Читать книгу Au delà du présent - Léonia Sienicka - Страница 5

II

Оглавление

Table des matières


LE coq vient à peine de jeter son bonjour clair à l’aube qui s’éveille.

Les hôtes de Vodopad dorment encore, les fenêtres grandes ouvertes sans souci des insectes déjà fureteurs, pour laisser entrer à flots dans les chambres l’air parfumé du matin.

Seule une frêle ombre blanche se glisse hors de la datcha, traverse obliquement une partie de la cour et se dirige vers les dépendances où se trouvent, au côté est, la cuisine et les communs.

C’est Sacha qui, pour ne pas faire de bruit, marche sur ses pieds nus et va, sans être habillée ni coiffée, déjeuner dans la crémerie d’un morceau de pain sec avec un verre de lait.

Mavra, la vieille bonne qui a bercé la jeune fille sur ses genoux de quarante ans quand celle-ci n’était encore que le plus capricieux bébé qu’on pût voir, trotte déjà, alerte et robuste, dans le dédale de la basse-cour. Elle fait kss... kss... tout autour d’elle, et les poules gloussent, les pigeons volettent, les oies accourent le cou tendu, les canards se dandinent comme des vieilles filles dévotes, se disputant, à coups de becs, le grain doré qu’elle leur jette.

—O mon petit trésor, déjà levé? fait la nia-nia apercevant Sacha qui, ses sandales de tille ajoutées seulement dans la cuisine à sa toilette sommaire, traverse de nouveau la cour pour gagner le jardin planté derrière la datcha. Tu ne dors plus, tu ne manges plus. Qu’est-ce qu’il advient de toi, ma beauté?

Sacha, la moue fermée, passe en silence et ne regarde seulement pas la vieille bonne.

Elle avait ainsi ses heures de mutisme, où, pour rien au monde, on n’eût tiré un mot de sa bouche têtue. Mavra le savait; aussi ne s’en étonnait-elle point et ne cherchait-elle pas à vaincre l’obstination de sa chérie. Il lui suffisait, du reste, pour être contente, de parler elle-même à l’enfant, et de s’enivrer de tendresse au son de ses propres paroles.

—Rose fleurie, petite campanule bleue, ma douce, ma jolie, ma dorée!

Mais la «douce», la «jolie», était déjà bien loin, glissant, souple et sans bruit, sur ses sandales nattées, l’air vraiment d’une idole archaïque sous les plis flottants de sa longue robe de nuit, dont la forme lointaine évoque une tunique, et les trois serpents bruns de ses tresses dénouées...

Pourtant, voici que le visage fermé s’anime. C’est que, d’un taillis de viornes une boule blanche a bondi, s’est arrêtée aux pieds d’Aleksandra après avoir roulé plusieurs fois sur elle-même, et, câline, se frotte avec délices à la chaussure de tille. Dans cette boule blanche on distingue maintenant un tout petit nez rose, des oreilles semblables aux valves d’un coquillage, et deux yeux d’aigue-marine striés de zigzags fauves. C’est Bielka,—la blanche ou l’écureuil, ces deux mots étant pareils en russe,—la chatte aimée de Mlle Erschoff.

Une agile inclinaison de la jeune fille vers le sol, et la boule blanche disparaît dans les plis de la chemise où deux bras nus lui font une niche chaude. On ne voit plus rien de la chatte, si ce n’est un bout de patte dont les ongles bien sages se cachent sous la fourrure, et l’on se demanderait où tout ce corps souple a passé, si le bruit d’un ronron éperdu de volupté ne venait de temps à autre, sortant des profondeurs du peignoir, dominer le bruit des branches froissées sur le passage d’Aleksandra. L’on atteint ainsi la forêt où le concert des oiseaux étourdit.

Bielka s’agite dans sa prison. A un trille plus perçant que les autres, sa tête émerge de la batiste, et ses yeux attentifs fixent un point de l’arbre où, cachée à demi par les feuilles, une touffe de plumes grises palpite. Aleksandra, maintenant, la retiendrait en vain, car l’instinct qui s’éveille dans sa chair de fauve ne connaît que la proie, et la minuscule tigresse ne se gênerait pas pour briser d’un coup de griffe les liens qui l’empêcheraient de bondir vers l’ennemi.

Sans plus s’inquiéter d’elle, Sacha poursuit sa route, répondant par de légères caresses sur les troncs qu’elle frôle, aux bonjours de ses amis les arbres.

Dans la forêt, elle est vraiment chez elle. Troncs zébrés des bouleaux, membres trapus des chênes, feuillage sanglant des hêtres rouges, frêles rameaux des sorbiers, chaque hôte de l’asile mystérieux est un être vivant pour Sacha, et le langage qu’il parle trouve écho dans son cœur.

Lorsqu’elle découvre dans l’écorce des géants alignés sur sa route une plaie faite par le couteau des gamins inconscients, son cœur bondit, et dans ses nerfs passe la même sensation que si l’on eût meurtri sa chair à elle. Que de fois elle avait accosté les fils des paysans ou les petits vagabonds dont la forêt se peuple, pour les initier à son amour des choses!

—Enfants, leur disait-elle, les plantes doivent être vos amies plus que les hommes, car elles ne vous causent jamais de mal, elles; au contraire, elles vous font tout le bien qu’elles peuvent. Voyez les arbres; ils vous donnent le bois pour chauffer vos isbas; leurs feuilles égaient vos yeux, et, réunies en dôme, vous ménagent un abri contre le soleil trop brûlant. Quant à leurs fruits, s’ils ne servent pas à caresser vos palais, petits gourmands, ils engraissent le bétail et réchauffent les poêles des indigents. Puis les baies; qu’elles sont jolies, n’est-ce pas? Et quel remède la plupart d’entre elles apportent à vos bobos! Vois le sureau, Pavel, c’est le jus que la barinia a extrait de ses boules noires qui t’a guéri l’année passée de ta bronchite; les sorbes font digérer l’estomac paresseux; l’airelle apaise la soif; la mûre fait taire la toux. Et le kalina, avec ses perles rouges... les framboises, les myrtils?... Ah! ah! petits coquins! vous vous en payez, hein! de toutes ces bonnes choses-là?... Ne faites donc pas de mal aux plantes qui sont des créatures vivantes comme vous, et que vous devez aimer, comme la parole de Christ prescrit d’aimer vos frères.

Les discours de Sacha péchaient bien un peu, parfois, par la logique, car ses auditeurs, s’ils avaient été plus hardis, auraient pu lui objecter quelques cas où d’affreuses crampes d’empoisonnement avaient bouleversé leurs petits ventres trop curieux; mais lequel d’entre eux aurait osé élever la voix pour combattre les arguments de la jolie barichnia?... Ils l’écoutaient bouche bée, moqueurs à peine, qui disait ces singulières choses, et comme l’âme russe, même celle des humbles, est accessible à tout ce qui est subtil, les têtes mal peignées s’inclinaient sur les poitrines et méditaient ce qu’elles venaient d’entendre.

Et il est un fait certain, c’est que, depuis qu’Aleksandra a fait appel à la pitié des enfants pour les arbres, les attentats sont devenus bien plus rares dans la forêt. Aujourd’hui, par exemple, la promeneuse n’en constate pas un seul, et elle serait heureuse, oh! heureuse... si, malgré l’indulgence des choses créées qui lui sourient depuis l’aurore, son cœur ne s’était empli ce matin, comme en maints autres jours, hélas! de brumes ténébreuses que rien, pas même le contact avec sa forêt bien-aimée, ne parvenait à dissiper.

Une heure encore la petite idole erre ainsi dans le dédale des troncs, s’enfonçant de plus en plus dans les sombreurs du bois qui, maintenant, devient étrangement silencieux. Plus un trille, plus un cri... La feuille se tait et n’est même plus frôlée par une caresse d’aile... Et ce calme inattendu a quelque chose d’épeurant qui oppresse.

Cela tient à ce qu’à cet endroit l’eau souterraine est très proche du sol, et que, sans former des marais à proprement parler, cette portion de la forêt dégage une humidité lourde, malsaine, qui, à de certaines époques, répand la fièvre dans le village, et que l’instinct des oiseaux redoute.

Sacha passe vite pour retrouver l’air pur. Un détour à droite, puis à gauche, et une immense allée de noisetiers se déroule, alignés symétriquement par la main de l’homme dans le désordre divin de la nature. Coupant obliquement cette allée que des ornières sillonnent (car c’est la route de la commune qui mène à la bourgade voisine) un sentier riant passe et se perd dans l’ombre du bois. Il est bordé, de chaque côté, d’une herbe à feuille spatulée, que deux chèvres attachées au tronc d’un sorbier broutent, tandis qu’à dix pas de là un sifflement joyeux décèle la présence du pâtre.

Au bout de ce sentier, une isba grande comme un pigeonnier montre son toit de chaume. De chaume!... On devine qu’il en est fait, mais ce n’est pas par ce que l’on en voit, car la vipérine, la joubarbe, les giroflées, la mousse, l’ont recouvert tout entier et l’ont fait ressembler à un tertre fleuri.

Les murs de la chaumière aussi disparaissent sous les plantes. C’est un enlacement fou de vigne sauvage, de clématite à calices mauves, de capucines et de liserons qu’une baie, grande comme un mouchoir de poche, perce seule. Dans l’encadrement de cette baie, une tête, serrée par la coiffure petite-russienne, se montre.

—Ah! te voilà, petite seigneuresse! Viens vite, car le borschtch s’évapore sur mon fourneau; il n’en restera bientôt plus.

—Bonjour, matouchka, répond à peine Aleksandra...

Mais un rapide éclair de tendresse a passé dans ses yeux si fixes tout à l’heure, et la vieille femme, qui a surpris ce scintillement de la pierre rare qu’est pour son cœur d’esclave la frêle barichnia, se met à sourire d’allégresse.

Le voilà enfin découvert, ce mystère des déjeuners hâtifs dont Mavra se plaint!... Au seuil de la cabane, sous l’auvent parfumé par les fleurs de l’été, se dresse une table de bois blanc sans nappe où une cuillère de laque à ramages, travail des paysans, est posée solitaire. Sacha s’assied devant cette table sur l’escabeau scellé au mur de la chaumière, et, avidement tournée vers la porte entr’ouverte, guette les mouvements d’Evlampia qui remue quelque chose dans l’ombre de la chambre.

—Tiens, mon cœur, fait la vieille femme, en déposant devant la visiteuse un pot d’argile d’où une vapeur aigre et savoureuse s’échappe. Veux-tu aussi du lard?

L’idole fait signe que non, et mange avec délices le potage aux betteraves.

Sous les cils de soie brune se glissent de temps à autre, pareille à un lézard peureux, une de ces fauves lueurs dont l’étrangeté inquiète l’observateur...

—C’est bon, fit-elle quand elle eut fini.

—Et tu viendras demain aussi? demande ardemment Evlampia.

—Demain et tous les jours, répondit Sacha à voix basse. Je t’apporterai en échange des concombres et du gruau.

—Oh! mais il ne faut pas, mon amour!

—Eh! laisse donc; est-ce qu’une barichnia peut venir manger ta soupe tous les jours sans te rétribuer pour cela?

—C’est juste, répondit la vieille femme humblement. Veux-tu voir les abeilles?

—Non, pas aujourd’hui. Aujourd’hui je suis mauvaise, vois-tu, et il ne faut pas que je touche aux bêtes du bon Dieu...

—Peut-on dire!...

Mais la jeune fille avait assez parlé. Tout ce qu’elle avait dit, même, n’était sorti de sa bouche qu’à sons rauques et brefs. La Petite-Russienne connaissait ces accès et ne s’en étonnait pas plus que sa sœur Mavra. La tendresse des deux femmes était, à vrai dire, autant faite de tous les caprices qu’Aleksandra leur imposait, que de l’admiration fervente éprouvée par ces créatures frustes devant la jolie gracilité de l’idole, et de la pitié qu’elles ressentaient, sans se l’expliquer, ni même se l’avouer, en présence de l’être énigmatique et étrange qu’était la petite barichnia.

Comme la jeune fille, déjà, se levait pour partir, Evlampia demanda:

—Tu n’attends pas Danilo? Il est allé chercher du thé dans la lafka; il sera ici dans un quart d’heure au plus.

Le fin visage se crispa d’impatience.

—Laisse-moi tranquille avec ton Danilo.

—C’est qu’il a appris pour toi un si bel air de balalaïka! Ça fait comme ça: tu, tu, tu... la, la, la, la, la... tu, tu, tu...

Sans plus répondre, Aleksandra arrachait de ses mains fiévreuses une touffe de clématites, tourmentait un instant les tiges des fleurs entre ses doigts, puis les piquait dans ses tresses dénouées. Cela fait, elle tourna le dos à Evlampia, rejeta d’un mouvement brusque de la tête ses nattes en arrière, et s’éloigna de l’isba en faisant craquer sous ses sandales les brindilles de bois mort dont le sentier était jonché.

—Au revoir, ma gentille, lui cria la pauvre vieille femme résignée.

O cœurs russes! humbles cœurs des humbles russes! qui vous donnera le rayon de miel des douces paroles, la claire lumière des regards amis?... Qui partagera avec vous le pain et le sel de la fraternité, pauvres cœurs humbles des humbles Russes?...

Arrivée de nouveau à l’allée des noisetiers, au lieu de reprendre le chemin qu’elle a suivi pour se rendre de la villa à la maisonnette d’Evlampia, la jeune fille s’enfonce à gauche sous le dôme des branches grêles, puis, ayant ainsi marché pendant quelques minutes, s’engage à travers la forêt sans le secours de sentiers ni de routes.

Les fougères aux feuilles tendres, touffues comme des buissons, caressent ses jambes sans bas que la robe relevée très haut découvre; entre ses sandales et la peau de son pied nu des barbes de mousse se glissent et le chatouillent gentiment; des baies mûres, accrochées au passage par les cheveux, s’éparpillent sur ses tresses qu’elles font ainsi ressembler aux chevelures chargées de joyaux des filles de l’Orient... Un cri jaillit de l’arbre, une flèche emplumée passe, et, dans l’entrelacement des plantes menues dont le sol est feutré, des lézards filent par zigzags, poursuivant les bestioles qui deviendront leurs proies. C’est l’ivresse sans nom du matin; l’inénarrable accord de splendeur et de paix dont la forêt est faite à l’aube.

Mais voici qu’un charme inattendu vient s’ajouter à tous les autres charmes...

Au milieu d’une tache claire que la mousse plus drue fait sur le sol à cet endroit, entre les troncs zébrés de cinq bouleaux pleureurs, un mince filet d’eau, s’échappant de la fissure d’une roche,—venue là, on ne sait d’où,—retombe en gazouillant dans une coupe de silex, pulvérisant au vent ses gouttelettes brillantes. C’est la Source, grâce espiègle de la forêt, qui dérobe au ciel un morceau de son azur, et raconte à l’oreille des passants les secrets des Roussalki...

Quand Sacha eut atteint l’oasis minuscule de son désert peuplé, elle s’arrêta enfin. D’une main prompte elle défit les rubans de ses sandales, ramena ses tresses sur le sommet de sa tête en les fixant par un lien de fougère, laissa glisser sa robe le long de son corps souple, et debout sous la clarté du ciel, chaste et nue dans sa pudeur sans voiles comme un marbre aux lignes pures, elle puisa l’eau de la vasque dans ses paumes creusées et la fit couler lentement le long de ses épaules.

Chaque fois que la fraîcheur du clair liquide serpente sur sa peau en caresses humides, un frisson d’infinie volupté secoue le corps de l’idole et fait glisser dans ses prunelles glauques les fauves lueurs qui leur sont coutumières...

La douche finie, les petits pieds recalés à nouveau sur les semelles nattées, le corps tout ruisselant d’eau, enveloppé de la sommaire robe blanche qui fait songer à un vêtement antique, Aleksandra, sans s’inquiéter de faire la réaction, se couche de tout son long sur le tapis de mousse trop fraîche, appuie ses coudes sur le rebord de la vasque et, le menton posé sur ses deux mains ouvertes, elle semble demander au grand œil clair, dans lequel se mire l’azur du ciel, le secret des pensées lourdes écloses sous son front...

Longtemps, longtemps elle reste là en cette pose songeuse, son pâle visage reflété dans la source limpide, si immobile que les lézards ont cessé de s’épeurer et la regardent sous leurs paupières qui clignent; si silencieuse que les oiseaux ont repris leurs chansons et viennent boire dans la coupe que ses yeux interrogent... Et la douce ivresse du matin l’environne...

O pitoyable petit être, idole de grâce aux pieds d’argile, qui donc oserait la déchiffrer, l’énigme de ton regard changeant, de ta bouche têtue, de ton front obsédé?... Qui donc?... Pas même la Vie qui est là près de toi, le doigt posé sur ses lèvres de sphynge, et qui, prise de pitié pour la misère que ses mains t’ont forgée, veut du moins maintenant qu’elle te reste inconsciente!... Ne demande à personne le secret de ton âme, ô pitoyable petit être, idole de grâce aux pieds d’argile, car personne, non, personne, si dénué de pitié que soit le cœur des hommes, n’oserait te l’apprendre!

Au delà du présent

Подняться наверх