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II
LA CAGNOTTE

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Table des matières

Élevée en province par un cousin éloigné, qui tout à coup, à la mort de la mère de la future Mme de Berny qu’elle laissait orpheline, s’était trouvé à la tête d’une tutelle embarrassante, Madeleine de Martignac, à l’âge de vingt-deux ans, avait rencontré un officier de marine nommé Robert d’Orchamps, qui s’était follement épris d’elle et avait tout aussitôt demandé sa main, alors que sans dot elle commençait à redouter quelque peu de mourir vieille fille.

Robert était un galant homme dans toute l’acception du mot.

Il possédait trente mille livres de rente.

Sa demande fut accueillie avec joie, et Madeleine, qui ignorait encore les vices latents que renfermait son âme, s’était donnée à lui sincère et reconnaissante, goûtant pleinement de cet idéal du bonheur terrestre qu’on appelle un mariage d’amour.

Un beau matin commence parfois un jour d’orage

Après un an d’une parfaite félicité, un soir d’automne, d’Orchamps, en rentrant vers cinq heures chez lui, dit à Madeleine:

–Ma chère mignonne, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer: Paul de Brives est de retour depuis hier.

–J’en suis enchantée pour toi, mon ami.

–Dès demain, je te le présenterai. Tu verras qu’en te faisant maintes fois son éloge, je suis resté bien au-dessous de la vérité.

Robert avait alors trente ans.

C’était un homme robuste, aux larges épaules, aux bras vigoureux, qui adorait la chasse, l’équitation et tous les exercices du corps.

Dès son mariage, il avait donné sa démission afin de se consacrer désormais exclusivement à sa femme.

Plusieurs raisons avaient déterminé l’officier à prendre ce parti.

D’Orchamps ne pouvait, pendant ses longs voyages, imposer au tuteur de Madeleine son chaperonnage, et, en outre, il se sentait trop profondément épris d’elle pour qu’une séparation ne lui parût point un intolérable supplice.

Son amour était fait d’admiration et d’estime.

Robert avait en Madeleine une confiance absolue, et cependant, sans qu’il pût se douter que jamais ce sentiment serait justement éveillé en lui par les fâcheux événements que lui réservait l’avenir, il se sentait dans l’âme le germe d’une instinctive jalousie implacable et sans bornes.

Courir les mers dans des conditions semblables lui avait semblé impossible, et sans regret il avait brisé sa carrière, heureux même de faire ce sacrifice à sa chère idole.

Robert possédait une nature très complète et, par conséquent, accessible aux sentiments les plus divers.

Son âme était un clavier sonore que l’affection, l’amour, la haine et la jalousie pouvaient faire résonner tour à tour.

Ordinairement doux, bienveillant et affectueux, il était capable de violence et ne devait reculer devant rien pour tirer vengeance de quiconque tenterait, n’importe comment, de troubler sa vie.

L’horreur de la banalité l’avait rendu avare d’affection, et ce Paul de Brives, dont il avait joyeusement annoncé à Madeleine le retour en France, était son seul ami.

Celui-ci avait vingt-quatre ans et était officier de marine comme l’avait été d’Orchamps.

Fils d’un contre-amiral, mort glorieusement à bord de son navire, et à qui Robert devait beaucoup, Paul, alors âgé de vingt ans, avait été très recommandé par son père mourant au futur mari de Madeleine.

Pendant trois ans, Paul et Robert ne s’étaient pas quittés.

La nature ardente de Paul plaisait à d’Orchamps et, après Madeleine, de Brives était l’être que Robert chérissait le plus au monde.

Quelques mois avant le mariage de d’Orchamps avec Mlle de Martignac, Paul était parti pour une expédition lointaine; il ne connaissait Madeleine que par les lettres de son ami, et Dieu sait sous quel jour idéal Robert l’avait dépeinte à son intime.

Il en avait fait presque une divinité.

Il l’aimait tant!

Le lendemain du jour où d’Orchamps avait annoncé l’arrivée de Paul à Madeleine, il le lui présenta.

De Brives, physiquement, ne ressemblait en rien à Robert.

Il était de taille moyenne et de complexion délicate.

Une chevelure blond cendré estompait légèrement son front rêveur, et son sourire possédait une expression de douce joie et d’extrême franchise.

Sous ces dehors légèrement efféminés se cachaient un cœur bouillant d’une bravouve éprouvée, et une âme ardente capable de renfermer une passion folle.

–Voici mon meilleur ami, presque mon frère, M. Paul de Brives, le plus brave officier de la marine française, dit d’Orchamps à Madeleine.

–Soyez le bienvenu, monsieur; il y a si longtemps que mon mari me fait quotidiennement de vous un si pompeux éloge que je vous avoue que je brûlais du plus vif désir de vous connaître, dit-elle au jeune marin.

De Brives rougit légèrement.

–Robert est trop indulgent pour moi, madame, répliqua-t-il, et je ne sais comment je pourrai soutenir vis-à-vis de vous la réputation qu’il m’a faite si partialement.

–Cher Paul, fit à son tour d’Orchamps, je ne suis pas en peine de vous.

Un dîner à trois suivit cette entrevue, et lorsque Robert, resté seul avec Madeleine, lui demanda:

–Eh bien, n’est-ce pas que mon ami Paul est charmant?

–Ma foi, répondit-elle, je t’avouerai franchement que M. de Brives me parait en effet un jeune homme possédant de grandes qualités, mais que jusqu’ici mon admiration pour lui est fort éloignée encore de ton enthousiasme.

Robert fit légèrement la moue, mais au fond et sans qu’il s’en rendit bien compte lui-même, ces paroles l’enchantèrent.

Tout amant est exclusif.

Depuis le paradis terrestre, où la première femme trompa le premier homme pour ce visqueux et répugnant animal qui se nomme serpent, il est un drame éternel qui, des millions de fois raconté déjà, peut l’être encore, car c’est le plus ordinaire, mais aussi le plus poignant de tous.

Ce drame navrant ou ridicule n’a besoin que de trois personnages: le mari, la femme et l’amant.

C’est le drame éternel, et le penseur doit se demander pourquoi Dieu, qui nous donna la jalousie, ce poison de l’amour, n’inculqua pas à toutes les femmes la constance, cette vertu de la passion.

Insoluble problème que la découverte de l’absolu elle-même ne résoudrait probablement pas.

Nous l’avons dit, Robert et Paul s’adoraient.

Deux mois se passèrent sans que rien vint modifier leur situation.

Madeleine était froidement affectueuse pour de Brives, celui-ci amicalement respectueux envers elle.

Robert, entre l’amour et l’amitié, matérialisait le plus rare et le plus adorable des idéals.

C’était l’été, ils allaient se promener le soir ensemble, causant de tout, en gens qui, le cœur ouvert, laissent leurs lèvres exprimer leurs plus secrètes pensées.

Paul et Robert conservèrent longtemps ce laisser-aller de la franchise complète, mais petit à petit Madeleine devint songeuse.

D’Orchamps ne le remarqua pas.

Un soir, de Brives annonça à ses amis qu’il les quitterait sans doute six semaines après pour se rendre au nouveau poste qui venait de lui être assigné.

Robert éclata en regrets les plus vifs et les plus sincères.

Madeleine resta silencieuse, mais elle regarda longtemps de Brives à la dérobée et un feu singulier brilla dans ses yeux.

D’Orchamps finit pas s’étonner du mutisme de sa femme.

–Tu ne dis plus rien, mignonne?

–Je vous écoute.

–Tu n’es point aussi silencieuse d’ordinaire.

–C’est vous, au contraire, qui l’êtes davantage. Nous ne pouvons parler tous à la fois, mon ami.

–Es-tu souffrante?

–Je suis un peu nerveuse; il y a de l’orage dans l’air.

Et Madeleine, dardant ses grands yeux noirs vers une déchirure du ciel, au fond de laquelle un soleil d’août étendait sa pourpre litière, fit refléter dans leur prunelle son ardente couleur.

–Rentrons, alors.

Ils regagnèrent par Meudon la villa que d’Orchamps habitait entre Sèvres et Bellevue.

Comme ils traversaient l’avenue Mélanie un orage éclata.

Un bruit sourd, immédiatement suivi d’un terrible éclair, se fit entendre, et la pluie, en larges gouttes, se mit à tomber, crépitant sur les feuilles et rebondissant sur le pavé.

Madeleine poussa un cri et se précipita vers d’Orchamps, dans les bras duquel elle chercha à enfouir sa tête comme une colombe effarouchée.

–Peureuse, dit-il; allons, du calme.

–Ne craignez rien, madame, ajouta de Brives, le danger est passé; nous avons vu l’éclair.

–C’est plus fort que moi, dit Madeleine, qui profita de l’incident pour donner un libre cours à l’émotion qu’elle éprouvait.

Son cœur battait avec violence, des larmes mouillaient ses yeux, d’Orchamps les essuya avec son mouchoir.

–Pauvre mignonne! Allons, allons, rassure-toi.

–Je n’ai plus peur, dit-elle.

–Mettons-nous à l’abri, reprit Robert.

Tous trois se réfugièrent sous un grand chêne.; mais bientôt son épais feuillage ne put même plus les garantir contre l’averse, et l’eau tomba sur eux.

Madeleine portait un grand chapeau de paille.

Au plus fort de la pluie, d’un geste brusque elle l’ôta, et malgré les insistances de Robert, qui voulut le lui faire remettre aussitôt, elle releva la tête pour l’exposer tout entière à l’averse en disant:

–Non! non! laisse-moi; cela me fait du bien.

D’Orchamps prit alors le parti de regagner sa demeure. Arrivé sur le seuil de sa villa, il engagea de Brives à entrer un instant.

–Merci, répondit Paul, je suis trempé jusqu’aux os, je cours me changer.

–Attends au moins que la pluie ait cessé.

–A quoi bon? Sèvres n’est pas loin. A ce soir.

D’Orchamps lui serra la main sans insister davantage.

–A ce soir, répéta Madeleine.

Et, s’emparant à son tour de la main que leur tendait Paul, elle la serra sans doute plus que de coutume, cette main; car, après avoir fait quelques pas malgré la pluie qui tombait toujours par torrents, de Brives s’arrêta pendant un moment, sans savoir pourquoi ni comment, troublé, indécis, tremblant presque, et ce ne fut qu’après un effort qu’il put reprendre son chemin.

Vous est-il arrivé parfois de vous arrêter songeur devant un plâtre ou un marbre représentant une main de femme et de vous poser ces questions:

–A qui fut-elle? Où est-elle? Quelles destinées a-t-elle tenues dans ses cinq doigts? Quels frémissements a-t-elle fait naître par son contact?

La main d’une femme, n’est-ce pas elle tout entière, et ne dit-on pas à la mère de celle qu’on adore et dont .on veut faire la compagne de toute sa vie:

–Donnez-moi la main de votre fille, madame.

Que se passa-t-il dans l’âme de Madeleine, le soir dont vous venons de parler?

Quel trouble nouveau, inconnu, envahit le cœur de Paul après que la main patricienne de Mme d’Orchamps eut serré la sienne?

C’est ce que ni elle ni lui n’eussent pu dire.

De même que la circulation du sang, les sensations s’opèrent en nous sans que notre volonté y soit pour rien, et leur action est indéfinissable.

De Brives ne reparut pas le soir.

Madeleine ne sembla pas le remarquer, et elle se montra plus affectueuse que jamais avec Robert.

Paul appela vainement le sommeil.

Il ne s’endormit qu’au jour, et pour la première fois se trouva bien seul dans la vie.

Un mois s’écoula.

Au bout de ce temps, Robert fit une chute de cheval, et se foula le pied.

L’accident n’avait aucune gravité, mais nécessitait un repos absolu de quelques semaines.

Madeleine fut admirable de dévouement.

Paul de Brives prit place avec elle au chevet du blessé.

Entre la pensée d’une faute et son accomplissement, lorsque ceux qui doivent la commettre ne sont pas encore les fidèles du mal, il existe une époque de transition ou plutôt de lutte intime et secrète que la psychologie la plus savante ne peut complètement définir.

Madeleine aimait Robert, ou du moins, sentant qu’elle avait besoin de se bien persuader qu’elle avait pour lui un amour immense, elle se répétait sans cesse qu’elle l’adorait à la folie.

Ainsi qu’un photographe place devant son objectif celui dont il veut reproduire les traits, elle plaçait l’image de son mari dans son souvenir, et les yeux fermés, murmurait:

–Je l’aime! oh! oui! le l’aime! je n’aime que lui.

Mais soudain l’ombre évoquée devenait diffuse, et quand la lumière se faisait de nouveau, au corps robuste un corps grêle avait succédé, une tête blonde avait pris la place de la tête brune, et ce n’était plus Robert, mais Paul qu’elle voyait apparaître.

Alors les idées mauvaises traversaient son esprit, et elle souriait bizarrement en aspirant à longs traits le parfum qui montait des champs au coteau sur lequel était située la villa qu’elle habitait.

C’était un trouble étrange, une soif singulière.

Madeleine désirait.

Quoi?

Qui pourrait le dire?

Un soir, las d’un repos forcé, Robert s’endormit.

Madeleine et Paul étaient près de lui.

Au dehors, une brise embaumée agitait doucement les feuilles des clématites abritées dans des caisses de bois peint en vert, posées sur les croisées de la chambre.

De la place qu’occupait de Brives on pouvait apercevoir, lumineuse dans les ténèbres qui cerclaient l’horizon et qu’éclairaient en haut les reflets d’un soleil couchant, une sorte de plaque d’acier sur laquelle retombaient sonores les gouttes d’eau d’un jet occupant le centre du petit lac, qui, dans la pénombre, offrait cet aspect bizarre.

Dans une échancrure du ciel, faite par le caprice des vents, la lune, se détachant jaune et placide sur le sombre azur de la nuit, poursuivait lentement son chemin céleste.

Madeleine et Paul gardaient le silence.

–Il dort, murmura Mme d’Orchamps après avoir jeté sur Robert un regard investigateur.

–Je le crois, répondit de Brives également à voix basse.

La chambre dans laquelle ils se trouvaient n’était éclairée que par une veilleuse.

L’huile manqua.

La mèche calcinée fit entendre son dernier hoquet.

Une odeur fétide empoisonna l’air pendant quelques secondes; et l’obscurité se fit.

Soit par sollicitude, soit pour s’assurer si Robert dormait vraiment, Madeleine posa doucement la main sur la poitrine de son mari, et, dans le même but sans doute, celle de Paul vint la rejoindre.

Alors ces deux mains s’effleurèrent dans l’ombre et tressaillirent, puis ouvrirent les doigts pour se les refermer les uns sur les autres dans une étroite et enivrante étreinte.

Il y avait longtemps que Paul, malgré tous les efforts qu’il avait faits pour n’y plus penser, songeait au bras auquel appartenait cette main qui brûlait dans la sienne, et non-seulement à ce bras, mais au corps entier dont cette main et ce bras, merveilles déjà pourtant, n’étaient encore que les moindres perfections.

L’amour, comme l’ivresse, a son moment fatal où, plus fort que la raison, seul il gouverne, seul il guide!

Fou de passion, Paul s’abandonna, en se sentant dominé par cette femme pâle, aux chastes regards, qui s’appelait Madeleine, il voulut parler.

Elle le devina, et, de son autre main, brûlante aussi comme celle que Paul étreignait dans la sienne, elle lui ferma la bouche.

Aussitôt les lèvres du jeune homme se collèrent sur les doigts de Madeleine.

Eût-elle été de fer rougi à blanc, sa bouche n’eût point pu quitter cette main adorée au parfum subtil et enivrant.

Épuisée par l’émotion, Madeleine poussa un soupir.

Sa tête se posa languissamment sur l’épaule du jeune officier, et il sembla à ce dernier que tout son être venait d’être plongé dans un bain de volupté.

Dès ce moment, il résolut de ne plus partir.

Le lendemain, pourtant, sa résolution lui parut monstrueuse.

Il aimait, il adorait Madeleine; il n’en pouvait douter, car seule elle occupait son cœur et sa pensée, et, quoi qu’il fit pour l’en bannir, elle semblait y régner davantage encore, plus absolue et plus puissante; et Madeleine était la femme de Robert, son meilleur et son plus intime ami, presque son frère.

–Oh! je la fuirai, se disait-il, et au moment de s’éloigner, une force invincible le faisait s’en retourner à la villa, et dès qu’il revoyait Madeleine et qu’elle le couvait de son regard, il oubliait sa noble et loyale résolution.

Il finit par chercher à s’excuser lui-même.

Quel tort faisait-il à d’Orchamps en aimant sa femme?

Cet amour ne serait-il pas toujours platonique?

Si même, par impossible, Madeleine tentait, à un moment donné, qu’il n’en fût pas toujours ainsi, ne se sentait-il pas assez de force et de courage pour ne point trahir Robert?

Pouvait-il, en tout cas, quitter ce dernier avant qu’il fût rétabli?

Sa fuite inexplicable ne donnerait-elle pas à d’Orchamps de vagues soupçons qui pourraient rompre entre Madeleine et lui la bonne harmonie?

Il se dit tout cela et bien des choses encore, et finalement resta, en demandant au ministre une prolongation de congé qui lui fut malheureusement accordée.

La guérison de Robert fut assez prompte.

Huit jours après que Paul avait saisi, sur le lit du blessé, la main de Madeleine, d’Orchamps était debout.

Un matin, une dépêche télégraphique arriva. Le cousin de Mme d’Orchamps était mort à Orléans, d’indigestion, en véritable égoïste.

–Nous partirons demain, dit aussitôt Robert à Madeleine, afin d’aller rendre à ton parent les derniers devoirs.

–Bien, mon ami, répondit-elle.

Paul de Brives, qui se trouvait là au moment où d’Orchamps communiquait cette résolution à sa femme, pâlit horriblement; mais un regard de Madeleine rasséréna aussitôt son visage. Ce regard lui disait clairement:

–Rassurez-vous, il partira seul.

Malgré cette muette promesse, de Brives passa une nuit d’anxiété inexprimable.

Robert devait partir le lendemain.

Madeleine le suivrait-elle?

Oh! certes, il ne doutait point qu’elle ne fit le nécessaire pour ne point accompagner son mari, mais réussirait-elle?

Trouverait-elle un prétexte pour demeurer?

Robert l’aimait trop pour ne point exiger qu’elle l’accompagnât.

Que se passait-il entre lui et Madeleine?

Avait-elle déjà réussi?

Robert résistait-il encore?

Qu’arriverait-il au dernier moment?

Ces diverses questions, insolubles alors pour lui, de Brives se les posait, et tout en désirant que rien ne vint contrecarrer les projets de Madeleine, ce n’était point sans une terreur étrange qu’il se voyait seul avec elle, lorsque Robert serait loin.

Lorsque Paul revit le lendemain Madeleine, Robert, une petite valise à la main, se disposait à se rendre, sans elle, à la gare pour prendre le train de Paris.

–Êtes-vous content? demandèrent les yeux de Madeleine à Paul.

Il baissa les siens.

La joie qu’il éprouva le rendait honteux de lui-même; il n’osait la montrer.

Madeleine et lui accompagnèrent d’Orchamps jusqu’à l’embarcadère.

Pendant qu’ils marchaient pour s’y rendre, Paul se creusait vainement l’esprit pour deviner par quel habile stratagème Madeleine avait pu déterminer Robert à partir sans elle.

Rien n’avait été si simple cependant: une migraine habilement invoquée, jointe à l’absence d’habits de deuil convenables pour se présenter dans une ville de province, à la maison du défunt, sans éviter la médisance, avait suffi.

L’instant du départ arriva; d’Orchamps embrassa sa femme.

–A bientôt! lui dit-il.

Puis s’adressant à de Brives:

–Je te la confie! ajouta-t-il en lui serrant la main. Dieu! que tu as froid!

–Ce n’est rien, va, va, tu n’as que le temps.

Robert prit place dans un compartiment.

Le train partit.

D’Orchamps se pencha à la portière et jusqu’à la courbe qui le déroba aux regards de sa femme et de son ami, tendre et confiant, il agita naïvement son mouchoir.

Madeleine répondit de même à ce dernier adieu.

Paul resta immobile jusqu’au moment où le train ayant complètement disparu, ne sachant plus quelle contenance garder pour cacher à Mme d’Orchamps l’émotion à laquelle il était en proie, il se mit à marcher.

–Eh bien, où allez-vous donc? lui dit-elle.

De Brives s’arrêta.

–Donnez-moi votre bras.

Il obéit.

Madeleine prit le bras que Paul lui tendait, et s’appuyant sur lui, sans faire aucune remarque sur le tremblement qui agitait l’officier, elle lui dit:

–Vous voyez que je suis restée.

De Brives garda le silence, et sans échanger un seul mot, ils regagnèrent lentement et silencieusement la villa.

Pendant plusieurs heures, une visible contrainte régna entre eux; leur causerie fut d’une banalité extrême.

De Brives parlait de Robert.

Malgré lui, il en parlait mal.

Madeleine faisait tous ses efforts pour lui faire abandonner ce thème; enfin Paul lui demanda:

–Pourquoi n’êtes-vous point partie?

–Ingrat! lui répondit-elle, comme si pour rester elle avait dû accomplir un sacrifice énorme.

Suprême science des coquettes qui consiste à toujours faire croire qu’elles ont remué des mondes, alors que, pour satisfaire leurs propres caprices, elles n’ont usé que des procédés les plus vulgaires, et, disons-le à la grande humiliation de la partie masculine de l’humanité, les plus sûrs de tous par leur vulgarité même.

Un regard profond de Madeleine avait accompagné ses dernières paroles; subjugué, vaincu par la passion, Paul s’écria:

–Tu m’aimes donc?

Madeleine ne répondit pas, mais dardant sur lui ses yeux avec encore plus de persistance, elle lui brûla l’âme par le feu de ses regards, et dans un de ces sourires, que certaines femmes possèdent seules, elle lui fit entrevoir un ciel d’ivresses inconnues et de voluptés folles.

Ève présentant la pomme à Adam devait sourire ainsi.

Paul oublia d’Orchamps.

–C’est la fatalité! se dit-il en se jetant aux genoux de Madeleine:–Désire, commande, ordonne, je suis ton esclave. Veux-tu ma vie? elle t’appartient!

Elle pencha sa tête vers lui et effleura son front de ses lèvres, laissant les boucles de sa chevelure d’ébène caresser le visage de l’officier.

A leur contact, il tressaillit, se releva, enlaça la taille de la jeune femme, et, la pressant contre sa poitrine avec une sorte de fureur, il murmura à son oreille dans un souffle brûlant:

–Je t’adore, Madeleine, je t’adore!

Mais presque aussitôt, comme si une ombre se fût soudainement dressée entre elle et lui, ses bras abandonnèrent la taille souple qu’il tenait étroitement et, jetant sur Mme d’Orchamps un regard terrifié, il s’enfuit tout à coup en s’écriant:

–Non, non, je serais un misérable!

La surprise laissa la jeune femme muette et immobile; puis, au bout d’un instant, elle secoua sa belle tête pâle, et s’étant approchée d’une glace, elle la questionna du regard en se souriant à elle-même comme elle avait souri à Paul quelques instants auparavant.

Après quelques secondes de cet examen intime, son visage n’exprima plus que la satisfaction du triomphe, et ces mots s’échappèrent de ses lèvres: •–Il reviendra.

Lorsque dix heures sonnèrent ce soir-là à l’église de Meudon, la lune projeta, sur une des allées de la villa d’Orchamps, l’ombre d’un homme qui, après s’en être approché mystérieusement, franchit la haie en tâchant de faire le moins de bruit possible.

La villa était un de ces chalets suisses qui peuplent maintenant en si grand nombre les environs de Paris.

Il se composait de deux étages, surmontant un rez-de-chaussée qui contenait le salon, la salle à manger et le boudoir de Mme d’Orchamps.

Au premier se trouvait la chambre de Robert et celle de Madeleine, reliées entre elles par une bibliothèque où l’ancien marin se retirait pour fumer et qu’il avait ornée de râteliers portant ses armes de chasse.

Un escalier qui s’apercevait du dehors à travers la ligne verticale de la troisième croisée de tous les étages partant du rez-de-chaussée, montait jusqu’au second, qu’habitaient les domestiques, Pierre et Ursule.

Pierre avait précédé son maître à Paris le matin même.

Ursule et Madeleine étaient donc seules à la villa.

A l’heure dont nous parlons, sauf la chambre de Madeleine, qui était éclairée, aucune lumière ne brillait plus dans la villa.

Les croisées de l’appartement de Mme d’Orchamps étaient ouvertes.

L’homme s’avança lentement à travers les massifs sous l’une d’elles.

La voix de Madeleine se fit entendre.

–Je n’ai plus besoin de vous, bonsoir, Ursule, dit-elle.

La porte se referma.

L’escalier s’éclaira pendant quelques secondes pour rentrer dans l’obscurité complète, au moment où le bruit d’une seconde porte, plus éloignée que la première, qu’on fermait aussi, se fit entendre.

La lumière de la chambre de Madeleine, dans laquelle le regard de celui qui suivait anxieusement tous ces détails, ne pouvait pénétrer, les stores peints des croisées étant baissés, sembla s’éloigner.

Paul de Brives, car, ainsi qu’on le devine déjà sans doute, ce visiteur nocturne n’était autre que lui, connaissant les dispositions des appartements, comprit que Mme d’Orchamps venait de déposer sa lampe dans un petit boudoir attenant à sa chambre à coucher.

Une vague crainte s’empara de nouveau de lui, et il allait reprendre le chemin qu’il venait de suivre, lorsque la silhouette de la jeune femme se dessina sur l’un des stores comme une ombre chinoise; puis ce store se leva et elle parut tout de blanc vêtue, aux rayons argentés d’une lune splendide, qui fit rayonner son apparition dans l’embrasure presque complètement obscure de la croisée, comme nous voyons dans les théâtres de féeries celle du génie bienfaisant briller aux rayons de la lumière électrique.

Paul fut ébloui.

Il fit un pas, et pour attirer sur lui les regards de Madeleine, qu’elle promenait rêveuse dans le ciel argenté, il cassa une branche de rosier que le soleil avait desséchée.

A ce bruit sec, la jeune femme pencha la tête et aperçut de Brives.

Celui-ci lui adressa un geste suppliant.

Elle y répondit en mettant un doigt sur ses lèvres, puis elle disparut.

La lumière s’éteignit.

Quelques secondes après, la porte principale, à laquelle conduisaient les marches du perron, qu’abritait une marquise, s’ouvrit lentement.

Paul s’élança.

–Pardon, oh! pardon, c’est moi, dit-il.

–Enfant! murmura Madeleine, et la porte se referma sur Paul et sur elle.

Le pendu de la Forêt-Noire

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