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Vers un monde rééquilibré

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Cette étude sur les imaginations esthétiques et les formations culturelles dans l’Afrique noire contemporaine est sous-tendue par une thèse fondamentale. Elle est la suivante : l’imagination culturelle dite « postcoloniale » est la forme d’inventivité propre aux sociétés néocoloniales de l’époque néolibérale ; elle accompagne et légitime au niveau de la conscience africaine la phase actuelle d’insertion violente de l’Afrique dans le marché mondial.

De cette thèse découle trois affirmations capitales.

La première est que le flottement de la culture-monde contemporaine correspond aux formes déterritorialisées et anonymes du capitalisme multinational de la fin du XXe siècle ; ce flottement culturel signe une forme spécifique, mais non moins brutale, d’hégémonisme incarné par l’Empire (euro-nippo-américain) : multiculturel, d’apparence cosmopolite et riche en opportunités individuelles et en destruction des structures collectives, il représente, aux yeux de ses idéologues, la nouvelle figure de l’Esprit (Mbembe, 2010 : 45). Il s’ensuit – c’est la deuxième grande affirmation – que le flottement d’une partie de l’Afro-culture contemporaine ratifie la nature débridée et subalterne des régimes d’exploitation capitalistes en vigueur dans les nations de la périphérie ; à travers la notion « d’hybridité », l’art postcolonial africain consacre l’insertion clandestine de l’Afrique dans la modernité. En troisième lieu, et comme conclusion finale, une telle réinsertion frangée de l’Afrique dans le monde moderne n’est aucunement envisageable pour les philosophies et esthétiques africaines de la liberté. Pour ces systèmes de la liberté, la réémergence au monde de l’Afrique, avec en prime la reformulation de ses arts et de ses cultures, n’est possible que par l’effort de clarification et d’unification de sa conscience (Nkrumah, 1976). C’est le point de départ en vue de la constitution de l’Afrique comme centre autonome de civilisation et de culture (Towa, 2010). Seul un replacement collectif11des énergies créatives africaines dans l’optique de synthèses culturelles neuves est à même de dépasser la fausse et coloniale opposition de l’ancien et du nouveau, du Soi et de l’Autre, de l’Afrique et du monde, de l’art et de la vie. La production sculpturale d’Ousmane Sow porte symboliquement l’empreinte de cette vision utopique.

L’orientation qu’on y donne épouse la dynamique heuristique de notre ouvrage, composé de quatre chapitres. Le chapitre I donne un aperçu global des questions traitées dans le volume, avec un trait particulier sur les différentes ruptures esthétiques et culturelles qui ont marqué l’évolution de la sensibilité esthétique occidentale. Le chapitre II prend en charge l’une des figures canoniques du poststructuralisme, M. Foucault, et étudie les réappropriations et réadaptations esthétisantes dont sa pensée fut l’objet dans des cercles africains hantés par la question des « épistémologies du Sud » et des « savoirs locaux » ; il aborde la problématique du récit, de la narration, de l’invention, bref de l’esthétisation du discours des sciences sociales africaines contemporaines. Le chapitre III traite du thème de l’obscénité et de la vulgarité dans les œuvres d’art de l’Afrique noire postcoloniale et, à partir des écrits d’A. Césaire et de F. Fanon, conclue sur les faibles possibilités créatives et émancipatrices du grotesque en Afrique. Le chapitre IV, enfin, clôt la discussion par un questionnement sur le lien essentiel entre culture et libération ; il permet, par une ré-exploration des vues d’A. Césaire et de M. Towa, d’invalider la thèse cosmopolite, en réalité ségrégationniste, de l’hybridité culturelle présentée comme solution à la crise des arts et des cultures de l’Afrique contemporaine et du monde. Ce chapitre parle – comme l’ensemble du livre – d’un monde rééquilibré, de développement pacifique et de prospérité partagée pour un destin commun entre l’Afrique et le monde12.

1 En Afrique, comme dans le monde, le système de l’art et de la culture obéit désormais au principe de la liquéfaction typique de la matière aqueuse.

2 Plus qu’une disposition temporelle fondée sur des référents chronologiques, le terme « postcolonie » inventée par A. Mbembe (A. Renaut, 2009 : 174) renvoie à la trajectoire historique spécifique des peuples récemment sortis de l’expérience coloniale, et dont le régime propre est la production incontinente de l’impudeur.

3 Nous devons à Flora Amabiamina une excellente synthèse sur le thème du pittoresque dans le roman postcolonial africain de Yambo Ouologuem, Sony Labou Tansi, Alain Mabanckou, Léonora Miano, etc. (Amabiana, 2015 : 122-153).

4 C’est la perspective défendue par Garvey, Nkrumah, Césaire, Fanon, Cabral et Towa.

5 Ainsi en est-il de ce que certains présentent comme la « dérive pornographique » dans les arts africains. La réduction du désir à la sexualité et la réduction de la sexualité elle-même au rapport sexuel, c’est-à-dire à la satisfaction de la simple impulsion biologique est, en des traits forts, le schéma des musiques populaires africaines contemporaines.

6 La tradition attribue la paternité de cette « Société des ambianceurs et des personnes élégantes » (Sape) au chanteur Papa Wemba (1949-2016). L’élégance masculine y est célébrée dans la surenchère vertigineuse des marques prestigieuses.

7 L’étude des productions culturelles traditionnelles des peuples fang, moundang, peuhl, bamiléké, bamoun de l’Afrique centrale serait susceptible d’éclairer ce point.

8 Nous pensons surtout à W. Benjamin, L. Goldmann et H. Lefebvre. Expurgés de leur gangue foucaldienne, les travaux d’A. Gramsci sur la force révolutionnaire de la culture seraient à réexplorer.

9 La distinction entre les options « postcoloniale » et « néocoloniale » se produit à ce niveau : l’une avalise le nouvel ordre oligarchique mondial avec son humanisme déflaté (l’Empire), tandis que l’autre le combat au nom de la parfaite égalité réelle des femmes, des hommes et des peuples.

10 Tout le sens de l’inversion produite par A. Mbembe apparaît ici. Par l’expression « sortir de la nuit », F. Fanon appelait le monde noir à recommencer une nouvelle histoire de l’homme, autrement dit à ne surtout pas produire un mimétisme obscène de l’Europe capitaliste par l’accélération des rythmes productifs. Usant de la même formule, Mbembe appelle, au contraire, à l’intensification de l’exploitation par la codification et la moralisation de l’exclusion économique et sociale sur le continent africain (Mbembe, 2000 : 92-93 ; Mbembe 2010 : 206).

11 C’est la question du panafricanisme.

12 La notion de « communauté de destin partagée pour l’humanité » a récemment été développée par les stratèges chinois, dans l’optique d’imprimer la reconfiguration de la globalisation vers davantage d’ouverture et d’égalité. Elle semble désormais admise par la communauté mondiale. Au moment où la Chine, la plus grande nation du Sud, se hisse à la puissance mondiale, Xi Jinping déclare : « Dans le monde d’aujourd’hui, tous les pays sont interdépendants et partagent un futur commun. Nous devons renouveler notre attachement aux objectifs et principes de la Charte des Nations Unies, construire un nouveau modèle de relations internationales dessinant une coopération mutuellement bénéfique, et créer une communauté de destin partagée pour l’humanité » (Xi, 2017 : 571). Les principes de ce nouvel ordre mondial sont : l’égalité entre les nations, la consultation extensive et la compréhension mutuelle, le respect de la souveraineté des nations et de leur intégrité territoriale, la non-interférence dans les affaires internes des nations, le droit pour chaque nation de suivre son propre modèle de développement et sa propre voie du progrès, le dialogue, la coopération, le partenariat, la non-confrontation. Ce monde est nécessairement harmonieux, beau, esthétique et écologique.

La Théorie Postcoloniale

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