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Enjeu de culture

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Durant la décennie 1970-1980, l’art africain réalise son tournant « postcolonialiste2 ». Dans les domaines de la littérature, de la sculpture, de la peinture, du dessin, de la musique, de la danse ou de la cinématographie, la créativité africaine s’illustre par une quête permanente des motifs dégradés, vulgaires et obscènes. L’artiste contemporain africain se signale par sa dénonciation des formes d’expressions culturelles traditionnelles. Décrites par E. Mveng dans son étude sur les masques bamoun et bamiléké de l’Ouest-Cameroun, ces formes culturelles traditionnelles obéissaient au jeu harmonieux du signe, de la ligne et de la signification ; à travers ce jeu étaient traités les thèmes de la vie, de l’amour, de la justice, de la sagesse, de la force, de la richesse, du pouvoir (Mveng 1963 : 35-51). Or, mû par une certaine perversité, l’artiste postcolonial africain leur préfère un bric-à-brac de déchets industriels et de matériaux recyclés : roues de bicyclettes déformées, moteurs de véhicules défectueux, vieilles carrosseries, tuyaux de construction usagés, fers à béton rongés par la rouille, tôles usées et perforées, vêtements sales tombés en lambeaux, etc. L’artiste postcolonial africain privilégie ainsi la laideur et l’indécence, signature du sculpteur contemporain camerounais J.-F. Sumegne (La Nouvelle Liberté).

L’attrait de l’art postcolonial africain pour les montages anarchiques et le bricolage apparaît surtout comme le rejet des grands principes modernistes de l’art européen de l’époque de Diderot, Kant, Schiller, Hegel ou même Baudelaire, d’une part, et de l’art africain de la période des luttes révolutionnaires des années 1950-1960, d’autre part. Qu’il soit européen ou africain, le modernisme se définit avant tout par l’idéologie du progrès, qui signa la vocation universaliste et émancipatrice de l’art, y compris dans les formes supérieures du romantisme de Madame de Staël (1968). En comparaison, le roman pessimiste, grotesque, sale et hédoniste des auteurs postcoloniaux, se démarque du modernisme puissant, de l’optimisme historique et de l’esthétisme profonds des personnages et thèmes d’auteurs africains classiques, à l’instar de Sembene Ousmane, Mongo Beti, G. Oyono Mbia, F. Oyono (Moore, 1963 : 221-233)3. Cette rupture peut s’étendre à d’autres noms de l’écriture noire moderne, ou des écrits modernes sur les Noirs : E. Olaudah, J. E. Capitein, F. Douglass, E. W. Blyden, W.E.B. Du Bois, A. Firmin, R. Wright, A. Césaire, A. Behn ou V. Schœlcher.

Un autre témoignage de ce basculement de l’art contemporain africain dans ce qui est tenu pour son moment « postmoderne » est fourni par l’interventionnisme massif du marché, avec ses industries culturelles, ses lois de la commercialisation, de la consommation et du profit, dans la production artistique (Bidima, 1997 ; Appiah, 2008). En transformant l’objet d’art africain en pure marchandise, et en répondant positivement au projet postmoderniste de l’esthétisation généralisée du réel (Lipovetsky, 1987 ; Lipovetsky et Serroy, 2013), l’artiste contemporain africain opère désormais au sein des réseaux globaux de la finance et de l’échange, dont il devient le héraut. De quelle manière la puissance d’hybridation du « capitalisme postmoderne » (Vakaloulis, 2011) se saisit-elle de l’objet d’art africain en lui imprimant la marque de l’indéterminisme, du non-sens, du bizarre et du nomadisme ? A quel point cette intrusion du marché légitime-t-elle la transformation liquide des imaginaires culturels dans l’Afrique noire contemporaine ? Il s’agit là de questions essentielles.

En Afrique, dans l’espace francophone en particulier, la littérature, l’anthropologie, la science politique, l’esthétique et la philosophie ont densément exploré cette question de l’imagination culturelle en relation avec le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltansky et Chiappelo, 1999 ; Nkolo Foé, 2008). Il n’est qu’à citer, pour s’en convaincre, les travaux de J.-F. Bayart, J.-G. Bidima et A. Mbembe. Faisant suite aux œuvres de fiction des romanciers tels que Y. Ouologuem, A. Kourouma ou S. Labou Tansi, cette imposante théorisation s’est illustrée par la production d’un ensemble de concepts-clés : « culture par le bas », « esthétique des marges », « esthétique de la vulgarité », « Afropolitanisme », « contamination culturelle ». Figures tant de la pensée abstraite que de la création, ils ont théorisé le flottement du monde dont les processus disjonctifs d’assemblages et de réassemblages culturels impriment un nouvel imaginaire africain insolite, superficiel, subalterne, mais non moins connecté au monde globalisé – un imaginaire de la circulation des mondes, de l’Afrique-monde, diront A. Mbembe, F. Sarr et bien d’autres. Au cœur de la condition postcoloniale africaine se trouve donc la problématique des formes, des niveaux d’autonomie individuelle et collective autorisées par cet imaginaire décalé et brinquebalant qui travaille par enroulement sur soi, enchevêtrement des signes et des figures, concaténation des univers et des territoires, empilement et superposition des identités itinérantes, car foncièrement inachevées – des identités en devenir.

Au demeurant, si la liberté doit être posée comme l’option fondamentale pour le monde noir4, quelles figures et quelles modalités déterminées de la conscience africaine surgissent-elles de ce moment chaotique de l’art régi par l’immonde, le déchet, le marginal, l’instable ? Quels types d’institutions sociales, de structures morales et idéologiques se reflètent dans cette créativité débridée, scatologique et animée par l’instinct de fuite ? En d’autres termes, l’internationalisme culturel promu par la globalisation marchande ne signe-t-il pas la défaite des peuples et la soumission des nations – ceux du Tiers-monde en particulier ? En fin de compte, nous nous préoccupons du pouvoir de l’art africain contemporain à produire un imaginaire africain de l’être à soi et pour soi libre, déterminé et puissant.

L’intention est donc de suivre les contours culturels de ce monde-africain-à-venir décentré et en pointillés. La prétention est de débusquer le sens philosophique de l’Afrique liquide et d’examiner la pertinence de son utopie culturelle structurante – le voyage, le passage, la traversée, l’itinérance. Cette démarche se justifie au regard de l’existence d’autres imaginations africaines de soi portées en revanche par des politiques culturelles de l’enracinement, de l’auto-centrement et de la conscience de soi, politiques culturelles non exclusives de l’Autre et pleinement engagées dans le procès de production de l’Universel. Le terme de ce procès dialectique est une synthèse spécifique. A. Césaire, reprenant le mot de Hegel, la nommait le Singulier. La présente contribution se veut une pensée critique sur la manière dont l’Afrique-qui-vient élabore une sensibilité d’elle-même suspendue à des symboles, des effigies, des figures, des images, des sons, des émotions. Ces signes lui parlent de soi ; ils lui parlent éventuellement du monde. Cette sensibilité propre à « l’Afrique-monde » marronne nécessairement au-delà de l’art pour embrasser l’espace entier de l’invention culturelle : société, histoire, politique, économie, idéologie, science, etc. L’Afrique culturelle prise dans sa globalité est l’objet du propos.

La Théorie Postcoloniale

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