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III
ROBERT D’ORCHAMPS

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Table des matières

Lorsque le lendemain, Paul de Brives se rendit à la villa, Madeleine lui tendit une lettre.

Le jeune officier la prit, mais il tressaillit aussitôt en reconnaissant l’écriture de Robert, et voici ce qu’il lut:

«Chère femme,

«Maudit voyage, je suis encore ici pour huit grands jours au moins. Ah! que ne m’as-tu accompagné? Sans ta douce présence, je ne vis pas. Sais-tu bien, mignonne, que depuis que tu m’appartiens, c’est la première fois que nous nous quittons? L’as-tu pensé? Oui, n’est-ce pas? Quand on aime autant que moi, il est impossible de n’être pas largement payé de retour. Merci d’avance pour ton regret.

«L’enterrement de ton tuteur aura lieu demain, mais l’ouverture de son testament et la levée des scellés ne pourront être opérées que dans quelques jours.

«Juge de ma mauvaise humeur: le notaire vient de me déclarer que ma présence est indispensable à l’accomplissement de ces formalités. Heureusement que Paul est près de toi, Paul, mon meilleur, mon plus sincère ami, Paul qui, après toi, est l’être que je chéris le plus au monde...»

De Brives s’arrêta; le papier s’échappa de sa main, et une vive rougeur envahit son visage.

–Qu’as-tu? lui demanda Madeleine. Tu n’as donc pas lu? Il ne revient que dans huit jours.

Et elle lui sauta au cou.

Paul se laissa embrasser, mais il lui sembla que les lèvres de la jeune femme lui brûlaient le visage comme un fer rouge, tandis que Madeleine ne paraissait éprouver aucune autre émotion que celle du plaisir que lui inspirait la prolongation de l’absence de Robert.

Sa sérénité parut inexplicable à de Brives.

N’avait-elle donc aucun remords? ou était-elle assez forte pour les vaincre?

Il ne savait que penser, car, malgré sa passion qu’il sentait décuplée depuis la veille, il n’avait pu un seul instant, dès qu’il avait quitté Madeleine, chasser de son esprit le souvenir de d’Orchamps.

Il resta muet, immobile sous l’empire d’un malaise visible.

–Qu’as-tu? lui dit Madeleine.

–Vous me le demandez?

–N’en ai-je pas le droit?

Cette réponse redoubla l’étonnement pénible du jeune homme.

Quelle était donc cette femme qui, pour l’interroger, se faisait forte ainsi du crime qu’ils avaient commis?

Il la regarda et resta confondu.

Le visage de Madeleine n’exprimait que la sollicitude la plus douce, jointe à la satisfaction la plus complète; sa pâleur ordinaire était plus grande que de coutume et faisait ressortir davantage l’éclat de ses grands yeux, qui brillaient tout chargés de langueur, à travers ses cils, comme des diamants noirs sous des franges de velours.

–Cette lettre n’est-elle pas la plus sanglante ironie que nous puisse adresser celui que nous avons trahi? dit-il.

Les pensées qui faisaient Paul s’exprimer ainsi étaient si loin de l’esprit de Madeleine qu’elle recula d’un pas.

–Est-ce que je vous parle de lui, moi? reprit-elle.

–Pourquoi m’avez-vous montré cette lettre? lui demanda Paul,

–Je vous l’ai montrée, parce qu’elle nous assure quelques jours de bonheur.

Puis, avant que de Brives eût répondu:

–Tu ne m’aimes donc pas? ajouta-t-elle.

–Moi, répondit-il, mais si je ne t’adorais pas de toutes les forces de mon être, je me serais tué cette nuit, après t’avoir quittée. C’est dans la grandeur seule de ma passion pour toi que je puise l’audace de vivre après la lâcheté que j’ai commise.

–Eh1ne suis-je pas aussi coupable que toi?

–Non! oh non! répondit naïvement Paul. C’est moi qui t’ai entraînée, séduite, perdue; c’est moi seul qui suis un misérable.

Il se cacha la figure dans les mains.

Madeleine jeta sur lui un regard singulier auquel le sourire légèrement railleur qui se dessina sur ses lèvres donna une expression triomphante.

–Je suis aussi coupable que toi, te dis-je, répéta-t-elle, ou plutôt, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre. Est-ce ma faute si je t’ai aimé? Est-ce la tienne si tu m’adores?

–Si je trompe Robert assez adroitement pour qu’il ne s’en doute point, je ne puis tromper ma conscience. La passion t’égare, j’en suis fier et je le déplore. Nous avons mal fait tous deux, ne continuons pas à suivre cette voie fatale.

A ces mots, Madeleine feignit d’éprouver une indignation qu’elle était loin de ressentir, car elle ne pouvait douter de la réalité des remords de son amant.

–Et pour quelle femme m’avez-vous donc prise? s’écria-t-elle. Oh! honte et malheur sur moi! A peine suis-je à lui qu’il veut rompre. Peut-on humilier davantage celle qui s’est abandonnée, ayant foi dans des serments d’amourr!

–Oh! Madeleine, interrompit Paul en protestant.

–Taisez-vous, poursuivit-elle, ce sont les remords qui vous font agir, me dites-vous, tandis que, pour vous calmer, j’étouffe les miens, afin que tout ce qui vous vienne de moi ne soit que joie et bonheur. Mais de cette suprême délicatesse vous ne tenez aucun compte. Que vous importe? Votre but est atteint; maintenant que je vous ai tout donné et satisfait, vous ne cherchez plus qu’à fuir, sous l’ingénieux prétexte que la loyauté nous défend de créer un lendemain au jour qui devrait nous lier à jamais l’un à l’autre.

–Mon Dieu! pouvez-vous penser cela?

–Tenez, vous voulez me traiter comme une courtisane!

C’en était trop! Paul tomba à genoux.

–Je t’aime et te vénère, dit-il. Si tu étais libre,

Madeleine, demain tu serais ma femme, entends-tu bien, ma femme, c’est-à-dire la compagne de toute ma vie, la mère de mes enfants, la gardienne de mon honneur.

Elle le releva doucement en l’enveloppant tout entier dans le plus charmant des regards.

–Bien vrai? dit-elle.

–Sur mon salut éternel, je te le jure.

–Ainsi, tu ne me méprises pas?

Toi! toi! répéta-t-il, comme si ce que supposait, ou plutôt feignait de supposer Madeleine, était une impossibilité.

–Et tu sais bien que je ne me serais jamais donnée à un autre qu’à toi.

Tout cela fut dit avec un attendrissement doux et pénétrant qui allait droit au cœur de Paul; bien habile eût été celui qui, dans un pareil moment, eût pu se méfier de Madeleine, et Paul était un novice.

–J’en suis sûr, répondit-il avec conviction.

–Merci, reprit-elle, je vais tout te dire. Tu es et tu fus mon premier amour. Au moment où Robert m’épousa, j’ignorais tout dans la vie. L’idée du mariage n’éveillait en moi qu’un vague pressentiment d’une chose nécessaire à la femme, lui assurant une position en lui faisant atteindre un but caressé dès l’adolescence. On ne nous élève pas de même que les hommes, nous autres, pauvres jeunes filles. A peine ne sommes-nous plus des enfants, qu’on nous dépeint le célibat éternel comme un enfer terrestre. C’est à qui se mariera le plus vite. Et comme on a bien soin de ne nous dire du mariage que juste ce qu’il faut pour que nous soyons complètement ignorantes de ses obligations essentielles, nous épousons le premier homme qui demande notre main, s’il ne nous déplaît pas trop; puis, plus tard, mais trop tard, la femme comprend, et elle se dit qu’il est un autre idéal que cette vulgaire association d’un homme ayant quelques biens avec une jeune fille élevée convenablement qui saura surveiller sa maison et en faire les honneurs, et un jour celui qu’elle attend parait. C’est ainsi que tu es venu, et pourquoi? parce qu’il fallait que tu vinsses; parce que la destinée n’avait placé Robert entre nous que comme un trait d’union; parce que nous étions faits l’un pour l’autre, et que nos âmes jumelles s’attendaient mutuellement sans même avoir conscience de leur isolement relatif, et que dès qu’elles se comprirent, elles ne formèrent plus qu’un tout qui devait exister, parce que la fatalité, la Providence même en avaient décidé ainsi.

Madeleine avait prononcé cette thèse fataliste et immorale avec une chaleur qui grisa Paul; en vain son esprit droit lui cria que rien n’était plus faux que ces théories.

Vaincu par un ascendant énorme, il oublia son crime, ou plutôt, trouvant dans l’amour de Madeleine un dérivatif indispensable, il rechercha l’ivresse qui seule pouvait rendre un peu de calme à son âme endolorie.

Trois jours se passèrent pour les coupables dans une fièvre où le monde entier fut oublié par eux; ils ne pensaient plus à Robert; Madeleine, d’ailleurs, l’avait complètement oublié à partir du moment où le mouchoir blanc qu’agitait d’Orchamps pour lui adresser un dernier adieu avait disparu; dès cet instant, elle avait décidé qu’elle serait à Paul.

Si vicieuse que soit la nature d’une femme comme Madeleine, si déterminée qu’elle puisse être à faire le mal, avant de commettre une première faute il y a des hésitations qui troublent son cœur et lui font redouter l’avenir.

Madeleine, après s’être donnée à Paul, se dit que le lendemain serait peut-être terrible pour elle; néanmoins elle s’endormit toute frémissante encore.

Lorsque Ursule pénétra dans la chambre de sa maîtresse le lendemain, Mme d’Orchamps dormait encore.

Sa belle chevelure ruisselait en boucles éparses, dont les tons noir-bleu tranchaient sur la blancheur des oreillers garnis de dentelles; sa chemise entr’ouverte laissait à nu une gorge admirable, taillée par le mystérieux ciseau du sculpteur divin qui crée les Vénus.

Rien de plus paisible et de plus adorable que l’expression de sa figure, à laquelle ses lèvres entrouvertes prêtaient une expression de sérénité complète.

A la voix d’U rsule, Madeleine s’éveilla; le soleil dorait la campagnne; à la nuit sereine avait succédé un jour radieux; les oiseaux chantaient, la brise apportait du dehors le parfum des fleurs du jardin, l’ombre était fortement dessinée et le ciel, en tons vermeils et azurés, s’apercevait splendide à travers le feuillage; tout était joie et bonheur.

Madeleine éprouva immédiatement l’influence du milieu charmant où elle se trouvait; elle se rappela, resta songeuse pendant quelques instants et ne se sentant point trembler, se prit à sourire en se disant:

–J’ai un amant!

Et dès qu’Ursule, après l’avoir aidée à passer un élégant peignoir et à relever en une opulente torsade sa chevelure, se fut retirée, elle se mit devant son armoire à glace, et s’étant adressé un regard investigateur, elle répéta avec une joie étrange, presque sauvage même, ces mots terribles:

–J’ai un amant!

Une heure après, la lettre de Robert était arrivée; en reconnaissant l’écriture de son mari, Madeleine avait tressailli; mais en apprenant que d’Orchamps resterait plus longtemps à Orléans qu’elle ne l’espérait d’abord, sa joie chassa ses craintes.

La scène qui précède avait été le résultat de la disposition d’esprit de la jeune femme; dès lors, et voyant jusqu’à quel point Paul se laissait guider par elle, suivant ses impulsions et acceptant toutes ses paroles avec une crédulité sans bornes, elle se sentit tout à coup un pouvoir qu’elle n’avait jamais soupçonné posséder jusque-là.

Les instincts de la courtisane se révélaient en elle, sans les définir, car elle ne prévoyait nullement l’avenir; pendant ces trois jours, elle se complut à mettre en œuvre toutes les ressources que son imagination lui fournit pour exercer sur de Brives une sorte de fascination, et elle atteignit si bien son but que Paul, dans une sorte de folie, sans force et sans volonté, au lieu de déplorer encore son crime, en savoura toutes les délices avec une âpreté sans égale.

Vers une heure du matin, la nuit du troisième jour, une voiture de remise s’arrêta sur la route de Meudon, au pied de l’étroit sentier qui menait à la villa de d’Orchamps.

Un voyageur tenant une petite valise à la main en descendit; c’était Robert.

Il gravit d’un pas allègre le sentier, ouvrit la grille et entra dans la villa.

L’ennui l’avait pris à Orléans.

Le notaire du défunt l’avait menacé de devoir passer dans le Loiret une dizaine de jours encore.

Cette perspective avait déterminé d’Orchamps à venir chercher Madeleine, dont la présence lui paraissait indispensable, tellement il se sentait triste et chagrin loin d’elle.

Arrivé à la porte de la chambre de sa femme, il la trouva fermée.

Il l’appela.

–Madeleine!

Elle ne répondit pas.

–Madeleine! c’est moi, moi, Robert; ouvre, ma mignonne, reprit-il en cognant du doigt.

Nulle réponse; seulement une sorte de chuchotement inexplicable.

–Madeleine! fit-il d’une voix plus forte. Ursule, Madeleine, ouvrez-moi.

Il lui sembla alors entendre des pas étouffés et le bruit d’une croisée qui s’ouvre.

Nous avons déjà dit que la chambre de Madeleine était reliée à celle de Robert par une bibliothèque où se trouvaient ses fusils de chasse.

En ce moment, il se rappela que l’un d’eux était chargé.

Il le saisit, ouvrit la croisée et sonda du regard les allées du jardin.

Il ne vit rien, mais il entendit un pas hâté qui foulait les chemins empierrés, puis, quelques secondes après, une ombre se dressa tout à coup près de la haie, à l’extrémité du jardin.

Un homme fuyait.

D’Orchamps fit feu, et ayant brisé d’un coup de pied le pêne de la serrure de la chambre de Madeleine, il s’élança dans cette chambre ou régnait une obscurité complète, en s’écriant ivre de colère:

–Misérable! tu vas mourir.

–Ah! Robert, c’est toi? répondit Madeleine d’une voix altérée; tu m’as fait peur.

–Infâme, tu me trompais!

–Es-tu fou? Je dormais. C’est toi, toi, mon Robert. Quel bonheur!

Robert s’élança à la croisée; le jardin était désert, la nuit sombre, mais calme; l’ombre avait disparu, d’Orchamps douta.

–Pourquoi cette croisée est-elle ouverte?

–Nous ne la fermons pas toujours lorsqu’il fait très chaud, tu le sais.

–Il y avait quelqu’un ici.

–Mais non.

–Tu mens.

–Je te le répète, je dormais.

–Un homme a sauté dans le jardin; c’est sur lui que j’ai tiré.

–Si c’est vrai, tu m’as peut-être sauvé la vie, reprit-elle avec une rare présence d’esprit, car ce ne pouvait être qu’un voleur.

Jamais d’Orchamps n’avait douté une seconde de la vertu de Madeleine; la jalousie le mordait au cœur pour la première fois; les dernières paroles de Madeleine le calmèrent un peu: nous sommes si prompts à admettre ce que nous souhaitons! néanmoins Robert n’était qu’à demi convaincu; lorsqu’il eut allumé de la lumière, il s’approcha de Madeleine, elle était fort pâle, mais souriait.

–Vilain jaloux! lui dit-elle.

D’Orchamps l’enveloppa d’un regard terrible; le sourire resta sur les lèvres de Madeleine.

–Oh! mon Dieu, mon Dieu! fit Robert en se laissant tomber sur un siège.

Tout à coup son regard prit une fixité effrayante; Madeleine qui le suivait se mit à trembler; un objet venait d’être aperçu par d’Orchamps, c’était une montre qui se trouvait sur une table; Robert se leva, saisit la montre et poussa un cri terrible.

–Paul!

Et armant son fusil, il l’épaula et fit feu sur la coupable.

Une faible détonation seule retentit, le second canon, quoique armé d’une capsule, n’était pas chargé.

–Je suis innocente! s’écria Madeleine folle de terreur.

Elle était lâche.

–Tu vas mourir, répondit-il; et il s’élança dans la bibliothèque pour y prendre un poignard.

Mais lorsqu’il revint, la chambre de Madeleine était vide.

Elle avait fui par son boudoir pour se réfugier chez Ursule. Robert crut qu’elle avait gagné le jardin, il descendit et se mit à fouiller les allées; une pluie d’orage se mit à tomber en larges gouttes; l’eau du ciel, en inondant sa tête, calma la fureur de d’Orchamps; il s’arrêta haletant, épuisé et s’écria:

–Non! ce n’est pas elle la plus coupable, donc ce n’est pas elle qui doit mourir, mais lui.

Le lendemain, vers six heures, sept hommes suivaient la route de Villebon.

Rien de plus charmant que ce chemin connu par tous les touristes des environs de Paris; il coupe la forêt de Meudon et mène droit à un restaurant très fréquenté pendant la belle saison.

Généralement, lorsque des promeneurs s’engagent dans cette route, c’est qu’il s’agit de quelque joyeuse partie qu’un gai et cordial repas doit terminer; aussi l’allure de ceux qu’on rencontre généralement, se dirigeant vers l’ermitage de Villebon, est-elle allègre.

Celle des sept hommes n’était point ainsi.

Arrivés, du reste, à un sentier qui formait un angle droit avec la route, ils s’y engagèrent.

Ils marchaient en deux groupes.

Trois d’entre eux formaient le premier, quatre le second; tous se taisaient, et une sorte de gravité morne était répandue sur leurs physionomies.

Un des hommes de chacun des groupes portait, cachée sous leur pardessus, une boite à pistolets.

Un duel allait avoir lieu; mais, à la gravité de la physionomie de tous ceux qui allaient y prendre part, les conditions de ce duel devaient être terribles; on a deviné sans doute que les combattants n’étaient autres que Robert d’Orchamps et Paul de Brives.

Faisons un pas en arrière afin de révéler les circonstances de la provocation et la façon dont les belligérants avaient amené leurs témoins à accepter les règles meurtrières qui devaient présider le combat.

Chacun des adversaires ayant deux pistolets à lui appartenant devait être placé à vingt pas.

Il pourrait faire cinq pas en avant.

Le tir aurait lieu à volonté après un signal convenu.

Quatre coups de feu seraient échangés à dix pas.

On rechargerait les armes au besoin.

Après avoir vainement cherché Madeleine dans les allées du jardin et ayant résolu enfin de lui faire grâce de la vie, d’Orchamps, par la pluie battante, avait gagné Sèvres, sans trop savoir où le menaient ses pas; ses membres agissaient, mais Robert ne se sentait pas vivre; un abîme s’était tout à coup ouvert sous lui et il était tombé; la douleur, la surprise, la colère et surtout la perte de son bonheur avaient produit en lui un trouble inexprimable et si grand qu’il n’avait été que le précurseur d’une prostration de toutes ses facultés.

L’homme qui vient de recevoir un coup de massue n’éprouve pas autre chose.

Quoi! Madeleine, sa femme, son trésor, l’être qu’il vénérait comme une idole et chérissait en tendre amant, cette femme adorée pour qui, selon lui, le mal ne pouvait exister, cette créature chérie à qui il croyait autant de vertu que de beauté, cet ange de sa vie, n’était qu’une infâme, une misérable adultère!

Il l’avait quittée pendant trois jours, trois jours seulement, et il n’en avait pas fallu davantage pour qu’elle trahît ses sentiments et le déshonorât!

Ce n’était pas possible, il ne le croyait pas encore, et pourtant, le bijou accusateur, cette montre, il la tenait dans sa main, elle ne mentait pas, marquant de ses aiguilles arrêtées par un des railleurs caprices du hasard, l’heure maudite de la trahison; et avec qui l’avait-elle lâchement trompé? Avec Paul de Brives, son ami le plus cher, presque son frère.

–Oh! les infâmes, les infâmes! s’écria d’Orchamps. Chez moi, pendant mon absence, alors que, confiant et calme, je m’étais éloigné, sûr de l’amour et de l’amitié, sans avoir même le soupçon de leur odieuse complicité.

Puis, suivant un autre ordre d’idéess:

–C’est lui qui est cause de tout. Je croyais le connaître, je ne le connaissais pas. Je le croyais loyal et sincère, il est fourbe et hypocrite; il s’est introduit chez moi comme un malfaiteur et m’a volé ma femme. Malheur sur moi et malheur sur lui! il aura surpris la crédule créature; il m’aura calomnié; il aura usé de tous les stratagèmes pour l’obtenir. Les femmes sont confiantes et faibles; ce n’est souvent que lorsqu’il est trop tard qu’elles comprennent la grandeur du danger. Madeleine était honnête, elle l’est peut-être encore, malgré son crime! Il l’aura menacée, grisée d’amour; il lui aura versé quelque philtre étrange. Elle m’aimait, elle doit m’aimer encore.

Toutes ces pensées, qui démontraient bien le bouleversement de son esprit, vinrent à la fois à Robert jusqu’au moment où, succombant à l’immense douleur qu’il ressentait, il fondit en larmes.

C’était la première fois que d’Orchamps pleurait depuis qu’il avait perdu sa mère; terribles sont les larmes qu’un homme de l’énergie de Robert ne peut retenir après un malheur aussi grand que celui qui venait de le frapper au cœur; car douloureuses, amères et brûlantes, ces larmes s’échappent d’une source presque tarie et qui ne s’est ravivée que parce que toutes les fibres se sont tordues comme broyées dans un étau.

La pluie tombait toujours; l’eau ruisselait sur son visage, se mêlant à ses pleurs.

Ce fut après avoir cédé à cet accès de désespoir qu’il sentit tout à coup ses facultés l’abandonner, et qu’il marcha devant lui comme un cheval aveugle; une heure après, ne sachant pas où il avait passé, il se trouva dans la grande rue de Sèvres, en face d’une auberge où il était entré quelquefois pour lire les journaux dans le café qui existait au rez-de-chaussée.

Il ne voulait point retourner à la villa.

L’eau avait trempé ses vêtements et le froid le gagnait. Il frappa à la porte.

Tout le monde dormait.

Il s’adossa alors contre cette porte et heurta violemment du talon.

Le chien de garde hurla dans la cour.

Quand les chiens hurlent, c’est le drame.

Une fenêtre s’ouvrit, et l’hôtelier, en bonnet de coton, après avoir lancé un formidable juron, demanda:

–Que voulez-vous?

–Une chambre.

L’hôtelier ne reconnut pas Robert.

–Passez votre chemin, vagabond, lui répondit-il.

–Je suis M. Robert d’Orchamps qui habite Meudon. Ouvrez-moi, je vous prie, ne me reconnaissez-vous pas?

–Un instant, monsieur, c’est différent.

Quelques minutes après, la porte de la rue s’ouvrit.

–Comment, c’est vous, monsieur Robert? s’écria l’hôtelier. Mon Dieu! dans quel état!

–Je me suis absenté, on n’attendait pas mon retour; ma femme est à Paris, impossible de rentrer chez moi; elle a emporté les clefs, je n’ai pas trouvé de voiture. Vite une chambre.

–Tout de suite. Comment! vous n’avez pas de chapeau?

–Il faisait si noir dans l’avenue que j’ai heurté un arbre, mon chapeau est tombé, je n’ai pu le retrouver. Marchons, je grelotte.

–Suivez-moi.

Un quart d’heure après, Robert, revêtu d’habits appartenant à l’hôtelier, était assis devant un grand feu, dans la chambre que son hôte lui avait donnée.

Là, plus maître de lui, il ébaucha le plan qu’il aurait à suivre.

De Brives avait occupé une si haute place dans son estime qu’il ne lui fit pas l’injure de douter un seul instant de sa bravoure.

S’il eût pu croire que Paul par la fuite se fût soustrait à sa vengeance, il eût couru chez lui et lui eût planté dans le cœur, sans lui adresser un seul mot, le poignard dont il était armé.

Donc, il se dit qu’un duel aurait lieu entre eux dès le lendemain, duel terrible, dont il se voyait d’avance vainqueur, se confiant à la divine justice, et il médita les conditions du combat; seulement, il se promit, afin de sauvegarder son honneur et la réputation de Madeleine, de ne point révéler à ses témoins la véritable cause de la rencontre.

Dès que le jour parut et qu’il put, un des garçons s’étant levé, demander du papier et de l’encre, il écrivit la. lettre suivante:

«Voici votre montre. Inutile de vous dire où je l’ai trouvée. Vous me devez une réparation. Soyez à onze heures à Paris, au café Anglais, dans la grande salle, avec deux de vos amis qui pourront vous servir de témoins. Ne leur dites rien d’avance. Je saurai vous provoquer sans compromettre celle que je ne veux pas nommer, et faire accepter, par ceux qui nous seconderont, les conditions d’un combat que je prétends régler moi-même.

«Si vous n’êtes pas le dernier des misérables, vous serez exact.

«ROBERT D’ORCHAMPS.»

Joignant la montre à cette lettre, il les envoya, à six heures du matin, chez de Brives.

Paul n’avait point fermé l’œil de la nuit.

Après avoir essuyé le feu du coup de fusil dirigé sur lui par Robert, il était rentré chez lui en proie à une émotion bien compréhensible, en mesurant pour la première fois toute la grandeur de l’irréparable trahison qu’il avait commise.

Que n’eût-il donné en ce moment pour que ces trois jours si remplis d’ivresse n’eussent jamais existé pour lui!

Il se sentait d’ailleurs résolu à tout, prêt à payer largement son crime; mais ce qui le préoccupait le plus, c’était le sort de Madeleine et le chagrin de Robert.

Que s’était-il passé après sa fuite?

D’Orchamps l’avait-il reconnu?

Madeleine, malgré ce coup de feu qui avait démontré à de Brives que sa présence avait été découverte par Robert, n’avait-elle point réussi à donner le change à son mari?

Paul, repentant, se jurait à lui-même de renoncer à tout jamais à Madeleine et de partir le plus tôt possible pour ne plus revenir en France; la lettre de Robert et l’envoi de la montre lui enlevèrent tout espoir.

–J’y serai, répondit-il, j’y serai et je suis de l’avis de M. d’Orchamps.

Le porteur rapporta cette réponse au mari de Madeleine.

–C’est bien, fit-il, puis il quitta l’auberge, désespéré toujours, mais calme et presque heureux par cette idée:–le soleil ne se couchera pas sans que je me sois fait justice.

A la pluie torrentielle de la nuit, un jour radieux avait succédé.

Robert jeta sur tout ce qui l’entourait un regard long, et un sourire railleur plissa ses lèvres. Il reprit le chemin de la villa.

Si sûr qu’il fût de sortir vainqueur de son duel avec Paul, il n’avait pas complètement repoussé la possibilité du contraire, et il ne voulait pas mourir sans revoir une dernière fois Madeleine.

–Je veux encore me trouver près d’elle pendant quelques instants, s’était-il dit. Ce serait lâche, si je n’allais point courir un danger réel; mais qui sait, je puis être tué dans ce duel et il faut au moins que j’obtienne d’elle, soit même en la menaçant de la déshériter et de faire publier après ma mort sa lâche trahison, le serment que, quoi qu’il arrive, elle ne reverra jamais son complice. Allons!

La douleur et la jalousie égaraient ainsi sa raison.

Lui qui, pour rien au monde, n’eût voulu que son déshonneur fût connu, il songeait, s’il mourait, à lui donner le plus grand retentissement; la haine ou le chagrin peuvent seuls égarer à ce point un esprit droit.

D’Orchamps comptait sans la lâcheté de Madeleine, car elle avait fui avec Ursule dès le point du jour, et s’était réfugiée à Paris dans un hôtel, sous un nom supposé.

Lorsque Robert rentra dans la villa, elle était vide, une lettre cachetée à son adresse était placée en évidence sur le socle de la pendule du salon.

«Je crains votre courroux, Robert. J’ai peur de votre justice, écrivait Madeleine. J’étais folle. Dieu m’a abandonnée. Je vous aime toujours, je vous le jure. Soyez clément. Je vous ferai bientôt connaître le lieu de mon refuge.»

Pas un mot sur Paul, pas une crainte sur les conséquences que pouvait avoir pour lui ou pour son mari la situation qu’elle leur avait faite à tous deux.

–Je savais bien qu’elle m’aimait, se dit d’Orchamps. Ce misérable est donc le démon!

Il partit pour Clamart et alla trouver un des amis de sa famille qui avait été le témoin de son mariage et qui dirigeait, dans cette localité, une maison d’aliénés dont il était le propriétaire; c’était le docteur Blanchard, aliéniste de premier ordre et en même temps chirurgien très distingué; le docteur Blanchard était une des sommités de la science; dès que Robert se fut fait annoncer, le docteur le reçut.

–Lisez, lui dit d’Orchamps sans préambule et en lui tendant la lettre de Madeleine.

–Que signifie? demanda Blanchard, après avoir pris connaissance de ce que contenait le papier.

,–Mon vieil ami, reprit Robert, cela signifie que ma femme a un amant, que je me bats avec cet amant aujourd’hui et que je vous prie de vouloir bien m’assister sur le terrain.

–Qu’entends-je; mon cher Robert, ne vous trompez-vous pas?

–Hélas, non.

–Souvent les apparences accusent les plus innocentes.

–Elle avoue, vous le voyez, donc elle n’est pas innocente.

–Mon Dieu! fit Blanchard atterré, car il connaissait trop Robert pour ne pas comprendre la grandeur du coup qui venait de le frapper.

–C’est à confondre, n’est-ce pas? reprit ce dernier.

–Et comment avez-vous découvert?

–Mon Dieu, comme on découvre toujours ces choses-là. J’étais absent, je suis revenu avant l’heure convenue, une croisée s’est ouverte au milieu de la nuit, un homme a fui oubliant sa montre. J’ai voulu tuer ma femme, elle s’est sauvée, que sais-je? Ne me demandez plus rien et suivez-moi.

Blanchard aimait beaucoup Robert, il ne se fit pas prier.

Une heure après, ils étaient à Paris.

D’Orchamps avait de nombreux amis.

Dès qu’il fut arrivé il en choisit deux dont l’énergie et l’amour du point d’honneur lui étaient depuis longtemps connus.

L’un était un capitaine de frégate qui, à la suite d’une blessure grave, avait été mis en disponibilité; l’autre, un peintre, très fort tireur, qui avait servi vingt fois de témoin dans les rencontres.

Il est inutile de relater ce que d’Orchamps leur dit pour les amener au café Anglais.

On le comprendra suffisamment par la façon dont il s’y prit pour provoquer de Brives.

Lorsque, accompagné du capitaine et du peintre, Robert pénétra dans la salle du restaurant, Paul s’y trouvait déjà, attablé avec deux jeunes gens de son âge.

Tous deux appartenaient, comme de Brives, à la marine française et étaient étroitement liés d’amitié avec lui.

Paul, sans les prévenir de rien, les avait tout bonnement invités à déjeuner, mais il savait qu’il pouvait compter sur eux d’une manière absolue.

–Tiens, d’Orchamps! fit un des convives de Paul, envoyant entrer le mari de Madeleine.

Robert, d’un air grave, s’avança vers la table et s’adressant aux jeunes officiers après avoir salué tout le monde, excepté de Brives:

–Messieurs, leur dit-il, que diriez-vous d’un ami en qui vous auriez une confiance telle que, partant pour un voyage de quelques jours, vous le chargeriez de distraire votre femme, jeune et belle, et de la protéger au besoin comme vous le feriez vous-même; que diriez-vous si cet ami, aussitôt votre départ, tentait de la séduire en usant de violences telles, que la pauvre créature eût été forcée, pour sauver son honneur, de fuir sa maison? Ne serait-il pas, ce traître, le dernier des misérables?

–Oui, certes, répondirent les invités de l’amant de Madeleine.

–Eh bien, ce faux ami, cet infâme, c’est monsieur! et d’Orchamps, faisant un pas en avant, désigna de Brives du geste.

Paul se leva.

–Vous en avez menti, s’écria-t-il en levant la main comme pour souffleter Robert; mais celui-ci arrêta son bras, que Paul, du reste, n’osait se presser d’abattre.

–Fort bien, dit d’Orchamps, je me considère comme souffleté, et, par conséquent, j’entends régler moi-même les conditions du combat, à moins que monsieur... . (et d’un geste dédaigneux, il désigna de Brives) ne soit trop lâche pour m’accorder la juste réparation que j’exige.

–Je-suis à vos ordres, dit Paul, et quelles que soient vos conditions, je les accepte.

–Je descends sur le boulevard; vous êtes quatre. Ces messieurs connaissent mes intentions, reprit Robert en désignant ses témoins; tout peut être réglé séance tenante.

Et, après avoir désigné le capitaine et le peintre, qu’il avait convertis à ses idées meurtrières, en leur dépeignant le crime de Paul comme un véritable viol heureusement avorté, il alla rejoindre le docteur Blanchard, qui l’attendait au café Riche.

–Eh bien? lui demanda ce dernier.

–Il a loyalement agi, dit d’Orchamps: après avoir subi mon insulte, il a feint de vouloir me souffleter pour me permettre de tout exiger.

Le reste du temps s’était écoulé en pourparlers et en diverses démarches, et enfin, les adversaires, accompagnés de leurs témoins et du docteur Blanchard, étaientarrivés àl’endroit où nous les avons abandonnés.

Le capitaine de frégate mesura vingt pas et en marqua les limites en jetant deux cannes sur le terrain; puis, partant de l’endroit mesuré, il compta encore cinq pas de chaque côté, et en indiqua l’extrémité en plantant dans la terre deux branches cassées.

Pendant ce temps, un des témoins de Paul jeta un louis en l’air, afin de déterminer les places des deux combattants; à Paul échut la moins favorable.

Ilalla s’y mettre près d’une des cannes.

D’Orchamps gagna l’autre.

Tous deux avaient un pistolet tout armé dans chaque main.

–Apprêtez-vous, messieurs, dit le capitaine de frégate, et il frappa trois coups.

A ce signal, sans bouger de place, Paul leva son pistolet et cassa une branche élevée d’un chêne qui se trouvait à quelques pas de lui.

–Je vous jure, monsieur, que je ne vous ferai pas grâce, lui dit Robert d’une voix grave, tout en se couvrant de son arme et en demeurant immobile.

De Brives fit cinq pas, et prenant son second pistolet, le leva, et ayant fait feu de nouveau, brisa une autre branche du même arbre, plus élevée encore que la première.

D’Orchamps fit alors cinq pas à son tour.

Il ne fut plus bientôt qu’à dix pas de Paul.

Celui-ci avait jeté ses pistolets et faisait face à son adversaire.

L’émotion des témoins était indescriptible.

–Garez-vous, cria l’un d’eux à de Brives.

Au même instant, Robert fit feu et Paul tomba sur un genou.

–Robert, dit-il, je vous demande pardon, mais j’ai mérité la mort, tirez.

Pendant une seconde, d’Orchamps crut qu’il n’en aurait point le courage, et à la vue de Paul blessé, la compassion allait entrer dans son âme, lorsque, par un hasard singulier, il vit briller en pleine poitrine de son adversaire un point vermeil.

C’était l’anneau de la montre du blessé que sa chute avait fait sortir de sa poche.

D’Orchamps vit rouge et visa au cœur.

Tout cela ne dura qu’un éclair.

Les témoins voulurent s’élancer; mais avant qu’ils aient pu arrêter le bras de Robert, son second coup partit, et de Brives tomba foudroyé, la face contre la terre.

Les assistants poussèrent un cri. Blanchard s’approcha de Paul.

Il le retourna après s’être agenouillé, et ayant mis la main sur la poitrine du blessé:

–Il est mort! dit-il d’une voix grave.

Et il ajouta tout bas:

–Oh! les femmes!

Le pendu de la Forêt-Noire

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