Читать книгу La petite maîtresse de maison - Julie Gouraud - Страница 9

Babet en classe. — M. Caton. — Maria et Charlot.

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Une semaine s’est écoulée. Voici Babet armée du livre de dépense: Il faut compter, mademoiselle Poupoule! Je n’ai presque plus d’argent, et votre maman n’aime pas les dettes. Notre dîner de cérémonie a porté un rude coup aux provisions.

Force est à Pauline de se rendre à l’invitation de Babet. Elle ouvre du bout des doigts l’agenda qui exhale un parfum de clous de girofle et de poivre; elle éternue trois fois: «Babet, pourquoi ton livre sent-il si fort? C’est insupportable! Bon! je n’ai pas de mouchoir!

— Dame! Mon livre ne loge pas dans un joli pupitre comme ton cahier d’écriture! Mon pupitre, à moi, c’est le tiroir de ma table de cuisine. Si je savais compter et écrire comme toi, je ferais mes affaires toute seule.

— Il faut apprendre, ma mie!

— Apprendre à soixante ans passés! C’est vrai qu’il n’y a que mes pieds d’engourdis, mais c’est égal, je ne m’en fais pas accroire: ma tête doit être dure comme mon billot.»

Pauline garda le silence pendant un quart de minute, puis elle dit gravement: «Babet, tu as entendu quelquefois maman me recommander d’apprendre ma leçon d’histoire?

— Pour ça, oui, je l’ai même entendue te dire que tu ne la savais pas.

— Ceci est un détail. Sais-tu ce que j’apprends?

— Pardine! je ne suis pas encore si innocente, mademoiselle: tu apprends des histoires.

— Écoute-moi, ma pauvre Babette: l’histoire est le récit de tout ce qui s’est passé depuis le commencement du monde....

— Miséricorde! Ils veulent te mettre tout ça dans la tête? mais tu en mourras!

— Calme-toi, ne crains pas que tout y entre. On raconte les bonnes et les mauvaises actions des hommes....

— Ah! bien sûr qu’il y en a plus de mauvaises que de bonnes!

— Babet, écoute-moi donc! J’ai à te dire une chose importante.

—.... Voyons

— Eh bien, ma mie, j’apprends des batailles dans mes livres,... je sais aussi qu’il y a des savants qui ont étudié toute leur vie, qui ont fait des découvertes....

— Mais ma Poule, je n’ai pas besoin de savoir tout ça; je te dirai même que ça m’est égal.

— Laisse-moi seulement te dire qu’un certain monsieur Caton a appris le grec à quatre-vingts ans! n’aie pas peur; je ne sais pas le grec, ainsi je ne te l’apprendrai pas. Mais cela te prouve que si Caton a appris le grec à quatre-vingts ans, tu peux, avec de la bonne volonté, apprendre à lire et à écrire.

— Laisse-moi tranquille: à soixante ans!

— N’as-tu pas entendu dire qu’on apprend à tout âge? Babet, ma petite Babet, je t’en prie, laisse-moi te donner une leçon d’écriture. Quelle gloire pour nous deux!

— J’ai bien le temps! voilà les poules qui chantent, allons plutôt dénicher les œufs.

— Babet, je te prie, je te supplie, mais si tu résistes,... j’userai de mes droits de maîtresse de maison.»

Si la servante ne savait pas écrire, elle ne manquait pas d’esprit. Elle fit des conditions à son tour: on commencerait d’abord par la dépense.

Pauline prend résolûment la plume; elle n’hésite pas.

«Il me semble que tu vas un peu de travers, mademoiselle!

— Ce n’est rien: dis-toujours.»

La maîtresse de maison ne se tirait pas trop mal d’une dictée; la grammaire lui avait communiqué quelques-uns de ses secrets et de ses caprices; mais le vocabulaire de la cuisine lui était peu familier; elle ne sortit d’embarras qu’en ayant recours à des abréviations tout aussi incompréhensibles. Pauline recommença l’addition six fois de suite; et toujours Babet disait: tu te trompes. Toutes deux croyaient avoir raison. Enfin elles se mirent à compter sur leurs doigts et arrivèrent à un résultat satisfaisant.

«C’est ça que j’aimerais de savoir compter

— Ambitieuse!

— Si seulement tu le savais....

— Babet tu me manques de respect.

— Ne nous fichons pas: Eh bien! ma leçon d’écriture? Un quart d’heure, pas davantage.»

Pauline a vite préparé la table; elle sacrifie une page de son cahier.

La vieille bonne met ses lunettes et laisse Pauline placer la plume dans sa main. Il s’agissait de faire des bâtons.

Cet exercice ne plut pas à Babet; si elle avait consenti à prendre une leçon, c’était dans l’espoir d’écrire tout de suite en fin; cinq minutes avaient suffi pour épuiser sa patience; elle éprouva une. véritable joie en voyant entrer M. Lemoine.

La vieille bonne met ses lunettes. (Page 32.)


L’apparition du maître rappela à Pauline qu’elle n’avait pas ouvert un livre de la semaine, et voulant s’épargner des reproches, elle s’accusa elle-même et fit preuve ensuite d’une application qui ne lui était pas ordinaire.

Deux heures s’écoulèrent paisiblement. M. Lemoine s’avoua satisfait et prit congé de son élève.

Pauline montait gravement l’escalier, lorsque le bruit d’une voiture la fit descendre en toute hâte.

C’était la comtesse Duparc, une aimable voisine qui venait savoir des nouvelles des voyageuses. Pauline lui fit les honneurs du salon comme une petite femme. Sur son ordre, Philippe apporta un plateau garni des meilleurs rafraîchissements.

Mme Duparc admirait la gracieuse enfant, lorsque celle-ci eut la fâcheuse idée de s’excuser de sa toilette un peu négligée.

La bonne maman éclata de rire: «Très-joli! très-joli! à dix ans, s’excuser de sa toilette! Cela promet pour l’avenir.»

La comtesse s’arrêta en voyant les joues pourpres de Pauline, et lui dit du ton le plus amical: «Chère petite amie, je vous ai vue souvent dans cette blouse légère qui convient si bien à vos jeux

— Madame, je ne joue plus depuis que maman et Mathilde sont parties.

— C’est un tort, ma belle, il ne faut pas vous attrister ainsi.

— M’attrister, madame! oh! non! Je suis maîtresse de maison: je commande, je fais ce que je veux, je me promène en voiture découverte avec papa.

— Et vous trouvez fort agréable de faire votre volonté ?

— Oui, madame.

— Pauvre enfant!»

Pauline devint sérieuse et crut devoir ajouter:

«Je serai contente aussi lorsque maman reviendra. Vous le croyez bien, madame?

— Assurément. A votre âge, j’aimais à me donner de l’importance. Plus tard, je perdis mon père et ma mère, et je ne m’en suis jamais consolée.

— Vous avez encore du chagrin, madame?

— Cela vous surprend, mon enfant? Une mère manque toujours. Je suis sûre qu’il y a des instants où vous regrettez de ne pas avoir été du voyage des Pyrénées.

— Pas du tout. Papa est ici, je suis souvent dans son cabinet; je le soigne bien; je lui fais des surprises; il m’embrasse. Je m’aperçois que sa petite maîtresse de maison l’amuse beaucoup.»

Tout en causant, la douairière avait pris son tricot: «Je n’ai pas de temps à perdre; cet immense gilet est pour un bonhomme qui me fait ses commandes chaque année. Savez-vous tricoter, mon cœur?

— Oui, madame, mais j’ai perdu une aiguille dans le jardin, et je n’en ai pas d’autre.

— Qu’à cela ne tienne; j’ai de tout dans mon sac: tenez, en voici une.

La voisine était une de ces femmes rares qui, arrivées à la vieillesse, se souviennent sans douleur d’avoir été jeunes et se plaisent à revivre dans les autres. Son attrait pour l’enfance lui faisait comme un devoir de ne jamais perdre l’occasion de placer un bon conseil.

C’était la première fois, depuis le départ de sa mère, que Pauline était assise hors le temps de ses leçons. Elle tricotait avec la grâce naturelle aux petites filles du Midi. Cette invitation au travail l’avait d’abord surprise, puis elle trouva un certain plaisir à se donner un air de grande personne.

Justine profita de la présence de Mme Duparc pour demander la permission d’aller voir sa sœur à une lieue de la Roche.

Pauline mit pour condition de ne pas rentrer tard.

La présence de l’aimable voisine avait été une agréable distraction, et ce fut avec regret que notre petite fille la vit partir. Babet étant venue dire qu’il n’y avait presque plus de sucre et qu’il fallait écrire à l’épicier, Paulette conçut la pensée de faire d’abondantes provisions de tout genre.

Et comme Babet ne réclamait qu’un pain de sucre, Pauline s’écria: «Qu’est-ce que cela pour une maison comme la nôtre!»

Vainement la servante affirma-t-elle que les autres provisions n’étaient pas épuisées; pour toute réponse Pauline se mit gravement devant sa table, prit une plume neuve et écrivit plusieurs billets qu’elle remit au facteur.

Quoi qu’il en soit, mademoiselle trouvait le temps long. La solitude n’était pas de son goût. Son père s’occupait bien d’elle, sans doute, mais il affectait d’avoir de grands travaux, qui ne pouvaient être négligés.

La maîtresse de maison faisait de fréquentes visites à la cuisine; elle persécutait Babet pour sa leçon d’écriture, tandis que M. Lemoine était froidement reçu. Averti par les parents, le maître prenait patience sans négliger son devoir.

Le jardinier était le moins endurant. Il entrait en fureur lorsque mademoiselle avait cueilli un bouquet sans discernement, sans le consulter. Sa consolation était de voir mûrir ses fruits, car depuis l’histoire des primeurs, les espaliers étaient respectés.

Cependant, Justine, tout au plaisir de se trouver en famille, oublia l’heure et ne rentra qu’au moment où Pauline elle-même venait de faire une promenade en voiture.

La gravité d’emprunt avait été mise de côté pendant cette promenade. Pauline avait ri et folâtré ; elle avait été reçue par les métayers de son père avec toutes sortes de politesses; on avait cueilli les plus belles fleurs du jardin pour mademoiselle, et un chardonneret, qui avait attiré son attention, lui avait été offert.

La petite égoïste ne songea pas que si Justine rentrait tard, c’est qu’elle aussi s’était amusée. A peine descendue de voiture, elle monta chez la femme de chambre et lui adressa de vifs reproches. «Je vais écrire à maman, il ne faut pas qu’elle ignore votre conduite.»

Justine était dans son tort; c’est sans doute pourquoi les paroles d’une enfant de dix ans la troublèrent profondément: des larmes, elle passa aux sanglots. La maîtresse de maison ne s’était pas attendue à un si beau succès; elle s’en effraya et revint sur la sentence qu’elle avait imprudemment prononcée.

Ce fut en vain: Justine pleurait encore plus fort. La douce voix de Pauline était dominée par les sanglots de la femme de chambre. La maîtresse atterrée, confondue, se mit de la partie. La chambre retentissait de lamentations et de cris.

M. Séverac entra brusquement. «Qu’est-il arrivé, Justine? Ma fille, parlez donc!

— Papa.... Justine est rentrée trop tard.... je l’ai grondée.... Je lui ai pardonné, elle pleure encore davantage; alors moi aussi je pleure.»

Ce ne fut pas sans peine que M. Séverac retint un éclat de rire. Il résuma la question ainsi: «Justine a manqué à son devoir, et toi, ma fille, tu as manqué d’indulgence. Laisse Justine à ses réflexions, et viens souper.»

Resté seul avec Pauline, son père lui dit: «Tu as compromis ton autorité par un acte d’égoïsme. Pourquoi reprocher à cette brave fille d’avoir prolongé le plaisir d’être avec sa sœur, tandis que tu étais si heureuse de t’amuser? Ce n’est pas bien, Paulette; si ta mère et ta sœur sont aimées et respectées de nos gens, c’est qu’elles sont justes et indulgentes.

— Mais, papa, Justine n’est pas gentille avec moi; elle n’aime pas les enfants. Les autres domestiques sont bien différents, je vous assure.

— C’est à toi de gagner son affection par la politesse et la douceur.»

Le lendemain, maîtresse et femme de chambre étaient au mieux.

Pauline était seule dans le salon, lorsque Babet vint lui dire qu’une pauvre femme demandait à parler à madame.

«Eh bien! ma mie, madame, c’est mademoiselle. As-tu la tête dure! J’y vais.»

Une femme portant une cape de drap rouge, selon l’usage du pays, ployait sous le poids d’un gros ballot; deux enfants étaient à ses côtés.

«Oh! qu’ils sont gentils!» s’écria Pauline; et elle les embrassa, sans souci de la poussière qui couvrait leur visage.

«Votre maman n’est pas ici, mademoiselle, ni M. votre père non plus....

— Me comptez-vous pour rien, ma mie?

— Non, mademoiselle..., mais ce n’est pas la même chose....

— Absolument la même chose: que désirez-vous?

— Nous sommes métayers; et voilà que pour la troisième fois, depuis six ans, la grêle dévaste nos champs. Alors le maître nous a renvoyés, disant que nous lui portons malheur. Mon homme en a eu tant de chagrin qu’il est tombé malade. On l’a fait entrer à l’hôpital d’Agen, d’où je suis venue à petites journées avec Maria et Charlot; nous allons de village en village, de château en château. Quelquefois on me chasse, on m’appelle bohémienne; mais il y a partout des âmes charitables, et comme votre maman est connue trente lieues à la ronde pour son bon cœur, mon homme m’a dit: Jeanne, aie du courage, va jusqu’à la Roche.... Et madame n’y est pas!

— Vous n’aurez pas à souffrir de l’absence de maman. C’est votre bon ange qui vous a conduite ici: je suis maîtresse de maison.»

La pauvre femme ne paraissait pas convaincue.

«Montrez-moi de la toile. Est-elle bonne? Combien vous en reste-t-il?

— Pour trente francs, mademoiselle.

— Tout cela pour trente francs! Comme c’est bon marché ! Babet, prends cette toile.

— Mais, mademoiselle, quoique je sois bien contente, j’ai peur que votre maman ne vous gronde à cause de moi.

— Quelle idée! maman sera enchantée de mon emplette. Je vous aime déjà beaucoup. On va vous servir un bon plat d’escodon (maïs), du lard et des confitures. J’entends que vous fassiez un bon déjeuner; ensuite vos enfants viendront jouer avec moi dans l’avenue. Allez à la cuisine causer avec Babet; moi j’emmène Maria et Charlot; je veux vous faire une surprise. Nous reviendrons bientôt: n’ayez pas peur.»

La petite maîtresse de maison ne pouvait pas inspirer de frayeur à l’étrangère. Cette jolie mine rose, ces beaux yeux bleus animés par la joie de secourir de pauvres gens, auraient rassuré la femme la plus timide, mais elle hésitait à croire qu’une enfant si jeune eût une semblable autorité.

L’empressement de Babet à exécuter les ordres qu’elle avait reçus finit par la convaincre.

Pendant qu’on prépare le dîner des pauvres voyageurs, Pauline introduit les enfants dans sa jolie chambre. Elle rit de leur étonnement, et met le comble à la surprise du frère et de la sœur en les débarbouillant à l’eau de Cologne. Charlot et Maria étaient muets, un peu effrayés; mais le parfum de l’eau, la finesse de la serviette étaient choses si nouvelles qu’ils se laissaient faire sans mot dire.

Cette première opération ayant eu un plein succès, Pauline s’engagea, malgré les conseils de Justine, dans une autre qui n’était peut-être pas sans danger: elle peigna, brossa et pommada Charles et sa sœur: ce fut alors qu’elle les embrassa à son aise. «Ce n’est pas tout: il nous faut des vêtements propres: à l’ouvrage, Justine, ce sera votre aumône.»

«Il y a dans l’armoire de la chambre verte des vêtements d’enfants, filles et garçons, car ma mère chérie pense à tout.

— Je n’ai pas la clef de cette armoire, mademoiselle.

— Si on n’en trouve pas une qui l’ouvre, Philippe fera sauter la serrure.»

Cet ordre fut exécuté.

«Justine, prenez une de ces robes et raccourcissez-la.

— C’est-à-dire, mademoiselle, qu’il faut refaire la robe entièrement.

— Pourquoi pas? Vous êtes habile quand vous voulez. J’ai entendu dire à maman que personne ne travaille aussi vite que vous.»

Ce petit compliment produisit son effet. Justine coupa une robe de guingang bleu et se mit au travail avec un zèle qui enchanta sa maîtresse.

Pendant que la femme de chambre travaille, Pauline descend avec ses petits amis; elle veut assister à leur dîner, être témoin de la joie que procure un bon repas à celui qui vit habituellement de privations. Puis elle remonta dans sa chambre avec Charles et Maria pour leur montrer ses petits trésors. L’objet admiré devenait aussitôt leur propriété. C’est ainsi qu’un collier de corail fut passé au cou bruni de Maria; un ménage en fer-blanc fut adjugé à Charlot. Un singe en porcelaine descendit de l’étagère et alla se cacher dans la poche du garçon avec une petite tasse grande comme un dé.

Jeanne réclamait ses enfants; mais Justine, malgré tout son zèle, ne pouvait livrer la robe avant deux heures d’un travail assidu.

Pauline prit bien vite son parti de ce retard. On joua aux boules.

La partie était engagée, lorsque apparut M Lemoine avec son rouleau classique sous le bras. Avant que le maître eût le temps de rappeler le motif de sa visite, Pauline lui demanda s’il était fort à ce jeu.

«Très-fort, mademoiselle.

— Vraiment!»

A ce doute, le joueur de boules oublie qu’il est devant des enfants, il se débarrasse de son portefeuille, lance sa boule, fait des coups qu’il déclare merveilleux, et les témoins de ses exploits applaudissent.

M. Lemoine s’exerça pendant une heure à faire des prodiges que personne ne pouvait contester. Il s’aperçut enfin qu’il s’était oublié et témoigna un peu de confusion en déclarant qu’une autre élève l’attendait. Jamais faute ne fut plus généreusement pardonnée.

Justine vint annoncer que la robe était achevée. Avec quel plaisir Pauline habilla sa petite protégée! et que celle-ci était contente d’être belle!

La mère crut rêver en voyant sa fille ainsi parée! Vainement essaya-t-elle de détacher le collier à fermoir d’or. Les joujoux, dont elle ne vit qu’une partie, lui semblaient aussi un excès de générosité qu’elle devait refuser. Mais Babet disait: «Laissez-la faire.»

Pauline ne s’en tint pas là : elle choisit à l’office un panier que Babet remplit de provisions; elle y glissa un lapin qui se débattit avec les cornets de sucre et de sel, fourragea les légumes et le pain, et mérita par son inconduite de recevoir sur la tête un coup qui lui fit perdre aussitôt la vie.

La pauvre mère s’éloigna en bénissant la bonne petite demoiselle.

Pauline suivait des yeux ses protégés, lorsqu’elle les rappela et leur fit signe de s’arrêter, elle courut vers eux et dit à la mère: «Faites percer les oreilles de Maria, et je lui donnerai des boucles d’oreilles rouges pareilles à son collier.»

La petite fille se croyant déjà aux mains de l’opérateur, se cacha dans les jupons de sa mère en poussant des cris.

Vainement Pauline essaya-t-elle de la rassurer: «Ça ne fait pas de mal, Maria; vois donc, j’ai des boucles d’oreilles! Ne pleure pas, je t’en prie. «

Elle fut forcée de rétracter sa promesse pour apaiser Maria.

Pauline eut la satisfaction d’entendre louer sa conduite par Babet. Selon la brave fille, il ne fallait pas réprimer la générosité dans un cœur d’enfant. Elle-même pratiquait cette vertu à sa façon: ses longues années de service lui donnaient des droits dont elle ne profitait que pour travailler davantage; ce que les autres domestiques négligeaient devenait sa tâche. Elle était toujours la première levée. Mme Séverac essayait en vain de modérer le zèle de cette admirable servante.

Si Babet se prêtait au rôle qu’on lui faisait jouer près de sa chère Pauline, elle n’était pas aveuglée au point de méconnaître que cette petite avait un amour de jordonner qu’il était utile de réprimer. Mais que faire?

Les réflexions de Pauline étaient celles-ci: «Mon Dieu! que je suis contente! Pauvres gens! Maman est bien bonne, mais certainement elle m’aurait empêchée de donner mon collier. Eh bien! quoi qu’en dise Agathe, je suis contente que cette chère maman soit absente..., puisqu’elle reviendra.»

Ces réflexions furent interrompues par la présence de Philippe qui apportait un gros paquet.

Pauline se précipita sur ce paquet, coupa la corde, arracha l’enveloppe et en sortit je ne sais combien de cahiers de papier à lettre, ornés de ses chiffres, et des bâtons de cire à cacheter de diverses nuances. Elle jeta un coup d’œil sur la facture, et dit gravement: «Ceci n’est pas mon affaire. »

Babet arriva tout essoufflée annoncer que l’épicier venait d’envoyer cinq pains de sucre de vingt-quatre livres chacun. «Est-ce croyable? Je les renverrai demain par notre voisin Thomas; M. Durand peut y compter.

— Non, ma mie, c’est moi qui ai fait cette commande.

— Tu t’es trompée, ma Poule; je t’ai demandé un pain de sucre!

— J’ai pensé qu’il valait mieux faire une bonne provision tout de suite. Qu’est-ce qu’un pain de sucre dans une maison comme la nôtre?

— Qu’allons-nous faire de cent seize livres de sucre?

— Nous ferons des confitures, des crèmes et des verres d’eau sucrée.»

Babet se retira le cœur plein d’amertume.

Restée seule, Pauline examina ses beaux cahiers de papier et se mit sans tarder davantage à écrire à son amie.

Il eût été prudent de faire un brouillon. Faute d’avoir pris cette sage précaution, quatre feuilles de papier furent gaspillées, et la cinquième ne fut pas moins compromise.

«Ma chère Agathe,

«Florent était presque aussi content que moi lorsqu’il m’a remis ta lettre.

«Je répondrai plus tard à tes sages conseils. J’ai le cœur trop plein de joie pour ne pas t’en faire connaître la cause.

«Ne te fâche pas si je te dis encore une fois que l’absence de ma mère chérie m’a procuré un bonheur immense, et que toi-même, j’en suis sûre, n’as jamais connu.

«Maman est charitable; lorsque les pauvres se présentent à notre porte, ils reçoivent l’aumône et nous prenons aussi pour eux dans notre bourse. Mais jamais je n’avais fait la charité en grand, puisque je n’étais pas maîtresse de maison. Écoute:

«Hier, j’aperçus sur la route une femme suivie d’un petit garçon et d’une petite fille. La cape rouge que portait cette femme me la fit aussitôt reconnaître pour ces marchandes de toile qui circulent dans le pays. Ma nouvelle position m’obligeant à surveiller tout ce qui se passe, je restai devant la fenêtre et je vis la marchande entrer dans la cour. Les aboiements de Turc effrayèrent un peu la petite fille, mais son frère passa bravement devant la niche où Turc était enchaîné.

«Babet vint me dire qu’une marchande demandait maman; je donnai l’ordre de la faire entrer. Ma jeunesse surprit un peu cette femme; elle hésitait à me proposer sa marchandise; mais elle ne tarda pas à être convaincue de mon autorité : j’ai pris pour trente francs de toile sans marchander, et, sur mon ordre, Babet a emmené la mère et les enfants à l’office.

«Quand les marmots furent rassasiés, nous montâmes dans ma chambre et je les débarbouillai à fond; j’ai donné mon collier à la petite et mon singe à son frère.

«Qu’ils étaient beaux et contents! Je les ai embrassés je ne sais combien de fois.

«Nous sommes allés jouer aux boules dans la grande avenue; car j’avais tout à fait oublié l’heure de ma leçon. Tout à coup, j’aperçois M. Lemoine avec son rouleau sous le bras. Avant qu’il eût eu le temps de me rappeler le but (trop connu, hélas!) de sa visite, je lui mis une boule dans la main.

«— Je suis très-fort à ce jeu-là, dit-il.

«— Vraiment, monsieur?»

«A ce doute, les yeux du bonhomme prirent une expression extraordinaire; il déposa son rouleau au pied d’un arbre et se mit à jouer comme un jeune homme, faisant des coups merveilleux, à l’en croire. Une heure se passa ainsi, à la grande confusion du bon maître, car une nouvelle élève l’attendait; il se confondit en excuses, ce qui était tout à fait inutile.

«Quelle journée, chère amie! Je ne l’oublierai jamais. J’ai tout à fait remplacé maman. Cette pensée m’est bien douce. Mais il m’en vient une autre qui m’attriste..., le récit de mon bonheur te fait de la peine, comment en douter! Placée entre ta mère et ta gouvernante, tu marches avec des lisières, quoique plus grande que ton amie. Patience, chère Agathe, tu auras aussi de beaux jours. Une circonstance imprévue peut changer ta position. Alors, comme moi, tu te montreras capable de commander, d’organiser une maison. Ton cœur sera aussi généreux que le mien.

«Adieu, chère Agathe; je redeviens petite fille pour te sauter au cou et t’embrasser un million de fois.

«PAULINE SÉVERAC.»

Pauline s’exerça longuement à faire des cachets avant de fermer cette lettre importante; elle y réussit enfin, mais non pas sans se brûler les doigts, ce qui lui valut une réprimande de Babet. Ne valait-il pas mieux se servir de ces larges pains à cacheter qui ne coûtent presque rien, ménagent les doigts et la chandelle?


La petite maîtresse de maison

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