Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy - Страница 27

TOME SECOND
CHAPITRE V

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Cérémonie de la distribution des aigles.—Allocution de l'empereur.—Serment.—La grande revue et la pluie.—Banquet aux Tuileries.—Panégyrique de la conscription, fait par l'empereur.—Grandes réceptions.—Fête à l'Hôtel-de-Ville de Paris.—Distribution de comestibles bien réglée.—Le vaisseau de feu.—Passage du mont Saint-Bernard au milieu des flammes.—Toilette et service en or, offerts à Leurs Majestés par la ville de Paris.—Le ballon de M. Garnerin.—Incident curieux.—Voyage par air, de Paris à Rome, en vingt-quatre heures.—Billet de M. Garnerin et lettre du cardinal Caprara.—Les bateliers et la maison flottante.—Quinze lieues par heure.—Histoire d'un aérostat.—Intrépidité de deux femmes.—Gratifications accordées par la ville de Paris.—Bonté de l'empereur et de son frère Louis.—Grâce accordée par l'empereur.—Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances du Corps-Législatif.—L'impératrice Joséphine et le chœur de Gluck.—Heureux à-propos.—Le voile levé par les maréchaux Murat et Masséna.—Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de Vaublanc.—Bouquet et bal.—Profusion de fleurs au mois de janvier.

Le mercredi 5 décembre, trois jours après le couronnement, l'empereur fit au Champ-de-Mars la distribution des drapeaux.

La façade de l'École-Militaire était décorée d'une galerie composée de tentes placées au niveau des appartemens du premier étage. La tente du milieu, fixée sur quatre colonnes qui portaient des figures dorées représentant la Victoire, couvrait le trône de Leurs Majestés. Excellente précaution; car, ce jour-là, le temps fut horrible. Le dégel avait pris subitement, et l'on sait ce que c'est qu'un dégel parisien.

Autour du trône étaient placés les princes et les princesses, les grands dignitaires, les ministres, les maréchaux de l'empire, les grands officiers de la couronne, les dames de la cour et le conseil-d'état.

La galerie se divisait à droite et à gauche en seize parties décorées d'enseignes militaires et couronnées par des aigles. Ces seize parties représentaient les seize cohortes de la Légion-d'Honneur. La droite était occupée par le sénat, les officiers de la Légion-d'Honneur, la cour de cassation et les chefs de la comptabilité nationale. La gauche l'était par le tribunat et le corps législatif.

À chaque bout de la galerie était un pavillon; celui du côté de la ville portait le nom de tribune impériale; il était destiné aux princes étrangers. Le corps diplomatique et les personnages étrangers de distinction remplissaient l'autre pavillon.

On descendait de cette galerie dans le Champ-de-Mars par un immense escalier, dont le premier degré, qui faisait banquette au dessous des tribunes, était garni par les présidens de canton, les préfets, les sous-préfets et les membres du conseil municipal. Aux deux côtés de cet escalier on voyait les figures colossales de la France faisant la paix et de la France faisant la guerre. Sur les degrés étaient rangés les colonels des régimens et les présidens des colléges électoraux des départemens, qui portaient les aigles impériales.

Le cortége de Leurs Majestés sortit à midi du château des Tuileries dans l'ordre adopté pour le couronnement. Les chasseurs de la garde et l'escadron des mamelucks marchaient en avant; la légion d'élite et les grenadiers à cheval suivaient; la garde municipale et les grenadiers de la garde formaient la haie. Leurs Majestés étant entrées à l'École-Militaire, reçurent les hommages du corps diplomatique que l'on introduisît pour cela dans les grands appartemens de l'École. Ensuite l'empereur et l'impératrice se revêtirent de leurs ornemens du sacre et vinrent s'asseoir sur leur trône, au bruit des décharges réitérées de l'artillerie et des acclamations universelles.

Au signal donné, les députations de l'armée répandues sur le Champ-de-Mars se mirent en colonnes serrées et s'approchèrent du trône au bruit des fanfares. L'empereur s'étant levé, le plus grand silence s'établit, et d'une voix forte, Sa Majesté prononça ces paroles:

«Soldats, voilà vos drapeaux! ces aigles vous serviront toujours de point de ralliement; ils seront partout où votre empereur jugera leur présence nécessaire pour la défense de son trône et de son peuple.

»Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les maintenir constamment, par votre courage, sur le chemin de la victoire: vous le jurez!»

Nous le jurons! répétèrent tous ensemble les colonels et les présidens des collèges, en balançant dans les airs les drapeaux qu'ils tenaient. Nous le jurons! dit à son tour toute l'armée, tandis que la musique jouait la marche célèbre connue sous le nom de marche des drapeaux.

Ce mouvement d'enthousiasme s'était communiqué aux spectateurs, qui, malgré la pluie, se pressaient en foule sur les gradins qui forment l'enceinte du Champ-de-Mars. Bientôt les aigles allèrent prendre la place qui leur était destinée, et l'armée vint par divisions défiler devant le trône de Leurs Majestés.

Quoiqu'on eût rien épargné pour donner à cette cérémonie toute la magnificence possible, elle ne fut point brillante; le motif seul était imposant, mais comment satisfaire l'œil à travers des torrens de neige fondue, au milieu d'une mer de boue, aspect que présentait le Champ-de-Mars ce jour-là? Les troupes étaient sous les armes depuis six heures du matin, exposées à la pluie et forcées de la recevoir, sans aucune apparence d'utilité! C'est ainsi du moins qu'elles envisageaient la question. La distribution des drapeaux n'était pour ces hommes qu'une revue pure et simple, et certes, autre chose est aux yeux du soldat de recevoir la pluie sur un champ de bataille, ou bien un jour de fête, avec un fusil bien luisant et une giberne vide.

Le cortége était de retour aux Tuileries à cinq heures. Il y eut un grand banquet dans la galerie de Diane. Le pape, l'électeur souverain de Ratisbonne, les princes et princesses, les grands dignitaires, le corps diplomatique et beaucoup d'autres personnes étaient invitées.

La table de Leurs Majestés, dressée au milieu de la galerie sur une estrade, était couverte par un dais magnifique. L'empereur s'y assit à la droite de l'impératrice et le pape à sa gauche. Le service fut fait par les pages. Le grand-chambellan, le grand-écuyer et le colonel-général de la garde se tenaient debout devant Sa Majesté; le grand-maréchal du palais à droite, et en avant de la table et plus bas, le préfet du palais, à gauche et vis-à-vis le grand-maréchal, le grand-maître des cérémonies, se tenaient également debout.

Des deux côtés de la table de Leurs Majestés étaient celle de leur altesses impériales, celle du corps diplomatique, celle des ministres et des grands-officiers, enfin celle de la dame d'Honneur de l'impératrice.

Après le dîner, il y eut cercle, concert et bal.

Le lendemain de la distribution des aigles, son altesse impériale le prince-Joseph présenta à Sa Majesté les présidens des colléges électoraux de départemens. Les présidens des colléges d'arrondissemens et les préfets furent introduits ensuite et reçus par Sa Majesté.

L'empereur s'entretint avec la plupart de ces fonctionnaires, sur les besoins de chaque département, les remercia de leur zèle à le seconder, puis il leur recommanda spécialement l'exécution de la loi sur la conscription. «Sans la conscription, dit Sa Majesté, il ne peut y avoir ni puissance ni indépendance nationales… Toute l'Europe est assujetties à la conscription. Nos succès, et la force de notre position, tiennent à ce que nous avons une armée nationale; il faut s'attacher avec soin cet avantage.»

Ces présentations durèrent plusieurs jours; Sa Majesté reçut tour à tour, et toujours avec le même cérémonial, les présidens des hautes cours de justice, les présidens des conseils généraux des départemens, les sous-préfets, les députés des colonies, les maires des trente-six villes principales, les présidens des cantons, les vice-présidens des chambres de commerce et les présidens des consistoires.

Quelques jours après, la ville de Paris offrit à Leurs Majestés une fête dont l'éclat et la magnificence surpassaient tout ce qui serait possible d'en dire. L'empereur, l'impératrice, les princes Joseph et Louis, montèrent ensemble pour s'y rendre dans la voiture du sacre. Des batteries établies sur le Pont-Neuf annoncèrent le moment où Leurs Majestés mettaient le pied sur le perron de l'Hôtel-de-Ville. Au même instant, des buffets chargés de pièces de volaille, et des fontaines de vin attiraient sur la principale place de chacune des douze municipalités de Paris, une multitude immense, dont presque chaque individu eut sa part dans les distributions de comestibles, grâce à la précaution qu'avaient prise les autorités de ne donner une pièce que sur la présentation d'un billet. La façade de l'Hôtel-de-Ville était illuminée en verres de couleur. Ce qui me frappa le plus fut la vue d'un vaisseau percé de quatre-vingts canons, dont les ponts, les mâts, les voiles et les cordages étaient figurés en illuminations. Le bouquet du feu d'artifice, auquel l'empereur lui-même mit le feu, représentait le Saint-Bernard vomissant un volcan du milieu de ses rochers couverts de neige. On y voyait l'image de l'empereur éclatante de lumière, gravissant à cheval, à la tête de son armée, le sommet escarpé du mont. Il se trouva au bal plus de sept cents personnes, sans qu'il y eût le moindre désordre. Leurs Majestés se retirèrent de bonne heure.

L'impératrice, en entrant dans l'appartement qui lui avait été préparé à l'Hôtel-de-Ville, y avait trouvé une toilette en or, complétement fournie et de la plus grande richesse. Lorsqu'elle fut apportée aux Tuileries, ce fut, pendant plusieurs jours, le bijou favori et le sujet des conversations de sa majesté l'impératrice. Elle voulait que tout le monde admirât ce meuble, et en effet personne ne songeait à se faire tirer l'oreille pour cela. Leurs Majestés permirent que cette toilette, et un service dont la ville avait pareillement fait hommage à l'empereur, furent exposés à la curiosité du public pendant quelques jours.

Après le feu d'artifice, on vit s'élever un ballon superbe, dont toute la circonférence, la nacelle et les cordes qui rattachaient celle-ci au ballon, étaient décorées de guirlandes lumineuses en verres de couleur. C'était un magnifique spectacle que cette énorme masse montant lentement mais légèrement dans les airs; quelque temps elle resta suspendue au dessus de Paris, comme pour attendre que la curiosité publique fût satisfaite; puis le ballon ayant vraisemblablement trouvé, à la hauteur où il était parvenu, un courant d'air plus rapide, disparut chassé par le vent dans la direction du midi; ne l'apercevant plus on cessa de s'en occuper; mais quinze jours après un incident très-singulier ramena sur ce ballon l'attention universelle.

Un matin, pendant que j'habillais l'empereur (c'était, je crois, ou le jour même, ou la veille du jour de l'an), un des ministres de Sa Majesté fut introduit, et l'empereur lui ayant demandé quelles étaient les nouvelles de Paris, comme il avait coutume de le faire aux personnes qu'il voyait de bonne heure dans la matinée, le ministre répondit: «J'ai laissé hier fort tard le cardinal Caprara, et j'ai appris de lui la chose la plus étrange.—Quoi donc? de quoi s'agit-il?» Et Sa Majesté, s'imaginant sans doute qu'il allait être question de quelque incident politique, s'apprêtait à emmener son ministre dans son cabinet, avant d'avoir complétement achevé sa toilette, lorsque son excellence se hâta d'ajouter: «Il ne s'agit point, Sire, d'un événement bien sérieux. Votre Majesté n'ignore pas que l'on a parlé dernièrement au cercle de sa majesté l'impératrice, du chagrin de ce pauvre Garnerin, qui n'avait pu, jusqu'à présent, retrouver le ballon qu'il lança le jour de la fête offerte à l'empereur par la ville de Paris; aujourd'hui même il va recevoir des nouvelles de son aérostat.—Où donc était-il tombé? demanda l'empereur.—À Rome, Sire.—Ah! voilà qui est curieux en effet.—Oui, Sire, le ballon de Garnerin a montré, en vingt-quatre heures, votre couronne impériale aux deux capitales du monde.» Alors le ministre raconta à Sa Majesté les détails suivans, qui furent rendus publics à cette époque, mais que je crois assez intéressans pour que l'on me sache quelque gré de les rappeler ici.

M. Garnerin avait attaché à son aérostat l'avis suivant:

«Le ballon porteur de cette lettre a été lancé à Paris, le 25 frimaire, au soir (16 décembre), par M. Garnerin, aéronaute privilégié de sa majesté l'empereur de Russie, et aéronaute ordinaire du gouvernement français, à l'occasion d'une fête donnée par la ville de Paris à sa majesté l'empereur Napoléon, pour célébrer son couronnement. Les personnes qui trouveront ce ballon sont priées d'en informer M. Garnerin, qui se rendra sur les lieux.»

L'aéronaute s'attendait sans doute, en écrivant ce billet, à recevoir avis le lendemain que son ballon était descendu dans la plaine de Saint-Denis ou dans celle de Grenelle; car il est à présumer qu'il ne songeait guère à un voyage à Rome, lorsqu'il s'engageait à se rendre sur les lieux. Plus de quinze jours se passèrent sans qu'il reçût l'avertissement sur lequel il avait compté, et il avait probablement fait le sacrifice de son ballon, lorsqu'il lui arriva une lettre ainsi conçue, du nonce de sa sainteté:

«Le cardinal Caprara vient d'être chargé par son excellence le cardinal Gonsalvi, secrétaire d'état de Sa Sainteté, de remettre à M. Garnerin la copie d'une lettre datée du 18 décembre; il s'empresse de la lui envoyer, et d'y joindre même la copie de la dépêche qui l'accompagnait. Le-dit cardinal saisit cette occasion pour témoigner à M. Garnerin toute son estime.»

À cette lettre était jointe la traduction du rapport fait au cardinal secrétaire d'état à Rome, par M. le duc de Mondragone, et daté d'Anguillora près Rome, le 18 décembre:

«Hier au soir, vers la vingt-quatrième heure, on vit passer dans les airs un globe d'une grandeur étonnante, lequel étant tombé sur le lac de Bracciano, paraissait être une maison. On envoya des bateliers pour le mettre à terre; mais ils ne purent y réussir, étant contrariés par un vent impétueux, accompagné de neige. Ce matin, de bonne heure, ils sont venus à bout de le conduire à bord. Ce globe est de taffetas gommé, couvert d'un filet; la galerie de fil de fer s'est un peu brisée. Il parait qu'il avait été éclairé par des lampions et des verres de couleur, dont il reste plusieurs débris. On a trouvé, attaché au globe, l'avis suivant (celui qu'on a lu plus haut).»

Ainsi ce ballon étant parti de Paris le 16 décembre à sept heures du soir, et étant descendu le lendemain 17, près Rome, à la vingt-quatrième heure, c'est-à-dire à la fin du jour, a traversé la France, les Alpes, etc., et parcouru une distance de trois cents lieues en vingt-deux heures. La vitesse de sa marche a donc été de quinze lieues par heure; et, ce qui est remarquable, ce ballon était chargé d'une décoration du poids de cinq cents livres.

L'histoire des courses précédentes de ce même ballon est faite pour piquer la curiosité. Sa première ascension eut lieu en présence de leurs majestés prussiennes et de toute la cour. Ce ballon, qui portait M. Garnerin, son épouse et M. Gaertner, fut descendu sur les frontières de la Saxe. La seconde expérience fut faite à Pétersbourg devant l'empereur, les deux impératrices et la cour. Le ballon enleva M. et madame Garnerin, qui descendirent à peu de distance sur un marais. C'est la première fois qu'on eut en Russie le spectacle d'une ascension aérostatique. La troisième expérience se fit également à Saint-Pétersbourg, en présence de la famille impériale. M. Garnerin s'éleva avec le général Lwolf. Ces deux voyageurs furent portés sur le golfe de Finlande, durant trois quarts d'heure et allèrent descendre à Krasnosalo, à vingt-cinq verstes de Pétersbourg. La quatrième expérience eut lieu à Moscou. M. Garnerin s'éleva à plus de quatre mille toises, fit une multitude d'expériences, et alla descendre, au bout de sept heures, à trois cent trente verstes de Moscou, sur les bords des anciennes frontières de la Russie. Le même ballon servit encore à l'ascension que madame Garnerin fit à Moscou avec madame Toucheninolf, au milieu d'un orage affreux et des éclats d'un tonnerre qui tua trois hommes à trois cents pas du ballon, au moment où il s'élevait. Ces dames descendirent, sans accident, à vingt-une verstes de Moscou.

La ville de Paris fit donner une gratification de 600 francs aux bateliers qui avaient retiré le ballon du lac de Bracciano. L'aérostat fut rapporté à Paris et déposé dans les archives de l'Hôtel-de-Ville.

Je fus témoin, ce même jour-là, de la bonté avec laquelle l'empereur accueillit la pétition d'une pauvre dame, dont le mari, qui était, je crois, un notaire, avait été condamné, je ne sais pour quelle faute, à une longue réclusion. Au moment où la voiture de Leurs Majestés impériales passait devant le Palais-Royal, deux femmes, une déjà âgée, l'autre de seize ou dix-sept ans, s'élancèrent à la portière, en criant: «Grâce pour mon mari! Grâce pour mon père!» L'empereur donna aussitôt avec force l'ordre d'arrêter sa voiture, et tendit la main pour prendre le placet, que la plus âgée des deux dames ne voulait remettre qu'à lui. En même temps, il lui adressa des paroles consolantes, en lui témoignant, avec le plus touchant intérêt, la crainte qu'elle ne fût blessée par les chevaux des maréchaux de l'empire, qui étaient à côté de la voiture. Pendant que cette bonté de son auguste frère excitait au plus haut point l'enthousiasme et la sensibilité des témoins de cette scène, le prince Louis, assis sur le siège de devant la voiture, s'était penché en dehors pour rassurer la jeune personne toute tremblante, et l'engager à consoler sa mère et à compter sur tout l'intérêt de l'empereur. La mère et la fille, suffoquées par leur émotion, ne pouvaient faire aucune réponse, et au moment où le cortége se remit en marche, je vis la première sur le point de tomber évanouie. On la porta dans une maison voisine, où elle ne revint à elle que pour verser, avec sa fille, des larmes de reconnaissance et de joie.

Le Corps Législatif avait arrêté qu'une statue en marbre blanc serait érigée à l'empereur dans la salle des séances, en mémoire de la confection du Code civil. Le jour de l'inauguration de ce monument, sa majesté l'impératrice, les princes Joseph, Louis, Borghèse, Bacciochi et leurs épouses, d'autres membres de la famille impériale, des députations des principaux ordres de l'état, le corps diplomatique et beaucoup d'étrangers de marque, les ministres, les maréchaux de l'empire, et un nombre considérable d'officiers généraux se rendirent sur les sept heures du soir au palais du Corps-Législatif.

Au moment où l'impératrice parut dans la salle, l'assemblée entière se leva, et un corps de musique placé dans une salle voisine fit entendre le chœur bien connu de Gluck, Que d'attraits! que de majesté!… À peine eut-on distingué les premières mesures de ce chœur, que chacun en saisit avec enthousiasme l'heureux à propos, et les applaudissemens éclatèrent de toutes parts.

Sur l'invitation du président, les maréchaux Murat et Masséna levèrent le voile qui recouvrait la statue, et tous les regards se portèrent sur l'image de l'empereur, le front ceint d'une couronne de lauriers mêlée de feuilles de chêne et d'olivier. Lorsque le silence eut succédé aux acclamations excitées par ce spectacle, M. de Vaublanc monta à la tribune et prononça un discours qui fut vivement applaudi dans l'assemblée dont il exprimait fidèlement les sentimens.

«Messieurs, dit l'orateur, vous avez signalé l'achèvement du Code civil des Français par un acte d'admiration et de reconnaissance: vous avez décerné une statue au prince illustre dont la volonté ferme et constante a fait achever ce grand ouvrage, en même temps que sa vaste intelligence a répandu la plus vive lumière sur cette noble partie des institutions humaines. Premier consul alors, empereur des Français aujourd'hui, il paraît dans le temple des lois, la tête ornée de cette couronne triomphale dont la victoire l'a ceint si souvent en lui présageant le bandeau des rois, et couvert du manteau impérial, le noble attribut de la première des dignités parmi les hommes.

»Sans doute, dans ce jour solennel, en présence des princes et des grands de l'état, devant la personne auguste que l'empire désigne par son penchant à faire le bien, plus encore que par le haut rang dont cette vertu la rendait si digne, dans cette fête de la gloire où nous voudrions pouvoir réunir tous les Français, vous permettrez à ma faible voix de s'élever un instant, et de vous rappeler par quelles actions immortelles Napoléon s'est ouvert cette immense carrière de puissance et d'honneur. Si la louange corrompt les âmes faibles, elle est l'aliment des grandes âmes. Les belles actions des héros sont un engagement qu'ils prennent envers la patrie. Les rappeler, c'est leur dire qu'on attend d'eux encore ces grandes pensées, ces généreux sentimens, ces faits glorieux, si noblement récompensés par l'admiration et la reconnaissance publique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Victorieux dans trois parties du monde, pacificateur de l'Europe, législateur de la France, des trônes donnés, des provinces ajoutées à l'empire, est-ce assez de tant de gloire pour mériter à la fois et ce titre auguste d'empereur des Français, et ce monument érigé dans le temple des lois? Eh bien, je veux effacer moi-même ces brillans souvenirs que je viens de retracer. D'une voix plus forte que celle qui retentissait pour sa louange, je veux vous dire: cette gloire du législateur, cette gloire du guerrier, anéantissez-la par la pensée et dites-vous: avant le 18 brumaire, quand des lois funestes étaient promulguées, quand les principes destructeurs, proclamés de nouveau, entraînaient déjà les choses et les hommes avec une rapidité que bientôt rien ne pourrait arrêter, quel fut celui qui parut tout à coup comme un astre bienfaisant, qui vint abroger ces lois, qui combla l'abîme entr'ouvert? Vous vivez, vous tous, menacés par le malheur des temps, vous vivez et vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Vous accourez, infortunés proscrits, vous respirez l'air si doux de votre patrie, vous embrassez vos pères, vos enfans, vos épouses, vos amis, vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Il n'est plus question de sa gloire, je ne l'atteste plus; j'invoque l'humanité d'un côté, la reconnaissance de l'autre; je vous demande à qui vous devez un bonheur si grand, si extraordinaire, si imprévu… Vous répondez tous avec moi: c'est au grand homme dont vous voyez l'image.»

Le président répéta à son tour un éloge semblable, dans des termes à peine différens. Il était peu de personnes alors qui songeassent à trouver ces louanges exagérées; leur opinion a peut-être changé depuis.

Après la cérémonie, l'impératrice, conduite par le président, passa dans la salle des conférences, où le couvert de Sa Majesté avait été servi sous un dais magnifique en soie cramoisie. Des tables composant près de trois cents couverts, et servies par le restaurateur Robert, avaient été dressées dans les différentes salles du palais; au dîner succéda un bal brillant. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cette fête était un luxe inimaginable de fleurs et d'arbustes, que sans doute on n'avait pu rassembler qu'à grands frais, vu la rigueur de l'hiver. Les salles de Lucrèce et de la Réunion, où se formaient les quadrilles des danseurs, étaient comme un immense parterre de lauriers-roses, de lilas, de jonquilles, de lis et de jasmins.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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