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Je vois des gens qui sont pauvres

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« Dans un pays bien gouverné, la pauvreté est une chose honteuse. Dans un pays mal gouverné, la fortune est une chose honteuse. »

Confucius

À mes yeux, le site internet le plus déprimant est celui consacré à M. Night Shyamalan par l'un de ses fanatiques. Il est assez impressionnant de voir un Indo-Américain devenir un géant du cinéma à grand spectacle et obtenir un tel succès en tant que scénariste, producteur et réalisateur, sans donner dans les clichés attendus (chant et danse...) du cinéma de Bollywood. Je suis moi-même un grand admirateur de son premier film Sixième Sens (1999). Ses recettes au box-office laissent à penser que la plupart des membres de l'espèce homo sapiens l'ont vu. Pour ceux qui vivent dans une grotte, voici le synopsis : Cole est un jeune garçon qui À la capacité de communiquer avec les esprits de ceux qui ne savent pas qu'ils sont morts. Il est suivi par un pédopsychiatre dépressif joué par l'une des plus grandes stars d'Hollywood pendant les années 1990 : Bruce Willis. L'un des plans les plus célèbres du film est un zoom lent sur le visage du jeune, et alors inconnu, Haley Joel Osment, interprète de Cole, qui murmure avec effroi : « Je vois des gens qui sont morts ». La réplique est instantanément devenue culte.

J'ai l'impression d'être dans une situation similaire à celle du jeune Cole. Le combat qui est le mien a totalement changé mon approche de la vie. Je n'ai certes jamais envié les moines et les ermites, mais j'ai l'impression d'être en permanence sur le fil du rasoir, de devoir scanner mon environnement avec tous mes sens et d'élever mon état de conscience. Avec les nouvelles priorités qui occupent mon quotidien, j'ai du mal à dormir et mon esprit s'égare, au travail ou quand je discute avec les gens. Quand votre tête est pleine de voix qui se plaignent et blâment ceci et cela, la vie se transforme en montagnes russes. J'en suis venu à me demander quel esprit démoniaque pouvait bien me posséder ?! Je n'ai pas les moyens de me payer un psy démoralisé, et encore moins Bruce Willis (j'ai essayé). Afin d'exorciser mes démons, je vais tenter de retracer ces événements majeurs de mon parcours qui ont généré mon obsession pour les déshérités. Je ne peux pas ne pas voir les gens qui sont pauvres !!!

Les parents de Tara, des immigrés haïtiens, ont fui New-York et sa vie difficile à la naissance de leur fille, afin de l'élever dans le sud de la Floride (soit le royaume des retraités américains). Quand nous nous sommes rencontrés, elle n'avait qu'une idée en tête : inverser le cycle migratoire de ses parents, et aller vivre dans la ville qui ne dort jamais. Ajoutée à sa campagne de pub permanente, la foule de New-yorkais chauvins que je rencontrais en Floride, m’ont fait envisager cette ville comme la terre promise, un nirvana permanent d’opportunités et d’enthousiasme. Vous imaginez la déception de ma femme quand nous avons déménagé dans une petite ville pittoresque du Massachusetts plutôt que dans celle de ses rêves. Je me rendais cependant régulièrement à New-York pour mes études. Les cours du Master dans lequel j'étais inscrit se tenaient au cœur de Manhattan, entre les gratte-ciels et ce Times Square infesté de touristes tous les jours de l'année. J'ai passé suffisamment de temps dans la « Big Apple » pour prévenir ceux qui rêvent de mordre dedans qu'il vaut mieux examiner consciencieusement la folie de cette ville, que les vieux et les riches fuient comme la peste, avant de s'y installer.

New-York est le Hood des délinquants financiers les plus rapaces de la Terre (la Bourse et le NASDAQ), et c'est aussi là aussi que se trouve le siège de l'organisation internationale la moins bien gérée qui soit : l'ONU. New-York à PIB supérieur à celui de l'Arabie Saoudite et qui représente presque le double de celui de la Suisse, elle a eu un maire milliardaire (Michael Bloomberg), elle a aussi un maire multimillionnaire officieux pour tous ses nègres (Sean John Combs alias Puff Daddy), et tout ce que le monde compte de plus glamour est placardé sur les murs de Broadway et présenté dans les vitrines de magasins de luxe ridiculement chers comme Bergdorf Goodman. Sans même nous attarder pour l'instant sur la misère rampante et les bains de sang réguliers qui caractérisent un quartier comme Brownsville à Brooklyn, comment se fait-il que la ville soit à ce point incapable de s'occuper décemment de ses pauvres ? Impossible pour moi de ne pas voir leurs visages, à chaque coin de ces rues où transite par ailleurs une foule trop occupée pour s'arrêter un instant. Pourquoi, dans une ville saturée de milliardaires de la trempe d'un Donald Trump, est-il si difficile de trouver le moindre semblant de solution pour les miséreux ? La théorie du ruissellement en prend pour son grade...

La traversée de la gare centrale de New-York consiste le plus souvent à esquiver les malades mentaux qui y traînent et à essayer d'éviter tout contact visuel avec les gens couchés par terre. Ce triste spectacle a souvent eu pour conséquence de me transformer en prêtre distribuant l'Eucharistie (l'argent de mon déjeuner). Quand l'hiver venait, je voyais de moins en moins de mendiants sur ce qui constituait mon chemin de croix. Je pouvais enfin prendre un repas décent sans ressentir cet horrible sentiment de culpabilité me brûler les tripes. Mais je me demandais où la masse des sans-abris à laquelle je m'étais habitué pouvait bien se cacher ? Nul miracle en vérité, juste la météo. Quand le sinistre hiver fait son apparition, ils tentent de trouver un abri mieux chauffé et il devient beaucoup plus difficile de les voir.

En 2013, le nombre de SDF était tellement élevé que de nombreuses personnes, des enfants comme des adultes, ne pouvaient être hébergés dans des abris. Et ne parlons même pas des vétérans sans-abris... Si les États-Unis, le pays le plus riche du monde à l'heure actuelle, ne remuent pas ciel et terre pour porter aide à ceux qui ont répondu à l'appel de la défense nationale, et abandonnent à leur sort les nobles individus qui ont risqué leur vie pour protéger leur nation, je ne vois pas avec qui ils pourraient se montrer empathiques.

Sur le sujet de l'empathie, d'ailleurs, signalons qu’en 2014 la Banque Mondiale estimait qu’un peu plus de la moitié des habitants de Mumbai vivent dans ces bidonvilles que le film Slumdog Millionaire a révélé au public occidental. Mumbai est une ville pleine de paradoxes, puisqu'y vivent également certains des hommes d'affaires les plus fortunées d'Inde, ainsi que les stars de Bollywood. Je ne peux réprimer en moi l'idée que l'archaïque système de castes et la religiosité profonde de ce pays contribuent nettement à faire accepter à l'indien moyen l'inégalité de la société dans laquelle il vit, comme si elle était voulue par les dieux... Personne, sur place, ne s'est ému de l'augmentation graduelle du budget de l'ISRO, l'organisation de la recherche spatiale indienne, qui était de 1,3 milliards de dollars en 2013. Ces chiffres ont amené le « grand frère » britannique et le « grand copain » américain à couper leurs subventions pour l'Inde. La somme, bien que dérisoire si comparée au budget de l'ISRO, était très importante pour divers programmes d'aide aux 421 millions de pauvres que compte le pays, qui ont grandement souffert de cette coupe. En comparaison, en combinant les populations démunies des 26 pays africains les plus pauvres, on obtient « que » 410 millions de miséreux. Et qu'ont répondu les dirigeants indiens ? « Nous n'avons pas vraiment besoin de ces subventions » dixit le ministre de l'Économie Palaniappan Chidabaram.

En novembre 2013, mes amis indo-américains ont fait la fête pour célébrer le succès de l'ambitieux projet de l'ISRO : le lancement de la sonde Mars Orbiter. J'étais pour ma part dubitatif, car cette sonde a surtout commencé par orbiter autour de la Terre. Sans doute, les scientifiques indiens étaient-ils déprimés de regarder les bidonvilles de leur pays, alors ils ont décidé de tourner leurs télescopes dans la direction opposée... Quel est le but exact de cette mission, trouver une nouvelle cachette pour les élites indiennes, ou une décharge géante sur laquelle larguer les pauvres de Mumbai ? Si c'est la seconde option, le traité sur les programmes spatiaux ratifié entre le Nigeria et l'Inde devrait comporter quelques clauses au sujet des bidonvilles d'Abuja que j'ai vraiment hâte de lire !

Cherchez sur Google quelle est la maison la plus chère de l'histoire de l'humanité. Elle n'est ni à Manhattan, ni à Paris, mais à Mumbai, et elle est évaluée à plus d'un milliard de dollars ! Ce gratte-ciel de vingt-sept étages dispose de six parkings souterrains, un de ses étages est un spa, et l'entretien du lieu nécessite à peu près six cents personnes. Cette demeure gargantuesque appartient au milliardaire indien Mukesh Ambani, qui y vit avec sa femme, ses deux fils et sa fille. Dans un pays où beaucoup d'enfants souffrent de la faim et vivent dans les poubelles, cet homme a choisi de faire construire sa maison à un milliard de dollars sur un terrain occupé auparavant par un orphelinat. Sans doute désirait-il avoir une belle vue sur la ville et ses taudis.

Une belle vue, c'est aussi ce que proposent les plages du Golfe de Floride, parmi les plus magnifiques du monde. Pour qui désire à la fois vivre dans une grande ville et pouvoir bronzer sur le sable blanc en toutes circonstances, Tampa est une destination de choix, du fait de sa proximité avec la ville côtière de St. Petersburg. C'est le paradis des touristes, qui peuvent profiter du soleil, s'engraisser à l'Américaine en centre-ville, et déguster une glace sur la plage. Mais, comme j'ai pu en faire l'expérience moi-même, il vaut mieux ne pas sortir du centre-ville une fois que le soleil se couche. Pas à cause de la criminalité. Mais plutôt pour ne pas voir l'apparition désarmante des hordes de sans-abris qui se battent pour obtenir une place dans le centre d'accueil géré par l'Église catholique. Et si ce n'était pas déjà suffisant de les voir dans cette situation, la politique de tolérance-zéro pour les pauvres (comme je l'appelle) mise en place par la ville fait que ces malheureux sont constamment harcelés par la police. Quand ils se font arrêter, on ne les libère que pour leur « offrir » un aller simple loin de St. Petersburg. Ils vont à Tampa le plus souvent. Et grâce à ces mesures diaboliques et très pragmatiques, la ville peut maintenir son image idyllique pour les touristes.

Je pense toujours à la Birmanie (pardon, la République de l'Union du Myanmar) quand j'entends les mots « image idyllique ». J'ai longtemps cru que ce pays ressemblait à l'idée que je m'en faisais en regardant la vidéo du mariage de la fille du général Than Shwe, qui avait filtré sur Internet en 2006. Des diamants et du champagne partout. La mariée avait reçu l'équivalent de plusieurs dizaines de millions de dollars en cadeaux, dont plusieurs maisons et des voitures de luxe. J'étais tellement jaloux du marié, qu'on pouvait voir verser le champagne à quelques SMIC la bouteille dans les verres des invités et aider sa toute nouvelle épouse à découper le gâteau nuptial géant. Quand Aung San Su Kyi a été libérée en 2011, j'ai re-regardé la vidéo et effectué quelques recherches. Les invités, souriants et habillés comme pour les Oscars, étaient des membres de la dictature brutale et sanglante qui tient le pays d'une main de fer. Cette fête avait lieu dans un pays où la pauvreté et la répression militaire ne cessent d'augmenter. Depuis, la junte a fait des efforts pour modifier son image, et les prédateurs présents à ce mariage s'efforcent de s'habiller de façon plus discrète. Mais ce sont toujours les mêmes. Je ne les imagine pas abandonner leur contrôle sur les forces militaires birmanes de sitôt, car c'est par là que passe leur contrôle du pays et de ses ressources naturelles. Pourtant, l'offensive de charme semble faire effet. L'aéroport international de Yangon déploie le tapis rouge pour les grands manitous de la finance internationale et leurs armées de laquais. Les fêtes babyloniennes vont sans doute continuer, en secret.

Ce qui m'amène à parler de la fête la plus célèbre et la plus excitante des États-Unis d’Amérique, qui pour le coup n'a pas lieu en secret. En 2003, je « descendais du bateau », comme aiment à dire les Américains au sujet des immigrés Caribéens ou Africains, quand j'ai lu une brochure présentant le Mardi Gras de la Nouvelle-Orléans à grand renfort d'images de jeunes gens plein d'énergie festive et d'éloges au sujet de la gastronomie du bayou. Je m'y suis rendu avec deux amis aussi excités que moi à l'idée d'être de la fête. Conduisant aussi vite que nous le pouvions, et dans un état d'ébriété permanente, nous avons par miracle échappé aux accidents comme aux arrestations. Sur Bourbon Street, la nourriture et l'hospitalité étaient incroyables. Et je crois pouvoir dire que peu de fêtards ont eu autant de succès que nous lors des célèbres rituels de Mardi Gras. Nous quittions notre hôtel avec des centaines de perles, lesquelles s'échangent contre une exhibition de poitrine féminine en bonne et due forme, et nous revenions systématiquement les mains vides... Hé hé !

Sur le chemin du retour, l'esprit encore dans les étoiles, nous avons manqué la sortie vers le pont Hale Boggs. Si vous avez visité la Nouvelle Orléans, vous savez que ce pont est le seul moyen de quitter la ville. Nous avons commencé à paniquer en comprenant pourquoi le concierge de l'hôtel nous avait recommandés de ne jamais sortir du périmètre touristique autour du French Quarter. Pour la première fois de notre séjour, nous découvrions la « vraie » Nouvelle Orléans, que les touristes ne voient généralement pas. Nous avons vite retrouvé notre sérieux. Si une voiture de police nous avait ramassés, elle aurait dû nous raccompagner jusqu'à Bourbon Street. Nous ne pouvions pas nous arrêter au milieu de cette jungle.

Notre groupe faisait vraiment tâche. Pour vous donner une idée, étant jeune, nous regardions le Cosby Show et sa famille noire modèle, et le film Coming to America, dans lequel Eddy Murphy joue un prince africain découvrant les États-Unis d’Amérique, nous semblait complètement surréaliste. Nous venions de familles plutôt aisées pour lesquelles le capitalisme « à l'africaine » marchait assez bien. Nous avions beaucoup d'amis noirs à Tallahassee, capitale de la Floride et ville étudiante dynamique, mais ces niggaz des quartiers pauvres de la Nouvelle Orléans nous ont donné la peur de notre vie ! Nous aurions dû nous douter que cette ville touristique cachait son propre enfer. A l'époque, nous écoutions souvent le groupe de rap local Hot Boyz. Leurs textes survoltés et agressifs n'auraient pas pu être écrits chez les Bisounours, mais bien dans un environnement violent et désespérant. Et si la musique ne suffisait pas, les premiers clips du groupe montraient clairement leur univers : des pauvres « sales et méchants » qui passent leurs journées à squatter devant des bâtiments à l'abandon.

Malheureusement, beaucoup ignorent ou font semblant d'ignorer que l'ouragan Katrina n'est pas en cause si de nombreux quartiers de la Nouvelle Orléans sont encore plus pauvres et négligés que certains pays du Tiers-monde dans lesquels j'ai pu voyager. Ils l'étaient déjà bien avant. Comme mes amis et moi avions pu le constater, de nombreuses parties de la ville étaient stratégiquement maintenues hors de la vue des étudiants fêtards et des touristes. Katrina n'a fait que révéler au grand jour le sale petit secret de la Nouvelle Orléans, et le pays entier a fait semblant de découvrir la réalité. A votre avis, il se passe quoi quand les égouts débordent ? Et maintenant que la « ville en chocolat », comme l'appelait son ancien maire Ray Nagin (qui a pris dix ans de prison pour blanchiment d'argent et corruption en tout genre) tente de se construire, elle prie secrètement pour que la fraction problématique de sa population soit déclarée persona non grata et ne vienne plus jamais ternir son image.

Si la Nouvelle Orléans n'inclut pas ce dernier souhait dans sa liste au Père Noël, Theodoro Nguema Obiang, le fils du président de la Guinée équatoriale, est, lui, bel et bien persona non grata en France et dans la plupart des pays civilisés. La France, exaspérée par l'opulence du prince nègre, a décidé en 2012 de se servir d'un précédent judiciaire à son égard porté par divers groupes d'activistes pour lui retirer quelques-uns de ses jouets. Les babioles en question, exposées dans plusieurs magazines français, surpassaient toutes mes attentes en matière de folie des grandeurs : des voitures de luxe (deux Bugatti Veyrons, une Maybach, une Aston Martin, une Ferrari Enzo, une Ferrari 599 GTO, une Rolls-Royce Phantom et une Maserati MC12), des bouteilles de Château Pétrus (un des vins les plus chers du monde), et une horloge à 3,7 millions de dollars.

Déterminés à faire mieux que les Français, les Américains essayèrent alors de grignoter une partie encore plus importante des possessions du fils Obiang à coup de procès lui réclamant 70 millions de dollars. La liste des biens confisqués incluait un avion Gulfstream, les gants de Michael Jackson, et une villa à Malibu en Californie. Mais le jeune héritier, un temps le plus gros client individuel de la Riggs Bank avec un compte estimé à 700 millions de dollars, est toutefois toujours libre de se déplacer aux États-Unis, même après les scandales qui ont forcé sa banque à mettre la clef sous la porte. Le Département de la Justice ne l'a jamais inquiété pour cela. Signalons que le très jeune Teodoro Nguema Obiang, ministre de l'Agriculture de la Guinée équatoriale, ne gagnait officiellement que 100 milles dollars par an pour sa fonction.

La Guinée équatoriale est un des pays les moins libres d'Afrique, et aussi l'un des plus pauvres si on considère la proportion de Guinéens qui vivent avec moins d'un dollar par jour. Ce pays de sept cent mille habitants est à la fois très pauvre et très riche en pétrole. Sur Internet, on trouve facilement des photos frappantes exposant le paradoxe de ce pays, où les immeubles en verres et les manoirs présidentiels côtoient des cabanes en tôle rouillée. A Malabo, la capitale du pays, les quelques riches zigzaguent en Mercedes Benz à travers les taudis en essayant d'éviter les dizaines de nids-de-poule qu'on trouve au mètre carré. Le chef de la police du pays, un proche du président, se vante d'avoir Yves Saint Laurent pour couturier officiel. Des fenêtres du nouvel hôtel de luxe de la ville, on peut voir des familles entières s'entasser dans des baraques où une seule personne serait déjà à l'étroit.

Et pendant que je déterrais davantage de faits, découvrant Guinée équatoriale un enfant sur cinq meurt avant son cinquième anniversaire et que moins de 50 % d'entre eux ont accès à l'eau potable, je fus sidéré de découvrir qu’au Swaziland, un petit pays situé au centre de la Nation Arc-en-ciel de Nelson Mandela, le commissaire général de la police s'est récemment excusé au nom du tyran pervers et cupide qu'il sert, pour une histoire de valise contenant deux millions d’euros qui auraient été volée lors d'une fête dans la villa Swazilandaise du fils Obiang. Et quelle a été la punition du petit Teodoro pour avoir sali l'image de la Guinée équatoriale en trempant dans cette affaire plus que louche ? Être le fils d'un des plus vieux dictateurs d'Afrique a décidément beaucoup d'avantages : son père a fait de lui le deuxième vice-président du pays, une position qui le protège de toutes poursuites judiciaires internationales.

« Je suis pour qu'on aide les pauvres, mais en ce qui concerne les moyens, j'ai une opinion différente de la plupart. Selon moi, le meilleur moyen d'aider les pauvres n'est pas de soulager leur condition, mais d'essayer de les en sortir. »

Benjamin Franklin

Noé était un homme bon, mais il a ruiné mes tentatives d'échapper de mon enfer étant enfant. Après l'accident terrible d'un copain dans notre jardin, j'avais peur de sortir jouer à Rambo. Je pense que Noé avait quelque chose à voir avec cela, et la lecture de ses exploits ne fait que confirmer ma pensée. J'ai lu différentes versions de l'histoire de l'Arche de Noé, que l'on peut résumer ainsi : quand Dieu décida de punir l'humanité par le Déluge, Noé sauva sa vie, sa famille et une petite partie des animaux de ce monde. Enfant, j'étais choqué que cet idiot ait autorisé la présence à bord d'animaux tels que les vautours, les rats, les crocodiles, et surtout la Némésis d'Adam et Eve, à cause duquel je passais mes étés enfermés : les serpents.

Tout comme Noé, Nelson Mandela était un homme bon. Et pourtant, lui aussi a ruiné quelque chose qui m'était cher. J'ai longtemps rêvé de passer ma retraite en Afrique du Sud, le pays le plus riche et le plus imposant du continent, parmi d'autres Africains noirs qui ont réussi dans la vie. Ces dernières années, il me semblait que Mandela avait quelque chose à voir avec le ternissement progressif de ce rêve, mais je ne savais pas vraiment quoi. Quand j'ai finalement mis de côté le fait qu'il avait passé 27 ans dans un camp de travail pour son combat contre l'Apartheid, et que j'ai examiné objectivement ce qu'il avait fait en tant que président, c'est devenu clair comme de l'eau de roche. Je fais partie de ce petit groupe d'hommes et de femmes qui tentent de cartographier des territoires inconnus, et qui n'ont pas suffisamment fait entendre leurs voix avant la mort de « Madiba ». Oserons-nous dire à présent que les malheurs socio-économiques de l'Afrique du Sud ont continué à cause de ses « négociations en vue d'un compromis » ? Je n'ai aucun doute sur le fait que Mandela s'est arrangé pour que la plus grosse part du gâteau soit pour lui, pour l'ANC et une petite minorité blanche riche, lorsque ce vieux raciste de F.W. de Klerk – alias Dieu en quelque sorte – n'a eu d'autre choix que de mettre fin à l'Apartheid dans les années 1990, suite aux protestations grandissantes de la classe moyenne blanche et des grandes entreprises.

Comme le répétait ma grand-mère, on juge les gens en fonction de leurs actes. Il y a deux faits incontestables qui remettent en question la force de caractère de Mandela. « Madiba » s'est efforcé de satisfaire l'intelligentsia de l'Apartheid en passant un accord avec des juges racistes, certains des plus grands contrevenants aux droits de l'homme, les équipes de kidnappeurs et de meurtriers Afrikaners, et ceux qui ont sponsorisé l'Apartheid et protègent désormais les intérêts de l'élite de la nation arc-en-ciel : les corporations minières et financières. Et que dire d'un homme qui, lors d'une interview avec le journaliste australien John Pilger, montra le plus profond désintérêt pour les trente années de dictature en Indonésie et se justifia d'avoir donné en 1997 la plus haute distinction honorifique d'Afrique du Sud, l'ordre de Bon Espoir, au boucher de Jakarta, le général Suharto ?

Je n'arrive pas à accepter le fait que l'ANC et ses alliés gagnent toutes les élections présidentielles depuis la fin de l'Apartheid et que, malgré cela, un Apartheid économique de facto se maintienne intact. Les noirs sud-africains restent terriblement pauvres, de façon relative comme absolue. À mes yeux, l'ANC a abusé de la confiance des noirs, qui s'entassent toujours dans des taudis comme ceux de Dimbaza et Alexandria, et ces townships ultra-violents commencent à porter le poids de la colère du peuple. Les preuves abondent quant au fait que l'ANC a été très gentille envers les blancs. En échange de l'admission de quelques noirs de l'ANC au sein de leur très chic cercle fermé (afin de faire revenir des sous dans les poches des membres du parti), les blancs d'Afrique du Sud ont la possibilité de jouir discrètement, protégés par des murs immenses, de la richesse amassée grâce à l'exploitation inhumaine des noirs pendant l'Apartheid. Pour le dire autrement, quand l'Apartheid a pris fin, ses commanditaires ont compris qu'il suffisait de faire rentrer quelque noir dans la mascarade de la redistribution des biens et des allocations. La cupidité aidant, les noirs et les Indiens ont été incapables de s'organiser et de résister au sein des ghettos.

Je me suis un jour demandé comment Mandela et sa clique comptaient sortir les noirs sud-africains de leur pauvreté ? L'ANC avait certes un grand plan à cet effet, ainsi que le révèle cet extrait de la charte du parti de la liberté :

« La richesse de notre pays, l'héritage des Sud-Africains, doit revenir au peuple. La richesse minérale sous notre sol, les banques et les industries du monopole, tout doit être transféré au peuple. Tous les autres commerces et industries doivent être contrôlés pour assurer le bien-être du peuple... ».

Cette section de la charte de l'ANC jure avec les concessions factuelles du parti, comme par exemple les « clauses crépusculaires » de 1992, qui ont préparé le Gouvernement d'Unité Nationale (la méthode favorite des dictateurs pour mettre les loups et les agneaux dans le même enclos tout en promouvant l'image d'un changement venant du bas pour les caméras) et les absurdes garantis d'emploi qui protègent les fonctionnaires de l'Apartheid.

Et que se passe-t-il, dans l'Afrique du Sud post-apartheid, quand des noirs déshérités réclament une part décente de la richesse de la nation ? L'horrible vérité est qu'ils sont traités comme au temps de l'Apartheid : on leur tire dessus. Les images du massacre des mineurs de Marikana en 2013 n'étaient pas différentes de celles du massacre de Sharpeville en 1960. A ceci près qu'elles étaient en couleurs et que c'étaient des nègres qui faisaient le sale, l'inhumain boulot. Pour ajouter à l'outrage, le monde a appris avec stupéfaction que 270 mineurs avaient été arrêtés et accusés de meurtre sur la base de la doctrine de « l'objectif commun », la même dont avaient fait usage les autorités sous l'Apartheid. Sous la pression de la communauté internationale et des associations humanitaires, cette accusation abracadabrantesque fut levée et les mineurs emprisonnés furent libérés.

La vie de Mandela et l'ascension de l'ANC devraient servir d'avertissement aux combattants de la liberté en herbe et à ceux qui croient à l'égalité : le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument, pour reprendre la phrase de Lord Acton. En Afrique du Sud, l'écart entre les blancs et les plus pauvres, les noirs, n'a jamais été aussi grand. En 2009, le pays a volé au Brésil la première place au palmarès des sociétés les plus inégalitaires du monde. Ce fut donc pour moi un vrai plaisir de voir le président Jacob Zuma se faire humilier par son peuple mécontent en face des dignitaires internationaux durant la veillée funèbre de Nelson Mandela. C'était vraiment émouvant.

En 2013, ma femme et moi avons quitté le Sud ensoleillé des États-Unis pour déménager plus au Nord, près du Canada. Comment décrire notre nouvelle ville sur le plan ethnique ? Plus blanche que l'Antarctique. Nous nous sentions toujours obligés de reconnaître la présence d'un autre nègre, et de nous en réjouir, en faisant un petit signe de tête. Habitué au Sud, où les noirs constituent une part considérable du bas de la société, je croyais naïvement qu'il serait impossible de sentir la moindre petite odeur de pauvreté ici. Et puis, alors que nous nous rendions à New-York pour Thanksgiving en 2013, nous vîmes une ombre au milieu de la route. Un SDF blanc, insuffisamment habillé alors que la météo était glaciale, brandissait une grosse pancarte. Certains automobilistes manquaient même de l'écraser ! En passant près de lui, j'ai baissé ma vitre pour lui tendre un billet d’un dollar. Quelque chose s'est cassée en moi, parce que j'ai vu le visage d'un homme humilié et brisé par la vie. Depuis ce jour, je vois la même expression sur le visage d'enfants, de femmes, ou d'hommes que je croise dans la rue.

Les villes ont découvert que changer la résonance d'un mot est un moyen facile de témoigner du mépris à certains individus. Donner à la manche, le qualificatif de racoleuse permet aux villes de punir les pauvres. Dans beaucoup d'endroits de cette belle planète, la manche « racoleuse » est interdite. Certaines villes vont jusqu'à mettre en place des programmes éducatifs à l'attention de leurs habitants, pour leur conseiller de ne pas donner d'argent aux « parasites » (j'emprunte le mot au candidat républicain à l'élection présidentielle américaine de 2012, Mitt Romney) ; les policiers ont pour instruction de harceler les mendiants, notamment en centre-ville. Les pays pauvres sont plus créatifs : il rajoute du surnaturel ou du vaudou à la liste de leurs prétextes. Lors de mes voyages dans plusieurs pays du Tiers-monde, des guides paranoïaques et des amis m'ont prévenu que si je faisais l'erreur de donner de l'argent aux SDF, d'autres pièces disparaîtraient de mes poches et Dieu sait quelle malédiction pèserait sur moi. Mais j'ai ignoré cet avertissement ridicule. Je peux témoigner du fait que je n'ai pas été changé en chèvre ou frappé par la foudre, et l'argent qui a disparu de mes poches a servi à payer mes plaisirs matériels.

Il est triste de constater qu'autour du monde, des hommes et des femmes qui diffèrent tant par le niveau de vie ou le milieu d'origine que la couleur de peau, disent détester la sollicitation active, ou la manche racoleuse, mais ne sont pas dérangés par la manche passive : comme quand les mendiants se tiennent à l'entrée d'un magasin avec un gobelet dans les mains, mais restent silencieux. Ce qui revient à dire que les gens donnent aux mendiants qui savent se faire discrets et ne pas nous donner mauvaise conscience. J'ai pris le temps de regarder les hipsters qui traversent la station centrale de New-York, avec les derniers casques audio à la mode couvrant plus que leurs oreilles, sans remarquer les pauvres. J'ai observé la même attitude de la part de membres du gouvernement, traversant en voiture les rues de Kampala en Uganda dans leur 4x4 Prado flambant neuf. Ce spectacle m'a fait comprendre que le dédain des pauvres est véritablement un phénomène mondial. Mais quand j'ai l'impression d'être isolé. Quand je commence à perdre espoir, je rencontre d'autres personnes, de milieux et de pays différents qui dédient leurs vies à la lutte contre l'indifférence envers les plus misérables, contrairement à ces charlatans universitaires qui balayent le problème de la pauvreté d'un geste méprisant pour s'élever dans l'institution. Ces gens m'émeuvent beaucoup, et leur sentiment fait écho au désir le plus cher à mon cœur. Une société plus humaine ne se crée pas par magie. Comme moi (je suppose), ces gens ne peuvent pas ne pas voir les pauvres.

L'Enfer C'Est Lui

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