Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy - Страница 24
TOME SECOND
CHAPITRE II
ОглавлениеPortrait de l'empereur.—Intérêt attaché aux moindres détails concernant les personnages historiques.—Fleury et Michelot dans le rôle du grand Frédéric.—Les Mémoires de Constant consultés par les auteurs et par les artistes.—Bonaparte au retour d'Égypte.—Son portrait par M. Horace Vernet.—Front de Bonaparte.—Ses cheveux.—Couleur et expression de ses yeux.—Sa bouche, ses lèvres et ses dents.—Forme de son nez.—Ensemble de sa figure.—Sa maigreur extrême.—Circonférence et forme de sa tête.—Nécessité de ouater et de briser ses chapeaux.—Forme de ses oreilles.—Délicatesse excessive.—Taille de l'empereur.—Son cou.—Ses épaules.—Sa poitrine.—Sa jambe et son pied.—Ses pieds.—Beauté de sa main et sa coquetterie sur cet article.—Habitude de se ronger légèrement les ongles.—Embonpoint venu avec l'empire.—Teint de l'empereur.—Tic singulier.—Particularité remarquable sur le cœur de Napoléon.—Durée de son dîner.—Sage précaution du prince Eugène.—Déjeuner de l'empereur.—Sa manière de manger.—Les convives accommodans.—Mets favoris de l'empereur.—Le poulet à la Marengo.—Usage du café.—Erreur vulgaire sur ce point.—Attention conjugale des deux impératrices.—Usage du vin.—Anecdote sur le maréchal Augereau.—Erreurs et contes réfutés par Constant.—Confiance imprudente de l'empereur.—Fâcheux effets de l'habitude de manger trop vite.—Joséphine et Constant garde-malades de l'empereur.—L'empereur mauvais malade.—Tendresse, soins et courage de Joséphine.—Maladies de l'empereur.—Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.—Le colonel Bonaparte et le refouloir.—Blessures de l'empereur.—Le coup de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.—Répugnance pour les médicamens.—Précaution recommandée par le docteur Corvisart.—Heure du lever de l'empereur.—Sa familiarité à l'égard de Constant.—Conversations avec les docteurs Corvisart et Ivan.—Les oreilles tirées et le médecin récalcitrant.—Causeries de l'empereur avec Constant.—L'occasion négligée et manquée.—Le thé au saut du lit.—Bain de l'empereur.—Lecture des journaux.—Premier travail avec le secrétaire.—Robes de chambre d'hiver et d'été.—Coiffure de nuit et de bain.—Cérémonie de la barbe.—Ablutions, frictions, toilette, etc…—Costume.—Habitude de se faire habiller.—Napoléon né pour avoir des valets de chambre.—La toilette d'étiquette non rétablie.—Heure du coucher de l'empereur.—Sa manière expéditive de se déshabiller.—Comment il appelait Constant.—La bassinoire.—La veilleuse.—L'impératrice Joséphine lectrice favorite de l'empereur.—Les cassolettes de parfums.—Napoléon très-sensible au froid.—Passion pour le bain.—Travail de nuit.—Anecdote.—M. le prince de Talleyrand endormi dans la chambre de l'empereur.—Boissons de l'empereur pendant la nuit.—Excessive économie de l'empereur dans son intérieur.—Les étrennes de Constant.—Le pincement d'oreilles.—Tendresses et familiarités impériales.—Le prince de Neufchâtel.
Rien n'est à dédaigner dans ce qui se rapporte aux grands hommes. La postérité se montre avide de connaître jusque dans les plus petites circonstances leur genre de vie, leur manière d'être, leurs penchans, leurs moindres habitudes. Lorsqu'il m'est arrivé d'aller au théâtre, soit dans mes courts momens de loisir, soit à la suite de Sa Majesté, j'ai remarqué combien les spectateurs aimaient à voir sur la scène quelque grand personnage historique représenté avec son costume, ses gestes, ses attitudes et même ses infirmités et ses défauts, tels que des contemporains en ont transmis la description. J'ai toujours pris moi-même le plus grand plaisir à voir ces portraits vivans des hommes célèbres. C'est ainsi que je me souviens fort bien de n'avoir jamais trouvé autant d'agrément au théâtre que le jour où je vis pour la première fois jouer la charmante pièce des Deux Pages. Fleury, chargé du rôle du grand Frédéric, rendait si parfaitement la démarche lente, la parole sèche, les mouvemens brusques et jusqu'à la myopie de ce monarque, que, dès qu'il entrait en scène, toute la salle éclatait en applaudissemens. C'était, au dire des personnes assez instruites pour en juger, l'imitation la plus parfaite et la plus fidèle. Pour moi, je ne saurais dire si la ressemblance était exacte, mais je sentais que nécessairement elle devait l'être. Michelot, que j'ai vu depuis dans le même rôle, ne m'a pas fait moins de plaisir que son devancier. Sans doute ces deux habiles acteurs ont puisé aux bonnes sources pour connaître et retracer ainsi les manières de leur modèle. J'éprouve, je l'avoue, quelque orgueil à penser que ces mémoires pourront procurer aux lecteurs quelque chose de semblable au plaisir que j'ai essayé de peindre ici; et que, dans un avenir encore éloigné sans doute, mais qui pourtant ne peut manquer d'arriver, l'artiste qui voudra faire revivre et marcher devant des spectateurs le plus grand homme de ce temps sera obligé, s'il veut être imitateur fidèle, de se régler sur le portrait que, mieux que personne, je puis tracer d'après nature. Je crois d'ailleurs que personne ne l'a fait encore, du moins avec autant de détail.
À son retour d'Égypte, l'empereur était fort maigre et très-jaune, le teint cuivré, les yeux assez enfoncés, les formes parfaites, bien qu'un peu grêles alors. J'ai trouvé fort ressemblant le portrait qu'en a fait M. Horace Vernet, dans son tableau d'Une revue du premier consul sur la place du Carrousel. Son front était très-élevé et découvert; il avait peu de cheveux, surtout sur les tempes; mais ils étaient très-fins et très-doux. Il les avait châtains, et les yeux d'un beau bleu, qui peignaient d'une manière incroyable les diverses émotions dont il était agité, tantôt extrêmement doux et caressans, tantôt sévères et même durs. Sa bouche était très-belle, les lèvres égales et un peu serrées, particulièrement dans la mauvaise humeur. Ses dents, sans être rangées fort régulièrement, étaient très-blanches et très-bonnes; jamais il ne s'en est plaint. Son nez, de forme grecque, était irréprochable, et son odorat excessivement fin. Enfin, l'ensemble de sa figure était régulièrement beau. Cependant, à cette époque, sa maigreur extrême empêchait qu'on ne distinguât cette beauté des traits, et il en résultait pour toute sa physionomie un effet peu agréable. Il aurait fallu détailler ses traits un à un pour recomposer ensuite et comprendre la régularité parfaite et la beauté du tout. Sa tête était très-forte, ayant vingt-deux pouces de circonférence; elle était un peu plus longue que large, par conséquent un peu aplatie sur les tempes; il l'avait extrêmement sensible; aussi je lui faisais ouater ses chapeaux, et j'avais soin de les porter quelques jours dans ma chambre pour les briser. Ses oreilles étaient petites, parfaitement faites et bien placées. L'empereur avait aussi les pieds extrêmement sensibles; je faisais porter ses bottes et ses souliers par un garçon de garde-robe, appelé Joseph, qui avait exactement le même pied que l'empereur.
Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes; il avait le cou un peu court, les épaules effacées, la poitrine large, très-peu velue la cuisse et la jambe moulées; son pied était petit, les doigts bien rangés et tout-à-fait exempts de cors ou durillons; ses bras étaient bien faits et bien attachés; ses mains, admirables; et les ongles ne les déparaient pas; aussi en avait-il le plus grand soin, comme, au reste, de toute sa personne, mais sans afféterie. Il se rongeait souvent les ongles, mais légèrement; c'était un signe d'impatience ou de préoccupation.
Plus tard il engraissa beaucoup, mais sans rien perdre de la beauté de ses formes; au contraire, il était mieux sous l'empire que sous le consulat; sa peau était devenue très-blanche, et son teint animé.
L'empereur, dans ses momens ou plutôt dans ses longues heures de travail et de méditation, avait un tic particulier qui semblait être un mouvement nerveux, et qu'il conserva toute sa vie; il consistait à relever fréquemment et rapidement l'épaule droite, ce que les personnes qui ne lui connaissaient pas cette habitude interprétaient quelquefois en geste de mécontentement et de désapprobation, cherchant avec inquiétude en quoi et comment elles avaient pu lui déplaire. Pour lui, il n'y songeait pas, et répétait coup sur coup le même mouvement, sans s'en apercevoir.
Une particularité très-remarquable, c'est que l'empereur ne sentit jamais battre son cœur. Il l'a dit souvent à M. Corvisart ainsi qu'à moi, et plus d'une fois il nous fit passer la main sur sa poitrine, pour que nous fissions l'épreuve de cette exception singulière; jamais nous n'y sentîmes aucune pulsation.
L'empereur mangeait très-vite: à peine s'il restait douze minutes à table. Lorsqu'il avait fini de dîner, il se levait et passait dans le salon de famille; mais l'impératrice Joséphine restait et faisait signe aux convives d'en faire autant; quelquefois pourtant elle suivait Sa Majesté, et alors sans doute les dames du palais se dédommageaient dans leurs appartemens, où on leur servait ce qu'elles désiraient.
Un jour que le prince Eugène se levait de table immédiatement après l'empereur, celui-ci se retournant lui dit: «Mais tu n'as pas eu le temps de dîner, Eugène?—Pardonnez-moi, répondit le prince, j'avais dîné d'avance.» Les autres convives trouvèrent sans doute que ce n'était pas la précaution inutile. C'était avant le consulat que les choses se passaient ainsi; car depuis, l'empereur, même lorsqu'il n'était encore que premier consul, dînait en tête à tête avec l'impératrice, à moins qu'il n'invitât à sa table quelqu'une des personnes de sa maison, tantôt l'une, tantôt l'autre, et toutes recevaient cette faveur avec joie. À cette époque il y avait déjà une cour.
Le plus souvent, l'empereur déjeunait seul sur un guéridon d'acajou, sans serviette. Ce repas, plus court encore que l'autre, durait de huit à dix minutes.
Je dirai tout à l'heure quel fâcheux effet la mauvaise habitude de manger trop vite produisait souvent sur la santé de l'empereur. Outre cette habitude, et même par un premier effet de sa précipitation, il s'en fallait de beaucoup que l'empereur mangeât proprement. Il se servait volontiers de ses doigts au lieu de fourchette ou même de cuiller; on avait soin de mettre à sa portée le plat qu'il préférait. Il prenait à même, à la façon que je viens de dire, trempait son pain dans la sauce et dans le jus, ce qui n'empêchait pas le plat de circuler; en mangeait qui pouvait, et il y avait peu de convives qui ne le pussent pas. J'en ai même vu qui avaient l'air de considérer ce singulier acte de courage comme un moyen de faire leur cour. Je veux bien croire aussi qu'en plusieurs leur admiration pour Sa Majesté faisait taire toute répugnance, par la même raison qu'on ne se fait aucun scrupule de manger dans l'assiette et de boire dans le verre d'une personne que l'on aime, fût-elle d'ailleurs peu recherchée sur la propreté; ce que l'on ne voit pas, parce que la passion est aveugle. Le plat que l'empereur aimait le plus était cette espèce de fricassée de poulet à laquelle cette préférence du vainqueur de l'Italie fit donner le nom de poulet à la Marengo; il mangeait aussi volontiers des haricots, des lentilles, des côtelettes, une poitrine de mouton grillée, un poulet rôti. Les mets les plus simples étaient ceux qu'il aimait le mieux; mais il était difficile sur la qualité du pain. Il n'est pas vrai que l'empereur fit, comme on l'a dit, un usage immodéré du café. Il n'en prenait qu'une demi-tasse après son déjeuner et une autre après son dîner. Cependant il a pu lui arriver quelquefois, lorsqu'il était dans ses momens de préoccupation, d'en prendre, sans s'en apercevoir, deux tasses de suite. Mais alors le café, pris à cette dose, l'agitait et l'empêchait de dormir; souvent aussi il lui était arrivé de le prendre froid, ou sans sucre, ou trop sucré. Pour remédier à tous ces inconvéniens, l'impératrice Joséphine se chargea du soin de verser à l'empereur son café, et l'impératrice Marie-Louise adopta aussi cet usage. Lorsque l'empereur, après s'être levé de table, passait dans le petit salon, un page l'y suivait portant sûr un plateau en vermeil une cafetière, un sucrier et une tasse. Sa Majesté l'impératrice versait elle-même le café, le sucrait, en humait quelques gouttes pour le goûter, et l'offrait à l'empereur.
L'empereur ne buvait que du chambertin, et rarement pur. Il n'aimait guère le vin, et s'y connaissait mal. Cela me rappelle qu'un jour, au camp de Boulogne, ayant invité à sa table plusieurs officiers, Sa Majesté fit donner de son vin au maréchal Augereau, et lui demanda avec un certain air de satisfaction comment il le trouvait. Le maréchal le dégusta quelque temps en faisant claquer sa langue contre son palais, et finit par répondre: Il y en a de meilleur, de ce ton qui n'était pas des plus insinuans. L'empereur, qui pourtant s'attendait à une autre réponse, sourit, comme le reste des convives, de la franchise du maréchal.
Il n'est personne qui n'ait entendu dire que Sa Majesté prenait les plus grandes précautions pour n'être point empoisonnée. C'est un conte à mettre avec celui de la cuirasse à l'épreuve de la balle et du poignard. L'empereur poussait au contraire beaucoup trop loin la confiance: son déjeuner était apporté tous les jours dans une antichambre ouverte à tous ceux à qui il avait accordé une audience particulière, et ils y attendaient quelquefois des heures de suite. Le déjeuner de Sa Majesté attendait aussi fort long-temps; on tenait les plats aussi chauds que l'on pouvait, jusqu'au moment où elle sortait de son cabinet pour se mettre à table. Le dîner de Leurs Majestés était porté des cuisines aux appartemens supérieurs dans des paniers couverts; mais il n'eût point été difficile d'y glisser du poison; néanmoins jamais aucune tentative de ce genre n'entra dans la pensée des gens de service, dont le dévouement et la fidélité à l'empereur, même chez les plus subalternes, surpassaient tout ce que j'en pourrais dire.
L'habitude de manger précipitamment causait parfois à Sa Majesté de violens maux d'estomac qui se terminaient presque toujours par des vomissemens. Un jour, un des valets de chambre de service vint en grande hâte m'avertir que l'empereur me demandait instamment; que son dîner lui avait fait mal, et qu'il souffrait beaucoup. Je cours à la chambre de Sa Majesté, et je la trouve étendue tout de son long sur le tapis; c'était l'habitude de l'empereur lorsqu'il se sentait incommodé. L'impératrice Joséphine était assise à ses côtés, et la tête du malade reposait sur ses genoux. Il geignait et pestait alternativement ou tout à la fois, car l'empereur supportait ce genre de mal avec moins de force que mille accidens plus graves que la vie des camps entraîne avec elle; et le héros d'Arcole, celui dont la vie avait été risquée dans cent batailles, et même ailleurs que dans les combats, sans étonner son courage, se montrait on ne peut plus douillet pour un bobo. Sa majesté l'impératrice le consolait et l'encourageait de son mieux; elle, si courageuse lorsqu'elle avait de ces migraines qui, par leur violence excessive, étaient une véritable maladie, aurait, si cela eût été possible, pris volontiers le mal de son époux, dont elle souffrait peut-être autant que lui-même en le voyant souffrir. «Constant, me dit-elle dès que j'entrai, arrivez vite, l'empereur a besoin de vous; faites-lui du thé et ne sortez pas qu'il ne soit mieux.» À peine Sa Majesté en eut-elle pris trois tasses que déjà le mal diminuait; elle continuait de tenir sa tête sur les genoux de l'impératrice, qui lui caressait le front de sa main blanche et potelée, et lui faisait aussi des frictions sur la poitrine. «Te sens-tu mieux? Veux-tu te coucher un peu? Je resterai près de ton lit avec Constant.» Cette tendresse n'était-elle pas bien touchante, surtout dans un rang si élevé? Mon service intérieur me mettait souvent à portée de jouir de ce tableau d'un bon ménage.
Pendant que je suis sur le chapitre des maladies de l'empereur, je dirai quelques mots de la plus grave qu'il ait eue, si l'on en excepte celle qui causa sa mort.
Au siège de Toulon, en 1793, l'empereur n'étant encore que colonel d'artillerie, un canonnier fut tué sur sa pièce. Le colonel Bonaparte s'empara du refouloir et chargea lui-même plusieurs coups. Le malheureux artilleur avait ou plutôt avait eu une gale de la nature la plus maligne, et l'empereur en fut infecté. Il ne parvint à s'en guérir qu'au bout de plusieurs années, et les médecins pensaient que cette maladie mal soignée avait été cause de l'extrême maigreur et du teint bilieux qu'il conserva long-temps. Aux Tuileries, il prit des bains sulfureux et garda quelque temps un vésicatoire. Jusque là il s'y était toujours refusé, parce que, disait-il, il n'avait pas le temps de s'écouter. M. Corvisart avait vivement insisté pour un cautère. Mais l'empereur, qui tenait à conserver intacte la forme de son bras, ne voulut point de ce remède.
C'est à ce même siège qu'il avait été élevé du grade de chef de bataillon à celui de colonel, à la suite d'une brillante affaire contre les Anglais, dans laquelle il avait reçu, à la cuisse gauche, un coup de baïonnette dont il me montra souvent la cicatrice. La blessure qu'il reçut au pied, à la bataille de Ratisbonne, ne laissa aucune trace, et pourtant lorsque l'empereur la reçut l'alarme fut dans toute l'armée.
Nous étions à peu près à douze cents pas de Ratisbonne, l'empereur voyant fuir les Autrichiens de toutes parts, croyait l'affaire terminée. On avait apprêté son déjeuner à la cantine, au lieu que l'empereur avait désigné. Il se dirigeait à pied vers cet endroit, lorsque se tournant vers le maréchal Berthier, il s'écria: «Je suis blessé.» Le coup avait été si fort que l'empereur était tombé assis; il venait en effet de recevoir une balle qui l'avait frappé au talon. Au calibre de cette balle, on reconnut qu'elle avait été lancée par un carabinier tyrolien, dont l'arme porte ordinairement à la distance où nous étions de la ville. On pense bien qu'un pareil événement jeta aussitôt le trouble et l'effroi dans tout l'état-major. Un aide-de-camp vint me chercher, et lorsque j'arrivai, je trouvai M. Ivan occupé à couper la botte de Sa Majesté, dont je l'aidai à panser la blessure. Quoique la douleur fût encore très-vive, l'empereur ne voulut même pas donner le temps qu'on lui remît sa botte, et pour donner le change à l'ennemi, et rassurer l'armée sur son état, il monta à cheval, partit au galop avec tout son état-major et parcourut toutes les lignes. Ce jour-là, comme l'on pense bien, personne ne déjeuna, et tout le monde alla dîner à Ratisbonne.
Sa Majesté éprouvait une répugnance invincible pour tous les médicamens, et quand elle en a pris, ce qui arrivait fort rarement, c'était de l'eau de poulet ou de chicorée, et du sel de tartre. M. Corvisart lui avait recommandé de rejeter toute boisson qui aurait un goût âcre et désagréable; c'était, je crois, dans la crainte qu'on ne cherchât à l'empoisonner.
À quelque heure que l'empereur se fût couché, j'entrais dans sa chambre entre sept et huit heures du matin. J'ai déjà dit que ses premières questions regardaient invariablement l'heure qu'il pouvait être et le temps qu'il faisait. Quelquefois il se plaignait à moi d'avoir mauvaise mine. Quand cela était vrai, j'en convenais, comme je disais non quand je ne le trouvais pas. Dans ce cas, il me tirait les oreilles, m'appelait en riant grosse bête, demandait un miroir, et souvent avouait qu'il avait voulu me tromper et qu'il se portait bien. Il prenait ses journaux, demandait le nom des personnes qui étaient dans le salon d'attente, disait qui il voulait voir, et causait avec l'un ou l'autre. Quand M. Corvisart venait, il entrait sans attendre d'ordre. L'empereur se plaisait à le taquiner en parlant de la médecine, dont il disait que ce n'était qu'un art conjectural, que les médecins étaient des charlatans, et il citait ses preuves à l'appui, surtout sa propre expérience. Le docteur ne cédait jamais quand il croyait avoir raison. Pendant ces conversations, l'empereur se rasait, car j'étais parvenu à le décider à se charger seul de ce soin. Souvent il oubliait qu'il n'était rasé que d'un côté. Je l'en avertissais; il riait et achevait son ouvrage. M. Ivan, chirurgien ordinaire, avait, aussi bien que M. Corvisart, sa bonne part de critiques et de médisances contre son art. Ces discussions étaient fort amusantes; l'empereur y était très-gai et très-causeur, et je crois que quand il n'avait pas d'exemples sous la main à citer à l'appui de ses raisons, il ne se faisait pas scrupule d'en inventer. Aussi ces messieurs ne le croyaient-ils pas toujours sur parole. Un jour, Sa Majesté, suivant sa singulière habitude, s'avisa de tirer les oreilles d'un de ses médecins (M. Hallé, je crois). Le docteur se retira brusquement en s'écriant: «Sire, vous me faites mal.» Peut-être ce mot fut-il assaisonné d'un peu de mauvaise humeur, et peut-être aussi le docteur avait-il raison. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour ses oreilles ne coururent plus aucun danger.
Quelquefois, avant de faire entrer le service, Sa Majesté me questionnait sur ce que j'avais fait la veille. Elle me demandait si j'avais dîné en ville et avec qui, si l'on m'avait bien reçu, ce que nous avions à dîner. Souvent aussi elle voulait savoir ce que me coûtait telle ou telle partie de mon habillement; je le lui disais, et alors l'empereur se récriait sur les prix, et me disait que, quand il était sous-lieutenant, tout était bien moins cher, qu'il avait souvent mangé chez Roze, restaurateur de ce temps, et qu'il y dînait fort bien pour 40 sous. Plusieurs fois il me parla de ma famille, de ma sœur, qui était religieuse avant la révolution et qui avait été contrainte de quitter son couvent. Un jour il me demanda si elle avait une pension et de combien elle était. Je le lui dis, et j'ajoutai que cela ne suffisant pas à ses besoins, je lui faisais moi-même une pension, ainsi qu'à ma mère. Sa Majesté me dit de m'adresser au duc de Bassano, pour qu'il lui fît son rapport à ce sujet, voulant bien traiter ma famille. Je ne profitai point de cette bonne disposition de Sa Majesté; car alors j'étais assez heureux pour pouvoir venir au secours de mes parens. Je ne pensais pas à l'avenir, qui me semblait ne devoir rien changer à mon sort, et je me faisais scrupule de mettre, pour ainsi dire, les miens à la charge de l'état. J'avoue que depuis, j'ai plus d'une fois été tenté de me repentir de cet excès de délicatesse, dont j'ai vu peu de personnes, tant au dessus qu'au dessous de ma condition, donner ou suivre l'exemple.
À son lever, l'empereur prenait habituellement une tasse de thé ou de feuilles d'oranger; s'il prenait un bain, il y entrait immédiatement au sortir du lit, et là se faisait lire par un secrétaire (par M. de Bourrienne jusqu'en 1804), ses dépêches et les journaux; quand il ne prenait pas de bain, il s'asseyait au coin du feu, et se faisait faire ainsi, ou fort souvent faisait lui-même cette lecture. Il dictait au secrétaire ses réponses et les observations que lui suggérait la lecture de ces papiers. Au fur et à mesure qu'il les avait parcourus, il les jetait sur le parquet, sans aucun ordre. Le secrétaire ensuite les ramassait et les mettait en ordre, pour les emporter dans le cabinet particulier. Sa Majesté, avant sa toilette, passait, en été, un pantalon de piqué blanc et une robe de chambre pareille; en hiver, un pantalon et une robe de chambre de molleton. Elle avait sur la tête un madras noué sur le front et dont les deux coins de derrière tombaient jusque sur son cou. L'empereur mettait lui-même, le soir, cette coiffure on ne peut pas moins élégante. Lorsqu'il sortait du bain on lui présentait un autre madras, car le sien était toujours mouillé dans le bain, où il se tournait et retournait sans cesse. Le bain pris ou les dépêches lues, il commençait sa toilette. Je le rasais, avant que je lui eusse appris à se raser lui-même. Quand l'empereur eut pris cette habitude, il se servit d'abord, comme tout le monde, d'un miroir attaché à la fenêtre; mais il s'en approchait de si près et se barbouillait si brusquement de savon, que la glace, les carreaux, les rideaux, la toilette et l'empereur lui-même en étaient inondés; pour remédier à cet inconvénient, le service s'assembla en conseil, et il fut résolu que Roustan tiendrait le miroir à Sa Majesté. Lorsque l'empereur était rasé d'un côté, il tournait l'autre côté au jour et faisait passer Roustan de gauche à droite ou de droite à gauche, suivant le côté par lequel il avait d'abord commencé. On transportait aussi la toilette. Sa barbe faite, l'empereur se lavait le visage et les mains, et se faisait les ongles avec soin; ensuite je lui ôtais son gilet de flanelle et sa chemise et lui frottais tout le buste avec une brosse de soie extrêmement douce. Je le frictionnais ensuite d'eau de Cologne, dont il faisait une grande consommation de cette manière; car tous les jours on le brossait et arrangeait ainsi. C'est en Orient qu'il avait pris cette habitude hygiénique, dont il se trouvait fort bien, et qui en effet est excellente. Tous ces préparatifs terminés, je lui mettais aux pieds de légers chaussons de flanelle ou de cachemire, des bas de soie blancs (il n'en a jamais porté d'autres), un caleçon de toile très-fine ou de futaine, et tantôt une culotte de casimir blanc avec des bottes molles à l'écuyère, tantôt un pantalon collant de la même étoffe et de la même couleur, avec de petites bottes à l'anglaise qui lui venaient au milieu du mollet. Elles étaient garnies de petits éperons en argent qui n'avaient pas plus de six lignes de longueur. Toutes ses bottes étaient ainsi éperonnées. Je lui mettais ensuite son gilet de flanelle et sa chemise, une cravate très-mince de mousseline, et par-dessus un col en soie noire; enfin un gilet rond de piqué blanc, et soit un habit de chasseur, soit un habit de grenadier, mais plus souvent le premier. Sa toilette achevée, on lui présentait son mouchoir, sa tabatière et une petite boîte en écaille remplie de réglisse anisé coupé très fin. On voit, par ce qui précède, que l'empereur se faisait habiller de la tête aux pieds; il ne mettait la main à rien, se laissant faire comme un enfant, et pendant ce temps s'occupait de ses affaires.
J'ai oublié de dire qu'il se servait, pour ses dents, de cure-dents de buis et d'une brosse trempée dans de l'opiat.
L'empereur était né, pour ainsi dire, homme à valets de chambre. Général, il en avait jusqu'à trois, et il se faisait servir avec autant de luxe que dans la plus haute fortune; dès cette époque, il recevait tous les soins que je viens de décrire, et dont il lui était presque impossible de se passer. L'étiquette n'a rien changé de ce côté; elle a augmenté le nombre de ses serviteurs, les a décorés de titres nouveaux, mais elle n'aurait pu l'entourer de plus de soins. Il ne se soumit que très-rarement à la grande étiquette royale; jamais, par exemple, le grand-chambellan ne lui a passé sa chemise; une fois seulement, au repas que la ville de Paris lui offrit lors du couronnement, le grand-maréchal lui présenta à laver. Je ferai la description de la toilette du jour du sacre, et l'on pourra voir que, ce jour-là même, sa majesté l'empereur des Français n'exigea pas d'autre cérémonial que celui auquel avaient été accoutumés le général Bonaparte et le premier consul de la république.
L'empereur n'avait point d'heure fixe pour se coucher; tantôt il se mettait au lit à dix ou onze heures du soir, tantôt, et le plus souvent, il veillait jusqu'à deux, trois et quatre heures du matin. Il était bientôt déshabillé, car son habitude était de jeter, en entrant dans sa chambre, chaque partie de son habillement à tort et à travers: son habit par terre, son grand cordon sur le tapis, sa montre à la volée sur le lit, son chapeau au loin sur un meuble, et ainsi de tous ses vêtemens l'un après l'autre. Lorsqu'il était de bonne humeur, il m'appelait d'une voix forte, par cette espèce de cri: Ohé, oh! oh! D'autres fois, quand il n'était pas content, c'était: Monsieur! Monsieur Constant! En toute saison il fallait lui bassiner son lit; ce n'était que dans les plus grandes chaleurs qu'il s'en dispensait. L'habitude qu'il avait de se déshabiller à la hâte faisait que, lorsque j'arrivais, je n'avais souvent presque rien à faire que de lui présenter son madras; j'allumais ensuite sa veilleuse, qui était en vermeil et recouverte pour donner moins de lumière. Lorsqu'il ne s'endormait pas tout de suite, il faisait appeler un de ses secrétaires ou bien l'impératrice Joséphine pour lui faire la lecture; personne ne pouvait mieux que Sa Majesté s'acquitter de cet office, pour lequel l'empereur la préférait à tous ses lecteurs; elle lisait avec ce charme particulier qui se mêlait à toutes ses actions. Par ordre de l'empereur, on brûlait dans sa chambre, dans de petites cassolettes en vermeil, tantôt du bois d'aloès, tantôt du sucre ou du vinaigre. Presque toute l'année il fallait du feu dans tous ses appartemens; il était habituellement très-sensible au froid. Lorsqu'il voulait dormir, je rentrais prendre son flambeau et montais chez moi. Ma chambre était au dessus de l'appartement de Sa Majesté; Roustan et un valet de chambre de service couchaient dans le petit salon attenant à la chambre de l'empereur. S'il avait besoin de moi la nuit, un garçon de garde-robe, qui couchait à côté, dans l'antichambre, venait me chercher. Jour et nuit on tenait de l'eau chaude pour son bain; car souvent, à toute heure de la nuit comme de la journée, il lui prenait fantaisie d'en prendre un. M. Ivan paraissait, tous les soirs et tous les matins, au lever et au coucher de Sa Majesté.
On sait que l'empereur faisait souvent appeler ses secrétaires et même ses ministres pendant la nuit. Pendant son séjour à Varsovie, en 1806, M. le prince de Talleyrand reçoit un jour un message à minuit passé; il arrive aussitôt et s'entretient long-temps avec l'empereur; le travail se prolonge assez avant dans la nuit, et Sa Majesté, fatiguée, finit par tomber dans un sommeil profond; le prince de Bénévent, qui aurait craint, en sortant, soit de réveiller l'empereur, soit d'être rappelé pour continuer la conversation, jette les yeux autour de lui, aperçoit un canapé commode, s'y étend et s'endort. M. Menneval, secrétaire de Sa Majesté, ne voulait se coucher qu'après la sortie du ministre, l'empereur pouvant avoir besoin de lui dès que M. de Talleyrand se serait retiré; aussi s'impatientait-il beaucoup d'une si longue audience. De mon côté, je n'étais pas de meilleure humeur, dans l'impossibilité où je me trouvais de me livrer au sommeil, avant d'avoir ôté le flambeau de nuit de Sa Majesté. M. Menneval vint dix fois me demander si M. le prince de Talleyrand était sorti. «Il est encore là, lui dis-je, j'en suis sûr, et pourtant je n'entends rien.» Enfin je le priai de se tenir dans la pièce où j'étais, et sur laquelle s'ouvrait la porte d'entrée, tandis que j'irais me mettre en sentinelle dans un cabinet de dégagement sur lequel la chambre de l'empereur avait une autre sortie; et il fut convenu que celui des deux qui verrait sortir le prince avertirait l'autre. Deux heures sonnent, puis trois, puis quatre; personne ne paraît; pas le moindre mouvement dans la chambre de Sa Majesté. Perdant patience à la fin, j'entr'ouvre la porte le plus doucement possible; mais l'empereur, dont le sommeil était fort léger, s'éveille en sursaut et demande d'une voix forte: «Qui est là? qui va là? qu'est-ce?» Je répondis que, pensant que M. le prince de Bénévent était sorti, je venais chercher le flambeau de Sa Majesté. «Talleyrand! Talleyrand! s'écrie vivement Sa Majesté; où donc est-il? et le voyant s'éveiller: Eh bien, je crois qu'il s'est endormi! Comment, coquin, vous dormez chez moi! ah! ah!» Je sortis sans emporter la lumière, ils se remirent à causer, et M. Menneval et moi nous attendîmes la fin du tête-à-tête jusqu'à cinq heures du matin.
L'empereur avait eu l'habitude de prendre, en travaillant ainsi la nuit, du café à la crême ou du chocolat; mais il y avait renoncé, et sous l'empire il ne prenait plus rien, sinon de temps en temps, mais très-rarement, soit du punch doux et léger comme de la limonade, soit, comme à son lever, une infusion de feuilles d'oranger ou de thé.
L'empereur qui dota si magnifiquement la plupart de ses généraux, qui se montra si libéral pour ses armées, et à qui, d'un autre côté, la France doit tant et de si beaux monumens, était peu généreux, et il faut le dire, un peu avare dans son intérieur. Peut-être ressemblait-il à ces riches vaniteux qui économisent de très près dans leur famille, pour briller davantage au dehors. Il faisait très-peu, pour ne pas dire point de cadeaux à sa maison. Le jour de l'an même se passait pour lui sans bourse délier; quand je le déshabillais la veille de ce jour-là: «Eh bien, monsieur Constant, me disait-il en me pinçant l'oreille, que me donnerez-vous pour mes étrennes?» La première fois qu'il me fit cette question, je lui répondis que je lui donnerais ce qu'il voudrait, mais j'avoue que j'espérais bien que, le lendemain, ce ne serait pas moi qui donnerais des étrennes. Il paraît que l'idée ne lui en vint pas, car personne n'eut à le remercier de ses dons, et depuis, il ne se départit jamais de cette règle d'économie domestique. À propos de ce pincement d'oreilles, sur lequel je suis revenu tant de fois, parce que Sa Majesté y revenait très-souvent, il faut que je dise, pendant que j'y pense et pour en finir, que l'on se tromperait beaucoup de croire qu'il se contentât de toucher légèrement la partie en butte à ses marques de faveur; il serrait au contraire très-rudement, et j'ai remarqué qu'il serrait d'autant plus fort qu'il était de meilleure humeur. Quelquefois, au moment où j'entrais dans sa chambre pour l'habiller, il accourait sur moi comme un furieux, et en me saluant de son bonjour favori: Eh bien, monsieur le drôle? il me pinçait les deux oreilles à la fois, de façon à me faire crier; il n'était même pas rare qu'il ajoutât à ces douces caresses une ou deux tapes assez bien appliquées; j'étais sûr alors de le trouver tout le reste de la journée d'une humeur charmante, et plein de bienveillance comme je l'ai vu si souvent. Roustan, et même le maréchal Berthier, prince de Neufchâtel, recevaient leur bonne part de ces tendresses impériales; souvent je leur en ai vu les joues tout enluminées et les yeux presque pleurans.