tapalquen. Là se présentent les frontières de la province de Buenos-Ayres. Nous les passerons, nous gravirons la sierra Tandil, et nous prolongerons nos recherches jusqu’à la pointe Medano sur les rivages de l’Atlantique.»

En parlant ainsi, en développant le programme de l’expédition, Paganel ne prenait même pas la peine de regarder la carte déployée sous ses yeux; il n’en avait que faire. Nourrie des travaux de Frézier, de Molina, de Humboldt, de Miers, de D’Orbigny, sa mémoire ne pouvait être ni trompée, ni surprise. Après avoir terminé cette nomenclature géographique, il ajouta:

«Donc, mes chers amis, la route est droite. En trente jours nous l’aurons franchie, et nous serons arrivés avant le Duncan sur la côte orientale, pour peu que les vents d’aval retardent sa marche.

—Ainsi le Duncan, dit John Mangles, devra croiser entre le cap Corrientes et le cap Saint-Antoine?

—Précisément.

—Et comment composeriez-vous le personnel d’une pareille expédition? demanda Glenarvan.

—Le plus simplement possible. Il s’agit seulement de reconnaître la situation du capitaine Grant, et non de faire le coup de fusil avec les indiens. Je crois que lord Glenarvan, notre chef naturel; le major, qui ne voudra céder sa place à personne; votre serviteur, Jacques Paganel…

—Et moi! s’écria le jeune Grant.

—Robert! Robert! dit Mary.

—Et pourquoi pas? répondit Paganel. Les voyages forment la jeunesse. Donc, nous quatre, et trois marins du Duncan

—Comment, dit John Mangles en s’adressant à son maître, votre honneur ne réclame pas pour moi?

—Mon cher John, répondit Glenarvan, nous laissons nos passagères à bord, c’est-à-dire ce que nous avons de plus cher au monde! Qui veillerait sur elles, si ce n’est le dévoué capitaine du Duncan?

—Nous ne pouvons donc pas vous accompagner? dit lady Helena, dont les yeux se voilèrent d’un nuage de tristesse.

—Ma chère Helena, répondit Glenarvan, notre voyage doit s’accomplir dans des conditions exceptionnelles de célérité; notre séparation sera courte, et…

—Oui, mon ami, je vous comprends, répondit lady Helena; allez donc, et réussissez dans votre entreprise!

—D’ailleurs, ce n’est pas un voyage, dit Paganel.

—Et qu’est-ce donc? demanda lady Helena.

—Un passage, rien de plus. Nous passerons, voilà tout, comme l’honnête homme sur terre, en faisant le plus de bien possible. Transire benefaciendo, c’est là notre devise.»

Sur cette parole de Paganel se termina la discussion, si l’on peut donner ce nom à une conversation dans laquelle tout le monde fut du même avis. Les préparatifs commencèrent le jour même. On résolut de tenir l’expédition secrète, pour ne pas donner l’éveil aux indiens.

Le départ fut fixé au 14 octobre. Quand il s’agit de choisir les matelots destinés à débarquer, tous offrirent leurs services, et Glenarvan n’eut que l’embarras du choix. Il préféra donc s’en remettre au sort, pour ne pas désobliger de si braves gens.

C’est ce qui eut lieu, et le second, Tom Austin, Wilson, un vigoureux gaillard, et Mulrady, qui eût défié à la boxe Tom Sayers lui-même, n’eurent point à se plaindre de la chance.

Glenarvan avait déployé une extrême activité dans ses préparatifs. Il voulait être prêt au jour indiqué, et il le fut. Concurremment, John Mangles s’approvisionnait de charbon, de manière à pouvoir reprendre immédiatement la mer. Il tenait à devancer les voyageurs sur la côte argentine. De là, une véritable rivalité entre Glenarvan et le jeune capitaine, qui tourna au profit de tous.

En effet, le 14 octobre, à l’heure dite, chacun était prêt. Au moment du départ, les passagers du yacht se réunirent dans le carré. Le Duncan était en mesure d’appareiller, et les branches de son hélice troublaient déjà les eaux limpides de Talcahuano.

Glenarvan, Paganel, Mac Nabbs, Robert Grant, Tom Austin, Wilson, Mulrady, armés de carabines et de revolvers Colt, se préparèrent à quitter le bord. Guides et mulets les attendaient à l’extrémité de l’estacade.

«Il est temps, dit enfin lord Edward.

—Allez donc, mon ami!» répondit lady Helena en contenant son émotion.

Lord Glenarvan la pressa sur son cœur, tandis que Robert se jetait au cou de Mary Grant.

«Et maintenant, chers compagnons, dit Jacques Paganel, une dernière poignée de main qui nous dure jusqu’aux rivages de l’Atlantique!»

C’était beaucoup demander. Cependant il y eut là des étreintes capables de réaliser les vœux du digne savant.

On remonta sur le pont, et les sept voyageurs quittèrent le Duncan. Bientôt ils atteignirent le quai, dont le yacht en évoluant se rapprocha à moins d’une demi-encablure.

Lady Helena, du haut de la dunette, s’écria une dernière fois:

«Mes amis, Dieu vous aide!

—Et il nous aidera, madame, répondit Jacques Paganel, car je vous prie de le croire, nous nous aiderons nous-mêmes!

—En avant! cria John Mangles à son mécanicien.

—En route!» répondit lord Glenarvan.

Et à l’instant même où les voyageurs, rendant la bride à leurs montures, suivaient le chemin du rivage, le Duncan, sous l’action de son hélice, reprenait à toute vapeur la route de l’océan.

Chapitre XI Traversée du Chili

La troupe indigène organisée par Glenarvan se composait de trois hommes et d’un enfant. Le muletier-chef était un anglais naturalisé dans ce pays depuis vingt ans. Il faisait le métier de louer des mulets aux voyageurs et de les guider à travers les différents passages des cordillères.

Puis, il les remettait entre les mains d’un «baqueano», guide argentin, auquel le chemin des pampas était familier. Cet anglais n’avait pas tellement oublié sa langue maternelle dans la compagnie des mulets et des indiens qu’il ne pût s’entretenir avec les voyageurs. De là, une facilité pour la manifestation de ses volontés et l’exécution de ses ordres, dont Glenarvan s’empressa de profiter, puisque Jacques Paganel ne parvenait pas encore à se faire comprendre.

Ce muletier-chef, ce «catapaz», suivant la dénomination chilienne, était secondé par deux péons indigènes et un enfant de douze ans. Les péons surveillaient les mulets chargés du bagage de la troupe, et l’enfant conduisait la «madrina», petite jument qui, portant grelots et sonnette, marchait en avant et entraînait dix mules à sa suite. Les voyageurs en montaient sept, le catapaz une; les deux autres transportaient les vivres et quelques rouleaux d’étoffes destinés à assurer le bon vouloir des caciques de la plaine. Les péons allaient à pied, suivant leur habitude. Cette traversée de l’Amérique méridionale devait donc s’exécuter dans les conditions les meilleures, au point de vue de la sûreté et de la célérité.

Ce n’est pas un voyage ordinaire que ce passage à travers la chaîne des Andes. On ne peut l’entreprendre sans employer ces robustes mulets dont les plus estimés sont de provenance argentine. Ces excellentes bêtes ont acquis dans le pays un développement supérieur à celui de la race primitive. Elles sont peu difficiles sur la question de nourriture. Elles ne boivent qu’une seule fois par jour, font aisément dix lieues en huit heures, et portent sans se plaindre une charge de quatorze arrobes.

Il n’y a pas d’auberges sur cette route d’un océan à l’autre. On mange de la viande séchée, du riz assaisonné de piment, et le gibier qui consent à se laisser tuer en route. On boit l’eau des torrents dans la montagne, l’eau des ruisseaux dans la plaine, relevée de quelques gouttes de rhum, dont chacun a sa provision contenue dans une corne de bœuf appelée «chiffle». Il faut avoir soin, d’ailleurs, de ne pas abuser des boissons alcooliques, peu favorables dans une région où le système nerveux de l’homme est particulièrement exalté. Quant à la literie, elle est contenue tout entière dans la selle indigène nommée «recado». Cette selle est faite de «pelions», peaux de moutons tannées d’un côté et garnies de laine de l’autre, que maintiennent de larges sangles luxueusement brodées. Un voyageur roulé dans ces chaudes couvertures brave impunément les nuits humides et dort du meilleur sommeil.

Glenarvan en homme qui sait voyager et se conformer aux usages des divers pays, avait adopté le costume chilien pour lui et les siens. Paganel et Robert, deux enfants, —un grand et un petit, — ne se sentirent pas de joie, quand ils introduisirent leur tête à travers le puncho national, vaste tartan percé d’un trou à son centre, et leurs jambes dans des bottes de cuir faites de la patte de derrière d’un jeune cheval. Il fallait voir leur mule richement harnachée, ayant à la bouche le mors arable, la longue bride en cuir tressé servant de fouet, la têtière enjolivée d’ornements de métal, et les «alforjas», doubles sacs en toile de couleur éclatante qui contenaient les vivres du jour.

Paganel, toujours distrait, faillit recevoir trois ou quatre ruades de son excellente monture au moment de l’enfourcher. Une fois en selle, son inséparable longue-vue en bandoulière, les pieds cramponnés aux étriers, il se confia à la sagacité de sa bête et n’eut pas lieu de s’en repentir.

Quant au jeune Robert, il montra dès ses débuts de remarquables dispositions à devenir un excellent cavalier.

On partit. Le temps était superbe, le ciel d’une limpidité parfaite, et l’atmosphère suffisamment rafraîchie par les brises de la mer, malgré les ardeurs du soleil. La petite troupe suivit d’un pas rapide les sinueux rivages de la baie de Talcahuano, afin de gagner à trente milles au sud l’extrémité du parallèle. On marcha rapidement pendant cette première journée à travers les roseaux d’anciens marais desséchés, mais on parla peu. Les adieux du départ avaient laissé une vive impression dans l’esprit des voyageurs. Ils pouvaient voir encore la fumée du Duncan qui se perdait à l’horizon.

Tous se taisaient, à l’exception de Paganel; ce studieux géographe se posait à lui-même des questions en espagnol, et se répondait dans cette langue nouvelle.

Le catapaz, au surplus, était un homme assez taciturne, et que sa profession n’avait pas dû rendre bavard. Il parlait à peine à ses péons.

Ceux-ci, en gens du métier, entendaient fort bien leur service. Si quelque mule s’arrêtait, ils la stimulaient d’un cri guttural, si le cri ne suffisait pas, un bon caillou, lancé d’une main sûre, avait raison de son entêtement. Qu’une sangle vînt à se détacher, une bride à manquer, le péon, se débarrassant de son puncho, enveloppait la tête de la mule, qui, l’accident réparé, reprenait aussitôt sa marche.

L’habitude des muletiers est de partir à huit heures, après le déjeuner du matin, et d’aller ainsi jusqu’au moment de la couchée, à quatre heures du soir.

Glenarvan s’en tint à cet usage. Or, précisément, quand le signal de halte fut donné par le catapaz, les voyageurs arrivaient à la ville d’Arauco, située à l’extrémité sud de la baie, sans avoir abandonné la lisière écumeuse de l’océan. Il eût alors fallu marcher pendant une vingtaine de milles dans l’ouest jusqu’à la baie Carnero pour y trouver l’extrémité du trente-septième degré. Mais les agents de Glenarvan avaient déjà parcouru cette partie du littoral sans rencontrer aucun vestige du naufrage. Une nouvelle exploration devenait donc inutile, et il fut décidé que la ville d’Arauco serait prise pour point de départ. De là, la route devait être tenue vers l’est, suivant une ligne rigoureusement droite.

La petite troupe entra dans la ville pour y passer la nuit, et campa en pleine cour d’une auberge dont le confortable était encore à l’état rudimentaire.

Arauco est la capitale de l’Araucanie, un état long de cent cinquante lieues, large de trente, habité par les molouches, ces fils aînés de la race chilienne chantés par le poète Ercilla. Race fière et forte, la seule des deux Amériques qui n’ait jamais subi une domination étrangère. Si Arauco a jadis appartenu aux espagnols, les populations, du moins, ne se soumirent pas; elles résistèrent alors comme elles résistent aujourd’hui aux envahissantes entreprises du Chili, et leur drapeau indépendant, —une étoile blanche sur champ d’azur, —flotte encore au sommet de la colline fortifiée qui protège la ville.

Tandis que l’on préparait le souper, Glenarvan, Paganel et le catapaz se promenèrent entre les maisons coiffées de chaumes. Sauf une église et les restes d’un couvent de franciscains, Arauco n’offrait rien de curieux. Glenarvan tenta de recueillir quelques renseignements qui n’aboutirent pas. Paganel était désespéré de ne pouvoir se faire comprendre des habitants; mais, puisque ceux-ci parlaient l’araucanien, —une langue mère dont l’usage est général jusqu’au détroit de Magellan, —l’espagnol de Paganel lui servait autant que de l’hébreu. Il occupa donc ses yeux à défaut de ses oreilles, et, somme toute, il éprouva une vraie joie de savant à observer les divers types de la race molouche qui posaient devant lui. Les hommes avaient une taille élevée, le visage plat, le teint cuivré, le menton épilé, l’œil méfiant, la tête large et perdue dans une longue chevelure noire. Ils paraissaient voués à cette fainéantise spéciale des gens de guerre qui ne savent que faire en temps de paix. Leurs femmes, misérables et courageuses, s’employaient aux travaux pénibles du ménage, pansaient les chevaux, nettoyaient les armes, labouraient, chassaient pour leurs maîtres, et trouvaient encore le temps de fabriquer ces punchos bleu-turquoise qui demandent deux années de travail, et dont le moindre prix atteint cent dollars.

En résumé, ces molouches forment un peuple peu intéressant et de mœurs assez sauvages. Ils ont à peu près tous les vices humains, contre une seule vertu, l’amour de l’indépendance.

«De vrais spartiates», répétait Paganel, quand, sa promenade terminée, il vint prendre place au repas du soir.

Le digne savant exagérait, et on le comprit encore moins quand il ajouta que son cœur de français battait fort pendant sa visite à la ville d’Arauco.

Lorsque le major lui demanda la raison de ce «battement» inattendu, il répondit que son émotion était bien naturelle, puisqu’un de ses compatriotes occupait naguère le trône d’Araucanie. Le major le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce souverain. Jacques Paganel nomma fièrement le brave M De Tonneins, un excellent homme, ancien avoué de Périgueux, un peu trop barbu, et qui avait subi ce que les rois détrônés appellent volontiers «l’ingratitude de leurs sujets». Le major ayant légèrement souri à l’idée d’un ancien avoué chassé du trône, Paganel répondit fort sérieusement qu’il était peut-être plus facile à un avoué de faire un bon roi, qu’à un roi de faire un bon avoué. Et sur cette remarque, chacun de rire et de boire quelques gouttes de «chicha» à la santé d’Orellie-Antoine 1er, ex-roi d’Araucanie. Quelques minutes plus tard, les voyageurs, roulés dans leur puncho, dormaient d’un profond sommeil. Le lendemain, à huit heures, la madrina en tête, les péons en queue, la petite troupe reprit à l’est la route du trente-septième parallèle. Elle traversait alors le fertile territoire de l’Araucanie, riche en vignes et en troupeaux. Mais, peu à peu, la solitude se fit.

À peine, de mille en mille, une hutte de «ras-treadores», indiens dompteurs de chevaux, célèbres dans toute l’Amérique. Parfois, un relais de poste abandonné, qui servait d’abri à l’indigène errant des plaines. Deux rivières pendant cette journée barrèrent la route aux voyageurs, le Rio De Raque et le Rio De Tubal. Mais le catapaz découvrit un gué qui permit de passer outre. La chaîne des Andes se déroulait à l’horizon, enflant ses croupes et multipliant ses pics vers le nord. Ce n’étaient encore là que les basses vertèbres de l’énorme épine dorsale sur laquelle s’appuie la charpente du nouveau-monde.

À quatre heures du soir, après un trajet de trente-cinq milles, on s’arrêta en pleine campagne sous un bouquet de myrtes géants. Les mules furent débridées, et allèrent paître en liberté l’herbe épaisse de la prairie. Les alforjas fournirent la viande et le riz accoutumés. Les pelions étendus sur le sol servirent de couverture, d’oreillers, et chacun trouva sur ces lits improvisés un repos réparateur, tandis que les péons et le catapaz veillaient à tour de rôle.

Puisque le temps devenait si favorable, puisque tous les voyageurs, sans en excepter Robert, se maintenaient en bonne santé, puisqu’enfin ce voyage débutait sous de si heureux auspices, il fallait en profiter et pousser en avant comme un joueur «pousse dans la veine». C’était l’avis de tous. La journée suivante, on marcha vivement, on franchit sans accident le rapide de Bell et le soir, en campant sur les bords du Rio Biobio, qui sépare le Chili espagnol du Chili indépendant, Glenarvan put encore inscrire trente-cinq milles de plus à l’actif de l’expédition. Le pays n’avait pas changé. Il était toujours fertile et riche en amaryllis, violettes arborescentes, fluschies, daturas et cactus à fleurs d’or. Quelques animaux se tenaient tapis dans les fourrés. Mais d’indigènes, on voyait peu. À peine quelques «guassos», enfants dégénérés des indiens et des espagnols galopant sur des chevaux ensanglantés par l’éperon gigantesque qui chaussait leur pied nu et passant comme des ombres. On ne trouvait à qui parler sur la route et les renseignements manquaient absolument, Glenarvan en prenait son parti. Il se disait que le capitaine Grant, prisonnier des Indiens, devait avoir été entraîné par eux au delà de la chaîne des Andes. Les recherches ne pouvaient être fructueuses que dans les pampas, non en deçà. Il fallait donc patienter, aller en avant, vite et toujours.

Le 17, on repartit à l’heure habituelle et dans l’ordre accoutumé. Un ordre que Robert ne gardait pas sans peine, car son ardeur l’entraînait à devancer la madrina, au grand désespoir de sa mule.

Il ne fallait rien de moins qu’un rappel sévère de Glenarvan pour maintenir le jeune garçon à son poste de marche.

Le pays devint alors plus accidenté; quelques ressauts de terrains indiquaient de prochaines montagnes; les rios se multipliaient, en obéissant bruyamment aux caprices des pentes. Paganel consultait souvent ses cartes; quand l’un de ces ruisseaux n’y figurait pas, ce qui arrivait fréquemment, son sang de géographe bouillonnait dans ses veines, et il se fâchait de la plus charmante façon du monde.

«Un ruisseau qui n’a pas de nom, disait-il, c’est comme s’il n’avait pas d’état civil! Il n’existe pas aux yeux de la loi géographique.»

Aussi ne se gênait-il pas pour baptiser ces rios innommés; il les notait sur sa carte et les affublait des qualificatifs les plus retentissants de la langue espagnole.

«Quelle langue! répétait-il, quelle langue pleine et sonore! C’est une langue de métal, et je suis sûr qu’elle est composée de soixante-dix-huit parties de cuivre et de vingt-deux d’étain, comme le bronze des cloches!

—Mais au moins, faites-vous des progrès? lui répondit Glenarvan.

—Certes! Mon cher lord! Ah! S’il n’y avait pas l’accent! Mais il y a l’accent!»

Et en attendant mieux, Paganel, chemin faisant, travaillait à rompre son gosier aux difficultés de la prononciation, sans oublier ses observations géographiques. Là, par exemple, il était étonnamment fort et n’eût pas trouvé son maître. Lorsque Glenarvan interrogeait le catapaz sur une particularité du pays, son savant compagnon devançait toujours la réponse du guide. Le catapaz le regardait d’un air ébahi.

Ce jour-là même, vers dix heures, une route se présenta, qui coupait la ligne suivie jusqu’alors.

Glenarvan en demanda naturellement le nom, et naturellement aussi, ce fut Jacques Paganel qui répondit:

«C’est la route de Yumbel à Los Angeles.»

Glenarvan regarda le catapaz.

«Parfaitement», répondit celui-ci.

Puis, s’adressant au géographe:

«Vous avez donc traversé ce pays? dit-il.

—Parbleu! répondit sérieusement Paganel.

—Sur un mulet?

—Non, dans un fauteuil.»

Le catapaz ne comprit pas, car il haussa les épaules et revint en tête de la troupe. À cinq heures du soir, il s’arrêtait dans une gorge peu profonde, à quelques milles au-dessus de la petite ville de Loja; et cette nuit-là, les voyageurs campèrent au pied des sierras, premiers échelons de la grande cordillère.

Chapitre XII À douze mille pieds dans les airs

La traversée du Chili n’avait présenté jusqu’ici aucun incident grave. Mais alors ces obstacles et ces dangers que comporte un passage dans les montagnes s’offraient à la fois. La lutte avec les difficultés naturelles allait véritablement commencer.

Une question importante dut être résolue avant le départ. Par quel passage pouvait-on franchir la chaîne des Andes, sans s’écarter de la route déterminée? Le catapaz fut interrogé à ce sujet:

«Je ne connais, répondit-il, que deux passages praticables dans cette partie des cordillères.

—Le passage d’Arica, sans doute, dit Paganel, qui a été découvert par Valdivia Mendoza?

—Précisément.

—Et celui de Villarica, situé au sud du Nevado de ce nom?

—Juste.

—Eh bien, mon ami, ces deux passages n’ont qu’un tort, c’est de nous entraîner au nord ou au sud plus qu’il ne convient.

—Avez-vous un autre paso à nous proposer? demanda le major.

—Parfaitement, répondit Paganel, le paso d’Antuco, situé sur le penchant volcanique, par trente-sept degrés trente minutes, c’est-à-dire à un demi-degré près de notre route. Il se trouve à mille toises de hauteur seulement et a été reconnu par Zamudio De Cruz.

—Bon, fit Glenarvan, mais ce paso d’Antuco, le connaissez-vous, catapaz?

—Oui, mylord, je l’ai traversé, et si je ne le proposais pas, c’est que c’est tout au plus une voie de bétail qui sert aux indiens pasteurs des versants orientaux.

—Eh bien, mon ami, répondit Glenarvan, là où passent les troupeaux de juments, de moutons et de bœufs, des pehuenches, nous saurons passer aussi.

Et puisqu’il nous maintient dans la ligne droite, va pour le paso d’Antuco.»

Le signal du départ fut aussitôt donné, et l’on s’enfonça dans la vallée de las Lejas, entre de grandes masses de calcaire cristallisé. On montait suivant une pente presque insensible. Vers onze heures, il fallut contourner les bords d’un petit lac, réservoir naturel et rendez-vous pittoresque de tous les rios du voisinage; ils y arrivaient en murmurant et s’y confondaient dans une limpide tranquillité. Au-dessus du lac s’étendaient de vastes «llanos», hautes plaines couvertes de graminées, où paissaient des troupeaux indiens.

Puis, un marais se rencontra qui courait sud et nord, et dont on se tira, grâce à l’instinct des mules. À une heure, le fort Ballenare apparut sur un roc à pic qu’il couronnait de ses courtines démantelées. On passa outre. Les pentes devenaient déjà raides, pierreuses, et les cailloux, détachés par le sabot des mules, roulaient sous leurs pas en formant de bruyantes cascades de pierres. Vers trois heures, nouvelles ruines pittoresques d’un fort détruit dans le soulèvement de 1770.

«Décidément, dit Paganel, les montagnes ne suffisent pas à séparer les hommes, il faut encore les fortifier!»

À partir de ce point, la route devint difficile, périlleuse même; l’angle des pentes s’ouvrit davantage, les corniches se rétrécirent de plus en plus, les précipices se creusèrent effroyablement.

Les mules avançaient prudemment, le nez à terre, flairant le chemin. On marchait en file. Parfois, à un coude brusque, la madrina disparaissait, et la petite caravane se guidait alors au bruit lointain de sa sonnette. Souvent aussi, les capricieuses sinuosités du sentier ramenaient la colonne sur deux lignes parallèles, et le catapaz pouvait parler aux péons, tandis qu’une crevasse, large de deux toises à peine, mais profonde de deux cents, creusait entre eux un infranchissable abîme.

La végétation herbacée luttait encore cependant contre les envahissements de la pierre, mais on sentait déjà le règne minéral aux prises avec le règne végétal. Les approches du volcan d’Antuco se reconnaissaient à quelques traînées de lave d’une couleur ferrugineuse et hérissées de cristaux jaunes en forme d’aiguilles. Les rocs, entassés les uns sur les autres, et prêts à choir, se tenaient contre toutes les lois de l’équilibre. Évidemment, les cataclysmes devaient facilement modifier leur aspect, et, à considérer ces pics sans aplomb, ces dômes gauches, ces mamelons mal assis, il était facile de voir que l’heure du tassement définitif n’avait pas encore sonné pour cette montagneuse région.

Dans ces conditions, la route devait être difficile à reconnaître. L’agitation presque incessante de la charpente andine en change souvent le tracé, et les points de repère ne sont plus à leur place. Aussi le catapaz hésitait-il; il s’arrêtait; il regardait autour de lui; il interrogeait la forme des rochers; il cherchait sur la pierre friable des traces d’indiens. Toute orientation devenait impossible.

Glenarvan suivait son guide pas à pas; il comprenait, il sentait son embarras croissant avec les difficultés du chemin; il n’osait l’interroger et pensait, non sans raison peut-être, qu’il en est des muletiers comme de l’instinct des mulets et qu’il vaut mieux s’en rapporter à lui.

Pendant une heure encore, le catapaz erra pour ainsi dire à l’aventure, mais toujours en gagnant des zones plus élevées de la montagne. Enfin il fut forcé de s’arrêter court. On se trouvait au fond d’une vallée de peu de largeur, une de ces gorges étroites que les indiens appellent «quebradas». Un mur de porphyre, taillé à pic, en fermait l’issue. Le catapaz, après avoir cherché vainement un passage, mit pied à terre, se croisa les bras, et attendit. Glenarvan vint à lui.

«Vous vous êtes égaré? demanda-t-il.

—Non, mylord, répondit le catapaz.

—Cependant, nous ne sommes pas dans le passage d’Antuco?

—Nous y sommes.

—Vous ne vous trompez pas?

—Je ne me trompe pas. Voici les restes d’un feu qui a servi aux indiens, et voilà les traces laissées par les troupeaux de juments et de moutons.

—Eh bien, on a passé par cette route!

—Oui, mais on n’y passera plus. Le dernier tremblement de terre l’a rendue impraticable…

—Aux mulets, répondit le major, mais non aux hommes.

—Ah! Ceci vous regarde, répondit le catapaz, j’ai fait ce que j’ai pu. Mes mules et moi, nous sommes prêts à retourner en arrière, s’il vous plaît de revenir sur vos pas et de chercher les autres passages de la cordillère.

—Et ce sera un retard?…

—De trois jours, au moins.»

Glenarvan écoutait en silence les paroles du catapaz. Celui-ci était évidemment dans les conditions de son marché. Ses mules ne pouvaient aller plus loin. Cependant, quand la proposition fut faite de rebrousser chemin, Glenarvan se retourna vers ses compagnons, et leur dit:

«Voulez-vous passer quand même?

—Nous voulons vous suivre, répondit Tom Austin.

—Et même vous précéder, ajouta Paganel. De quoi s’agit-il, après tout? De franchir une chaîne de montagnes, dont les versants opposés offrent une descente incomparablement plus facile! Cela fait, nous trouverons les baqueanos argentins qui nous guideront à travers les pampas, et des chevaux rapides habitués à galoper dans les plaines. En avant donc, et sans hésiter.

—En avant! s’écrièrent les compagnons de Glenarvan.

—Vous ne nous accompagnez pas? demanda celui-ci au catapaz.

—Je suis conducteur de mules, répondit le muletier.

—À votre aise.

—On se passera de lui, dit Paganel; de l’autre côté de cette muraille, nous retrouverons les sentiers d’Antuco, et je me fais fort de vous conduire au bas de la montagne aussi directement que le meilleur guide des cordillères.»

Glenarvan régla donc avec le catapaz, et le congédia, lui, ses péons et ses mules. Les armes, les instruments et quelques vivres furent répartis entre les sept voyageurs. D’un commun accord, on décida que l’ascension serait immédiatement reprise, et que, s’il le fallait, on voyagerait une partie de la nuit. Sur le talus de gauche serpentait un sentier abrupt que des mules n’auraient pu franchir.

Les difficultés furent grandes, mais, après deux heures de fatigues et de détours, Glenarvan et ses compagnons se retrouvèrent sur le passage d’Antuco.

Ils étaient alors dans la partie andine proprement dite, qui n’est pas éloignée de l’arête supérieure des cordillères; mais de sentier frayé, de paso déterminé, il n’y avait plus apparence. Toute cette région venait d’être bouleversée dans les derniers tremblements de terre, et il fallut s’élever de plus en plus sur les croupes de la chaîne. Paganel fut assez décontenancé de ne pas trouver la route libre, et il s’attendit à de rudes fatigues pour gagner le sommet des Andes, car leur hauteur moyenne est comprise entre onze mille et douze mille six cents pieds. Fort heureusement, le temps était calme, le ciel pur, la saison favorable; mais en hiver, de mai à octobre, une pareille ascension eût été impraticable; les froids intenses tuent rapidement les voyageurs, et ceux qu’ils épargnent n’échappent pas, du moins, aux violences des «temporales», sortes d’ouragans particuliers à ces régions, et qui, chaque année, peuplent de cadavres les gouffres de la cordillère.

On monta pendant toute la nuit; on se hissait à force de poignets sur des plateaux presque inaccessibles; on sautait des crevasses larges et profondes; les bras ajoutés aux bras remplaçaient les cordes, et les épaules servaient d’échelons; ces hommes intrépides ressemblaient à une troupe de clowns livrés à toute la folie des jeux icariens. Ce fut alors que la vigueur de Mulrady et l’adresse de Wilson eurent mille occasions de s’exercer. Ces deux braves écossais se multiplièrent; maintes fois, sans leur dévouement et leur courage, la petite troupe n’aurait pu passer.

Glenarvan ne perdait pas de vue le jeune Robert, que son âge et sa vivacité portaient aux imprudences. Paganel, lui, s’avançait avec une furie toute française. Quant au major, il ne se remuait qu’autant qu’il le fallait, pas plus, pas moins, et il s’élevait par un mouvement insensible.

S’apercevait-il qu’il montait depuis plusieurs heures? Cela n’est pas certain. Peut-être s’imaginait-il descendre.

À cinq heures du matin, les voyageurs avaient atteint une hauteur de sept mille cinq cents pieds, déterminée par une observation barométrique. Ils se trouvaient alors sur les plateaux secondaires, dernière limite de la région arborescente. Là bondissaient quelques animaux qui eussent fait la joie ou la fortune d’un chasseur; ces bêtes agiles le savaient bien, car elles fuyaient, et de loin, l’approche des hommes. C’était le lama, animal précieux des montagnes, qui remplace le mouton, le bœuf et le cheval, et vit là où ne vivrait pas le mulet. C’était le chinchilla, petit rongeur doux et craintif, riche en fourrure, qui tient le milieu entre le lièvre et la gerboise, et auquel ses pattes de derrière donnent l’apparence d’un kangourou. Rien de charmant à voir comme ce léger animal courant sur la cime des arbres à la façon d’un écureuil.

«Ce n’est pas encore un oiseau, disait Paganel, mais ce n’est déjà plus un quadrupède.»

Cependant, ces animaux n’étaient pas les derniers habitants de la montagne. À neuf mille pieds, sur la limite des neiges perpétuelles, vivaient encore, et par troupes, des ruminants d’une incomparable beauté, l’alpaga au pelage long et soyeux, puis cette sorte de chèvre sans cornes, élégante et fière, dont la laine est fine, et que les naturalistes ont nommée vigogne. Mais il ne fallait pas songer à l’approcher, et c’est à peine s’il était donné de la voir; elle s’enfuyait, on pourrait dire à tire-d’aile, et glissait sans bruit sur les tapis éblouissants de blancheur.

À cette heure, l’aspect des régions était entièrement métamorphosé. De grands blocs de glace éclatants, d’une teinte bleuâtre dans certains escarpements, se dressaient de toutes parts et réfléchissaient les premiers rayons du jour. L’ascension devint très périlleuse alors. On ne s’aventurait plus sans sonder attentivement pour reconnaître les crevasses. Wilson avait pris la tête de la file, et du pied il éprouvait le sol des glaciers. Ses compagnons marchaient exactement sur les empreintes de ses pas, et évitaient d’élever la voix, car le moindre bruit agitant les couches d’air pouvait provoquer la chute des masses neigeuses suspendues à sept ou huit cents pieds au-dessus de leur tête.

Ils étaient alors parvenus à la région des arbrisseaux, qui, deux cent cinquante toises plus haut, cédèrent la place aux graminées et aux cactus. À onze mille pieds, ces plantes elles-mêmes abandonnèrent le sol aride, et toute trace de végétation disparut. Les voyageurs ne s’étaient arrêtés qu’une seule fois, à huit heures, pour réparer leurs forces par un repas sommaire, et, avec un courage surhumain, ils reprirent l’ascension, bravant des dangers toujours croissants. Il fallut enfourcher des arêtes aiguës et passer au-dessus de gouffres que le regard n’osait sonder. En maint endroit, des croix de bois jalonnaient la route et marquaient la place de catastrophes multipliées. Vers deux heures, un immense plateau, sans trace de végétation, une sorte de désert, s’étendit entre des pics décharnés. L’air était sec, le ciel d’un bleu cru; à cette hauteur, les pluies sont inconnues, et les vapeurs ne s’y résolvent qu’en neige ou en grêle. Çà et là, quelques pics de porphyre ou de basalte trouaient le suaire blanc comme les os d’un squelette, et, par instants, des fragments de quartz ou de gneiss, désunis sous l’action de l’air, s’éboulaient avec un bruit mat, qu’une atmosphère peu dense rendait presque imperceptible.

Cependant, la petite troupe, malgré son courage, était à bout de forces. Glenarvan, voyant l’épuisement de ses compagnons, regrettait de s’être engagé si avant dans la montagne. Le jeune Robert se raidissait contre la fatigue, mais il ne pouvait aller plus loin. À trois heures, Glenarvan s’arrêta.

«Il faut prendre du repos, dit-il, car il vit bien que personne ne ferait cette proposition.

—Prendre du repos? répondit Paganel, mais nous n’avons pas d’abri.

—Cependant, c’est indispensable, ne fût-ce que pour Robert.

—Mais non, mylord, répondit le courageux enfant, je puis encore marcher… Ne vous arrêtez pas…

—On te portera, mon garçon, répondit Paganel, mais il faut gagner à tout prix le versant oriental. Là nous trouverons peut-être quelque hutte de refuge. Je demande encore deux heures de marche.

—Est-ce votre avis, à tous? demanda Glenarvan.

—Oui», répondirent ses compagnons.

Mulrady ajouta:

«Je me charge de l’enfant.»

Et l’on reprit la direction de l’est. Ce furent encore deux heures d’une ascension effrayante. On montait toujours pour atteindre les dernières sommités de la montagne.

La raréfaction de l’air produisait cette oppression douloureuse connue sous le nom de «puna». Le sang suintait à travers les gencives et les lèvres par défaut d’équilibre, et peut-être aussi sous l’influence des neiges, qui à une grande hauteur vicient évidemment l’atmosphère. Il fallait suppléer au défaut de sa densité par des inspirations fréquentes, et activer ainsi la circulation, ce qui fatiguait non moins que la réverbération des rayons du soleil sur les plaques de neige. Quelle que fût la volonté de ces hommes courageux, le moment vint donc où les plus vaillants défaillirent, et le vertige, ce terrible mal des montagnes, détruisit non seulement leurs forces physiques, mais aussi leur énergie morale. On ne lutte pas impunément contre des fatigues de ce genre. Bientôt les chutes devinrent fréquentes, et ceux qui tombaient n’avançaient qu’en se traînant sur les genoux.

Or, l’épuisement allait mettre un terme à cette ascension trop prolongée, et Glenarvan ne considérait pas sans terreur l’immensité des neiges, le froid dont elles imprégnaient cette région funeste, l’ombre qui montait vers ces cimes désolées, le défaut d’abri pour la nuit, quand le major l’arrêta, et d’un ton calme:

«Une hutte», dit-il.

Chapitre XIII Descente de la cordillère

Tout autre que Mac Nabbs eût passé cent fois à côté, autour, au-dessus même de cette hutte, sans en soupçonner l’existence. Une extumescence du tapis de neige la distinguait à peine des rocs environnants. Il fallut la déblayer. Après une demi-heure d’un travail opiniâtre, Wilson et Mulrady eurent dégagé l’entrée de la «casucha». Et la petite troupe s’y blottit avec empressement.

Cette casucha, construite par les indiens, était faite «d’adobes», espèce de briques cuites au soleil; elle avait la forme d’un cube de douze pieds sur chaque face, et se dressait au sommet d’un bloc de basalte. Un escalier de pierre conduisait à la porte, seule ouverture de la cahute, et, quelque étroite qu’elle fût, les ouragans, la neige ou la grêle, savaient bien s’y frayer un passage, lorsque les temporales les déchaînaient dans la montagne.

Dix personnes pouvaient aisément y tenir place, et si ses murs n’eussent pas été suffisamment étanches dans la saison des pluies, à cette époque du moins ils garantissaient à peu près contre un froid intense que le thermomètre portait à dix degrés au-dessous de zéro. D’ailleurs, une sorte de foyer avec tuyau de briques fort mal rejointoyées permettait d’allumer du feu et de combattre efficacement la température extérieure.

«Voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est pas confortable. La providence nous y a conduits, et nous ne pouvons faire moins que de l’en remercier.

—Comment donc, répondit Paganel, mais c’est un palais! Il n’y manque que des factionnaires et des courtisans. Nous serons admirablement ici.

—Surtout quand un bon feu flambera dans l’âtre, dit Tom Austin, car si nous avons faim nous n’avons pas moins froid, il me semble, et, pour ma part, un bon fagot me réjouirait plus qu’une tranche de venaison.

—Eh bien, Tom, répondit Paganel, on tâchera de trouver du combustible.

—Du combustible au sommet des cordillères! dit Mulrady en secouant la tête d’un air de doute.

—Puisqu’on a fait une cheminée dans cette casucha, répondit le major, c’est probablement parce qu’on trouve ici quelque chose à brûler.

—Notre ami Mac Nabbs a raison, dit Glenarvan; disposez tout pour le souper; je vais aller faire le métier de bûcheron.

—Je vous accompagne avec Wilson, répondit Paganel.

—Si vous avez besoin de moi?… Dit Robert en se levant.

—Non, repose-toi, mon brave garçon, répondit Glenarvan. Tu seras un homme à l’âge où d’autres ne sont encore que des enfants!»

Glenarvan, Paganel et Wilson sortirent de la casucha. Il était six heures du soir. Le froid piquait vivement malgré le calme absolu de l’atmosphère. Le bleu du ciel s’assombrissait déjà, et le soleil effleurait de ses derniers rayons les hauts pics des plateaux andins. Paganel, ayant emporté son baromètre, le consulta, et vit que le mercure se maintenait à 0, 495 millimètres. La dépression de la colonne barométrique correspondait à une élévation de onze mille sept cents pieds. Cette région des cordillères avait donc une altitude inférieure de neuf cent dix mètres seulement à celle du Mont Blanc. Si ces montagnes eussent présenté les difficultés dont est hérissé le géant de la Suisse, si seulement les ouragans et les tourbillons se fussent déchaînés contre eux, pas un des voyageurs n’eût franchi la grande chaîne du nouveau-monde.

Glenarvan et Paganel, arrivés sur un monticule de porphyre, portèrent leurs regards à tous les points de l’horizon. Ils occupaient alors le sommet des nevados de la Cordillère, et dominaient un espace de quarante milles carrés. À l’est, les versants s’abaissaient en rampes douces par des pentes praticables sur lesquelles les péons se laissent glisser pendant l’espace de plusieurs centaines de toises. Au loin, des traînées longitudinales de pierre et de blocs erratiques, repoussés par le glissement des glaciers, formaient d’immenses lignes de moraines. Déjà la vallée du Colorado se noyait dans une ombre montante, produite par l’abaissement du soleil; les reliefs du terrain, les saillies, les aiguilles, les pics, éclairés par ses rayons, s’éteignaient graduellement, et l’assombrissement se faisait peu à peu sur tout le versant oriental des Andes. Dans l’ouest, la lumière éclairait encore les contreforts qui soutiennent la paroi à pic des flancs occidentaux.

C’était un éblouissement de voir les rocs et les glaciers baignés dans cette irradiation de l’astre du jour. Vers le nord ondulait une succession de cimes qui se confondaient insensiblement et formaient comme une ligne tremblée sous un crayon inhabile. L’œil s’y perdait confusément. Mais au sud, au contraire, le spectacle devenait splendide, et, avec la nuit tombante, il allait prendre de sublimes proportions. En effet, le regard s’enfonçant dans la vallée sauvage du Torbido, dominait l’Antuco, dont le cratère béant se creusait à deux milles de là. Le volcan rugissait comme un monstre énorme, semblable aux léviathans des jours apocalyptiques, et vomissait d’ardentes fumées mêlées à des torrents d’une flamme fuligineuse. Le cirque de montagnes qui l’entourait paraissait être en feu; des grêles de pierres incandescentes, des nuages de vapeurs rougeâtres, des fusées de laves, se réunissaient en gerbes étincelantes. Un immense éclat, qui s’accroissait d’instant en instant, une déflagration éblouissante emplissait ce vaste circuit de ses réverbérations intenses, tandis que le soleil, dépouillé peu à peu de ses lueurs crépusculaires, disparaissait comme un astre éteint dans les ombres de l’horizon.

Paganel et Glenarvan seraient restés longtemps à contempler cette lutte magnifique des feux de la terre et des feux du ciel; les bûcherons improvisés faisaient place aux artistes; mais Wilson, moins enthousiaste, les rappela au sentiment de la situation. Le bois manquait, il est vrai; heureusement, un lichen maigre et sec revêtait les rocs; on en fit une ample provision, ainsi que d’une certaine plante nommée «llaretta», dont la racine pouvait brûler suffisamment. Ce précieux combustible rapporté à la casucha, on l’entassa dans le foyer. Le feu fut difficile à allumer et surtout à entretenir. L’air très raréfié ne fournissait plus assez d’oxygène à son alimentation; du moins ce fut la raison donnée par le major.

«En revanche, ajoutait-il, l’eau n’aura pas besoin de cent degrés de chaleur pour bouillir; ceux qui aiment le café fait avec de l’eau à cent degrés seront forcés de s’en passer, car à cette hauteur l’ébullition se manifestera avant quatre-vingt-dix degrés.»

Mac Nabbs ne se trompait pas, et le thermomètre plongé dans l’eau de la chaudière, dès qu’elle fut bouillante, ne marqua que quatre-vingt-sept degrés. Ce fut avec volupté que chacun but quelques gorgées de café brûlant; quant à la viande sèche, elle parut un peu insuffisante, ce qui provoqua de la part de Paganel une réflexion aussi sensée qu’inutile.

«Parbleu, dit-il, il faut avouer qu’une grillade de lama ne serait pas à dédaigner! on dit que cet animal remplace le bœuf et le mouton, et je serais bien aise de savoir si c’est au point de vue alimentaire!

—Comment! dit le major, vous n’êtes pas content de notre souper, savant Paganel?

—Enchanté, mon brave major; cependant j’avoue qu’un plat de venaison serait le bienvenu.

—Vous êtes un sybarite, dit Mac Nabbs.

—J’accepte le qualificatif, major; mais vous-même, et quoique vous en disiez, vous ne bouderiez pas devant un beefsteak quelconque!

—Cela est probable, répondit le major.

—Et si l’on vous priait d’aller vous poster à l’affût malgré le froid et la nuit, vous iriez sans faire une réflexion?

—Évidemment, et pour peu que cela vous plaise…»

Les compagnons de Mac Nabbs n’avaient pas eu le temps de le remercier et d’enrayer son incessante obligeance, que des hurlements lointains se firent entendre. Ils se prolongeaient longuement. Ce n’étaient pas là des cris d’animaux isolés, mais ceux d’un troupeau qui s’approchait avec rapidité.

La providence, après avoir fourni la cahute, voulait-elle donc offrir le souper? Ce fut la réflexion du géographe. Mais Glenarvan rabattit un peu de sa joie en lui faisant observer que les quadrupèdes de la cordillère ne se rencontrent jamais sur une zone si élevée.

«Alors, d’où vient ce bruit? dit Tom Austin. Entendez-vous comme il s’approche!

—Une avalanche? dit Mulrady.

—Impossible! Ce sont de véritables hurlements, répliqua Paganel.

—Voyons, dit Glenarvan.

—Et voyons en chasseurs», répondit le major qui prit sa carabine.

Tous s’élancèrent hors de la casucha. La nuit était venue, sombre et constellée. La lune ne montrait pas encore le disque à demi rongé de sa dernière phase.

Les sommets du nord et de l’est disparaissaient dans les ténèbres, et le regard ne percevait plus que la silhouette fantastique de quelques rocs dominants. Les hurlements, —des hurlements de bêtes effarées, —redoublaient. Ils venaient de la partie ténébreuse des cordillères. Que se passait-il?

Soudain, une avalanche furieuse arriva, mais une avalanche d’êtres animés et fous de terreur. Tout le plateau sembla s’agiter. De ces animaux, il en venait des centaines, des milliers peut-être, qui, malgré la raréfaction de l’air, produisaient un vacarme assourdissant. Étaient-ce des bêtes fauves de la pampa ou seulement une troupe de lamas et de vigognes? Glenarvan, Mac Nabbs, Robert, Austin, les deux matelots, n’eurent que le temps de se jeter à terre, pendant que ce tourbillon vivant passait à quelques pieds au-dessus d’eux.

Paganel, qui, en sa qualité de nyctalope, se tenait debout pour mieux voir, fut culbuté en un clin d’œil.

En ce moment la détonation d’une arme à feu éclata.

Le major avait tiré au jugé. Il lui sembla qu’un animal tombait à quelques pas de lui, tandis que toute la bande, emportée par son irrésistible élan et redoublant ses clameurs, disparaissait sur les pentes éclairées par la réverbération du volcan.

Les enfants du capitaine Grant

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