Читать книгу Les enfants du capitaine Grant - Jules Verne - Страница 9
Оглавление«Ah! Je les tiens, dit une voix, —la voix de Paganel.
—Et que tenez-vous? demanda Glenarvan.
—Mes lunettes, parbleu! C’est bien le moins qu’on perde ses lunettes dans une pareille bagarre!
—Vous n’êtes pas blessé?…
—Non, un peu piétiné. Mais par qui?
—Par ceci», répondit le major, en traînant après lui l’animal qu’il avait abattu.
Chacun se hâta de regagner la cahute, et à la lueur du foyer on examina le «coup de fusil» de Mac Nabbs.
C’était une jolie bête, ressemblant à un petit chameau sans bosse; elle avait la tête fine, le corps aplati, les jambes longues et grêles, le poil fin, le pelage café au lait, et le dessous du ventre tacheté de blanc. À peine Paganel l’eut-il regardée, qu’il s’écria:
«C’est un guanaque!
—Qu’est-ce que c’est qu’un guanaque? demanda Glenarvan.
—Une bête qui se mange, répondit Paganel.
—Et c’est bon?
—Savoureux. Un mets de l’olympe. Je savais bien que nous aurions de la viande fraîche pour souper. Et quelle viande! Mais qui va découper l’animal?
—Moi, dit Wilson.
—Bien, je me charge de le faire griller, répliqua Paganel.
—Vous êtes donc cuisinier, Monsieur Paganel? dit Robert.
—Parbleu, mon garçon, puisque je suis français! Dans un français il y a toujours un cuisinier.»
Cinq minutes après, Paganel déposa de larges tranches de venaison sur les charbons produits par la racine de llaretta. Dix minutes plus tard, il servit à ses compagnons cette viande fort appétissante sous le nom de «filets de guanaque».
Personne ne fit de façons, et chacun y mordit à pleines dents.
Mais, à la grande stupéfaction du géographe, une grimace générale, accompagnée d’un «pouah» unanime, accueillit la première bouchée.
«C’est horrible! dit l’un.
—Ce n’est pas mangeable!» répliqua l’autre.
Le pauvre savant, quoi qu’il en eût, dut convenir que cette grillade ne pouvait être acceptée, même par des affamés. On commençait donc à lui lancer quelques plaisanteries, qu’il entendait parfaitement, du reste, et à dauber son «mets de l’olympe»; lui-même cherchait la raison pour laquelle cette chair de guanaque, véritablement bonne et très estimée, était devenue détestable entre ses mains, quand une réflexion subite traversa son cerveau.
«J’y suis, s’écria-t-il! Eh parbleu! J’y suis, j’ai trouvé!
—Est-ce que c’est de la viande trop avancée? demanda tranquillement Mac Nabbs.
—Non, major intolérant, mais de la viande qui a trop marché!
Comment ai-je pu oublier cela?
—Que voulez-vous dire? Monsieur Paganel, demanda Tom Austin.
—Je veux dire que le guanaque n’est bon que lorsqu’il a été tué au repos; si on le chasse longtemps, s’il fournit une longue course, sa chair n’est plus mangeable. Je puis donc affirmer au goût que cet animal venait de loin, et par conséquent le troupeau tout entier.
—Vous êtes certain de ce fait? dit Glenarvan.
—Absolument certain.
—Mais quel événement, quel phénomène a pu effrayer ainsi ces animaux et les chasser à l’heure où ils devraient être paisiblement endormis dans leur gîte?
—À cela, mon cher Glenarvan, dit Paganel, il m’est impossible de vous répondre. Si vous m’en croyez, allons dormir sans en chercher plus long. Pour mon compte, je meurs de sommeil. Dormons-nous, major?
—Dormons, Paganel.»
Sur ce, chacun s’enveloppa de son poncho, le feu fut ravivé pour la nuit, et bientôt dans tous les tons et sur tous les rythmes s’élevèrent des ronflements formidables, au milieu desquels la basse du savant géographe soutenait l’édifice harmonique.
Seul, Glenarvan ne dormit pas. De secrètes inquiétudes le tenaient dans un état de fatigante insomnie. Il songeait involontairement à ce troupeau fuyant dans une direction commune, à son effarement inexplicable. Les guanaques ne pouvaient être poursuivis par des bêtes fauves.
À cette hauteur, il n’y en a guère, et de chasseurs encore moins. Quelle terreur les précipitait donc vers les abîmes de l’Antuco, et quelle en était la cause? Glenarvan avait le pressentiment d’un danger prochain.
Cependant, sous l’influence d’un demi-assoupissement, ses idées se modifièrent peu à peu, et les craintes firent place à l’espérance. Il se vit au lendemain, dans la plaine des Andes. Là devaient commencer véritablement ses recherches, et le succès n’était peut-être pas loin. Il songea au capitaine Grant, à ses deux matelots délivrés d’un dur esclavage.
Ces images passaient rapidement devant son esprit, à chaque instant distrait par un pétillement du feu, une étincelle crépitant dans l’air, une flamme vivement oxygénée qui éclairait la face endormie de ses compagnons, et agitait quelque ombre fuyante sur les murs de la casucha. Puis, ses pressentiments revenaient avec plus d’intensité. Il écoutait vaguement les bruits extérieurs, difficiles à expliquer sur ces cimes solitaires?
À un certain moment, il crut surprendre des grondements éloignés, sourds, menaçants, comme les roulements d’un tonnerre qui ne viendrait pas du ciel. Or, ces grondements ne pouvaient appartenir qu’à un orage déchaîné sur les flancs de la montagne, à quelques milles pieds au-dessous de son sommet.
Glenarvan voulut constater le fait, et sortit.
La lune se levait alors. L’atmosphère était limpide et calme. Pas un nuage, ni en haut, ni en bas. Çà et là, quelques reflets mobiles des flammes de l’Antuco. Nul orage, nul éclair. Au zénith étincelaient des milliers d’étoiles. Pourtant les grondements duraient toujours: ils semblaient se rapprocher et courir à travers la chaîne des Andes. Glenarvan rentra plus inquiet, se demandant quel rapport existait entre ces ronflements souterrains et la fuite des guanaques. Y avait-il là un effet et une cause? Il regarda sa montre, qui marquait deux heures du matin.
Cependant, n’ayant point la certitude d’un danger immédiat, il n’éveilla pas ses compagnons, que la fatigue tenait pesamment endormis, et il tomba lui-même dans une lourde somnolence qui dura plusieurs heures.
Tout d’un coup, de violents fracas le remirent sur pied. C’était un assourdissant vacarme, comparable au bruit saccadé que feraient d’innombrables caissons d’artillerie roulant sur un pavé sonore. Soudain Glenarvan sentit le sol manquer à ses pieds; il vit la casucha osciller et s’entr’ouvrir.
«Alerte!» s’écria-t-il.
Ses compagnons, tous réveillés et renversés pêle-mêle, étaient entraînés sur une pente rapide.
Le jour se levait alors, et la scène était effrayante. La forme des montagnes changeait subitement: les cônes se tronquaient; les pics chancelants disparaissaient comme si quelque trappe s’entr’ouvrait sous leur base. Par suite d’un phénomène particulier aux cordillères, un massif, large de plusieurs milles, se déplaçait tout entier et glissait vers la plaine.
«Un tremblement de terre!» s’écria Paganel.
Il ne se trompait pas. C’était un de ces cataclysmes fréquents sur la lisière montagneuse du Chili, et précisément dans cette région où Copiapo a été deux fois détruit, et Santiago renversé quatre fois en quatorze ans. Cette portion du globe est travaillée par les feux de la terre, et les volcans de cette chaîne d’origine récente n’offrent que d’insuffisantes soupapes à la sortie des vapeurs souterraines. De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de «tremblores».
Cependant, ce plateau auquel se cramponnaient sept hommes accrochés à des touffes de lichen, étourdis, épouvantés, glissait avec la rapidité d’un express, c’est-à-dire une vitesse de cinquante milles à l’heure. Pas un cri n’était possible, pas un mouvement pour fuir ou s’enrayer. On n’aurait pu s’entendre. Les roulements intérieurs, le fracas des avalanches, le choc des masses de granit et de basalte, les tourbillons d’une neige pulvérisée, rendaient toute communication impossible. Tantôt, le massif dévalait sans heurts ni cahots; tantôt, pris d’un mouvement de tangage et de roulis comme le pont d’un navire secoué par la houle, côtoyant des gouffres dans lesquels tombaient des morceaux de montagne, déracinant les arbres séculaires, il nivelait avec la précision d’une faux immense toutes les saillies du versant oriental.
Que l’on songe à la puissance d’une masse pesant plusieurs milliards de tonnes, lancée avec une vitesse toujours croissante sous un angle de cinquante degrés.
Ce que dura cette chute indescriptible, nul n’aurait pu l’évaluer. À quel abîme elle devait aboutir, nul n’eût osé le prévoir. Si tous étaient là, vivants, ou si l’un d’eux gisait déjà au fond d’un abîme, nul encore n’aurait pu le dire. Étouffés par la vitesse de la course, glacés par l’air froid qui les pénétrait, aveuglés par les tourbillons de neige, ils haletaient, anéantis, presque inanimés, et ne s’accrochaient aux rocs que par un suprême instinct de conservation.
Tout d’un coup, un choc d’une incomparable violence les arracha de leur glissant véhicule. Ils furent lancés en avant et roulèrent sur les derniers échelons de la montagne. Le plateau s’était arrêté net.
Pendant quelques minutes, nul ne bougea. Enfin, l’un se releva étourdi du coup, mais ferme encore, —le major. Il secoua la poussière qui l’aveuglait, puis il regarda autour de lui. Ses compagnons, étendus dans un cercle restreint, comme les grains de plomb d’un fusil qui ont fait balle, étaient renversés les uns sur les autres.
Le major les compta. Tous, moins un, gisaient sur le sol. Celui qui manquait, c’était Robert Grant.
Chapitre XIV Le coup de fusil de la providence
Le versant oriental de la cordillère des Andes est fait de longues pentes qui vont se perdre insensiblement à la plaine, sur laquelle une portion du massif s’était subitement arrêtée. Dans cette contrée nouvelle, tapissée de pâturages épais, hérissée d’arbres magnifiques, un nombre incalculable de ces pommiers plantés au temps de la conquête étincelaient de fruits dorés et formaient des forêts véritables. C’était un coin de l’opulente Normandie jeté dans les régions platéennes, et, en toute autre circonstance, l’œil d’un voyageur eût été frappé de cette transition subite du désert à l’oasis, des cimes neigeuses aux prairies verdoyantes, de l’hiver à l’été.
Le sol avait repris, d’ailleurs, une immobilité absolue. Le tremblement de terre s’était apaisé, et sans doute les forces souterraines exerçaient plus loin leur action dévastatrice, car la chaîne des Andes est toujours en quelque endroit agitée ou tremblante. Cette fois, la commotion avait été d’une violence extrême. La ligne des montagnes se trouvait entièrement modifiée. Un panorama nouveau de cimes, de crêtes et de pics se découpait sur le fond bleu du ciel, et le guide des pampas y eût en vain cherché ses points de repère accoutumés.
Une admirable journée se préparait; les rayons du soleil, sorti de son lit humide du Pacifique, glissaient sur les plaines argentines et se plongeaient déjà dans les flots de l’autre océan. Il était huit heures du matin.
Lord Glenarvan et ses compagnons, ranimés par les soins du major, revinrent peu à peu à la vie. En somme, ils avaient subi un étourdissement effroyable, mais rien de plus. La cordillère était descendue, et ils n’auraient eu qu’à s’applaudir d’un moyen de locomotion dont la nature avait fait tous les frais, si l’un d’eux, le plus faible, un enfant, Robert Grant, n’eût manqué à l’appel.
Chacun l’aimait, ce courageux garçon, Paganel qui s’était particulièrement attaché à lui, le major malgré sa froideur, tous, et surtout Glenarvan.
Ce dernier, quand il apprit la disparition de Robert, fut désespéré. Il se représentait le pauvre enfant englouti dans quelque abîme, et appelant d’une voix inutile celui qu’il nommait son second père.
«Mes amis, mes amis, dit-il en retenant à peine ses larmes, il faut le chercher, il faut le retrouver! Nous ne pouvons l’abandonner ainsi! Pas une vallée, pas un précipice, pas un abîme qui ne doive être fouillé jusqu’au fond! on m’attachera par une corde! on m’y descendra! Je le veux, vous m’entendez! Je le veux! Fasse le ciel que Robert respire encore! Sans lui, comment oserions-nous retrouver son père, et de quel droit sauver le capitaine Grant, si son salut a coûté la vie à son enfant!»
Les compagnons de Glenarvan l’écoutaient sans répondre; ils sentaient qu’il cherchait dans leur regard quelque lueur d’espérance, et ils baissaient les yeux.
«Eh bien, reprit Glenarvan, vous m’avez entendu! Vous vous taisez!
Vous n’espérez plus rien! Rien!»
Il y eut quelques instants de silence; puis, Mac Nabbs prit la parole et dit:
«Qui de vous, mes amis, se rappelle à quel instant Robert a disparu?»
À cette demande, aucune réponse ne fut faite.
«Au moins, reprit le major, vous me direz près de qui se trouvait l’enfant pendant la descente de la cordillère?
—Près de moi, répondit Wilson.
—Eh bien, jusqu’à quel moment l’as-tu vu près de toi? Rappelle tes souvenirs. Parle.
—Voici tout ce dont je me souviens, répondit Wilson. Robert Grant était encore à mes côtés, la main crispée à une touffe de lichen, moins de deux minutes avant le choc qui a terminé notre descente.
—Moins de deux minutes! Fais bien attention, Wilson, les minutes ont dû te paraître longues!
—Ne te trompes-tu pas?
—Je ne crois pas me tromper… C’est bien cela… Moins de deux minutes!
—Bon! dit Mac Nabbs. Et Robert se trouvait-il placé à ta gauche ou à ta droite?
—À ma gauche. Je me rappelle que son poncho fouettait ma figure.
—Et toi, par rapport à nous, tu étais placé?…
—Également sur la gauche.
—Ainsi, Robert n’a pu disparaître que de ce côté, dit le major, se tournant vers la montagne et indiquant sa droite. J’ajouterai qu’en tenant compte du temps écoulé depuis sa disparition, l’enfant doit être tombé sur la partie de la montagne comprise entre le sol et deux milles de hauteur. C’est là qu’il faut le chercher, en nous partageant les différentes zones, et c’est là que nous le retrouverons.»
Pas une parole ne fut ajoutée. Les six hommes, gravissant les pentes de la cordillère, s’échelonnèrent sur sa croupe à diverses hauteurs et commencèrent leur exploration. Ils se maintenaient constamment à droite de la ligne de descente, fouillant les moindres fissures, descendant au fond des précipices comblés en partie par les débris du massif, et plus d’un en sortit les vêtements en lambeaux, les pieds et les mains ensanglantés, après avoir exposé sa vie. Toute cette portion des Andes, sauf quelques plateaux inaccessibles, fut scrupuleusement fouillée pendant de longues heures, sans qu’aucun de ces braves gens songeât à prendre du repos. Vaines recherches.
L’enfant avait trouvé non seulement la mort dans la montagne, mais aussi un tombeau dont la pierre, faite de quelque roc énorme, s’était à jamais refermée sur lui.
Vers une heure, Glenarvan et ses compagnons, brisés, anéantis, se retrouvaient au fond de la vallée.
Glenarvan était en proie à une douleur violente; il parlait à peine, et de ses lèvres sortaient ces seuls mots entrecoupés de soupirs:
«Je ne m’en irai pas! Je ne m’en irai pas!»
Chacun comprit cette obstination devenue une idée fixe, et la respecta.
«Attendons, dit Paganel au major et à Tom Austin. Prenons quelque repos, et réparons nos forces. Nous en avons besoin, soit pour recommencer nos recherches, soit pour continuer notre route.
—Oui, répondit Mac Nabbs, et restons, puisque Edward veut demeurer! Il espère. Mais qu’espère-t-il?
—Dieu le sait, dit Tom Austin.
—Pauvre Robert!» répondit Paganel en s’essuyant les yeux.
Les arbres poussaient en grand nombre dans la vallée.
Le major choisit un groupe de hauts caroubiers, sous lesquels il fit établir un campement provisoire.
Quelques couvertures, les armes, un peu de viande séchée et du riz, voilà ce qui restait aux voyageurs. Un rio coulait non loin, qui fournit une eau encore troublée par l’avalanche. Mulrady alluma du feu sur l’herbe, et bientôt il offrit à son maître une boisson chaude et réconfortante. Mais Glenarvan la refusa et demeura étendu sur son poncho dans une profonde prostration.
La journée se passa ainsi. La nuit vint, calme et tranquille comme la nuit précédente. Pendant que ses compagnons demeuraient immobiles, quoique inassoupis, Glenarvan remonta les pentes de la cordillère. Il prêtait l’oreille, espérant toujours qu’un dernier appel parviendrait jusqu’à lui. Il s’aventura loin, haut, seul, collant son oreille contre terre, écoutant et comprimant les battements de son cœur, appelant d’une voix désespérée.
Pendant toute la nuit, le pauvre lord erra dans la montagne. Tantôt Paganel, tantôt le major le suivaient, prêts à lui porter secours sur les crêtes glissantes et au bord des gouffres où l’entraînait son inutile imprudence. Mais ses derniers efforts furent stériles, et à ces cris mille fois jetés de «Robert! Robert!» l’écho seul répondit en répétant ce nom regretté.
Le jour se leva. Il fallut aller chercher Glenarvan sur les plateaux éloignés, et, malgré lui, le ramener au campement. Son désespoir était affreux. Qui eût osé lui parler de départ et lui proposer de quitter cette vallée funeste? Cependant, les vivres manquaient. Non loin devaient se rencontrer les guides argentins annoncés par le muletier, et les chevaux nécessaires à la traversée des pampas. Revenir sur ses pas offrait plus de difficultés que marcher en avant. D’ailleurs, c’était à l’océan Atlantique que rendez-vous avait été donné au Duncan. Toutes les raisons graves ne permettaient pas un plus long retard, et, dans l’intérêt de tous, l’heure de partir ne pouvait être reculée.
Ce fut Mac Nabbs qui tenta d’arracher Glenarvan à sa douleur. Longtemps il parla sans que son ami parût l’entendre. Glenarvan secouait la tête.
Quelques mots, cependant, entr’ouvrirent ses lèvres.
«Partir? dit-il.
—Oui! Partir.
—Encore une heure!
—Oui, encore une heure», répondit le digne major.
Et, l’heure écoulée, Glenarvan demanda en grâce qu’une autre heure lui fût accordée. On eût dit un condamné implorant une prolongation d’existence.
Ce fut ainsi jusqu’à midi environ. Alors Mac Nabbs, de l’avis de tous, n’hésita plus, et dit à Glenarvan qu’il fallait partir, et que d’une prompte résolution dépendait la vie de ses compagnons.
«Oui! oui! répondit Glenarvan. Partons! partons!»
Mais, en parlant ainsi, ses yeux se détournaient de Mac Nabbs; son regard fixait un point noir dans les airs. Soudain, sa main se leva et demeura immobile comme si elle eût été pétrifiée.
«Là! Là, dit-il, voyez! Voyez!»
Tous les regards se portèrent vers le ciel, et dans la direction si impérieusement indiquée. En ce moment, le point noir grossissait visiblement. C’était un oiseau qui planait à une hauteur incommensurable.
«Un condor, dit Paganel.
—Oui, un condor, répondit Glenarvan. Qui sait? Il vient! Il descend! Attendons!»
Qu’espérait Glenarvan? Sa raison s’égarait-elle?
«Qui sait?» avait-il dit.
Paganel ne s’était pas trompé. Le condor devenait plus visible d’instants en instants. Ce magnifique oiseau, jadis révéré des incas, est le roi des Andes méridionales. Dans ces régions, il atteint un développement extraordinaire.
Sa force est prodigieuse, et souvent il précipite des bœufs au fond des gouffres. Il s’attaque aux moutons, aux chevaux, aux jeunes veaux errants par les plaines, et les enlève dans ses serres à de grandes hauteurs. Il n’est pas rare qu’il plane à vingt mille pieds au-dessus du sol, c’est-à-dire à cette limite que l’homme ne peut pas franchir. De là, invisible aux meilleures vues, ce roi des airs promène un regard perçant sur les régions terrestres, et distingue les plus faibles objets avec une puissance de vision qui fait l’étonnement des naturalistes.
Qu’avait donc vu ce condor? Un cadavre, celui de Robert Grant!» Qui sait?» répétait Glenarvan, sans le perdre du regard. L’énorme oiseau s’approchait, tantôt planant, tantôt tombant avec la vitesse des corps inertes abandonnés dans l’espace. Bientôt il décrivit des cercles d’un large rayon, à moins de cent toises du sol. On le distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze pieds d’envergure. Ses ailes puissantes le portaient sur le fluide aérien presque sans battre, car c’est le propre des grands oiseaux de voler avec un calme majestueux, tandis que pour les soutenir dans l’air il faut aux insectes mille coups d’ailes par seconde.
Le major et Wilson avaient saisi leur carabine, Glenarvan les arrêta d’un geste. Le condor enlaçait dans les replis de son vol une sorte de plateau inaccessible situé à un quart de mille sur les flancs de la cordillère. Il tournait avec une rapidité vertigineuse, ouvrant, refermant ses redoutables serres, et secouant sa crête cartilagineuse.
«C’est là! Là!» s’écria Glenarvan.
Puis, soudain, une pensée traversa son esprit.
«Si Robert est encore vivant! s’écria-t-il en poussant une exclamation terrible, cet oiseau… Feu! Mes amis! Feu!»
Mais il était trop tard. Le condor s’était dérobé derrière de hautes saillies de roc. Une seconde s’écoula, une seconde que l’aiguille dut mettre un siècle à battre! Puis l’énorme oiseau reparut pesamment chargé et s’élevant d’un vol plus lourd.
Un cri d’horreur se fit entendre. Aux serres du condor un corps inanimé apparaissait suspendu et ballotté, celui de Robert Grant. L’oiseau l’enlevait par ses vêtements et se balançait dans les airs à moins de cent cinquante pieds au-dessus du campement; il avait aperçu les voyageurs, et, cherchant à s’enfuir avec sa lourde proie, il battait violemment de l’aile les couches atmosphériques.
«Ah! s’écria Glenarvan, que le cadavre de Robert se brise sur ces rocs, plutôt que de servir…»
Il n’acheva pas, et, saisissant la carabine de Wilson, il essaya de coucher en joue le condor.
Mais son bras tremblait. Il ne pouvait fixer son arme. Ses yeux se troublaient.
«Laissez-moi faire», dit le major.
Et l’œil calme, la main assurée, le corps immobile, il visa l’oiseau qui se trouvait déjà à trois cents pieds de lui.
Mais il n’avait pas encore pressé la gâchette de sa carabine, qu’une détonation retentit dans le fond de la vallée; une fumée blanche fusa entre deux masses de basalte, et le condor, frappé à la tête, tomba peu à peu en tournoyant, soutenu par ses grandes ailes déployées qui formaient parachute. Il n’avait pas lâché sa proie, et ce fut avec une certaine lenteur qu’il s’affaissa sur le sol, à dix pas des berges du ruisseau.
«À nous! à nous!» dit Glenarvan.
Et sans chercher d’où venait ce coup de fusil providentiel, il se précipita vers le condor. Ses compagnons le suivirent en courant.
Quand ils arrivèrent, l’oiseau était mort, et le corps de Robert disparaissait sous ses larges ailes. Glenarvan se jeta sur le cadavre de l’enfant, l’arracha aux serres de l’oiseau, l’étendit sur l’herbe, et pressa de son oreille la poitrine de ce corps inanimé.
Jamais plus terrible cri de joie ne s’échappa de lèvres humaines, qu’à ce moment où Glenarvan se releva en répétant:
«Il vit! Il vit encore!»
En un instant, Robert fut dépouillé de ses vêtements, et sa figure baignée d’eau fraîche. Il fit un mouvement, il ouvrit les yeux, il regarda, il prononça quelques paroles, et ce fut pour dire:
«Ah! vous, mylord… Mon père!…»
Glenarvan ne put répondre; l’émotion l’étouffait, et, s’agenouillant, il pleura près de cet enfant si miraculeusement sauvé.
Chapitre XV L’espagnol de Jacques Paganel
Après l’immense danger auquel il venait d’échapper, Robert en courut un autre, non moins grand, celui d’être dévoré de caresses. Quoiqu’il fût bien faible encore, pas un de ces braves gens ne résista au désir de le presser sur son cœur. Il faut croire que ces bonnes étreintes ne sont pas fatales aux malades, car l’enfant n’en mourut pas. Au contraire.
Mais après le sauvé, on pensa au sauveur, et ce fut naturellement le major qui eut l’idée de regarder autour de lui. À cinquante pas du rio, un homme d’une stature très élevée se tenait immobile sur un des premiers échelons de la montagne. Un long fusil reposait à ses pieds. Cet homme, subitement apparu, avait les épaules larges, les cheveux longs et rattachés avec des cordons de cuir. Sa taille dépassait six pieds. Sa figure bronzée était rouge entre les yeux et la bouche, noire à la paupière inférieure, et blanche au front. Vêtu à la façon des patagons des frontières, l’indigène portait un splendide manteau décoré d’arabesques rouges, fait avec le dessous du cou et des jambes d’un guanaque, cousu de tendons d’autruche, et dont la laine soyeuse était retournée à l’extérieur. Sous son manteau s’appliquait un vêtement de peau de renard serré à la taille, et qui par devant se terminait en pointe. À sa ceinture pendait un petit sac renfermant les couleurs qui lui servaient à peindre son visage. Ses bottes étaient formées d’un morceau de cuir de bœuf, et fixées à la cheville par des courroies croisées régulièrement.
La figure de ce patagon était superbe et dénotait une réelle intelligence, malgré le bariolage qui la décorait. Il attendait dans une pose pleine de dignité. À le voir immobile et grave sur son piédestal de rochers, on l’eût pris pour la statue du sang-froid.
Le major, dès qu’il l’eut aperçu, le montra à Glenarvan, qui courut à lui. Le patagon fit deux pas en avant. Glenarvan prit sa main et la serra dans les siennes. Il y avait dans le regard du lord, dans l’épanouissement de sa figure, dans toute sa physionomie un tel sentiment de reconnaissance, une telle expression de gratitude, que l’indigène ne put s’y tromper. Il inclina doucement la tête, et prononça quelques paroles que ni le major ni son ami ne purent comprendre.
Alors, le patagon, après avoir regardé attentivement les étrangers, changea de langage; mais, quoi qu’il fît, ce nouvel idiome ne fut pas plus compris que le premier. Cependant, certaines expressions dont se servit l’indigène frappèrent Glenarvan. Elles lui parurent appartenir à la langue espagnole, dont il connaissait quelques mots usuels.
«Espanol?» dit-il.
Le patagon remua la tête de haut en bas, mouvement alternatif qui a la même signification affirmative chez tous les peuples.
«Bon, fit le major, voilà l’affaire de notre ami Paganel. Il est heureux qu’il ait eu l’idée d’apprendre l’espagnol!»
On appela Paganel. Il accourut aussitôt, et salua le Patagon avec une grâce toute française, à laquelle celui-ci n’entendit probablement rien. Le savant géographe fut mis au courant de la situation.
«Parfait», dit-il.
Et, ouvrant largement la bouche afin de mieux articuler, il dit:
«Vos sois un homem de bem!»
L’indigène tendit l’oreille, et ne répondit rien.
«Il ne comprend pas, dit le géographe.
—Peut-être n’accentuez-vous pas bien? Répliqua le major.
—C’est juste. Diable d’accent!»
Et de nouveau Paganel recommença son compliment.
Il obtint le même succès.
«Changeons de phrase», dit-il, et, prononçant avec une lenteur magistrale, il fit entendre ces mots:
«Sem duvida, um patagâo.»
L’autre resta muet comme devant.
«Dizeime!» ajouta Paganel.
Le patagon ne répondit pas davantage.
«Vos compriendeis?» cria Paganel si violemment qu’il faillit s’en rompre les cordes vocales.
Il était évident que l’indien ne comprenait pas, car il répondit, mais en espagnol:
«No comprendo.»
Ce fut au tour de Paganel d’être ébahi, et il fit vivement aller ses lunettes de son front à ses yeux, comme un homme agacé.
«Que je sois pendu, dit-il, si j’entends un mot de ce patois infernal! C’est de l’araucanien, bien sûr!
—Mais non, répondit Glenarvan, cet homme a certainement répondu en espagnol.»
Et se tournant vers le patagon:
«Espanol? répéta-t-il.
—Si, si!» répondit l’indigène.
La surprise de Paganel devint de la stupéfaction.
Le major et Glenarvan se regardaient du coin de l’œil.
«Ah çà! Mon savant ami, dit le major, pendant qu’un demi-sourire se dessinait sur ses lèvres, est-ce que vous auriez commis une de ces distractions dont vous me paraissez avoir le monopole?
—Hein! fit le géographe en dressant l’oreille.
—Oui! Il est évident que ce patagon parle l’espagnol…
—Lui?
—Lui! Est-ce que, par hasard, vous auriez appris une autre langue, en croyant étudier…»
Mac Nabbs n’acheva pas. Un «oh!» vigoureux du savant, accompagné de haussements d’épaules, le coupa net.
«Major, vous allez un peu loin, dit Paganel d’un ton assez sec.
—Enfin, puisque vous ne comprenez pas! répondit Mac Nabbs.
—Je ne comprends pas, parce que cet indigène parle mal! répliqua le géographe, qui commençait à s’impatienter.
—C’est-à-dire qu’il parle mal parce que vous ne comprenez pas, riposta tranquillement le major.
—Mac Nabbs, dit alors Glenarvan, c’est là une supposition inadmissible. Quelque distrait que soit notre ami Paganel, on ne peut supposer que ses distractions aient été jusqu’à apprendre une langue pour une autre!
—Alors, mon cher Edward, ou plutôt vous, mon brave Paganel, expliquez-moi ce qui se passe ici.
—Je n’explique pas, répondit Paganel, je constate. Voici le livre dans lequel je m’exerce journellement aux difficultés de la langue espagnole! Examinez-le, major, et vous verrez si je vous en impose!»
Ceci dit, Paganel fouilla dans ses nombreuses poches; après quelques minutes de recherches, il en tira un volume en fort mauvais état, et le présenta d’un air assuré.
Le major prit le livre et le regarda:
«Eh bien, quel est cet ouvrage? demanda-t-il.
—Ce sont les Lusiades, répondit Paganel, une admirable épopée, qui…
—Les Lusiades! s’écria Glenarvan.
—Oui, mon ami, les Lusiades du grand Camoëns, ni plus ni moins!
—Camoëns, répéta Glenarvan, mais, malheureux ami, Camoëns est un portugais! C’est le portugais que vous apprenez depuis six semaines!
—Camoëns! Lusiades! portugais!…»
Paganel ne put pas en dire davantage. Ses yeux se troublèrent sous ses lunettes, tandis qu’un éclat de rire homérique éclatait à ses oreilles, car tous ses compagnons étaient là qui l’entouraient.
Le patagon ne sourcillait pas; il attendait patiemment l’explication d’un incident absolument incompréhensible pour lui.
«Ah! Insensé! Fou! dit enfin Paganel. Comment! Cela est ainsi? Ce n’est point une invention faite à plaisir? J’ai fait cela, moi? Mais c’est la confusion des langues, comme à Babel! Ah! Mes amis! Mes amis! Partir pour les Indes et arriver au Chili! Apprendre l’espagnol et parler le portugais, cela est trop fort, et si cela continue, un jour il m’arrivera de me jeter par la fenêtre au lieu de jeter mon cigare!»
À entendre Paganel prendre ainsi sa mésaventure, à voir sa comique déconvenue, il était impossible de garder son sérieux. D’ailleurs, il donnait l’exemple.
«Riez, mes amis! disait-il, riez de bon cœur! Vous ne rirez pas tant de moi que j’en ris moi-même!»
Et il fit entendre le plus formidable éclat de rire qui soit jamais sorti de la bouche d’un savant.
«Il n’en est pas moins vrai que nous sommes sans interprète, dit le major.
—Oh! Ne vous désolez pas, répondit Paganel; le portugais et l’espagnol se ressemblent tellement que je m’y suis trompé; mais aussi, cette ressemblance me servira à réparer promptement mon erreur, et avant peu je veux remercier ce digne patagon dans la langue qu’il parle si bien.»
Paganel avait raison, car bientôt il put échanger quelques mots
avec l’indigène; il apprit même que le patagon se nommait
Thalcave, mot qui dans la langue araucanienne signifie «Le
Tonnant».
Ce surnom lui venait sans doute de son adresse à manier des armes à feu.
Mais ce dont Glenarvan se félicita particulièrement, ce fut d’apprendre que le patagon était guide de son métier, et guide des pampas. Il y avait dans cette rencontre quelque chose de si providentiel, que le succès de l’entreprise prit déjà la forme d’un fait accompli, et personne ne mit plus en doute le salut du capitaine Grant. Cependant, les voyageurs et le patagon étaient retournés auprès de Robert.
Celui-ci tendit les bras vers l’indigène, qui, sans prononcer une parole, lui mit la main sur la tête.
Il examina l’enfant et palpa ses membres endoloris.
Puis, souriant, il alla cueillir sur les bords du rio quelques poignées de céleri sauvage dont il frotta le corps du malade. Sous ce massage fait avec une délicatesse infinie, l’enfant sentit ses forces renaître, et il fut évident que quelques heures de repos suffiraient à le remettre.
On décida donc que cette journée et la nuit suivante se passeraient au campement. Deux graves questions, d’ailleurs, restaient à résoudre, touchant la nourriture et le transport. Vivres et mulets manquaient également. Heureusement, Thalcave était là. Ce guide, habitué à conduire les voyageurs le long des frontières patagones, et l’un des plus intelligents baqueanos du pays, se chargea de fournir à Glenarvan tout ce qui manquait à sa petite troupe. Il lui offrit de le conduire à une «tolderia» d’indiens, distante de quatre milles au plus, où se trouveraient les choses nécessaires à l’expédition. Cette proposition fut faite moitié par gestes, moitié en mots espagnols, que Paganel parvint à comprendre. Elle fut acceptée.
Aussitôt, Glenarvan et son savant ami, prenant congé de leurs compagnons, remontèrent le rio sous la conduite du patagon.
Ils marchèrent d’un bon pas pendant une heure et demie, et à grandes enjambées, pour suivre le géant Thalcave. Toute cette région andine était charmante et d’une opulente fertilité. Les gras pâturages se succédaient l’un à l’autre, et eussent nourri sans peine une armée de cent mille ruminants.
De larges étangs, liés entre eux par l’inextricable lacet des rios, procuraient à ces plaines une verdoyante humidité. Des cygnes à tête noire s’y ébattaient capricieusement et disputaient l’empire des eaux à de nombreuses autruches qui gambadaient à travers les llanos. Le monde des oiseaux était fort brillant, fort bruyant aussi, mais d’une variété merveilleuse. Les «isacas», gracieuses tourterelles grisâtres au plumage strié de blanc, et les cardinaux jaunes s’épanouissaient sur les branches d’arbres comme des fleurs vivantes; les pigeons voyageurs traversaient l’espace, tandis que toute la gent emplumée des moineaux, les «chingolos», les «hilgueros» et les «monjitas», se poursuivant à tire-d’aile, remplissaient l’air de cris pétillants.
Jacques Paganel marchait d’admiration en admiration; les interjections sortaient incessamment de ses lèvres, à l’étonnement du patagon, qui trouvait tout naturel qu’il y eût des oiseaux par les airs, des cygnes sur les étangs et de l’herbe dans les prairies. Le savant n’eut pas à regretter sa promenade, ni à se plaindre de sa durée. Il se croyait à peine parti, que le campement des indiens s’offrait à sa vue.
Cette tolderia occupait le fond d’une vallée étranglée entre les contreforts des Andes. Là vivaient, sous des cabanes de branchages, une trentaine d’indigènes nomades paissant de grands troupeaux de vaches laitières, de moutons, de bœufs et de chevaux. Ils allaient ainsi d’un pâturage à un autre, et trouvaient la table toujours servie pour leurs convives à quatre pattes.
Type hybride des races d’Araucans, de Pehuenches et d’Aucas, ces ando-péruviens, de couleur olivâtre, de taille moyenne, de formes massives, au front bas, à la face presque circulaire, aux lèvres minces, aux pommettes saillantes, aux traits efféminés, à la physionomie froide, n’eussent pas offert aux yeux d’un anthropologiste le caractère des races pures.
C’étaient, en somme, des indigènes peu intéressants.
Mais Glenarvan en voulait à leur troupeau, non à eux. Du moment qu’ils avaient des bœufs et des chevaux, il n’en demandait pas davantage.
Thalcave se chargea de la négociation, qui ne fut pas longue. En échange de sept petits chevaux de race argentine tout harnachés, d’une centaine de livres de charqui ou viande séchée, de quelques mesures de riz et d’outres de cuir pour l’eau, les indiens, à défaut de vin ou de rhum, qu’ils eussent préféré, acceptèrent vingt onces d’or, dont ils connaissaient parfaitement la valeur. Glenarvan voulait acheter un huitième cheval pour le patagon, mais celui-ci lui fit comprendre que c’était inutile.
Ce marché terminé, Glenarvan prit congé de ses nouveaux «fournisseurs», suivant l’expression de Paganel, et il revint au campement en moins d’une demi-heure. Son arrivée fut saluée par des acclamations qu’il voulut bien rapporter à qui de droit, c’est-à-dire aux vivres et aux montures.
Chacun mangea avec appétit. Robert prit quelques aliments; ses forces lui étaient presque entièrement revenues.
La fin de la journée se passa dans un repos complet.
On parla un peu de tout, des chères absentes, du Duncan, du capitaine John Mangles, de son brave équipage, d’Harry Grant, qui n’était pas loin peut-être.
Quant à Paganel, il ne quittait pas l’indien; il se faisait l’ombre de Thalcave. Il ne se sentait pas d’aise de voir un vrai patagon, auprès duquel il eût passé pour un nain, un patagon qui pouvait presque rivaliser avec cet empereur Maximin et ce nègre du Congo vu par le savant Van Der Brock, hauts de huit pieds tous les deux! Puis il assommait le grave indien de phrases espagnoles, et celui-ci se laissait faire. Le géographe étudiait, sans livre cette fois. On l’entendait articuler des mots retentissants à l’aide du gosier, de la langue et des mâchoires.
«Si je n’attrape pas l’accent, répétait-il au major, il ne faudra pas m’en vouloir! Mais qui m’eût dit qu’un jour ce serait un patagon qui m’apprendrait l’espagnol?»
Chapitre XVI Le rio-Colorado
Le lendemain 22 octobre, à huit heures, Thalcave donna le signal du départ. Le sol argentin, entre le vingt-deuxième et le quarante-deuxième degré, s’incline de l’ouest à l’est; les voyageurs n’avaient plus qu’à descendre une pente douce jusqu’à la mer.
Quand le patagon refusa le cheval que lui offrait Glenarvan, celui-ci pensa qu’il préférait aller à pied, suivant l’habitude de certains guides, et certes, ses longues jambes devaient lui rendre la marche facile. Mais Glenarvan se trompait.
Au moment de partir, Thalcave siffla d’une façon particulière. Aussitôt un magnifique cheval argentin, de superbe taille, sortit d’un petit bois peu éloigné, et se rendit à l’appel de son maître.
L’animal était d’une beauté parfaite; sa couleur brune indiquait une bête de fond, fière, courageuse et vive; il avait la tête légère et finement attachée, les naseaux largement ouverts, l’œil ardent, les jarrets larges, le garrot bien sorti, la poitrine haute, les paturons longs, c’est-à-dire toutes les qualités qui font la force et la souplesse. Le major, en parfait connaisseur, admira sans réserve cet échantillon de la race pampéenne, auquel il trouva certaines ressemblances avec le «hunter».
Anglais. Ce bel animal s’appelait «Thaouka», c’est-à-dire «oiseau» en langue patagone, et il méritait ce nom à juste titre.
Lorsque Thalcave fut en selle, son cheval bondit sous lui. Le patagon, écuyer consommé, était magnifique à voir. Son harnachement comportait les deux instruments de chasse usités dans la plaine argentine, les «bolas» et le «lazo». Les bolas consistent en trois boules réunies ensemble par une courroie de cuir, attachée à l’avant du recado.
L’indien les lance souvent à cent pas de distance sur l’animal ou l’ennemi qu’il poursuit, et avec une précision telle, qu’elles s’enroulent autour de ses jambes et l’abattent aussitôt. C’est donc entre ses mains un instrument redoutable, et il le manie avec une surprenante habileté. Le lazo, au contraire, n’abandonne pas la main qui le brandit. Il se compose uniquement d’une corde longue de trente pieds, formée par la réunion de deux cuirs bien tressés, et terminée par un nœud coulant qui glisse dans un anneau de fer. C’est ce nœud coulant que lance la main droite, tandis que la gauche tient le reste du lazo, dont l’extrémité est fixée fortement à la selle. Une longue carabine mise en bandoulière complétait les armes offensives du patagon.
Thalcave, sans remarquer l’admiration produite par sa grâce naturelle, son aisance et sa fière désinvolture, prit la tête de la troupe, et l’on partit, tantôt au galop, tantôt au pas des chevaux, auxquels l’allure du trot semblait être inconnue.
Robert montait avec beaucoup de hardiesse, et rassura promptement
Glenarvan sur son aptitude à se tenir en selle.
Au pied même de la cordillère commence la plaine des pampas. Elle peut se diviser en trois parties.
La première s’étend depuis la chaîne des Andes sur un espace de deux cent cinquante milles, couvert d’arbres peu élevés et de buissons. La seconde, large de quatre cent cinquante milles, est tapissée d’une herbe magnifique, et s’arrête à cent quatre-vingts milles de Buenos-Ayres. De ce point à la mer, le pas du voyageur foule d’immenses prairies de luzernes et de chardons.
C’est la troisième partie des pampas.
En sortant des gorges de la cordillère, la troupe de Glenarvan rencontra d’abord une grande quantité de dunes de sable appelées «medanos», véritables vagues incessamment agitées par le vent, lorsque la racine des végétaux ne les enchaîne pas au sol.
Ce sable est d’une extrême finesse; aussi le voyait-on, au moindre souffle, s’envoler en ébroussins légers, ou former de véritables trombes qui s’élevaient à une hauteur considérable. Ce spectacle faisait à la fois le plaisir et le désagrément des yeux: le plaisir, car rien n’était plus curieux que ces trombes errant par la plaine, luttant, se confondant, s’abattant, se relevant dans un désordre inexprimable; le désagrément, car une poussière impalpable se dégageait de ces innombrables medanos, et pénétrait à travers les paupières, si bien fermées qu’elles fussent.
Ce phénomène dura pendant une grande partie de la journée sous l’action des vents du nord. On marcha rapidement néanmoins, et, vers six heures, les cordillères, éloignées de quarante milles, présentaient un aspect noirâtre déjà perdu dans les brumes du soir.
Les voyageurs étaient un peu fatigués de leur route, qui pouvait être estimée à trente-huit milles. Aussi virent-ils avec plaisir arriver l’heure du coucher.
Ils campèrent sur les bords du rapide Neuquem, un rio torrentueux aux eaux troubles, encaissé dans de hautes falaises rouges. Le Neuquem est nommé Ramid ou Comoe par certains géographes, et prend sa source au milieu de lacs que les indiens seuls connaissent.
La nuit et la journée suivante n’offrirent aucun incident digne d’être relaté. On allait vite et bien. Un sol uni une température supportable rendaient facile la marche en avant. Vers midi, cependant, le soleil fut prodigue de rayons très chauds. Le soir venu, une barre de nuages raya l’horizon du sud-ouest, symptôme assuré d’un changement de temps. Le patagon ne pouvait s’y méprendre, et du doigt il indiqua au géographe la zone occidentale du ciel.
«Bon! Je sais», dit Paganel, et s’adressant à ses compagnons: «voilà ajouta-t-il, un changement de temps qui se prépare. Nous allons avoir un coup de pampero.»
Et il expliqua que ce pampero est fréquent dans les plaines argentines. C’est un vent du sud-ouest très sec. Thalcave ne s’était pas trompé, et pendant la nuit, qui fut assez pénible pour des gens abrités d’un simple poncho, le pampero souffla avec une grande force. Les chevaux se couchèrent sur le sol, et les hommes s’étendirent près d’eux en groupe serré. Glenarvan craignait d’être retardé si cet ouragan se prolongeait; mais Paganel le rassura, après avoir consulté son baromètre.
«Ordinairement, lui dit-il, le pampero crée des tempêtes de trois jours que la dépression du mercure indique d’une façon certaine. Mais quand, au contraire, le baromètre remonte, —et c’est le cas, —On en est quitte pour quelques heures de rafales furieuses. Rassurez-vous donc, mon cher ami, au lever du jour le ciel aura repris sa pureté habituelle.
—Vous parlez comme un livre, Paganel, répondit Glenarvan.
—Et j’en suis un, répliqua Paganel. Libre à vous de me feuilleter tant qu’il vous plaira.»
Le livre ne se trompait pas. À une heure du matin, le vent tomba subitement, et chacun put trouver dans le sommeil un repos réparateur. Le lendemain, on se levait frais et dispos, Paganel surtout, qui faisait craquer ses articulations avec un bruit joyeux et s’étirait comme un jeune chien.
Ce jour était le vingt-quatrième d’octobre, et le dixième depuis le départ de Talcahuano.
Quatre-vingt-treize milles séparaient encore les voyageurs du point où le rio-Colorado coupe le trente-septième parallèle, c’est-à-dire trois jours de voyage. Pendant cette traversée du continent américain, lord Glenarvan guettait avec une scrupuleuse attention l’approche des indigènes. Il voulait les interroger au sujet du capitaine Grant par l’intermédiaire du patagon, avec lequel Paganel, d’ailleurs, commençait à s’entretenir suffisamment. Mais on suivait une ligne peu fréquentée des indiens, car les routes de la pampa qui vont de la république argentine aux cordillères sont situées plus au nord.
Aussi, indiens errants ou tribus sédentaires vivant sous la loi des caciques ne se rencontraient pas.
Si, d’aventure, quelque cavalier nomade apparaissait au loin, il s’enfuyait rapidement, peu soucieux d’entrer en communication avec des inconnus. Une pareille troupe devait sembler suspecte à quiconque se hasardait seul dans la plaine, au bandit dont la prudence s’alarmait à la vue de huit hommes bien armés et bien montés, comme au voyageur qui, par ces campagnes désertes, pouvait voir en eux des gens mal intentionnés. De là, une impossibilité absolue de s’entretenir avec les honnêtes gens ou les pillards.
C’était à regretter de ne pas se trouver en face d’une bande de «rastreadores», dût-on commencer la conversation à coups de fusil. Cependant, si Glenarvan, dans l’intérêt de ses recherches, eut à regretter l’absence des indiens, un incident se produisit qui vint singulièrement justifier l’interprétation du document.
Plusieurs fois la route suivie par l’expédition coupa des sentiers de la pampa, entre autres une route assez importante, —celle de Carmen à Mendoza, —reconnaissable aux ossements d’animaux domestiques, de mulets, de chevaux, de moutons ou de bœufs, qui la jalonnaient de leurs débris désagrégés sous le bec des oiseaux de proie et blanchis à l’action décolorante de l’atmosphère. Ils étaient là par milliers, et sans doute plus d’un squelette humain y confondait sa poussière avec la poussière des plus humbles animaux.
Jusqu’alors Thalcave n’avait fait aucune observation sur la route rigoureusement suivie. Il comprenait, cependant, que, ne se reliant à aucune voie des pampas, elle n’aboutissait ni aux villes, ni aux villages, ni aux établissements des provinces argentines.
Chaque matin, on marchait vers le soleil levant, sans s’écarter de la ligne droite, et chaque soir le soleil couchant se trouvait à l’extrémité opposée de cette ligne. En sa qualité de guide, Thalcave devait donc s’étonner de voir que non seulement il ne guidait pas, mais qu’on le guidait lui-même.
Cependant, s’il s’en étonna, ce fut avec la réserve naturelle aux indiens, et à propos de simples sentiers négligés jusqu’alors, il ne fit aucune observation.
Mais ce jour-là, arrivé à la susdite voie de communication, il arrêta son cheval et se tourna vers Paganel:
«Route de Carmen, dit-il.
—Eh bien, oui, mon brave patagon, répondit le géographe dans son plus pur espagnol, route de Carmen à Mendoza.
—Nous ne la prenons pas? reprit Thalcave.
—Non, répliqua Paganel.
—Et nous allons?
—Toujours à l’est.
—C’est aller nulle part.
—Qui sait?»
Thalcave se tut et regarda le savant d’un air profondément surpris. Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantât le moins du monde. Un indien, toujours sérieux, ne pense jamais qu’on ne parle pas sérieusement.
«Vous n’allez donc pas à Carmen? Ajouta-t-il après un instant de silence.
—Non, répondit Paganel.
—Ni à Mendoza?
—Pas davantage.»
En ce moment, Glenarvan, ayant rejoint Paganel, lui demanda ce que disait Thalcave, et pourquoi il s’était arrêté.
«Il m’a demandé si nous allions soit à Carmen, soit à Mendoza, répondit Paganel, et il s’étonne fort de ma réponse négative à sa double question.
—Au fait, notre route doit lui paraître fort étrange reprit
Glenarvan.
—Je le crois. Il dit que nous n’allons nulle part.
—Eh bien, Paganel, est-ce que vous ne pourriez pas lui expliquer le but de notre expédition, et quel intérêt nous avons à marcher toujours vers l’est?
—Ce sera fort difficile, répondit Paganel, car un indien n’entend rien aux degrés terrestres, et l’histoire du document sera pour lui une histoire fantastique.
—Mais, dit sérieusement le major, sera-ce l’histoire qu’il ne comprendra pas, ou l’historien?
—Ah! Mac Nabbs, répliqua Paganel, voilà que vous doutez encore de mon espagnol!
—Eh bien, essayez, mon digne ami.
—Essayons.»
Paganel retourna vers le patagon et entreprit un discours fréquemment interrompu par le manque de mots, par la difficulté de traduire certaines particularités, et d’expliquer à un sauvage à demi ignorant des détails fort peu compréhensibles pour lui.
Le savant était curieux à voir. Il gesticulait, il articulait, il se démenait de cent façons, et des gouttes de sueur tombaient en cascade de son front à sa poitrine. Quand la langue n’alla plus, le bras lui vint en aide. Paganel mit pied à terre, et là, sur le sable, il traça une carte géographique où se croisaient des latitudes et des longitudes, où figuraient les deux océans, où s’allongeait la route de Carmen. Jamais professeur ne fut dans un tel embarras. Thalcave regardait ce manège d’un air tranquille, sans laisser voir s’il comprenait ou non. La leçon du géographe dura plus d’une demi-heure. Puis il se tut, épongea son visage qui fondait en eau, et regarda le patagon.
«A-t-il compris? demanda Glenarvan.
—Nous verrons bien, répondit Paganel, mais s’il n’a pas compris, j’y renonce.»
Thalcave ne bougeait pas. Il ne parlait pas davantage. Ses yeux restaient attachés aux figures tracées sur le sable, que le vent effaçait peu à peu.
«Eh bien?» lui demanda Paganel.
Thalcave ne parut pas l’entendre. Paganel voyait déjà un sourire ironique se dessiner sur les lèvres du major, et, voulant en venir à son honneur, il allait recommencer avec une nouvelle énergie ses démonstrations géographiques, quand le patagon l’arrêta d’un geste.
«Vous cherchez un prisonnier? dit-il.
—Oui, répondit Paganel.
—Et précisément sur cette ligne comprise entre le soleil qui se couche et le soleil qui se lève, ajouta Thalcave, en précisant par une comparaison à la mode indienne la route de l’ouest à l’est.
—Oui, oui, c’est cela.
—Et c’est votre dieu, dit le patagon, qui a confié aux flots de la vaste mer les secrets du prisonnier?
—Dieu lui-même.
—Que sa volonté s’accomplisse alors, répondit Thalcave avec une certaine solennité, nous marcherons dans l’est, et s’il le faut, jusqu’au soleil!»
Paganel, triomphant dans la personne de son élève, traduisit immédiatement à ses compagnons les réponses de l’indien.
«Quelle race intelligente! Ajouta-t-il. Sur vingt paysans de mon pays, dix-neuf n’auraient rien compris à mes explications.»
Glenarvan engagea Paganel à demander au patagon s’il avait entendu dire que des étrangers fussent tombés entre les mains d’indiens des pampas.
Paganel fit la demande, et attendit la réponse.
«Peut-être», dit le patagon.
À ce mot immédiatement traduit, Thalcave fut entouré des sept voyageurs. On l’interrogeait du regard.
Paganel, ému, et trouvant à peine ses mots, reprit cet interrogatoire si intéressant, tandis que ses yeux fixés sur le grave indien essayaient de surprendre sa réponse avant qu’elle ne sortît de ses lèvres.
Chaque mot espagnol du patagon, il le répétait en anglais, de telle sorte que ses compagnons l’entendaient parler, pour ainsi dire, dans leur langue naturelle.
«Et ce prisonnier? demanda Paganel.
—C’était un étranger, répondit Thalcave, un européen.
—Vous l’avez vu?
—Non, mais il est parlé de lui dans les récits des indiens.
C’était un brave! Il avait un cœur de taureau!
—Un cœur de taureau! dit Paganel. Ah!
Magnifique langue patagone! Vous comprenez, mes amis! Un homme courageux!
—Mon père!» s’écria Robert Grant.
Puis, s’adressant à Paganel:
«Comment dit-on «c’est mon père» en espagnol? lui demanda-t-il.
—Es mio padre», répondit le géographe.
Aussitôt Robert, prenant les mains de Thalcave, dit d’une voix douce:
«Es mio padre!
—Suo padre!» répondit le patagon, dont le regard s’éclaira.
Il prit l’enfant dans ses bras, l’enleva de son cheval, et le considéra avec la plus curieuse sympathie. Son visage intelligent était empreint d’une paisible émotion.
Mais Paganel n’avait pas terminé son interrogatoire.
Ce prisonnier, où était-il? Que faisait-il? Quand Thalcave en avait-il entendu parler? Toutes ces questions se pressaient à la fois dans son esprit.
Les réponses ne se firent pas attendre, et il apprit que l’européen était esclave de l’une des tribus indiennes qui parcourent le pays entre le Colorado et le rio Negro.
«Mais où se trouvait-il en dernier lieu? demanda Paganel.
—Chez le cacique Calfoucoura, répondit Thalcave.
—Sur la ligne suivie par nous jusqu’ici?
—Oui.
—Et quel est ce cacique?
—Le chef des indiens-poyuches, un homme à deux langues, un homme à deux cœurs!
—C’est-à-dire faux en parole et faux en action, dit Paganel, après avoir traduit à ses compagnons cette belle image de la langue patagone. —et pourrons-nous délivrer notre ami? Ajouta-t-il.
—Peut-être, s’il est encore aux mains des indiens.
—Et quand en avez-vous entendu parler?
—Il y a longtemps, et, depuis lors, le soleil a ramené déjà deux étés dans le ciel des pampas!»
La joie de Glenarvan ne peut se décrire. Cette réponse concordait exactement avec la date du document. Mais une question restait à poser à Thalcave. Paganel la fit aussitôt.
«Vous parlez d’un prisonnier, dit-il, est-ce qu’il n’y en avait pas trois?
—Je ne sais, répondit Thalcave.
—Et vous ne connaissez rien de la situation actuelle?
—Rien.»
Ce dernier mot termina la conversation. Il était possible que les trois prisonniers fussent séparés depuis longtemps. Mais ce qui résultait des renseignements donnés par le patagon, c’est que les indiens parlaient d’un européen tombé en leur pouvoir. La date de sa captivité, l’endroit même où il devait être, tout, jusqu’à la phrase patagone employée pour exprimer son courage, se rapportait évidemment au capitaine Harry Grant. Le lendemain 25 octobre, les voyageurs reprirent avec une animation nouvelle la route de l’est. La plaine, toujours triste et monotone, formait un de ces espaces sans fin qui se nomment «travesias» dans la langue du pays. Le sol argileux, livré à l’action des vents, présentait une horizontalité parfaite; pas une pierre, pas un caillou même, excepté dans quelques ravins arides et desséchés, ou sur le bord des mares artificielles creusées de la main des indiens. À de longs intervalles apparaissaient des forêts basses à cimes noirâtres que perçaient çà et là des caroubiers blancs dont la gousse renferme une pulpe sucrée, agréable et rafraîchissante; puis, quelques bouquets de térébinthes, des «chanares», des genêts sauvages, et toute espèce d’arbres épineux dont la maigreur trahissait déjà l’infertilité du sol.
Le 26, la journée fut fatigante. Il s’agissait de gagner le rio-Colorado. Mais les chevaux, excités par leurs cavaliers, firent une telle diligence, que le soir même, par 69° 45’ de longitude, ils atteignirent le beau fleuve des régions pampéennes. Son nom indien, le Cobu-Leubu, signifie «grande rivière», et, après un long parcours, il va se jeter dans l’Atlantique. Là, vers son embouchure, se produit une particularité curieuse, car alors la masse de ses eaux diminue en s’approchant de la mer, soit par imbibition, soit par évaporation, et la cause de ce phénomène n’est pas encore parfaitement déterminée.
En arrivant au Colorado, le premier soin de Paganel fut de se baigner «géographiquement».
Dans ses eaux colorées par une argile rougeâtre. Il fut surpris de les trouver aussi profondes, résultat uniquement dû à la fonte des neiges sous le premier soleil de l’été. De plus, la largeur du fleuve était assez considérable pour que les chevaux ne pussent le traverser à la nage. Fort heureusement, à quelques centaines de toises en amont se trouvait un pont de clayonnage soutenu par des lanières de cuir et suspendu à la mode indienne. La petite troupe put donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche.
Avant de s’endormir, Paganel voulut prendre un relèvement exact du Colorado, et il le pointa sur sa carte avec un soin particulier, à défaut du Yarou-Dzangbo-Tchou, qui coulait sans lui dans les montagnes du Tibet.
Pendant les deux journées suivantes, celles du 27 et du 28 octobre, le voyage s’accomplit sans incidents. Même monotonie et même stérilité du terrain. Jamais paysage ne fut moins varié, jamais panorama plus insignifiant.
Cependant, le sol devint très humide. Il fallut passer des «canadas», sortes de bas-fonds inondés, et des «esteros», lagunes permanentes encombrées d’herbes aquatiques. Le soir, les chevaux s’arrêtèrent au bord d’un vaste lac, aux eaux fortement minéralisées, l’Ure-Lanquem, nommé «lac amer» par les indiens, qui fut en 1862 témoin de cruelles représailles des troupes argentines.
On campa à la manière accoutumée, et la nuit aurait été bonne, n’eût été la présence des singes, des allouates et des chiens sauvages. Ces bruyants animaux, sans doute en l’honneur, mais, à coup sûr, pour le désagrément des oreilles européennes, exécutèrent une de ces symphonies naturelles que n’eût pas désavouée un compositeur de l’avenir.
Chapitre XVII Les pampas
La Pampasie argentine s’étend du trente-quatrième au quarantième degré de latitude australe. Le mot «pampa», d’origine araucanienne, signifie «plaine d’herbes», et s’applique justement à cette région.
Les mimosées arborescentes de sa partie occidentale, les herbages substantiels de sa partie orientale, lui donnent un aspect particulier. Cette végétation prend racine dans une couche de terre qui recouvre le sol argilo-sableux, rougeâtre ou jaune. Le géologue trouverait des richesses abondantes, s’il interrogeait ces terrains de l’époque tertiaire.
Là gisent en quantités infinies des ossements antédiluviens que les indiens attribuent à de grandes races de tatous disparues, et sous cette poussière végétale est enfouie l’histoire primitive de ces contrées.
La pampa américaine est une spécialité géographique, comme les savanes des grands-lacs ou les steppes de la Sibérie. Son climat a des chaleurs et des froids plus extrêmes que celui de la province de Buenos-Ayres, étant plus continental. Car, suivant l’explication que donna Paganel, la chaleur de l’été emmagasinée dans l’océan qui l’absorbe est lentement restituée par lui pendant l’hiver. De là cette conséquence, que les îles ont une température plus uniforme que l’intérieur des continents. Aussi, le climat de la Pampasie occidentale n’a-t-il pas cette égalité qu’il présente sur les côtes, grâce au voisinage de l’Atlantique. Il est soumis à de brusques excès, à des modifications rapides qui font incessamment sauter d’un degré à l’autre les colonnes thermométriques. En automne, c’est-à-dire pendant les mois d’avril et de mai, les pluies y sont fréquentes et torrentielles. Mais, à cette époque de l’année, le temps était très sec et la température fort élevée.