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CHAPITRE DEUX
ОглавлениеElle changea pour le DLR à Canary Wharf et s’était réfugiée devant, près du conducteur. Pas vraiment un conducteur, pensa-t-elle, mais plutôt un joueur. Regarder par l’immense fenêtre qui ressemblait à un écran plasma de soixante pouces et tourner le bouton dans un sens pour faire avancer le train, le tourner dans le sens inverse pour ralentir, puis appuyer sur quelque chose pour ouvrir et fermer les portes. On doit sûrement leur payer un supplément pour les empêcher de s’enfuir par la porte en dévalant la plateforme, anéantis par l’ennui. Une actrice prometteuse dans une opération de sauvetage héroïque de train. Sauve la vie de 54 passagers, trop occupés à lire ‘La fille au tatouage d’écureuil’ pour remarquer que le train était sans conducteur…
Elle louait un appartement dans une maison géorgienne à Greenwich, à cinq minutes de la gare. La maison était à vendre dans l’une des agences immobilières locales très sympa pour un million de livres, la propriétaire ayant conclu que la vie dans le sud de la France offrait plus d’avantages que le sud de Londres pour piéger un mari riche. Par conséquent, la maison suivait lentement la loi de l’entropie et sombrait dans un état de dégradation médiocre – porte d’entrée rayée, fenêtres sales, gouttières cassées, radiateurs sifflants comme des fantassins gazés. La Volvo familiale de Billie était déjà garée à l’un des emplacements à l’avant, tellement longue qu’elle était rentrée tout juste dans l’emplacement de stationnement, tel un adulte serré dans un lit d’enfant.
Dès qu’elle ouvrit la porte de l’appartement et y entra, les chiens s’étaient immédiatement jetés sur elle, sautant et poussant ses jambes en reniflant. Bille sortit de la cuisine une tasse dans les mains.
- J’ai l’impression d’être un mari rentrant du front. Je devrais demander si mon thé est prêt.
- Je pensais attendre que tu rentres. De faire le point et tout.
Billie était une femme dans la trentaine aux cheveux roux ondulés et un visage franc. Elle portait une laine polaire épaisse bleu-foncé et un jean : vêtement d’extérieur. Elle sortait les chiens de Mai depuis qu’elle les avait eu, il y a presque un an, mais elle était maintenant la plus proche amie de Mai, toutes les autres ayant mis les voiles lorsqu’elles avaient fini le lycée. Parfois, elle se demandait si ce n’était pas étrange de n’avoir besoin de personne d’autre, mais c’était un point qu’elle avait découvert en sa personne depuis l’âge de quatorze ans. Elle avait assez d’amis au travail pour que ça lui manque à la maison.
Elle retira son manteau et frotta les flancs des deux chiens qui faisaient des huit autour de ses jambes, remuant leurs queues en l’air.
- Désolée, je suis en retard. J’ai eu des cours complémentaires.
- Comment c’était ? Ta première journée.
Mai haussa les épaules. Elle n’a jamais aimé parler de travail. Cela donnait l’air prétentieux, même à s’entendre parler.
- Le directeur est un trou du cul, mais à part ça, tout le monde est sympa. Il fait froid dehors. Evite de geler à mort.
- Vêtements de professionnels pour une promeneuse moderne de chiens. Je ne risque pas.
- Tu en auras pour combien de temps ?
- Je serai de retour dans une heure et demie, à moins que tu veuilles que je reste plus longtemps.
- Je serai peut-être dans le bain.
Billie alla chercher les laisses des chiens et les attacha. C’était le seul moment où ils restaient immobiles, du moins jusqu’à ce que les attaches soient fermées. Puis ils redevenaient fous, s’enroulaient autour des jambes de Billie comme du mazout jusqu’à ce qu’elle leur dise d’arrêter et qu’elle se dirige vers la porte.
Quand Billie sortit, Mai alla au frigo et se trouva une moitié des lasagnes qu’elle avait préparées la veille. Elle les mit aux micro-ondes pendant quelques minutes, puis s’assit sur le canapé devant la télévision et mit les infos de dix-neuf heures. Des politiciens interviewés sur un plateau bleu vif. Puis un reportage filmé sur le Mexique. Tournée sportive. Le monde est triste et banal.
Ses lasagnes finies, elle sortit son iPad de son sac pour vérifier ses emails. Emails habituels de fans, des offres de vacances, des blagues envoyées par sa mère, qui avait l’air de penser que personne d’autre n’allait sur Facebook et qu’elle devait reposter tout ce qui s’y trouvait.
Son téléphone bourdonna. Elle alla le chercher de la poche de son manteau. Son ami Stefan : Tu sors ce soir t’amuser ? Tous à Dereks.
Elle répondit par un message écrit : Peut-être. Je ne boirai pas. Quelle heure ?
Un instant après, une réponse : 9. Ne sois pas barbante.
Elle répondit : C’est mon nouveau prénom. A plus tard.
En posant son téléphone, son attention fut attirée par la télévision. Un journaliste debout à l’extérieur des bureaux à vitres de Daily Paper, une presse à scandales qui avait été lancée il y a quelques mois, financée par un oligarque russe à la recherche d’un endroit intéressant pour accommoder sa richesse. L’attention de Mai fut attirée par le journaliste mentionnant le nom de ‘Deannah’. C’était le nom de l’héroïne du dernier livre que Mai avait lu, une fantaisie de jeune adulte dans laquelle une fille issue d’un milieu ordinaire avait découvert qu’elle avait le pouvoir de voyager dans un autre monde, où elle était connue comme la fille difficile d’un roi tout-puissant mais malade.
Elle augmenta le volume.
‘Dans un numéro, que nombreux pensent que c’est la dernière tentative désespérée de son propriétaire russe pour attirer plus de lecteurs, le Daily Paper est entré en collaboration avec un studio de cinéma britannique pour trouver la prochaine grande vedette de cinéma. Le journal doit organiser un sondage quotidien auprès de ses lecteurs, leur demandant de nommer une actrice pour jouer Deannah dans le film Deannah’s Quest, le best-seller de l’auteur solitaire, Beatrice M. Kirwan. La gagnante du scrutin aura la garantie du rôle de Deannah et un contrat pour trois films d’une valeur de plus de cinq millions de livres. Les commentateurs de l’industrie cinématographique ont rapidement condamné ce coup de pub, comme ils l’appellent, disant qu’un rôle aussi important devrait avoir une vraie audition. Le Daily Paper déclare qu’ils attendent avec impatience de soutenir la nouvelle étoile brillante dans ses premiers pas vers le succès. Aucun commentaire de la part du studio en question.’
Les informations retournèrent au studio et Mai éteint la télévision. Elle ressentit des crampes étranges à l’estomac. Elle savait que ce n’était pas les lasagnes de la vieille, mais une envie irrésistible du rôle de Deannah.
Elle se leva et alla dans la salle de bain pour se faire couler un bain. Elle ajouta quelques gouttes de ylang-ylang destinées à apaiser, puis se déshabilla et se glissa dans les eaux tourbillonnantes, l’odeur douce-amère s’élevant autour d’elle.
Elle connaissait Deannah : la conviction qu’elle n’était pas celle que tout le monde pensait qu’elle était ; le sentiment d’être une princesse que personne ne comprenait ; la capacité de passer facilement d’un monde réel à un monde fantastique… tous ces traits étaient ceux qu’elle avait reconnus et compris. Elle n’aura aucun problème à jouer ce rôle. Si son rôle de Steffi dans Amberside Terrace était un réalisme morose, celui de Deannah crépitait avec son moi enterré – la fille drôle, intelligente, vivace que très peu de gens jusqu’alors n’avaient pas eu l’occasion de voir.
Mon Dieu, comme elle voulait ce rôle !
Elle se séchait les cheveux lorsque Billie revint avec les chiens. Ils envahirent la pièce, se pourchassant puis entrant en courant dans la chambre d’amis, où se trouvaient leurs jouets. Billie alla dans la cuisine et leur prépara à manger. Les chiens déboulèrent en courant dès qu’ils entendirent leurs bols se poser sur le sol en carrelage. Quelques instants plus tard, Billie sortit avec une tasse de café en hochant la tête vers la cuisine.
- Tu n’as pas à cuisiner quand tu rentres. Je pourrais te préparer quelque chose. J’ai des compétences.
- Est-ce que tu me dis que mon expertise en micro-ondes n’est pas assez bonne ? Tu dois savoir que j’ai fait ces lasagnes avec mes propres ongles cassés.
Billie s’était assise au bout du canapé et regardait Mai s’essuyer vigoureusement les cheveux. Elle semblait toujours s’intéresser à la toilette de Mai, comme si elle apprenait des secrets professionnels. Pour sa personne, elle avait l’air de faire le minimum – jeans, un genre de haut dénudé et des grosses bottes étaient l’alpha et l’oméga de sa garde-robe. Elle se lavait et séchait les cheveux en dix secondes et les laissait retrouver leur propre style.
Mai avait déterré son exemplaire de Deannah’s Quest. Il était posé sur le canapé à côté de Billie, ouvert au beau milieu.
Billie ramassa le livre, regarda le texte de présentation au dos et dit :
- Tu en as entendu parler, alors ? Je me demandais si tu serais intéressée.
Mai ne se sentait pas disposée à avoir un ton trop engagée.
- Ça pourrait être intéressant. J’ai lu le livre.
- Tu serais cinglée de ne pas le faire. Il est fait pour toi.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Tu as l’âge idéal. Tu corresponds à la description. Tu as de grandes chances par rapport toutes les autres, tu ne crois pas ?
- Je n’y ai pas réfléchi.
Billie souleva les sourcils :
- Ma mère avait l’habitude de me dire ‘Tu n’as qu’une seule chance pour une bonne carrière. Après ça, tu pourrais aussi bien réorganiser les mots ‘chance et pot’ dans une seule phrase. De toute évidence, je suis toujours en train de le faire, mais toi, tu es déjà en haut. Tu n’aimerais pas que je te parle encore de Dennis, n’est-ce pas ?
Son ex-petit ami avait refusé de se vendre sur le marché comme le nouveau James Morrison et finalement Billie l’y avait poussé. Le choix de carrière était une chose à laquelle elle avait récemment commencé à se reconsidérer comme étant experte.
- Je dois parler à Eric, dit Mai.
- Ma chérie, il est ton agent. Il fera ce que tu lui demandes de faire. C’est comme ça que ça marche, non ?
Mai ne dit rien et alla dans sa chambre. Elle enfila un jean et un chemisier ample, se brossa les cheveux en arrière et s’appliqua un maquillage léger qu’elle portait lorsqu’elle ne travaillait pas.
Billie était toujours sur le canapé à caresser la tête de l’un des chiens. Mai ne savait pas lequel. Il avait la tête posée sur la cuisse de Billie, la regardant d’une façon bizarrement adorable.
- De tout manière, je ne suis pas sûre de vouloir participer à une compétition, dit Mai. Ce sera comme une téléréalité, sans la classe.
- Qu’est-ce qui t’inquiète ?
- Qui te dit que je suis inquiète ?
- Je sais que tu le veux, mais tu ne montres aucun enthousiasme.
Mai récupéra son manteau léger de sa garde-robe et trouva son sac Hermès.
- Pour être parfaitement honnête, je ne sais pas si j’aurai le temps. Je serai coincée aux répétitions pour les quatre prochaines semaines et puis Tornado va sortir – il y aura les premières et tout ce qui s’en suit.
Tornado était un film qu’elle avait fini de filmer il y a près d’un an, tout en jouant dans Amberside Terrace, et elle a dû attendre aussi longtemps pour que le CGI et la bande sonore soient terminées. La première de la pièce y avait été habilement liée pour coïncider avec la première du film – les producteurs espérant se faire de l’argent sur la rumeur que le film générerait.
Billie haussa les épaules, mais Mai ne savait pas si c’était de la déception : elle regardait par la fenêtre les toits sombres de Greenwich comme s’ils s’étaient animés d’intérêt.
- Dis ce que tu penses, Billie. Ne me ménage pas comme si j’allais mordre.
- Je pense que tu le regretteras plus tard si le film est un succès. Ils disent qu’il y a déjà un directeur tape-à-l’œil qui a signé.
- Ça ne veut rien dire. Les producteurs pourraient dire que Spielberg et Lucas ont manifesté leur intérêt, sans que pour autant ils ne se retrouvent assis derrière la caméra au moment du tournage.
Billie détourna à nouveau son regard, sa passion pour la critique, même indirecte, s’avérant être trop nuisible. Elle n’avait aucune implication réelle dans le monde du spectacle et n’aimait pas lorsque Mai – ou quelqu’un d’autre – lui faisait comprendre que ses pensées ou idées étaient surtout celles d’une amatrice.
Mai n’aimait pas la vexer.
- Je vais y réfléchir, dit-elle. Je viens juste de l’apprendre.
- Je sais que tu seras géniale, dit Billie en souriant.
- Je dois d’abord me battre pour réussir d’abord cette maudite pièce. Le directeur me déteste déjà et n’arrête pas de parler du ‘contrat social’ que Chekhov essaie de créer avec son public. J’essaie juste de comprendre le personnage.
- Ma chérie, fais ce que tu as à faire – vise le sentiment humain. Peu importe le contrat social, tous ces russes victoriens, ils sont des êtres humains, non ?
- Je te le dirai plus tard, lorsque j’aurai des signes.
Le taxi la déposa juste devant la porte du club, le chauffeur la regardant en douce de temps en temps tout en étant poli, lui disant merci lorsqu’elle lui donna un pourboire.
Le club était abrité discrètement dans un entrepôt rénové non loin de Canary Wharf, son unique avantage de marketing étant un petit portique marron en forme de coquille au-dessus de la porte. Derek, en personne, était derrière le bar dans sa veste blanche habituelle et sa chemise noire, donnant des instructions à un nouveau membre du personnel sur la façon de mixer l’un de ses perfides cocktails. Le taux de renouvellement du personnel du club était élevé, en grande partie parce que Derek était un tyran derrière les portes fermées, malgré qu’il joue le lèche-bottes avec la clientèle. Il leva les yeux, fit un grand sourire à Mai et lui fit un signe de tête vers la pièce du fond.
Bien qu’il y avait une cave en bas avec un DJ, la pièce du fond était l’endroit où se réunissaient la plupart des gens que Mai connaissait. C’était plus calme, d’une part, et plus facile à échanger des potins. La pièce était subtilement éclairée telle la chambre noire d’un photographe, rendant relativement facile à éviter des personnes simplement en leur donnant du dos et en prétendant ignorer leur présence. Lorsqu’elle traversa la porte, des dizaines d’yeux brillants se tournèrent vers elle dans l’ombre, telle une horde de lions ayant repéré une gazelle.
Stefan la remarqua immédiatement, son visage s’illuminant sous ses cheveux blonds coupés courts. Il la rejoint, lui saisit le bras et la dirigea vers une table vide, de sa manière solidaire et comique exagérée. Il portait un T-shirt gris serré de Pineapple Studio et des chinos noirs, la peau légèrement luisante, comme s’il venait de faire des exercices. Ils s’assirent sur les chaises en cuir que Derek avait sauvées d’un club en faillite d’un gentleman.
Stefan se pencha avec attention.
- Maintenant, jeune fille, dis-moi tout. Comment s’est passé ton premier jour ?
- Suis-je obligée de te le dire ?
- Tu ne vas pas me refuser la chance de rumeurs, n’est-ce pas ? Y a-t-il une personne dont je devrais être au courant ?
- Et voilà, moi qui pensais que tu t’intéressais à moi…
Les yeux de Stefan s’ouvrirent plus grands.
- Oh, mon cœur, je le suis. Je le suis vraiment. Mais on doit établir certaines priorités. La romance est indéniable. Alors comment c’était, vraiment ? Atroce, ou joyeux ?
- Je ne connais personne d’autre qui utiliserait le mot ‘joyeux’ dans une conversation.
Stefan écarta ses bras comme pour dire : C’est le miracle de ma personne.
- Ils ne servent plus de boissons, ici ? dit Mai.
- Hmm… Suis-je en train de sentir une certaine réticence à parler aujourd’hui ? C’était mauvais ?
- Disons que Pedro ne devrait pas faire de la politique. Ses perspectives de carrière seraient limitées.
- A-t-il été cruel ?
- Je crois qu’il aimerait qu’on dise honnête.
- Eh bien, mon humble avis est… il va se faire foutre.
- Je suis contente que tu y aies pensé.
Stefan sourit.
- Laisse-moi t’offrir un verre. Comme d’habitude ?
- S’il-te-plaît. Pas trop de vin blanc.
Stefan alla au bar chercher le spritzer qui était sa boisson préférée. Ses yeux s’étaient maintenant acclimatés, elle jeta un coup d’œil aux gens dans la pièce – ils étaient pour la plupart dans la vingtaine ou au début de la trentaine, coiffées de manière éblouissante, chaussures brillantes et dents uniformes. Dans les médias de tout genre – la télévision, les magazines, la mode. Elle connaissait beaucoup d’entre eux, ou du moins savait ce qu’ils faisaient : Stefan était un guide compétent pour savoir qui était qui dans les médias de Londres. Il était un an plus âgé qu’elle et était passé directement de son lycée de la région rurale de Northampton au centre de Londres, pour apprendre d’abord la danse avant d’en faire son métier. Il venait juste de décrocher son premier boulot important dans une compagnie de danse contemporaine. Elle était fière de lui.
Il revint et s’assit à côté d’elle, en tournant sa chaise pour faire face à la salle. Il s’installa comme s’il regardait la télévision.
- Ils sont tous là, ce soir, c’est bien pour un lundi ! Ce garçon avec la moustache ratée – tu le reconnais ?
- Non, ni la moustache, d’ailleurs.
- Il a remporté la demi-finale de Generation Ex de la semaine dernière. Il est venu avec cette fille au bar aux bras maigres avec le haut bleu Salvation Army. Bientôt une ex, je pense.
- Comment tu sais ces choses ? Tu reçois des emails que je ne reçois pas ?
- Une heure le matin à faire mes exercices – je me règle sur les bonnes stations et le monde entier est là. En plus d’un flux de l’application MailOnline.
- La ligne directe vers l’enfer.
- Je sais, mais que veux-tu qu’un toxicomane de la rumeur fasse ? Alors dis-moi, comment va Alfie ?
- Je te le dirai quand je le verrai.
Stefan s’imprégna d’un visage sympathique avant de se tourner vers elle.
- Oh, ma chérie.
- Les répétitions – pires que les miennes. On dirait qu’il en aura pour des mois. Leur premier concert sera cette semaine.
- Préviens-moi et je viendrai avec toi. Tu pourrais avoir d’une béquille s’ils se cassent et brûlent. Juste pour dire.
- Ça ne me dérangerait pas, mais il n’a pas donné de nouvelles. Tu sais, c’est mon premier jour de répétitions. S’y intéresser un peu ne lui ferait pas de mal.
- C’est un garçon occupé.
- Ne le défends pas, Stefan. Tu aimes trop le drame pour que tu sois arbitre.
- T’es sûre que tu n’es pas allée à l’université ? Des grands mots et tout !
- L’université de la vie, vieux mec. Un studio de télévision. On apprend vite sinon on se noie. On grandit à la vitesse grande V.
- Et on devient dure comme de vieilles bottes.
Mai sourit pour la première fois. Stefan savait que la décrire était aussi difficile que d’être ironique. Il avait reçu trop de coup de fil tard la nuit de sa part depuis deux ans pour croire qu’elle était dure.
- Alors, tu vas bien, vraiment ? demanda-t-il.
- Ça va passer.
- Ce n’est pas suffisant, chérie. Je me casse les couilles et le dos, parce que je veux que tu fasses ce que je fais. Je ne veux pas apprendre que tu te prends au jeu. Ce n’était pas notre marché. Sois tu veux le faire, sois tu ne veux pas. Il y a beaucoup d’autres personnes qui aimeraient être à ta place.
- Mon Dieu, Stefan, je vais bien, vraiment. C’est juste que j’aie eu une première journée difficile. Si je ne peux pas râler et me plaindre à toi, à qui d’autre pourrais-je le ferai ? As-tu un numéro que je peux appeler ?
Stefan lui lança un visage sévère, puis lui fit un clin d’œil :
- Juste pour vérifier. Tu es bonne, alors ne te sous-estime pas.
Mai lui donna un coup sur le bras.
- Et sur ce, je vais aux toilettes.
Elle se leva et se dirigea vers le fond du bar bondé. L’air lui-même semblait briller d’un éclat réfléchi par les hommes et les femmes qui se tenaient debout héroïquement au bar ou assis avec une intimité préfabriquée aux tables cloîtrées. Elle sentit le bruit de la pièce en dessous et saisit une explosion de musique, comme une brise chaude, lorsqu’elle traversa une porte de secours ouverte.
Sur le point d’entrer aux toilettes, elle entendit une personne l’appeler. Elle reconnut la voix et prit un soupir avant de se retourner.
Helena Cross était assise avec deux jeunes hommes à une table basse, lui lançant un grand sourire ; elle avait toute la sincérité d’une animatrice de télévision, sans le charme frigorifiant. Ce soir, elle portait une robe échancrée bleue pâle et le haut de ses seins étaient gonflés de manière attrayante, comme s’ils étaient poussés par des mains ludiques.
- Mai, dit-elle, contente de te voir. J’ai entendu dire que tu avais commencé les répétitions.
Elle garda son sourire en plastique assez longtemps pour préparer Mai au défi.
- Alors, comment ça se passe ? J’ai entendu dire que ton directeur peut être un vrai petit Hitler.
- Helena – je suis contente de te voir, dit-elle jetant un coup d’œil aux deux hommes chacun à leur tour : jeunes pâles aux cheveux noirs et épais. Qui sont ces garçons ?
Helena était de quelques années plus âgée que Mai et comprit la remarque désobligeante. Elle préféra l’ignorer.
- Ils sont tous les deux très gentils, dit-elle en les regardant chacun son tour pour qu’ils se levèrent tous deux et serrent la main de Mai comme si Helena leur avait envoyé des instructions par télépathie.
- Jasper.
- Tarquin.
- Wow, on donne encore ces noms aux garçons ? dit Mai.
Les jeunes hommes baissèrent leurs têtes presque identiques. On aurait pu plutôt les appeler Harry ou Max ou même Jude.
- On dirait que je n’arrive pas à échapper à leur attention, dit Helena. Je vais partout incognito et ils débarquent toujours, comme des paparazzis sans caméras. Je crois qu’ils payent quelqu’un pour me suivre. Ils découvrent où je vais être, se lavent les cheveux, se brossent les dents et me coincent comme Bambi… - elle chercha une image – sans défense. J’aimerais pouvoir dire que je n’aime pas l’attention, mais on profite de l’occasion lorsqu’elle se présente, n’est-ce pas ?
- Je suis sûre qu’ils sont des garçons très bien élevés, dit-elle en les regardant. N’est-ce pas ?
Ils sourirent tous deux, aussi habiles que des vicaires inoffensifs. Être offensant juste une fois signifierait le bannissement de la table haute de la célébrité – à moins que la table ne vous appartienne.
- Alors, tu as vu l’histoire de Deannah, dit Helena gaiement. Bien sûr, tu vas tenter le coup.
- Et toi ?
- Les premiers votes ont déjà été lancés. Je ne voulais pas, mais Finn m’en a persuadé. Tu sais comme il peut être un dur petit oiseau. Plus un petit perroquet méchant sur les épaules qu’un agent. On m’a dit que j’étais déjà une grande favorite. Tu t’imagines !
- C’est bien. Tu dois être très contente.
- Oh oui, vraiment. Je ne vois vraiment pas d’où sera tirée la concurrence – as-tu une idée ?
Elle s’était trahie en retenant son lumineux sourire une seconde de trop. Elle était inquiète, pensa Mai. Elle ne veut pas que je tente le coup.
Mai avait battu Helena dans le rôle de Steffi dans Amberside Terrace il y a deux ans de cela et elle ne l’avait jamais pardonnée, même si Helena avait trouvé une place aux yeux du public comme une célébrité qui performait de temps en temps dans les comédies musicales de West End et dansait dans des émissions télévisées. Mai n’était pas du genre à jubiler, mais dans le cas d’Helena, elle était parfaitement disposée à faire une exception.
- Je dois y aller. La nature m’appelle, dit –elle.
- Alors tu ne vas pas tenter Deannah ?
- Ce serait vendre la mèche, sourit Mai.
- Parce que les gens du Daily Paper ont dit qu’ils me soutenaient. Je plais, apparemment, au mec russe, le propriétaire. La compétition sera uniquement une sorte de publicité, mais il veut que ce soit moi la gagnante.
En poussant la porte pour entrer dans les toilettes caverneuses pour femmes, les lumières s’allumèrent à l’intérieur tel le pont de Starship Entreprise, pensa Mai : elle n’aurait jamais dû me dire ça. Elle avait réalisé qu’elle avait décidé de ne participer pas à la compétition. Elle avait trop à faire les quatre semaines à venir pour perdre son temps à autre chose. Mais une chose avait attisé une étincelle concurrentielle : peut-être était-ce l’idée que le rôle soit attribué à une personne qui ne le comprenait pas. Une actrice prometteuse prend une décision très importante dans les toilettes d’un club. C’était l’un de ces moments déterminants qui laissait une petite trace dans sa conscience qu’elle connaissait bien, qu’elle n’arriverait jamais à oublier ou à effacer, telle une entaille de couteau sur un placard Chippendale.
Lorsqu’elle sortit des toilettes, Helena était toujours assise à sa table, mais seule. Sans le sourire cette fois, l’atmosphère avait changé. Mai sentit qu’elle avait renvoyé les garçons pour qu’ils ne soient pas témoins de ce qui allait se produire. Helena se leva de sa chaise et s’approcha de Mai, qui put distinguer maintenant les taches de rousseur barbouillées de maquillage. Gros plan, visage large, les yeux écarquillés et une grande bouche – trop frappants dans les photos professionnels – c’était grossier et presque moche. Une vigilance sauvage apparut dans ses pupilles sombres.
- Je sais ce que tu fais, dit-elle à Mai. Je t’ai vu déjà vu le faire et je ne permettrai pas que cela recommence !
Mai se sentit reculer.
- Je suis venue ici pour rencontrer un ami. Je suis désolée si tu n’arrives pas à supporter cela.
- Ha ha, putain toujours aussi intelligente et pleine d’esprit. Les mots ne te manquent jamais, c’est ça, grande maline ? J’ai vécu une vie entière à avoir affaire à des gens comme toi et je ne compte pas perdre à nouveau. Je vais avoir ce rôle, cette femme Deannah, et je vais te battre pour le faire.
- Je pense que tu ferais mieux d’éviter le gin. Ça te donne des illusions.
- Tu te la joues décontractée maintenant, parce que c’est ta spécialité. Toujours en contrôle, toujours la petite fille souriante, qui s’implique jamais, qui ne laisse jamais tomber. Je sais ce que tu fais. Laisser les gens venir à toi au lieu d’aller toi-même vers eux, parce que, oh non, on ne doit pas putain voir que tu veux quelque chose, c’est ça ? Pour qu’ensuite on voit que ce n’est pas facile pour toi, n’est-ce pas ? Tu dois te la jouer décontractée.
- Tu l’as déjà dit. Tu te répètes. Est-ce que je peux passer ?
- Rappelle-toi, petite Mai, tu ne vas pas gagner cette fois-ci. Tu as gagné la dernière fois, fille de la putain Geraldine Rose, putain de vedette de cinéma ratée. Mais cette fois, j’ai des gens de mon côté. C’est mon tour. Et tu n’as pas putain intérêt à l’oublier.
Mai évitait ses yeux et s’était fait poussé en arrière vers la porte des toilettes pour femmes. Elle se redressa alors, regarda directement dans les yeux d’Helena et se pencha en avant au niveau des hanches pour que l’autre femme soit obligée de reculer petit à petit.
- Pour ton information, dit Mai savourant le ton de la phrase dans sa bouche uniforme lorsqu’elle le dit et le répéta, pour ton information, je n’avais pas l’intention de jouer le jeu. J’allais dire, Merci mais non, s’ils me l’offraient. Je te remercie beaucoup. Je te remercie de m’avoir fait changer d’avis. La partie commence, pute !
Elle passa en la poussant, sachant qu’Helena la fixait dans son dos et espérait que sa grande bouche soit toujours légèrement ouverte – ça ne lui allait pas du tout.
Elle fit signe à Stefan en passant devant lui et se dirigea directement vers Patty Leading, l’éditrice du showbiz pour Daily Paper. Elle tenait à ce qui ressemblait à une Bloody Mary dans une main maigre, une caméra Canon haute-définition dans l’autre. Son corps était de la minceur osseuse d’une personne qui se punissait par des exercices, plutôt que par déni. Elle parlait avec un jeune homme aux cheveux roux que Mai reconnut comme étant le membre ‘rebelle’ d’un nouveau groupe de garçons. Il portait des basquets Adidas rouge brillant. En public.
Elle saisit le bras de Patty et l’emmena de côté.
- Peux-tu me garantir que le vote au sondage de Deannah est équitable ?
Patty semblait amusée, malheureusement, car les rides autour de ses yeux révélèrent soudainement l’âge que son corps essayait de dissimuler.
- Helena t’a parlé, n’est-ce pas, mon chou ? Une personne du bureau lui a balancé une phrase qu’elle a avalée. Valentin ne reconnaitrait pas Helena Cross d’Helena Bonham-Carter. Même s’il avait vu la Planète des singes.
- Comment ça marche, alors ? Est-ce que je dois mettre formellement mon nom dans un chapeau ou quoi ?
- Non, rien de tel. On demande aux gens de voter pour qui ils veulent. On soumet cependant quelques suggestions, bien sûr. Ça a été annoncé dans notre édition du Sunday d’hier et le premier jour de vote était aujourd’hui, tu as donc déjà loupé une journée, petite idiote.
- Pourquoi idiote ?
- Tu aurais pu commencer la campagne. Les photos etc.
- Je travaillais. Tu sais ce que c’est, le devoir !
Patty rit et prit une gorgée de sa boisson.
- On cherche à avoir une liste restreinte de cinq personnes, puis on demandera aux gens de voter pour elles au cours des semaines à venir.
Elle regarda Mai de près :
- Tu es sûre de vouloir faire ça ?
- Pourquoi pas ? C’est honnête, non ?
- Bien sûr. Les producteurs nous ont dit qu’ils utiliseront les résultats du sondage pour attribuer le rôle de Deannah. Selon le succès populaire, en quelque sorte. Je crois simplement que tu es trop intelligente pour ça. Depuis combien de temps nous nous connaissons ?
- Depuis que tu étais à Hello ! Environ deux semaines après que j’ai commencé à la télé.
- Exactement, et tout ce temps-là, combien de fois es-tu venue me trouvée comme ça et que tu as essayé de te promouvoir ? Ne réponds pas, je vais te le dire. Précisément, jamais. Tu n’as jamais été une tarte médiatique. Alors pourquoi commencer maintenant ?
Mai ne dit rien, son esprit essayait toujours de se remettre du venin qu’Helena lui avait lancé. Elle réalisa qu’elle tenait le bras de Patty en le serrant de plus en plus. Elle le lâcha et laissa sa main tomber.
- Peut-être qu’il est temps que je devienne une tarte, dit-elle. Depuis mon premier jour à la télé, les gens m’ont dit que ça m’arriverait un jour.
Le regard de Patty était sceptique.
- Tu ne le penses pas vraiment, dit-elle en levant sa caméra et l’agitant devant le visage de Mai. Est-ce que je peux prendre une photo de toi, quelques instants après que tu ais pris cette décision bouleversante ?
- Non !
Toutes deux se mirent à rire.
- Alors, dis-moi, pourquoi tu fais ça ? demanda Patty. Pourquoi tu veux le rôle de Deannah ?
Mai réfléchit un instant.
- J’ai le sentiment que je joue déjà ce rôle. Et je ne supporte pas l’idée que quelqu’un d’autre le joue à ma place.
- Ça a l’air d’être une belle connerie. Ça ne ressemble pas.
- Je sais que ça l’est. Je sais. Il y a une connexion entre Deannah et moi, que je n’arrive pas à comprendre. Je l’ai senti lorsque j’ai lu le livre et ça ne m’est jamais sorti de la tête. Je n’ai que vingt ans, et c’est comme si j’étais née pour jouer ce rôle. N’est-ce pas étrange ?
- Ça va au-delà de l’étrange, c’est plutôt effrayant. Fais attention que tu ne prennes pas cela trop au sérieux, Mai. C’est uniquement du showbiz. Ce n’est pas la vraie vie.
- C’est là où tu as tort.