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III

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Table des matières


—EH bien! mes chéries, prêtes?

C’est maman qui va et vient dans la chambre à coucher de ses filles, remuante, affairée, scrutant du regard les meubles pour s’assurer qu’on n’a pas oublié d’entasser, dans la calèche attendant à la grille du parc, les plaids, les ombrelles, les manteaux préparés la veille et que nécessite une course de trente verstes en voiture à travers le steppe et la forêt.

—Prêtes, mes enfants?... C’est qu’il est temps de partir si nous voulons arriver à Boutcha avant la chaleur de midi. Et puis, nous avons de jeunes chevaux qui s’impatientent attelés, Andreï ne peut les retenir.

—Mais tu t’impatientes encore bien plus qu’eux, hein, maman?... C’est que ça n’est pas ordinaire chez nous, un pareil déplacement en famille! Ah! ma chérie, comme tu es drôle avec ton manteau de toile bise! Tu as l’air d’un moine de Lavra en tournée de mendicité... ah! ah! ah!

Katia dit cela, et, cent fois plus agitée que sa mère, bien qu’elle s’efforce de le cacher, rit bruyamment, une flamme nerveuse aux joues. En tout cas, moi, me voilà prête. Je revêts ma cagoule. Viéra, Sacha, Vadim, en route, mes petits!

Cinq pénitents gris traversent la villa, le perron, le jardin, et prennent place dans la calèche attelée en troïka, où Andreï, le cocher, et Mavra, la vieille bonne, siègent déjà, cachés à demi par un amoncellement de colis...

Ces... pénitents sont: Mme Erschoff, ses trois filles et le cousin Vadim, revêtu, comme Katia venait de le faire remarquer pour elle et pour sa mère, du très ample manteau de toile à capuchon qu’il convient d’endosser dans les voyages à travers la campagne russe. Sans cette classique houppelande, on risquerait, l’été, lorsque les chemins sont secs, d’être changé en statue de poussière, car Dieu sait s’il y a rien au monde de plus prodigue et de plus envahissant que ce menu sable gris dont les routes des forêts et des steppes sont faites au pays du tzarisme!

—Mavra, tu n’as pas oublié le samovar? ni le thé? ni les kalatchi?... Dis, Mavra, la caisse avec les robes est bien attachée là derrière, nous ne la perdrons pas en chemin, hein?... Allons, Andreï, en route! Et que Dieu nous mène!

Les sept voyageurs firent un signe de croix grec, murmurèrent quelques mots de prière, et la calèche s’ébranla, enlevée par les gais et vigoureux chevaux bruns dont Andreï, du bout de son fouet, caressait les croupes luisantes et grasses. Et ce fut un cliquetis de sabots piétinant le sol, de sonnettes agitées joyeusement, et d’essieux rouillés à étourdir!

Il était cinq heures du matin. Pour être à Boutcha avant que la chaleur ne se fît trop sentir, on avait dû partir ainsi au point du jour. Aussi, les voyageurs auraient-ils été d’humeur boudeuse—mal habitués qu’ils étaient, sauf Sacha, à se lever d’aussi bonne heure, si cette sorte d’escapade,—une visite à des voisins de campagne,—(on peut hardiment, en Russie, se compter pour voisins, quand on habite à trente verstes l’un de l’autre...) si cette visite à des voisins, donc, suggérée quelques jours auparavant par Vadim, n’eût été pour tout le monde un sujet de joie mystérieuse et très vive. Pour Iékatérina, d’abord, et pour Viéra, qui, ne tenant pas en place, s’efforçaient pourtant—tactique féminine à creuser—de prendre l’air le plus indifférent du monde; pour Mme Erschoff, ensuite, qui, toute naïve et incapable de dissimuler, la délicieuse vieille femme! rayonnait d’espoir maternel et couvait ses filles aînées de regards où la malice pétillait de concert avec l’orgueil; qui, animée de la certitude que les deux chefs-d’œuvre assis là, sous ses yeux, sur la banquette de devant de la calèche, ne pouvaient manquer... mais, chut! Que dirait Tatiana Vassilievna Erschoff si l’on tentait d’ouvrir la cage au secret qu’elle caresse depuis si longtemps dans son cœur de mère, comme un oiselet aux plumes tièdes, doux et palpitant sous la main?... Pour Vadim, aussi, dont le plaisir se fond en mélancolie très tendre; car ne va-t-il pas revoir là-bas, chez le châtelain de Boutcha, dans le cadre des choses et des gens, sinon des lieux, où il l’a rencontrée pour la première fois, la gracieuse Maria Pavlovna Ilnitskaïa, l’amie si chère de ses vingt ans fougueux et dont l’image, pourtant, garde en sa mémoire de jeune homme toute la fraîcheur et toute la chasteté qu’un profil de sœur exhalerait?... Pour Sacha, enfin, que les courses au grand air ravissent. Et pour Mavra qui se rengorge, pénétrée de son importance, certaine que si l’on eût négligé de l’emmener, tout le voyage aurait marché de travers... Et pour Andreï, donc, ce passionné de chevaux, qui ne se laisserait pas dire aujourd’hui que le gouverneur de Kieff est son cousin, tant il est orgueilleux de mener sa troïka!... Songez un peu! Tenir au bout de son fouet trois chevaux ardents que l’écurie a rendus fougueux comme des diables; les guider, les retenir, les lancer en avant, l’encolure fière, arrondie par le bridon très court, les naseaux roses frémissants à la brise, la queue soyeuse et longue, balayant la poussière de la route; tout cela au gré de ce sceptre en cuir souple qu’il tient, lui, Andreï, le fils de Mavra et d’Akim, dans ses mains solides de beau gars! Y a-t-il là, oui ou non, je vous le demande, matière à être fier?

Tout le monde, donc, est heureux, et le temps se met de la partie. Il est vrai que ce n’est pas tout à fait acte de bonne volonté de sa part, car on n’aurait pas choisi ce jour-là pour aller à Boutcha s’il n’avait été tel; mais, pour la joie commune, ne suffit-il pas qu’on croie à sa complicité? Et que Viéra et Katia soient certaines que c’est pour embellir leurs chères songeries d’amour que la brise aujourd’hui s’est faite si discrète, les fleurs des champs si parfumées, le lever du soleil si radieux? Que l’aube n’est si rose que pour être en accord avec leurs rêves pudiques, l’herbe des talus si verte que pour symboliser l’espoir qui palpite en leur sein, les trilles des oiseaux si joyeux que pour chanter l’aubade avec leurs cœurs?...

On est en route depuis plus d’une heure, et personne n’a encore osé troubler par un mot maladroit le ravissement de son être intime, si ce n’est maman, que son secret étouffe et qui, croyant bien pourtant n’en laisser rien paraître, a jeté à maintes reprises une phrase accueillie par un silence têtu ou par une laconique réponse de son neveu.

—De gentils garçons, hein, ces deux fils de Nikolaï Siémionovitch? On les dit très sérieux, Vadim, Serguié et Evguéni. Quel âge ont-ils? Attends un peu... Irina Ignatievna s’est mariée trois ans avant moi et elle a eu Serguié tout de suite; alors, il a vingt-six ans l’aîné. Katia, quand donc étions-nous pour la dernière fois chez les Afanassieff? Katia, dors-tu?

Interpellée ainsi directement, force fut bien à Katia de répondre.

—Est-ce que je sais? En avril, je crois, vers le 18 ou le 20... Non, le 21, le 21 juste, je me le rappelle parce que c’était la fête de Féodora Lvovna qui était chez eux justement ce jour-là.

La rusée! Elle aurait bien eu plus vite fait de dire simplement: «Je me souviens que c’était le 21 avril, parce que Serguié, chaque fois qu’il m’écrit, me parle de cette date si chère...» Le 21 avril! Ah! il ne fallait pas qu’elle l’allât chercher bien loin dans sa mémoire, ce jour rayonnant des aveux partagés, cette heure du printemps témoin du chaste et délicieux baiser qui scella leurs fiançailles secrètes!

Comme le charme était rompu, la conversation devint générale.

—C’est dommage, dit Viéra, que Mlle Burdeau ait justement dû partir pour Kieff le lendemain de l’arrivée de Vadim; ainsi elle ne verra pas Maria Pavlovna qu’elle aime tant et qui passe tout l’été chez les Afanassieff.

—Mais pourquoi a-t-elle dû partir pour Kieff? interrogea Katia.

—Parce que la femme de l’ex-consul français d’Irkoutsk, qui est de ses amies, lui a télégraphié d’aller la rejoindre à l’hôtel d’Europe, à Kieff, où elle fait une halte de quelques jours pour se reposer d’une partie de son voyage, avant de pousser tout droit vers Paris.

—Puisqu’on en parle, fit Vadim, intéressé par le nom de Maria Pavlovna accolé à celui de la jeune fille, qu’est-ce que c’est que cette mademoiselle Burdeau que j’ai entrevue, je crois, le jour de mon arrivée parmi vous?

—Entrevue! Oh! Vadia! Mais tu as dîné, soupé et pris le thé à côté d’elle! Ce Vadim! Tu as même parlé français, et elle a trouvé que tu t’en acquittais à merveille! C’est une maladie que d’être distrait à ce point! Il faut soigner ça, frère! Enfin, puisque cela t’intéresse tout de même, voici ce que c’est que Mlle Burdeau: une charmante et surtout une excellente Française. Elle donnait auparavant des leçons de sa langue maternelle à Kieff, où nous l’avons connue chez les Lavrovitch qui la recevaient souvent dans leur intimité,—car Mlle Burdeau est une personne bien née et d’une éducation parfaite.—Tu l’aurais remarqué, cher, si tu avais fait autre chose que de l’entrevoir malgré une demi-journée passée à ses côtés. Depuis, elle a fait un héritage qui lui permet de vivre de ses petites rentes en s’arrangeant de l’ingénieuse manière suivante: contre une chambre et tout l’entretien dans une famille aisée, elle donne l’échange de sa conversation française pendant la durée des repas et le reste du temps qu’elle a libre. C’est une combinaison profitable pour les deux parties, car la vie est si bon marché chez nous, que nourrir une personne de plus ou de moins dans un ménage organisé ne fait pas une grande différence; quant à la chambre, mon Dieu! on se serre un peu plus! Nous n’avons heureusement pas beaucoup de préjugés à ce sujet, nous autres Russes, dit Katia en riant. Un sopha, une couverture, un oreiller, le tout caché par un paravent, et voilà le lit et la chambre à coucher trouvés! D’un autre côté, s’installer, pour une personne seule, et organiser un ménage, cela est assez dispendieux et, en tout cas, passablement compliqué, surtout pour une étrangère. Et ce n’est pas une chose bien fatigante que de parler sa langue maternelle pendant une heure ou deux par jour, en échange de tout cela... Bref, quand nous avons su au printemps que Mlle Burdeau désirait une place à la campagne dans les conditions énumérées ci-dessus, nous lui avons bien vite proposé de venir chez nous, et elle a accepté avec le même empressement. Nous entretenons ainsi notre français qui, à vrai dire, ne nous sert pas à grand’chose, mais qu’ignorer passerait pour un crime pendable aux yeux du monde que nous fréquentons deux ou trois fois par hiver. Madeleine Burdeau dit que nous parlons comme des Françaises qui... auraient passé quelques années à l’étranger! Viéra surtout; elle a même du plaisir à lire des poésies parnassiennes ou autres et les auteurs ultra-parisiens tels que Lavedan, par exemple, Gyp, Willy, Véber, et leur argot, délicieux du reste, n’est pas mince chose à comprendre pour une étrangère; tu en conviendras, si tu as lu quelque chose d’eux.

—Eh! Katia, ne fais pas de réclame, va! Nous sommes entre nous; il n’y a pas de jeune homme à marier caché dans le coffre de la calèche!

C’était Viéra qui, impatiente d’avoir été distraite de sa rêverie par la conversation qui s’entamait, interrompait Katia par une de ses bourrades habituelles.

—Viéra n’aime pas qu’on la loue, dit la petite idole à son tour; je trouve qu’elle a raison. On fait bien, on fait mal, qui a le droit d’approuver ou de blâmer? Ça ne regarde que soi, n’est-ce pas?

—Ah! ah! l’oracle, s’exclama Katia. Il ne parle pas souvent, mais quand il parle!... Dis donc, petite sœur, est-ce que tu vas t’attifer comme ça, là-bas, chez les Afanassieff, avec ces trois ridicules tresses et ton bouquet sur l’oreille? Il serait pourtant convenable, à la fin, de t’habiller et de te coiffer comme tout le monde, car tu feras rire de toi avec tes robes sans forme et tes cheveux nattés à l’Assyrienne.

—Katia, tu es détestable, fit Viéra gravement. Tout t’est matière à plaisanteries et à sarcasmes! Sans compter que tu as tort, car Sacha est ravissante ainsi; oui, ravissante, et quiconque voit autrement que par la convention des modes le dira; sans compter, donc, que tu as tort, je te dirai, ma pauvre sœur, que c’est toi qui es affreusement ridicule avec certaines poses que tu prends à présent. Car, autant une vraie Française qui ne vise pas trop à l’artificiel est gentille, autant une Russe jouant à la Française est intolérable et grotesque, oui, grotesque. Tiens, ça me rappelle ces ours qu’on exhibe dans nos cours et qui dansent quand le montreur leur dit: «Micha, eh! Micha! prouve donc aux hommes, frère, que tu sais faire comme eux!» Quant à Sacha, ajouta Viéra à voix très basse en se penchant, comme pour rajuster quelque chose à son manteau de voyage, quant à Sacha, n’y touche pas, sœur, pour l’amour du ciel, n’y touche pas, même pour la plaisanter, car tu n’en as pas le droit; non, aussi vrai que je t’aime malgré tes taquineries incessantes, tu n’as pas le droit de toucher à Sacha, tu n’en as pas le droit, sœur!

—Eh! laisse-moi tranquille avec tes grands mots! Tu es toujours là comme un trouble fête, à rendre important tout ce qui ne l’est pas.

—Mes chéries, mes chéries! supplia Mme Erschoff que le moindre mot de mésentente entre ses filles bouleversait, mes chéries, qu’est-ce que ça signifie donc? Vous vous adorez, c’est un fait, et quand vous êtes ensemble il faut toujours que vous vous disputiez. Qu’est-ce que cela signifie donc? (Vous êtes pourtant toutes les trois si parfaites, semblait dire le regard désolé et ravi de la maman; qu’est-ce que cela signifie donc que vous ne pouvez pas vous entendre?) Tenez, nous allons déjeuner, cela nous remettra en bonne humeur; nous étions si gais tout à l’heure! Andreï, arrête tes chevaux sous ce grand hêtre, à gauche; nous y serons parfaitement, à l’abri du soleil qui brille déjà à aveugler, le sournois!

—Si Sa Seigneurie daignait me permettre, objecta Andreï en se grattant l’oreille de la main gauche restée libre, je lui ferais humblement observer que d’ici à cinq minutes, en entrant dans la forêt par ce chemin, là-bas, qui est le nôtre, nous rencontrerons une grande place semée d’herbe que les chevaux pourront paître pendant que les hommes déjeuneront, hi! hi! hi! et nous serons là aussi bien à l’ombre qu’ici, car il y a non seulement un hêtre dont le feuillage est aussi épais que le toit d’une isba, mais encore des chênes, des bouleaux, des pins...

—C’est bon! Va.

Jamais Andreï n’avait su obéir sans faire d’observation, sauf peut-être quand il recevait l’ordre d’enlever ses chevaux; c’était une chose connue et... acceptée. Le dernier mot devant fatalement rester à son obstination, on n’aurait fait que perdre du temps en essayant de regimber. En ce moment, il est vrai, les raisons qu’il donnait étaient assez plausibles; on le laissa donc mener sa troïka où il voulait. Lorsqu’il eut arrêté ses bêtes à l’endroit désigné, les voyageurs descendirent de la calèche et se promenèrent dans le cirque de verdure pendant que Mavra secouait les manteaux, allumait le samovar et préparait tout ce qu’il fallait pour le rustique déjeuner.

—Vad, tu es triste ce matin? demanda Viéra en s’approchant du cousin Dimitrieff qui arpentait solitairement l’herbe humide de rosée de ce délicieux espace découvert.

—Triste? Non pas, petite sœur.

—Mélancolique, alors?

—Mélancolique, oui. Ah! tu comprends, toi, la différence qu’il y a entre la tristesse et la mélancolie? Il y a tant de gens qui confondent!

—Ceux qui confondent, ce sont les gens grossiers, inhabiles à saisir les nuances. Dis, Vadia, est-ce que tu ne trouves pas qu’il est meilleur d’être mélancolique que gai? Je ne sais pas, mais moi, quand je suis gaie, c’est comme si c’était simplement quelque chose de nerveux; cela m’exalte, mais ne me donne pas la sensation du bonheur... tu comprends? Tandis que quand je suis mélancolique, c’est bien l’état normal, et par conséquent harmonieux, par conséquent exquis, de mon cœur.

—Eh! mais, je crois, chère sœur, que nous nous entendrons désormais!

—Je le crois aussi, Vadim.

—Quel âge as-tu, Viéra? Nous nous sommes si peu vus ces derniers temps, et avant, tu étais fort jeunette...

—Avant, Vad, c’était tout naturel, avant; je ne suis pas venue au monde avec ma raison de jeune fille. Mais à présent que j’ai dix-huit ans, je réfléchis, j’ergote, et il me pousse des idées dans le cerveau en quelques secondes, comme les oronges et les cèpes poussent en une nuit au pied des arbres de nos forêts. Et ça m’amuse beaucoup, tu sais, oh! beaucoup, de découvrir de nouvelles fleurs dans le jardin secret de ma pensée.

—Je crois bien... Une radieuse pensée de dix-huit ans, quelles fleurs parfaites elle doit donner! Et ton cœur, ma petite sœur, ton cœur fait-il aussi éclore de fraîches corolles? Aimes-tu, Viéra?

—Je pourrais, dit la jeune fille sans plaisanter et sans rougir, te répondre que tu es indiscret; mais non, le pacte d’amitié que nous venons de conclure t’absout de toute curiosité et te donne droit à ma pleine confiance; aussi je te le dis, Vadim, j’aime, oui, j’aime.

Non moins gravement et non moins simplement, le jeune homme prit la main de sa cousine dans les siennes, la baisa avec tendresse et lui dit:

—Que ton amour ne soit qu’un long bonheur!

—Et tu ne me demandes pas qui? Tu as deviné, peut-être?...

—Hum! Enfin, je ne sais pas... Tu vas voir. Procédons comme pour les charades: mon premier est le héros d’un chef-d’œuvre de Pouschkine, mon second a l’honneur d’appartenir à notre père le tzar, mon troisième...

—Es-tu perspicace! Non, mais vraiment, comment as-tu pu savoir?

—C’est bien simple, ma chérie. Mais les amoureux sont si naïfs qu’ils s’imaginent toujours pouvoir impunément rougir quand on prononce un certain nom; tracer sur la terre des sentiers des initiales uniformément pareilles, poser des questions qu’ils voudraient faire croire candides avec une voix trébuchante d’anxiété, sans que l’observateur, témoin de ces éternels et puérils manèges de la passion qui se cache, conçoive le moindre des soupçons!... Ma pauvre Viérotschka, n’es-tu pas, lorsque j’ai proposé à tante de faire une visite aux châtelains de Boutcha, devenue tout à coup gaie comme un chardonneret et rouge comme une petite fraise des bois?... N’as-tu pas, plus tard, donné dans le piège que je te tendais en répondant de la voix la plus indifférente du monde—du moins prétendais-tu la rendre telle—aux questions que je te faisais sur Evguénï Nikolaïévitch, alors que tu mettais une chaleur particulière à me vanter son frère Serguié?... Ne t’ai-je pas vue, enfin, effacer d’une ombrelle alerte une trentaine d’E et autant d’N sur le sable de l’allée aux glaïeuls quand je suis venu t’y rejoindre à pas de loup, avant-hier midi, à l’heure où tu nous croyais tous en train de faire la sieste?... Après cela, il faudrait être bien aveugle, n’est-ce pas, pour ne pas se rendre compte?

—Sais-tu, Vad, que tu ne te comportes pas trop mal pour un savant?

—Un savant qui n’a pas encore atteint sa croissance!... «En herbe», comme on dit en français.

Et le jeune homme prononça effectivement ces mots en un français très correct.

—Mettons en fleur, répondit Viéra dans la même langue.

—Tu me flattes, continua Vadim en russe; mais si savant il y a, n’oublie pas que ce savant, entre autres sciences en ie, s’occupe aussi un peu de psychologie; il est donc tout naturel qu’une chose aussi intéressante que l’âme d’une cousine-sœur ne lui soit pas restée indifférente! Et maintenant, chère petite, je te dis seulement: Sois heureuse! Tu mérites de rencontrer le Bonheur, que le Bonheur ne te fuie pas!

Un peu de solennité accompagnait ces mots; le sifflement d’un merle y répondit, d’un mélèze voisin. Et comme au même instant Mavra criait: «Aho! aho!» dans ses mains arrondies en porte-voix, les jeunes gens firent volte-face et se dirigèrent vers l’endroit où le samovar fraîchement écuré, laissant échapper en spirales son épaisse vapeur blanche, ressemblait sous la clarté du ciel à un précieux encensoir d’or...

—Clic! clac! Eh! petits!

Les chevaux d’Andreï s’ébrouent de nouveau, font sonner gaiement les clochettes de leurs fronts, et la calèche, paresseuse personne aux jointures d’arthritique, se remet en route, accompagnée du chant des grillons éveillés. Regaillardis par le thé savoureux et ce piquant déjeuner sur l’herbe qui ressemble à une escapade, les voyageurs sont follement gais.

Katia jacasse, Vadim riposte, Viéra approuve, Sacha sourit... Maman a enlevé son chapeau qui la gêne, et son capuchon de toile grise rabattu de guingois sur ses cheveux, suit l’accord général, de l’air béat de ces bons moines aux joues rebondies qui battent la mesure au lutrin sur les tableaux de genre. Andreï entame avec ses chevaux un colloque éperdu: «Eh! le brûlé! pas de ça, frère! On connaît tes trucs, je te dis! Voyez-vous ce rusé qui trotte mou comme un ver et se fait traîner par les autres! Clac! attrape!... Doux, doux, mes petits pigeons!... Soleil! la tête un peu comme ça. Ça te fatigue, mon fils? Il fallait le dire!»

Seule Mavra, longtemps bercée par la chanson du samovar, les joues brûlantes d’avoir soufflé sur la braise rouge, dort sur le siège de la calèche où elle s’est, prévoyante, calée derrière un rempart de colis. Sa taille a pris le mol abandon du sommeil, et sa tête, coiffée de l’«otchipok» rouge à fleurs, dodelinant au rythme des grelots semble dire: «Riez, riez, jeunesse! le chagrin, ce serpent, assez tôt changera en pleurs la joie de vos yeux mutins!»

Il est dix heures du matin à peine, quand la troïka franchit la porte cochère en bois ajouré qui défend la cour de la maison seigneuriale de Boutcha.

Au delà du présent

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