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IV

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Table des matières


PAR les soirées de juin à la brise si molle, au ciel si doucement bleu, l’on ne s’enferme pas pour souper, à la campagne, quand on possède une terrasse ou bien un endroit quelconque en plein air où la table et le couvert se puissent décemment dresser. Le châtelain de Boutcha, sa famille et ses hôtes, avaient donc pris le thé sous l’auvent fleuri du «kryltso», sorte de perron qui fait partie de toute maison russe, somptueuse ou humble, au village. Et le dernier verre du blond liquide dégusté, les remerciements adressés au Seigneur pour les délicieux kalatchi quotidiens accompagnés de fruits si savamment confits, les jeunes gens, laissant l’âge mûr aux réminiscences rebâchées du passé, s’éloignèrent deux à deux vers le fond du parc embaumé par l’arome subtil des tilleuls, de la verveine et du jasmin.

Que la sympathie eût décidé le choix des couples, il nous paraît superflu de le dire... A leur tête, Katia, moulée dans un onduleux fourreau de guipure bise, marche donnant le bras à Serguié, le fils aîné de Nikolaï Sémionovitch. Viéra vient après, toute bleue dans sa toilette de crêpe assortie au bleu de ses yeux, et Evguénï, le frère de Serguié, que Katia, toujours taquine, appelle depuis le dîner «Evguénï Onéguine», porte son éventail. A quelques pas de ces promeneurs, se détachant sur la verdure d’un buisson, une mince silhouette arrêtée au milieu du sentier semble hésiter à s’engager plus loin. Vadim, penché vers elle, la supplie avec des mots très tendres, et Maria Pavlovna peu à peu se rend à ses instances... Enfin, pour fermer la marche, Nadiéjda, la sœur cadette de Mme Ilnitskaïa, et Sacha, ravissante comme toujours dans sa robe à longs plis flottants qu’elle a, pour complaire à son aînée, serrée aujourd’hui à la taille par une ceinture de faille brodée, se racontent, entrelacées, les mille riens chers aux toutes jeunes filles.

Lorsqu’ils sont arrivés au bout de l’allée qui mène du perron au centre du jardin, les couples se dispersent et s’enfoncent, chacun de son côté, dans les profondeurs mystérieuses des sentiers latéraux. Et l’éternelle musique des cœurs commence ses duos en sourdine:

—Katia, ma chérie, ma bien-aimée Katia, que je suis heureux de vous revoir, dit Serguié en baisant à pleine bouche une main qu’Iékatérina—pour la forme, hâtons-nous de l’ajouter—essaie de lui retirer. Que c’est bon, ces baisers sur une petite peau lisse!..... La main!..... oui, la main, quoique l’homme l’ait vouée à de prosaïques besognes, est faite pour le baiser, c’est une chose d’une évidence indiscutable!..... Eh! laissez donc, méchante! Tout cela n’est-il pas à moi de droit! N’êtes-vous pas ma fiancée, Iékatérina Piétrovna, ma Katia?.....

—Votre fiancée, pas encore, Serguié Nikolaïevitch, puisque nos parents n’en savent rien!

—N’en savent rien! Ah! chérie! Tu n’as donc pas vu ces regards échangés par nos deux mères, ces airs ravis, ces signes de tête complices?... Mais pas plus tard que ce soir, à l’heure qu’il est même, je parie, ils sont en train de discuter nos chances de bonheur! Avant d’avoir conquis mon grade d’officier de marine, je ne voulais pas parler catégoriquement de ces choses, tu comprends, car—les parents sont les parents—on n’y aurait répondu que par des objections; mais à présent que je puis me présenter dans toute l’assurance de ma position faite, je n’attends plus que ton approbation, ma Katia, pour prier maman de faire auprès de ta mère la démarche qu’exigent les convenances. Iékatérina Piétrovna Erschoff, faites-vous l’honneur à Serguié Nikolaïevitch Afanassieff de lui accorder votre main?... Votre petite main molle aux ongles roses, à la peau de bébé?...

Serguié avait arrêté Katia d’un geste, mis un genou en terre devant elle, et malgré le comique voulu de sa pose et de l’intonation de sa voix, attendait infiniment ému que la jeune fille lui répondît. Lorsque les lèvres de celle-ci eurent enfin exhalé un «oui» faible comme un soupir, il se releva, devint très grave, et d’une voix où vibrait l’accent d’une tendresse profonde, il dit lentement:

—Iékatérina Piétrovna, pour la vie je vous aime!

Oh! les minutes exquises qui suivirent cet échange de deux vies! Le silence divin qui scella ce pacte de deux cœurs! Un seul mot maintenant ne suffirait-il pas à rompre le charme de ce leurre éternel et magique qu’est le serment des fiancés?

La nature elle-même semble consciente de la solennité de l’heure; les grillons ont suspendu leurs cris stridents, et les mouches bourdonnantes se posent, lassées, sur les corolles; les crapauds, informes et fatidiques, bavent en silence sur la mousse des sentiers... les couleuvres dorment roulées en cercle, et les oiseaux, remettant leurs trilles à l’aurore, se cachent muets sous la feuillée, de crainte d’effaroucher par leurs chants le Bonheur qui s’avance...

Iékatérina et Serguié marchent lentement, les mains unies. Devant eux s’ouvre un chemin si propice à la lenteur des pas et aux haltes qu’on le dirait créé exprès pour enchanter la promenade des amants... Le jeune homme qui souvent y est venu songer seul, entraîne sa fiancée sous le mystère des arbres qui le bordent, ravi de partager avec la mince poupée de chair et d’os, dont le fantôme hantait alors ses rêves solitaires, le charme de ce lieu plein d’ombre et de silence.

Contre les murailles de verdure que forment les tilleuls aux bras enlacés, des bancs, de place en place, sont posés. Ils invitent les promeneurs à s’arrêter pour jouir en repos de la fraîcheur que retient leur ombre séculaire, et du parfum si fin dont les petites fleurs, cachées sous la doublure ouatée des feuilles, embaument.

Serguié y fait asseoir sa compagne, prend place à côté d’elle, scelle à ses doigts amoureux la douce main qu’il vient de conquérir...

Et Katia, la folle et tapageuse Katia, la Katia au cœur insouciant d’oiselle qui lisse ses plumes, interroge d’un œil grave à la voûte du ciel, où lentement ils naissent, ces mondes insondables que sont les pâles étoiles...

Au centre du jardin, là-bas, quand les couples en se dispersant ont porté aux hasards des allées leurs pas unis, Viéra et Evguénï se sont à leur tour engagés dans le dédale des sentiers sans nombre dont le parc de Boutcha—une vraie forêt de vingt déciatines, transformée en jardin—se sillonne.

Le jeune homme, très timide, ose à peine commencer l’entretien. Il faut que sa compagne, dont l’amour calme et sans fausse pudeur conserve toute sa présence d’esprit, l’encourage pour éviter la gêne d’un tête-à-tête longtemps silencieux. Ce sont les mots banals qui conduisent le plus sûrement aux phrases importantes, aussi est-ce par eux que le couple débute.

—Un beau soir, fait la jeune fille pour dire quelque chose.

—Oui, en vérité, c’est un beau soir, répond, comme un écho, l’interpellé.

—Comprenez-vous, Evguénï Nikolaïevitch, que l’on puisse habiter la ville et rechercher l’agitation des bals, des théâtres, du monde, quand la nature est là, à portée de la main, et nous donne gratuitement les plus beaux spectacles qui puissent émouvoir le cœur et les yeux de l’homme?

—Mais pas de tous les hommes, Viéra Piétrowna, puisque, pour la plupart, ces jouissances que nous prisons si fort sont lettre morte... Soyons contents, d’ailleurs, car si tout le monde se mettait à aimer la campagne et à comprendre la nature, la nature et la campagne deviendraient bientôt des plus fastidieuses. Car, où retrouver alors la solitude des mille déciatines de terre qui nous entourent, la poésie des espaces rustiques que l’on est seul à savourer avec les bêtes et deux ou trois moujicks incultes, aux vêtements harmonieux, qui ne vous gâtent pas votre joie, eux, par leur admiration intempestive?... Toute la beauté, par conséquent, et tout le charme que la nature, dénuée du moindre contact avec la civilisation peut seule donner... Je vous le demande, Viéra Piétrowna, que deviendraient les passionnés du silence et de la paix des solitudes vertes, si tout à coup les gens des villes se mettaient à partager leur enthousiasme et à conquérir, comme les allées d’un parc public, les chemins de nos forêts et de nos steppes?

—Eh! mais voilà une chose à laquelle je n’avais jamais pensé, Evguénï Nikolaïevitch, répondit la jeune fille en riant, et qui, d’ailleurs, n’arrivera pas, soyez tranquille! Vrai, vous prenez un air désolé comme si une conspiration de toutes les âmes frivoles du monde menaçait réellement d’envahir votre Boutcha. Et peut-être, Evguénï Nikolaïevitch, est-ce à mon intention que vous parlez des gens qui vous gâtent les joies de la rêverie par leurs exclamations fastidieuses?... J’ai dit: Voilà une belle soirée.

Malgré la droiture de Viéra, ceci était une indiscutable coquetterie de sa part. Evguénï répondit:

—Comment pourrais-je penser à vous lorsque je dis: Des gens? Des gens, Viéra Piétrovna, c’est la foule; c’est une multitude indifférente et quelconque; et vous, vous êtes une, pour moi, Viéra! Oui, vous êtes pour moi la Seule, l’Unique; ne le saviez-vous pas?

—Je m’en doutais, répondit la jeune fille simplement, mais je voulais que vous me le disiez, Evguénï.

Elle appuya sur ce prénom avec tendresse.

—Alors, vous aussi, vous m’aimez? Un peu, dites? fit la voix hésitante du jeune homme.

—Non, pas un peu. Profondément; oui, profondément.

—Ah! chère!

Un lent et silencieux baiser sur la main de Viéra compléta cette phrase. Evguénï, suffoqué de bonheur, eût été incapable de la finir par des mots. Ce fut la jeune fille qui, la première, revint à elle.

—Maintenant que nous nous sommes dit ce que nous avions à nous dire, Evguénï Nikolaïevitch, dit-elle en plongeant dans les yeux du jeune homme son regard honnête et bleu, nous pourrons attendre sans trop d’impatience que les deux années nécessaires à l’achèvement de vos études s’accomplissent. Je ne vous demande pas si vous me resterez fidèle jusqu’alors, car ce sont là, en vérité, des questions bien oiseuses. Connaissons-nous nous-mêmes le fond de notre cœur, et pourrions-nous, lorsque nous savons à peine ce qui s’y passe au moment où nous parlons, répondre de son avenir?... Je crois en vous, je crois en votre loyauté, mais cependant, à Dieu ne plaise! si ce malheur de ne plus être aimé par mon Evguénï, devait m’arriver un jour, du plus profond de mon âme je jure aujourd’hui que je ne garderais contre lui ni rancune ni colère. Dites-moi ceci aussi pour votre compte.

—L’étrange serment! Mais puisque vous le voulez, Viéra, qu’il en soit fait selon votre désir. D’avance, bien-aimée, je vous absous... Ah! non, ce sont là de trop cruelles paroles, je ne puis achever!

—Et pourquoi auriez-vous moins de courage que moi?

—Qui sait? Peut-être m’aimez-vous moins que je ne vous aime...

—Ou peut-être vous aimé-je plus pour vous-même que pour moi; tandis que vous...

—Eh! le sais-je? Je vous aime, ma Viéra, c’est la seule et radieuse vérité que je démêle dans mon cœur en cet instant! Ne demandez donc pas à un futur agronome de se retrouver dans toutes ces subtilités, ajouta le jeune homme en riant. Je vous aime, vous, Viéra, j’aime ma terre, mes champs, mes horizons pâles, mes forêts vertes, ma Russie, le Dieu puissant de mes pères; mais ne me demandez pas comment ni pourquoi, je ne saurais vous le dire... Je pense du reste, très chère, qu’il n’y a qu’une seule manière d’aimer, avec des degrés différents, et que ce sont ces degrés que l’on confond avec le genre d’amour. Seulement, tout le monde prétend toujours aimer le plus, le plus qu’on peut aimer! Et combien se trompent! Vous riez?

—C’est que je trouve que pour un futur agronome, comme vous disiez tout à l’heure, vous ne raisonnez pas trop mal. Mais où sommes-nous ici? Ce parc est grand comme un village.

—Vous allez voir; nous arrivons au chemin des tilleuls; c’est un endroit délicieux. Que de fois j’ai rêvé de m’y promener avec vous, Viéra! Et voilà que le hasard nous y conduit ce soir, ce soir où nous nous sommes dit, pour la première fois, que nous nous aim...

—Chut! ne rendons pas ce mot vulgaire en le prononçant trop souvent. Lorsque nous voudrons que sa magie nous apparaisse, nous le lirons dans les yeux l’un de l’autre.

—Et quand nous serons séparés?

—Les battements de nos cœurs l’épelleront.

—O femme, femme! Vous avez réponse à tout. Eh bien! Viéra, que dites-vous de l’allée des tilleuls, de mon allée?

—Que c’est exquis.

—N’est-ce pas que papa a bien fait d’acheter ce domaine? Ne fût-ce que pour cette allée, il le devait.

—C’est vrai, sourit la jeune fille. Et maintenant, taisons-nous, Evguénï, taisons-nous! La nature est si divinement silencieuse, ne troublons pas son harmonie par notre agitation humaine.

Comme un des nombreux bancs de bois sculpté adossés aux murs de feuillage sollicite leur préférence d’amoureux poétiques par les décors pittoresques dont le lichen et la mousse se sont plu à l’orner, les jeunes gens s’asseyent sur ses planches craquantes et s’apprêtent à jouir, recueillis, de la beauté du ciel, de la fraîcheur de l’air, de la paix mauve du crépuscule et de la félicité sans nom qui habite en eux-mêmes. Leurs mains sont unies, les battements de leurs cœurs se répondent... Là-haut, émergeant de la soie pâle des nuages, les têtes curieuses des étoiles leur sourient, et tout autour du banc sur lequel ils reposent, des milliers de petites corolles blondes secouées par le frôlement d’aile d’un oiseau attardé tombent avec un bruissement doux, éparpillant à la brise la poudre d’or de leur pollen et l’âme mourante de leurs parfums...

—Et croyez-vous, Vadim Piétrovitch, disait plus loin la bouche gracieuse de Maria Pavlovna, poursuivant une conversation commencée, que je n’aie pas souffert un peu, moi aussi, de notre séparation?

—Puisque c’est vous qui l’aviez voulue, répliqua la voix de l’étudiant où se devinait un reste de rancune.

—Mais ce n’est pas une raison! Ne souffrons-nous donc que par les autres? Combien plus souvent, hélas! nous nous forgeons nous-mêmes nos chagrins!

—Alors, ce n’était pas simplement pour vous débarrasser de moi que vous m’avez défendu de chercher à vous voir, il y a quatre ans? Quatre ans, déjà, mon Dieu!

—Vous ne le croyez pas, Vadim Piétrovitch, à quoi bon ces vaines paroles entre nous? Je vous... ai aimé, puisque je vous l’ai dit.

—Mais non prouvé.

—Pardon, prouvé!

—?

—En vous le disant.

—Les paroles ne coûtent rien...

—Oh! Vadim Piétrovitch! Comment pouvez-vous dire! Un mot d’amour de certaines femmes—et je me crois digne d’être de celles-là—n’équivaut-il pas au don de toute leur personne?

—Permettez, chère! Les effets en sont bien différents.

—Voilà que nous nous engageons encore une fois dans une voie tortueuse, dit la jeune femme en rougissant délicieusement.

—Cela ne pouvait manquer, du reste, et c’est pour cette cause, Vadim Piétrovitch, que je vous ai, il y a quatre ans, fait défendre ma porte. C’est pour cette cause aussi, que je ne voulais pas vous suivre tantôt dans votre promenade à travers ce parc suggestif. Hélas! j’ai été faible! (C’est toujours cela qui nous perd, nous autres femmes, la faiblesse!) Quand on ne doit pas s’aimer, Vadim, il n’y a pour deux cœurs honnêtes qu’un parti à prendre: éviter de se voir. C’est ce qui nous a permis, n’est-ce pas, de garder un souvenir si exquis l’un de l’autre pendant ces trois années écoulées et que nous sommes en train de gâter à cette heure par des phrases frivoles. Aussi bien, ajouta la jeune femme,—et sa voix, à ces mots, infiniment devint triste,—à quoi bon défendre avec tant de chaleur une chose qui a cessé d’exister; une ombre que toute la menteuse griserie d’un tête-à-tête crépusculaire chercherait en vain à faire revivre?... Ah! laissons, laissons les morts dormir en paix dans leur cercueil!

—Alors, pour vous, Maria Pavlovna, notre amour est un sentiment si effacé, si lointain, qu’il ne mérite plus que le nom de fantôme?... Vos paroles sont cruelles!

—Moins cruelles que la réalité.

Un lourd silence tomba sur ces paroles.

Vadim, n’ayant point trouvé le cri spontané par lequel les convaincus de l’amour répondent à des phrases comme celles-là, estimait que son devoir maintenant était de se taire. Ce fut la jeune femme qui, au bout de quelques instants, renoua l’entretien.

—Vadim Piétrovitch, dit-elle en forçant sa bouche à esquisser un pâle sourire, gardons-nous des caprices de l’imagination! C’est une folle qui se croit raisonnable, et par conséquent la plus dangereuse des folles. Si nous ne sommes pas plus sensés qu’elle, elle nous entraîne à mille extravagances dont nous nous apercevons trop tard, hélas! quand, dénouant d’une main brutale le bandeau qu’elle avait mis sur nos yeux pour nous conduire plus sûrement à sa fantaisie, la rusée nous laisse seuls en face de notre sotte crédulité. Vadim, notre rêve est fini. Donnez-moi votre main loyale, et rentrons ensemble dans la saine réalité des choses. Vous me boudez, Vadim Piétrovitch?

—A Dieu ne plaise, âme de mon âme! Je suis des yeux la plus douce de mes illusions qui s’envole!

Les lèvres de la jeune femme exhalèrent un furtif soupir; mais elle était vaillante; elle reprit, contrainte à peine:

—Et qu’avez-vous fait pendant les trois années de mon séjour en Crimée? Étudié? On m’a dit que vous êtes un véritable savant, Vadim Pietrovitch. Et vous serez docteur? Cela ne vous fait pas peur, toutes les choses affreuses qu’un médecin doit voir? Oh! moi, j’ai tant pitié, tant pitié! Je ne pourrais pas voir souffrir ainsi, toujours, autour de moi.

—Si tout le monde parlait de la sorte, dit Vadim en souriant (car cette allusion à ce qu’il aimait si passionnément, ses études, le reconquérait à lui-même, malgré tout), on ne soulagerait guère cette pauvre souffrance dont on a tant pitié. La pitié, Maria Pavlovna, la vraie pitié est celle qui se fait efficace, agit, panse, soigne, comprend, console; et non celle qui se traduit en vaines paroles! (Ici, un peu de sévérité involontaire accompagnait la phrase du jeune savant.) Que deviendraient les malades qui se tordent sur les lits de nos hôpitaux, les blessés que la guerre jette sur les brancards de la Croix-Rouge, si l’on se contentait de répéter autour d’eux: «Quelle pitié, ah! quelle pitié!»

—Vous avez raison, Vadim Piétrovitch, répondit la délicieuse créature humblement. Nous devrions, nous autres femmes, tâcher de gouverner un peu mieux nos nerfs. Car c’est bien de nos nerfs, n’est-ce pas, que provient notre sensibilité exagérée? Vous dites cela, vous autres médecins?...

—Oui, évidemment; pourtant, ne croyez pas que les nerfs et la sensibilité soient votre apanage à vous seules, ô femmes! Je connais pour ma part au moins vingt jeunes gens robustes et forts en apparence, non pas seulement en apparence, mais bien réellement robustes et forts comme santé, qui ont commencé leurs études de médecine avec moi et se sont vu forcés de les abandonner parce que, malgré d’énergiques efforts sur eux-mêmes, ils ne pouvaient, sans se trouver mal, assister à la plus légère opération de chirurgie. Moi, j’ai choisi la médecine par vocation, spontanément: alors je réagis forcément contre ce qui pourrait l’entraver, vous comprenez? Sans cela, mon Dieu! oui, on voit des choses affreuses!...

—Et, dit Maria Pavlovna, il n’y a pas que les souffrances du corps; celles-là, on peut au moins les soulager dans une certaine mesure, les guérir même souvent complètement; mais la folie! Vadim Piétrovitch, oh! la folie! voilà, je pense, ce qu’il y a de plus horrible à voir! Seigneur! que je plains les malheureux!... Voyez-vous encore les Kantoucheff? On m’a dit à mon retour de Crimée qu’Élisavéta Serguiéévna est en train de devenir folle, et que sa fille aînée suivra ses traces. Est-ce possible, dites, Vadim Piétrovitch? Est-ce vrai?

—Hélas! oui. Et c’était fatal: la famille d’Élisavéta Serguiéévna est infestée de folie depuis plusieurs générations; et on l’a fait se marier avec Lef Grégoriévitch Kantouchef, dont l’arrière-grand-père, une tante et un frère étaient fous! Vraiment, les parents sont idiots! Et criminels, enfin, car que d’êtres souffrants jetés ainsi au monde par leur faute!

—Oh! c’est bien vrai! Une fille est en âge de se marier, un beau parti se présente, et l’on dit «oui» tout de suite, sans savoir—à part la question d’argent et quelques détails superficiels, peut-être—à qui on la confie ni à quoi on l’expose. On ne veut pas savoir. On est si content de se débarrasser de ce colis encombrant qu’est une fille à marier! Et que de douleurs, physiques ou morales, ont leur source dans cet empressement coupable! (J’en sais quelque chose, songea la jeune femme avec une indicible mélancolie.) Vadim Piétrovitch, continua-t-elle, à voix basse, en posant sa main sur le bras de l’étudiant, savez-vous ce que l’on dit encore? On raconte que dans la famille de Tatiana Vassilievna aussi, la folie est héréditaire. Une de ses tantes est morte folle, sa sœur est dans une maison de santé... Est-ce vrai? Dieu préserve sa charmante fille d’une telle succession! Pourtant, il faut bien que je vous le dise, Vadim Piétrovitch, il y a parfois dans les manières, dans le regard de Sacha quelque chose de si étrange, de si effrayant, oserai-je dire... Si elle allait...

—Vous aussi, vous l’avez remarqué? interrompit le jeune homme en fixant sur sa compagne un regard angoissé. Cela est donc visible pour d’autres que pour moi? J’avais fini par croire, dit-il douloureusement, que mon imagination de médecin se forgeait des symptômes là où il n’y en avait point; mais si des étrangers qui ne voient la pauvre petite que pendant quelques heures de loin en loin les découvrent aussi, c’est que le mal est bien là, manifeste et réel! Mais dites-moi, Maria Pavlovna, avez-vous entendu parler de cette chose autour de vous? ou bien ce que vous m’avez confié est-il seulement le résultat de vos observations à vous?

—Je n’ai encore entendu personne parler de cela, répondit la jeune femme. Je ne sais pas même comment j’ai pu le remarquer, moi, car c’est si peu apparent! Sans doute, ayant été, à cause de mon absence, un temps très long sans voir Aleksandra, l’étrangeté de ses manières et de son regard m’a frappée davantage que les gens habitués à sa présence. Mais pardonnez-moi, Vadim Piétrovitch, je vous ai entretenu d’une chose si douloureuse! Je n’ai pas réfléchi, j’ai été entraînée par un besoin de savoir... pas par simple curiosité, je vous le jure, et pourtant j’aurais dû garder cela pour moi, n’est-il pas vrai?

—Eh! non, au contraire; il vaut mieux que je sache. Je m’étais aveuglé ces derniers temps, et aussi bien aurait-il fallu que je finisse par m’en convaincre un jour ou l’autre... Mais la pauvre mère, que de viendra-t-elle quand elle s’apercevra à son tour?... Oh! c’est affreux!

—Mon Dieu! que notre conversation est triste, ce soir, fit Maria Pavlovna après un court silence.

—Cela ne pouvait manquer. Ne saviez-vous donc pas, chère, que les revoirs sont presque toujours plus mélancoliques que les adieux?

—C’est vrai. A quoi cela tient-il?

—Eh! le sais-je? A mille choses, sans doute. On s’est fait de loin un idéal de la personne quittée, et, en la revoyant, on ne retrouve en elle qu’un pâle reflet du charme dont notre rêve l’avait parée... Ou bien, comme c’est le cas pour moi aujourd’hui, par exemple, l’être aimé qui dans l’absence avait fini par prendre à nos yeux lointains le vague irréel d’un pastel effacé, vous apparaît au retour plus désirable et plus charmant cent fois qu’à l’heure où nous avions juré de ne l’oublier jamais, et nous heurtant à son cœur et à sa volonté fermés...

—Vadim!

—Nous souffrons infiniment plus de la distance qu’ils savent mettre entre nous que du premier adieu, adouci, celui-là, par un romanesque espoir de retour...

—Vous vous exagérez vos sentiments présents!...

—Non. Mais laissons cela, Maria Pavlovna, et parlons un peu de vous, de votre séjour en Crimée, de tout ce qui s’est passé dans votre vie pendant ces trois lentes années. Vous êtes ce qu’il y a de plus intéressant pour moi sur la terre; cependant, voilà plus d’une heure que nous sommes ensemble, et vous n’avez encore rien dit qui eût trait à votre chère personne!

—Et je n’en dirai rien, fit la jeune femme avec un sourire capable d’émouvoir le sable des allées, car c’est alors que la conversation serait triste, oh! triste...

—Vous voyez bien, exclama l’étudiant en s’emparant de la main qui s’appuyait sur son bras et la portant ardemment à ses lèvres, vous voyez bien qu’il faut que quelqu’un vous aime et vous console!

—Aussi ai-je quelqu’un qui fait tout cela, répondit Maria Pavlovna, dont un peu de malice fit pétiller les yeux tout à l’heure si navrés.

—Et qui donc? interrogea Vadim du regard.

—Nadiéjda!

La jeune femme prononça ce mot lentement, en plongeant son regard dans celui du jeune homme, et le sourire ambigu de ses lèvres semblait dire à l’ami intrigué: «Devinez quelle Nadiéjda... Ma sœur ou l’Espérance?...»—Car Nadiéjda, qui signifie «espoir» en russe est aussi un prénom, et ce prénom, la sœur cadette de Maria Pavlovna le portait, on le sait.

—Elle est si gentille, ma Nadia, ajouta la compagne de Vadim après un court silence, en dénouant, par l’emploi de cette abréviation, l’énigme que ses dernières paroles contenaient. Si vous saviez quelle amie c’est pour moi! Elle est encore si jeune!—seize ans seulement bientôt—et elle me comprend comme si son âme ne faisait qu’une avec la mienne... Elle est sensée, grave, aimante, jolie aussi, n’est-ce pas? Ah! que je la voudrais heureuse, elle au moins! Mais, n’entends-je pas parler de ce côté? Écoutez... Oui, on marche, on parle. Ah! je vois, à travers les branches, ici, à gauche, les robes blanches d’Aleksandra et de Nadia. Allons les rejoindre, voulez-vous? Nous rentrerons alors ensemble, car il commence à se faire tard, et les Afanassieff se couchent à dix heures. Il ne faudrait pas que ces vénérables campagnards dérangeassent leurs habitudes pour nous, les jeunes... Nadia, Aleksandra, attendez-nous, mes chères!

—C’est vous, Vadim Piétrovitch? C’est toi, Macha? Nous allons voir l’allée des tilleuls; c’est si joli! Venez avec nous!

—Mais je sais, mes enfants, je m’y promène chaque jour, depuis une semaine que je suis chez les Afanassieff...

—Vadim ne l’a pas encore vue, lui, l’allée des tilleuls. N’est-ce pas que tu ne l’as pas vue, Vad?... interrogea Sacha.

—Mais si, si, ma chérie; c’est une des curiosités de Boutcha; on la montre comme on montre les pyramides en Égypte, la tour qui penche, à Pise, le kremlin à Moscou... Ce matin, à peine arrivé, Irina Ignatievna m’en a fait les honneurs.

—Ça ne fait rien, allons-y tout de même, insistèrent les jeunes filles avec entêtement.

—Soit, allons-y.

Tous quatre obliquèrent à droite, puis à gauche, à gauche, puis à droite, et se trouvèrent enfin à l’un des bouts de l’allée aux tilleuls, celui par lequel Katia et Serguié, puis Viéra et Evguéni y étaient entrés, pour aller s’asseoir les premiers à l’extrémité opposée du cloître de verdure, les seconds à quelques pas de l’endroit où se tenaient les arrivants.

—Oh! l’exquise fraîcheur, le délicieux parfum! s’exclamèrent ensemble Mme Ilnitskaïa et sa sœur.

—Et quel sentiment de paix profonde, complète, se répand en vous à peine le seuil du sanctuaire dépassé! ajouta seule Maria Pavlovna. Vraiment, on ne pourrait pas croire, si l’on ne le sentait, que les choses extérieures, en apparence si indifférentes, soient capables d’exercer une influence tellement immédiate sur notre être moral!

—Les arbres sont beaux, dit Sacha en caressant l’écorce lisse d’un tronc comme elle l’eût fait d’une peau amie. Ils ont au moins cent ans, hein, Vadim?

—Bien plus que ça! Il y en a certainement dans le nombre qui atteignent deux siècles.

—Et dire que ça a de si mignonnes fleurs, ces géants-là! fit remarquer Nadia. Vois, Sacha, comme c’est drôle quand on compare ces troncs énormes avec les minuscules étoiles que voici.

—Eh! laisse donc? Qui va penser à de telles choses? répondit la petite idole, piquée de ce que quelqu’un osât émettre l’ombre seulement d’une critique sur l’harmonie de ses végétaux bien-aimés.

—Eh! mais, n’est-ce pas Viéra et Evguéni Nikolaïevitch qui sont assis là-bas? demanda l’étudiant. Ils ont l’air de statues en terre cuite...

—De ces vilaines statues comme on en voit dans les jardins des marchands, fit Nadia. Seulement, eux, ils sont gentils!

—On les prendrait pour des fakirs immobilisés pendant un quart de siècle dans leur fanatisme bramhique, ajouta Vadim. Ils sont assez pétrifiés et muets pour que les oiseaux du ciel viennent faire leurs nids dans leurs chevelures.

—Oh! un fakir en robe de gaze empire!...

Et Nadia eut un joli rire clair qui fit écho entre les murailles de l’allée.

Un bouvreuil éveillé secoua ses plumes et s’envola, éparpillant à la brise du soir une pluie parfumée de petites étoiles blondes.

Les fakirs assis sur le banc de pierre s’émurent enfin. D’un commun accord, ils se levèrent, et, un peu rouges d’avoir été surpris en si complète extase, les yeux tout éblouis encore du rêve divin qu’un éclat de rire cruel était venu interrompre, ils se joignirent aux intrus qui, on le pense bien, ne leur épargnèrent point les plaisanteries de rigueur.

—Evguénï Onéguine... Tatiana Larina... salua Vadim.

—Ni l’un ni l’autre, répondit Viéra presque grave; Evguénï Nikolaïevitch n’est pas un blasé romantique, et moi, je ne suis ni ne veux être une amoureuse éconduite!...

—Oh! que tu as d’esprit, Vierotschka!

—Il faut bien, pour savoir te répondre.

A peine le nouveau groupe se fut-il formé, que sous l’ombre bleutée des arceaux de feuillage un nouveau couple s’avança.

—Serguié, Katia! cria Vadim, venez, on rentre!

Dans la paix infinie du soir aux voiles légers, les promeneurs enfin firent leur retraite. Tout le long de leur route, comme des phares allumés pour guider les bestioles que recélait la mousse, les tremblotantes lanternes des vers luisants brillaient; et au-dessus de leurs têtes, suspendue aux pelouses sombres du ciel, la lune, pareille, elle aussi, à quelque lampyre gigantesque, semblait attendre amoureusement les caresses des étoiles...

Au delà du présent

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