Читать книгу Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour - Louis Constant Wairy - Страница 25

TOME SECOND
CHAPITRE III

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Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.—Les budgets écourtés.—La place de 1,000 écus et le revenu d'une commune.—Quand j'étais sous-lieutenant.–Idée fixe de l'empereur en matière d'économies.—Les fournisseurs et les agens comptables.—La voiture de Constant supprimée par le grand-écuyer et rendue par l'empereur.—L'empereur jetant au feu les livres qui lui déplaisaient.—L'Allemagne de madame la baronne de Staël.—L'empereur surveillant les lectures des gens de sa maison.—Comment l'empereur montait à cheval.—Éducation de ses chevaux.—M. Jardin, écuyer de l'empereur.—Chevaux favoris de l'empereur.—Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à la pension de retraite.—Intelligence et fierté d'un cheval arabe de l'empereur.—L'équitation et la voltige enseignées aux pages de l'empereur.—L'empereur à la chasse.—Le cerf sauvé par Joséphine.—Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de l'impératrice.—L'empereur a-t-il jamais été blessé à la chasse?—Napoléon mauvais tireur.—La chasse aux faucons.—Fauconnerie envoyée par le roi de Hollande.—Goût de l'empereur pour le spectacle.—Les prédilections.—Le grand Corneille et Cinna.—La Mort de César.—Représentations sur le théâtre de Saint-Cloud.—MM. Baptiste cadet et Michaut.—Les Vénitiens de M. Arnault père.—Conversations littéraires de l'empereur, très-profitables pour Constant.—Usage du tabac.—Erreurs populaires.—Tabatières de l'empereur.—Les gazelles de Saint-Cloud.—La pipe de l'ambassadeur persan.—L'empereur mal habile à fumer.—Constant lui donne une première et unique leçon de pipe.—Maladresse et dégoût de l'empereur.—Opinion sur les fumeurs.—Vêtemens de l'empereur.—La redingote grise.—Aversion de l'empereur pour les changemens de mode.—Supercherie de Constant pour amener l'empereur à les suivre.—Élégance du roi de Naples.—Discussion sur la toilette entre l'empereur et Murat.—Calembourg royal.—Velléité d'élégance.—Le tailleur Léger.—Napoléon et le bourgeois gentilhomme.—L'habit habillé et la cravate noire.—Vestes et culottes de l'empereur.—Habitude d'écolier.—Les taches d'encre.—Bas et souliers de l'empereur.—Autre habitude.—Boucles de l'empereur.—Napoléon ayant le même cordonnier à l'École-Militaire et sous l'empire.—Le cordonnier mandé dans la chambre de l'empereur.—Embarras et naïveté.—Linge et marque de l'empereur.—La flanelle d'Angleterre.—L'impératrice Joséphine et les gilets de cachemire.—Mensonge de la cuirasse.—Bonbonnière de l'empereur.—Décorations de l'empereur.—L'épée d'Austerlitz.—Sabres de l'empereur.—Voyages de l'empereur.—Pourquoi l'empereur n'annonçait pas d'avance le moment de son départ, ni le terme de son voyage.—Ordres dans les dépenses faites en route.—Présens, gratifications et bienfaits.—Questions faites aux curés.—Les ecclésiastiques décorés de l'étoile de la Légion-d'Honneur.—Aversion de l'empereur pour les réponses embarrassées.—Le service en voyage.—Anecdotes.—Le capitaine par méprise. Passe-droit fait à un vétéran.—Réponse militaire.—Réparation.

La somme fixée pour la toilette de Sa Majesté était de 20,000 francs, et l'année du sacre elle entra dans une grande colère, parce que cette somme avait été de beaucoup dépassée. Ce n'était jamais qu'en tremblant qu'on lui présentait les divers budgets des dépenses de sa maison. Toujours il retranchait et rognait, et recommandait toutes sortes de réformes. Je me souviens que lui demandant pour quelqu'un une place de 3,000 francs, qu'il m'accorda, je le vis se récrier: «Trois mille francs! mais savez-vous bien que c'est le revenu d'une de mes communes? Quand j'étais sous-lieutenant, je ne dépensais pas cela.» Ce mot revenait sans cesse dans les avertissemens de l'empereur aux personnes de sa familiarité, et quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant était souvent dans sa bouche, et toujours pour faire des exhortations ou des comparaisons d'économie.

À propos de ces présentations de budgets, je me rappelle une circonstance qui doit trouver place dans mes mémoires, puisqu'elle m'est toute personnelle et que de plus elle peut donner une idée de la manière dont Sa Majesté entendait les économies. Elle partait de l'idée souvent fort juste, selon moi, que, dans ses dépenses particulières comme dans les dépenses publiques, même en supposant de la probité aux agens (supposition que l'empereur était toujours, j'en conviens, peu disposé à faire), on aurait pu faire les mêmes choses pour beaucoup moins d'argent. Ainsi quand il exigeait des diminutions, ce n'était point sur le nombre des objets de dépense qu'il voulait les faire porter, mais sur le taux auquel ces objets étaient estimés par les fournisseurs. J'aurai lieu de citer ailleurs quelques exemples de l'influence qu'exerçait cette idée sur la conduite de Sa Majesté à l'égard des agens comptables de son gouvernement. Voici, pour le présent, ce qui me regarde: un jour de règlement des divers budgets particuliers, l'empereur se récria beaucoup sur la dépense des écuries, et biffa une somme considérable. M. le grand-écuyer, pour parvenir aux économies exigées, retrancha à plusieurs personnes de la maison leur voiture; la mienne fut comprise dans la réforme. Quelques jours après l'exécution de cette mesure, Sa Majesté me chargea d'une commission pour laquelle il fallait une voiture. Je lui dis que, n'ayant plus la mienne, force m'était de ne pas obéir à ses ordres. L'empereur alors de s'écrier que ce n'était pas là son intention, que M. de Caulaincourt comprenait mal les économies; et lorsqu'il revit M. le duc de Vicence, il lui dit qu'il ne voulait pas qu'il fût touché à rien de ce qui me concernait.

L'empereur lisait quelquefois le matin les nouveautés et les romans du jour. Quand un ouvrage lui déplaisait, il le jetait au feu. On aurait tort de croire qu'il n'y avait que les livres mauvais qui fussent ainsi brûlés. Quand l'auteur n'était pas de ceux qu'il aimait, ou qu'il parlait trop bien d'un peuple étranger, cela suffisait pour que le volume fût condamné aux flammes. J'ai vu Sa Majesté jeter au feu un tome de l'ouvrage de madame la baronne de Staël sur l'Allemagne. S'il nous trouvait, le soir, occupés à lire dans le petit salon où nous l'attendions à l'heure du coucher, il regardait quels livres nous lisions, et quand c'étaient des romans, ils étaient brûlés sans miséricorde. Sa Majesté manquait rarement d'ajouter une petite semonce à la confiscation, et de demander au délinquant si un homme ne pouvait pas faire une meilleure lecture. Un matin qu'il avait parcouru et jeté au feu un livre de je ne sais quel auteur, Roustan se baissa pour le retirer; mais l'empereur s'y opposa en lui disant: «Laisse donc brûler ces cochonneries-là; c'est tout ce qu'elles méritent.»

L'empereur montait à cheval sans grâce, et je crois qu'il n'y aurait pas toujours été très-solide si l'on n'avait pas mis tant de soin à ne lui donner que des chevaux parfaitement dressés. Il n'était pas sur ce point de précautions que l'on ne prît. Les chevaux destinés au service personnel de l'empereur passaient par un rude noviciat avant d'arriver jusqu'à l'honneur de le porter. On les accoutumait à souffrir, sans faire le moindre mouvement, des tourmens de toute espèce, des coups de fouet sur la tête et sur les oreilles; on battait le tambour, on leur tirait aux oreilles des coups de pistolet et des boîtes d'artifice; on agitait des drapeaux devant leurs yeux; on leur jetait dans les jambes de lourds paquets, quelquefois même des moutons et des cochons. Il fallait qu'au milieu du galop le plus rapide (l'empereur n'aimait que cette allure) il pût arrêter son cheval tout court. Il ne lui fallait enfin que des chevaux brisés. M. Jardin père, écuyer de Sa Majesté, s'acquittait de sa pénible charge avec beaucoup d'adresse et d'habileté; aussi l'empereur en faisait-il le plus grand cas.

Sa Majesté tenait beaucoup à ce que ses chevaux fussent très-beaux, et dans les dernières années de son règne elle ne montait que des chevaux arabes. Il y eut quelques-uns de ces nobles animaux que l'empereur affectionna, entre autres la Styrie, qu'il montait au Saint-Bernard et à Marengo. Après cette dernière campagne, il voulut que son favori finît sa vie dans le luxe du repos. Marengo et le grand Saint-Bernard étaient déjà une carrière assez bien remplie. L'empereur eut aussi pendant quelques années un cheval arabe d'un rare instinct, et qui lui plaisait beaucoup. Tout le temps qu'il attendait son cavalier, il eût été difficile de lui découvrir la moindre grâce; mais dès qu'il entendait les tambours battre aux champs, ce qui annonçait la présence de Sa Majesté, il se redressait avec fierté, agitait sa tête en tous sens, battait du pied la terre, et jusqu'au moment où l'empereur en descendait, son cheval était le plus beau qu'on eût pu voir. Sa Majesté faisait cas des bons écuyers; aussi rien n'était négligé pour que ses pages reçussent sous ce rapport l'éducation la plus soignée. Outre qu'on les instruisait à monter solidement et avec grâce, ils pratiquaient encore des exercices de voltige dont il semblerait qu'on dût avoir besoin seulement au Cirque-Olympique. C'était même un des écuyers de MM. Franconi qui était chargé de cette partie de l'éducation des pages.

L'empereur, comme on l'a dit ailleurs, ne prenait du plaisir de la chasse qu'autant qu'il en fallait pour se conformer aux exigences de l'usage qui font de ce royal exercice un accompagnement nécessaire du trône et de la couronne. Pourtant je l'ai vu quelquefois s'y livrer assez long-temps pour faire croire qu'il ne s'y ennuyait pas. Il chassa un jour dans la forêt de Rambouillet depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir; c'était un cerf qui avait causé cette excursion extraordinaire, et je me rappelle qu'on revint même sans l'avoir forcé. Dans une des chasses impériales de Rambouillet, à laquelle assistait l'impératrice Joséphine, un cerf poursuivi par les chasseurs vint se jeter sous la voiture de l'impératrice. Cet asile ne le trahit pas, car sa majesté, touchée des larmes du pauvre animal, demanda sa grâce à l'empereur. Le cerf fut épargné, et la bonne Joséphine lui attacha elle-même autour du cou un collier d'argent, qui devait attester sa délivrance et le protéger contre les attaques de tous les chasseurs.

Il y eut une des dames de S. M. l'impératrice qui montra un jour moins d'humanité qu'elle, et la réponse qu'elle fit à l'empereur déplut singulièrement à celui-ci, qui aimait la douceur et la pitié dans les femmes. On chassait depuis quelques heures dans le bois de Boulogne; l'empereur s'approcha de la calèche de l'impératrice Joséphine, et se mit à causer avec cette dame, qui portait un des noms les plus anciens et les plus nobles de France, et qui sans l'avoir, dit-on, désiré, avait été placée auprès de l'impératrice. Le prince de Neufchâtel vint dire que le cerf était aux abois. «Madame, dit galamment l'empereur à madame de C***, que voulez-vous qu'on fasse du cerf? je remets son sort entre vos mains.—Faites-en, sire, répondit-elle, ce qu'il vous plaira. Je ne m'y intéresse guère.» L'empereur la regarda froidement, et dit au grand-veneur: «Puisque le cerf a le malheur de ne point intéresser madame de C***, il ne mérite pas de vivre: faites-le mettre à mort!» Et là-dessus S. M. tourna la bride de son cheval et s'éloigna. L'empereur avait été choqué d'une telle réponse, et il la répéta le soir, au retour de la chasse, dans des termes peu flatteurs pour madame de C***.

On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène que l'empereur ayant été, dans une chasse, renversé et blessé par un sanglier, en avait au doigt une forte contusion. Je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais eu connaissance d'un pareil accident arrivé à S. M.

L'empereur n'appuyait pas bien son fusil à l'épaule, et comme il faisait charger et bourrer fort, il ne tirait jamais sans en avoir le bras tout noirci. Je frottais la place meurtrie avec de l'eau de Cologne, et S. M. n'y pensait plus.

Les dames suivaient la chasse en calèche. On dressait ordinairement une table dans la forêt pour le déjeuner, auquel toutes les personnes de la chasse étaient invitées.

L'empereur essaya une fois d'une chasse au faucon dans la plaine de Rambouillet. Cette chasse avait été commandée pour mettre à l'essai la fauconnerie que le roi de Hollande (Louis) avait envoyée en présent à S. M. Toute la maison s'était fait une fête de voir cette chasse, dont on avait tant entendu parler; mais l'empereur parut s'y plaire encore moins qu'aux chasses à courre et au tir, et la fauconnerie ne resservit jamais.

S. M. aimait beaucoup le spectacle. Elle avait une préférence marquée pour la tragédie française et l'opéra italien. Corneille était son auteur favori; j'ai vu constamment sur sa table quelque volume des œuvres de ce grand poète. Très-souvent j'ai entendu l'empereur déclamer, en marchant dans sa chambre, des vers de Cinna, ou cette tirade de la Mort de César:

César, tu vas régner. Voici le jour auguste

Où le peuple romain, pour toi toujours injuste,

Etc., etc.


Sur le théâtre de Saint-Cloud, le spectacle d'une soirée n'était souvent que de pièces et de morceaux. On prenait un acte d'un opéra, un acte d'un autre, ce qui était fort contrariant pour les spectateurs, que la première pièce avait commencé à intéresser. Souvent aussi on jouait des comédies, et c'était alors grande joie pour la maison. L'empereur lui-même y prenait beaucoup de plaisir. Combien de fois je l'ai vu se pâmer de rire en voyant Baptiste cadet dans les Héritiers. Michaut l'amusait aussi beaucoup dans la Partie de Chasse de Henri IV.

Je ne sais plus en quelle année, pendant un voyage de la cour à Fontainebleau, on représenta devant l'empereur la tragédie des Vénitiens, de M. Arnault père. Le soir au coucher, Sa Majesté causa de la pièce avec le maréchal Duroc, et donna son jugement appuyé sur beaucoup de raisons. Les éloges comme les censures furent motivés et discutés; le grand-maréchal parla peu; l'empereur ne tarissait pas. Bien que très-pauvre juge en pareilles matières, c'était pour moi une chose très-amusante, et aussi très-instructive, que d'entendre ainsi l'empereur discourir des pièces anciennes ou nouvelles qui étaient jouées sous ses yeux. Ses observations et ses remarques n'auraient pas manqué, j'en suis certain, d'être très-profitables aux auteurs, s'ils avaient été comme moi à même de les entendre. Pour moi, si j'y ai gagné quelque chose, c'est de pouvoir en parler ici un peu (quoique bien peu) plus pertinemment qu'un aveugle des couleurs; pourtant, de crainte de mal dire, je retourne aux choses qui sont de mon département.

On a dit que Sa Majesté prenait beaucoup de tabac, que, pour en prendre plus vite et plus souvent, elle en mettait dans une poche de son gilet, doublée de peau pour cet usage; ce sont autant d'erreurs: l'empereur n'a jamais pris du tabac que dans ses tabatières, et quoiqu'il en consommât beaucoup, il n'en prenait que très-peu. Il approchait sa prise de ses narines comme simplement pour la sentir, et la laissait tomber ensuite. Il est vrai que la place où il se trouvait en était couverte; mais ses mouchoirs, témoins irrécusables en pareille matière, étaient à peine tachés, bien qu'ils fussent blancs et de batiste très-fine; certes ce ne sont pas là les marques d'un priseur. Souvent il se contentait de promener sous son nez sa tabatière ouverte pour respirer l'odeur du tabac qu'elle contenait. Ses boîtes étaient étroites, ovales, à charnières, en écaille noire, doublées en or, ornées de camées ou de médailles antiques en or et en argent. Il avait eu des tabatières rondes, mais comme il fallait deux mains pour les ouvrir, et que dans cette opération il laissait tomber tantôt la boîte, tantôt le couvert, il s'en était dégoûté. Son tabac était râpé fort gros, et se composait ordinairement de plusieurs sortes de tabacs mélangées ensemble. Souvent il s'amusait à en faire manger aux gazelles qu'il avait à Saint-Cloud. Elles en étaient très-friandes, et quoiqu'on ne peut plus sauvages pour tout le monde, elles s'approchaient sans crainte de Sa Majesté.

L'empereur n'eut qu'une seule fois fantaisie d'essayer de la pipe; voici à quelle occasion: l'ambassadeur persan (ou peut-être l'ambassadeur turc qui vint à Paris sous le consulat) avait fait présent à sa Majesté d'une fort belle pipe à l'orientale. Il lui prit un jour envie d'en faire l'essai, et il fit préparer tout ce qu'il fallait pour cela. Le feu ayant été appliqué au récipient, il ne s'agissait plus que de le faire se communiquer au tabac, mais à la manière dont Sa Majesté s'y prenait, elle n'en serait jamais venue à bout. Elle se contentait d'ouvrir et de fermer alternativement la bouche, sans aspirer le moins du monde. «Comment diable! s'écria-t-elle enfin, cela n'en finit pas.» Je lui fis observer qu'elle s'y prenait mal, et lui montrai comment il fallait faire. Mais l'empereur en revenait toujours à son espèce de bâillement. Ennuyé de ses vains efforts, il finit par me dire d'allumer la pipe. J'obéis et la lui rendis en train. Mais à peine en eut-il aspiré une bouffée, que la fumée qu'il ne sut point chasser de sa bouche, tournoyant autour du palais, lui pénétra dans le gosier, et ressortit par les narines et par les yeux. Dès qu'il put reprendre haleine, «Ôtez-moi cela! quelle infection! oh les cochons! le cœur me tourne.» Il se sentit en effet comme incommodé pendant au moins une heure, et renonça pour toujours à un plaisir «dont l'habitude, disait-il, n'était bonne qu'à désennuyer les fainéans.»

L'empereur ne mettait dans ses vêtemens d'autre recherche que celle de la finesse de l'étoffe et de la commodité. Ses fracs, ses habits et la redingote grise si fameuse, étaient des plus beaux draps de Louviers. Sous le consulat, il portait, comme c'était alors la mode, les basques de son habit extrêmement longues. Plus tard, la mode ayant changé, on les porta plus courtes, mais l'empereur tenait singulièrement à la longueur des siennes, et j'eus beaucoup de peine à le décider à y renoncer. Ce ne fut même que par une supercherie que j'en vins tout-à-fait à bout. À chaque nouvel habit que je faisais faire pour Sa Majesté, je recommandais au tailleur de raccourcir les pans d'un bon pouce, jusqu'à ce qu'enfin, sans que l'empereur s'en aperçût, ils ne furent plus ridicules. Il ne renonçait pas plus aisément sur ce point que sur tous les autres, à ses anciennes habitudes, et il voulait surtout ne pas être gêné: aussi parfois ne brillait-il pas par l'élégance. Le roi de Naples, l'homme de France qui se mettait avec le plus de recherche et presque toujours avec le meilleur goût, se permettait quelquefois de le plaisanter doucement sur sa toilette. «Sire, disait-il à l'empereur, Votre Majesté s'habille trop à la papa. De grâce, sire, donnez à vos fidèles sujets l'exemple du bon goût.—Ne faut-il pas, pour vous plaire, répondait l'empereur, que je me mette comme un muscadin, comme un petit-maître, enfin comme sa majesté le roi de Naples et des Deux-Siciles? Je tiens à mes habitudes, moi.—Oui, sire, et à vos habits tués, ajouta une fois le roi.—Détestable! s'écria l'empereur, cela est digne de Brunet;» et ils rirent un instant de ce jeu de mots, tout en le déclarant tel que l'avait jugé l'empereur.

Cependant ces discussions sur la toilette s'étant renouvelées à l'époque du mariage de Sa Majesté avec l'impératrice Marie-Louise, le roi de Naples pria l'empereur de permettre qu'il lui envoyât son tailleur. Sa Majesté, qui cherchait en ce moment tous les moyens de plaire à sa jeune épouse, accepta l'offre de son beau-frère. Le même jour, je courus chez Léger, qui habillait le roi Joachim, et l'amenai avec moi au château, en lui recommandant de faire les habits qu'on allait lui demander le moins gênans qu'il se pourrait, certain que j'étais d'avance que, tout au contraire de M. Jourdain, si l'empereur n'entrait pas dedans avec la plus grande aisance, il ne les prendrait pas. Léger ne tint aucun compte de mes avis; il prit ses mesures fort justes. Les deux habits qu'il fit étaient parfaitement faits, mais l'empereur les trouva incommodes. Il ne les mit qu'une fois, et Léger fut dès ce jour dispensé de travailler pour Sa Majesté. Une autre fois, long-temps avant cette époque, il avait commandé un fort bel habit de velours marron, avec boutons en diamans. Il descendit ainsi vêtu au cercle de sa majesté l'impératrice, mais avec une cravate noire. L'impératrice Joséphine lui avait préparé un col de dentelle magnifique, mais toutes mes instances n'avaient pu le décider à le mettre.

Les vestes et les culottes de l'empereur étaient toujours de casimir blanc. Il en changeait tous les matins. On ne les lui faisait blanchir que trois ou quatre fois. Deux heures après qu'il était sorti de sa chambre, il arrivait très-souvent que sa culotte était toute tachée d'encre, grâce à son habitude d'y essuyer sa plume, et d'arroser tout d'encre autour de lui, en secouant sa plume contre sa table. Cependant, comme il s'habillait le matin pour toute la journée, il ne changeait pas pour cela de toilette et restait en cet état le reste du jour. J'ai déjà dit qu'il ne portait jamais que des bas de soie blancs. Ses souliers, très-légers et très-fins, étaient doublés de soie. Tout le dedans de ses bottes était garni de futaine blanche. Lorsqu'il sentait à une de ses jambes quelque démangeaison, il se frottait avec le talon du soulier ou de la botte dont l'autre jambe était chaussée, ce qui ajoutait encore à l'effet de l'encre éparpillée. Les boucles de ses souliers étaient d'or, ovales, simples ou à facettes. Il en portait aussi en or, aux jarretières. Jamais sous l'empire je ne lui ai vu porter de pantalons.

Toujours, par suite de la fidélité de l'empereur à ses anciennes habitudes, son cordonnier, dans les premiers temps de l'empire, était le même qui l'avait chaussé lorsqu'il était à l'école militaire. Depuis ce temps il le chaussait toujours d'après ses premières mesures, sans lui en prendre de nouvelles; aussi ses souliers comme ses bottes étaient toujours mal faits et sans grâce. Long-temps il les porta pointus; je gagnai qu'ils fussent faits en bec de canne, comme c'était la mode. Ses anciennes mesures se trouvèrent à la fin trop petites, et j'obtins de Sa Majesté qu'elle s'en ferait prendre d'autres. Je courus aussitôt chez son cordonnier: c'était un grand simple qui avait succédé à son père. Il n'avait jamais vu l'empereur, quoiqu'il travaillât pour lui, et fut tout stupéfait d'apprendre qu'il fallait paraître devant Sa Majesté; la tête lui en tournait. Comment oserait-il se présenter devant l'empereur? Quel costume fallait-il prendre? Je l'encourageai et lui dis qu'il lui fallait un habit noir à la française, avec la culotte, l'épée, le chapeau, etc. Il se rendit ainsi panaché aux Tuileries. En entrant dans la chambre de Sa Majesté, il fit un profond salut, et demeura fort embarrassé. «Ce n'est pas vous, dit l'empereur, qui me chaussiez à l'école militaire?—Non, Votre Majesté l'empereur et roi, c'était mon père.—Et pourquoi n'est-ce plus lui?—Sire l'empereur et roi, parce qu'il est mort.—Combien me faites-vous payer mes souliers?—Votre Majesté l'empereur et roi les paye dix-huit francs.—C'est bien cher.—Votre Majesté l'empereur et roi les paierait bien plus cher si elle voulait.» L'empereur rit beaucoup de cette niaiserie et se fit prendre mesure. Les rires de Sa Majesté avaient complétement déconcerté le pauvre homme; lorsqu'il s'approcha, le chapeau sous le bras, et en faisant mille saluts, son épée se prit dans ses jambes, fut rompue en deux et le fit tomber sur les genoux et sur les mains. C'était à n'y pas tenir, aussi les rires de Sa Majesté redoublèrent; enfin l'honnête cordonnier, débarrassé de sa brette, prit plus aisément mesure à l'empereur, et se retira en faisant beaucoup d'excuses.

Tout le linge de corps de Sa Majesté était de toile extrêmement belle, marqué d'un N couronné. Dans le commencement, il ne portait point de bretelles; il finit par s'en servir, et il en trouvait l'usage très-commode. Il portait sur la peau des gilets de flanelle d'Angleterre. L'impératrice Joséphine lui avait fait faire pour l'été douze gilets de cachemire.

Beaucoup de personnes ont cru que l'empereur avait une cuirasse sous ses habits dans ses promenades et à l'armée; le fait est matériellement faux; jamais Sa Majesté n'a endossé une cuirasse, ni rien de semblable, pas plus sous ses habits que dessus.

L'empereur ne portait jamais de bijoux; il n'avait dans ses poches ni bourse ni argent, mais seulement son mouchoir, sa tabatière et sa bonbonnière.

Il ne portait à ses habits qu'un crachat et deux croix, celle de la Légion-d'Honneur et celle de la Couronne-de-Fer. Sous son uniforme et sur sa veste, il avait un cordon rouge dont les deux bouts ne se voyaient qu'à peine. Quand il y avait cercle au château, ou qu'il passait une revue, il mettait ce grand cordon sur son habit.

Son chapeau, dont il sera inutile de décrire la forme tant qu'il existera des portraits de Sa Majesté, était de castor, extrêmement fin et très-lèger; le dedans en était doublé de soie et ouaté. Il n'y portait ni glands, ni torsades, ni plumes, mais simplement une ganse étroite de soie plate qui soutenait une petite cocarde tricolore.

L'empereur avait plusieurs montres de Bréguet et de Meunier; elles étaient fort simples, à répétions, sans ornemens ni chiffre, le dessus couvert d'une glace, la boîte en or. M. Las Cases parle d'une montre recouverte des deux côtés d'une double boîte en or, marquée du chifre B, et qui n'a jamais quitté l'empereur. Je ne lui en ai pas connu de pareille, et pourtant j'étais dépositaire de tous les bijoux; je l'ai même été, durant plusieurs, années, des diamans de la couronne. L'empereur cassait souvent sa montre en la jetant à la volée, comme je l'ai dit plus haut, sur un des meubles de sa chambre à coucher. Il avait deux réveils faits par Meunier, un dans sa voiture, l'autre au chevet de son lit. Il les faisait sonner avec une petite ganse de soie verte; il en avait bien un troisième, mais il était vieux et mauvais, et ne pouvait servir. C'est celui-là qui avait appartenu au grand Frédéric, et qu'il avait apporté de Berlin.

Les épées de Sa Majesté étaient fort simples la monture en or, avec un hibou sur le pommeau.

L'empereur s'était fait faire deux épées semblables à celle qu'il portait le jour de la bataille d'Austerlitz. Une de ces épées fut donnée à l'empereur Alexandre, ainsi qu'on le verra plus tard, et l'autre au prince Eugène en 1814. Celle que l'empereur avait à Austerlitz, et sur laquelle il avait fait graver le nom et la date de cette mémorable bataille, devait être enfermée dans la colonne de la place Vendôme. Sa Majesté l'avait encore, je crois, à Sainte-Hélène.

Il avait aussi plusieurs sabres qu'il avait portés dans ses premières campagnes, et sur lesquels on avait fait graver le nom des batailles où il s'en était servi. Ils furent distribués à divers officiers-généraux par sa majesté l'empereur. Je parlerai plus tard de cette distribution.

Lorsque l'empereur devait quitter sa capitale pour rejoindre ses armées ou pour une simple tournée dans les départemens, jamais on ne savait bien précisément le moment de son départ. Il fallait d'avance envoyer sur diverses routes un service complet pour la chambre, la bouche, les écuries; quelquefois ils attendaient trois semaines, un mois, et quand Sa Majesté était partie, on faisait revenir les services restés sur les routes qu'elle n'avait point parcourues. J'ai souvent pensé que l'empereur en usait ainsi pour déconcerter les calculs de ceux qui épiaient ses démarches, et dérouter les politiques. Le jour qu'il devait partir personne que lui ne le savait; tout se passait comme à l'ordinaire. Après un concert, un spectacle, ou tout autre divertissement qui avait réuni un grand nombre de personnes, Sa Majesté disait à son coucher: «Je pars à deux heures.» Quelquefois c'était plus tôt, quelquefois plus tard, mais on partait toujours à l'heure qu'elle avait fixée. À l'instant l'ordre était transmis par chacun des chefs de service; tout se trouvait prêt dans le temps marqué, mais on laissait le château sens dessus dessous. J'ai tracé ailleurs un tableau de la confusion qui précédait et suivait immédiatement, au château, le départ de l'empereur. Partout où logeait Sa Majesté, en voyage, elle faisait payer, avant de partir, la dépense de sa maison et la sienne; elle faisait des présens à ses hôtes et donnait des gratifications aux domestiques de la maison. Le dimanche, l'empereur se faisait dire la messe par le desservant du lieu et donnait toujours vingt napoléons, quelquefois plus, selon les besoins des pauvres de la commune. Il questionnait beaucoup les curés sur leurs ressources, sur celles de leurs paroissiens, sur l'esprit et la moralité de la population, etc. Il ne manquait que rarement à demander le nombre des naissances, des décès, des mariages, et s'il y avait beaucoup de garçons et de filles en âge d'être mariés. Si le curé répondait d'une manière satisfaisante et s'il n'avait pas été trop long-temps à dire sa messe, il pouvait compter sur les bonnes grâces de Sa Majesté; son église et ses pauvres s'en trouvaient bien, et pour lui-même l'empereur lui laissait à son départ, ou lui faisait expédier un brevet de chevalier de la Légion-d'Honneur. En général, Sa Majesté aimait qu'on lui répondît avec assurance et sans timidité; elle souffrait même la contradiction; on pouvait sans aucun risque lui faire une réponse inexacte, cela passait presque toujours, elle y faisait peu d'attention, mais elle ne manquait jamais de s'éloigner de ceux qui lui parlaient en hésitant et d'une manière embarrassée.

Partout où l'empereur se trouvait résider, il y avait toujours de service, le jour comme la nuit, un page et un aide-de-camp qui couchaient sur des lits de sangle. Il y avait aussi dans l'antichambre un maréchal-des-logis et un brigadier des écuries pour aller, quand il le fallait, faire avancer les équipages qu'on avait soin de tenir toujours prêts à marcher; des chevaux tout sellés et bridés, et des voitures attelées de deux chevaux sortaient des écuries au premier signe de Sa Majesté. On les relevait de service toutes les deux heures, comme des sentinelles.

J'ai dit tout à l'heure que Sa Majesté aimait les promptes réponses et celles qui annonçaient de la vivacité dans l'esprit. Voici deux anecdotes qui me paraissent venir à l'appui de cette assertion.

L'empereur passant un jour une revue sur la place du Carrousel, son cheval se cabra, et dans les efforts que fit Sa Majesté pour le retenir, son chapeau tomba à terre; un lieutenant (son nom était, je crois, Rabusson), aux pieds duquel le chapeau était tombé, le ramassa et sortit du front de bandière pour l'offrir à Sa Majesté. «Merci, capitaine,» lui dit l'empereur encore occupé à calmer son cheval.—«Dans quel régiment, sire?» demanda l'officier. L'empereur le regarda alors avec plus d'attention, et s'apercevant de sa méprise, dit en souriant: «Ah! c'est juste, Monsieur; dans la garde.» Le nouveau capitaine reçut peu de jours après le brevet qu'il devait à sa présence d'esprit, mais qu'il avait auparavant bien mérité par sa bravoure et sa capacité.

À une autre revue, Sa Majesté aperçut dans les rangs d'un régiment de ligne un vieux soldat dont le bras était décoré de trois chevrons. Elle le reconnut aussitôt pour l'avoir vu à l'armée d'Italie, et s'approchant de lui:—«Eh bien! mon brave, pourquoi n'as-tu pas la croix? tu n'as pourtant pas l'air d'un mauvais sujet.—Sire, répondit la vieille moustache avec une gravité chagrine, on m'a fait trois fois la queue pour la croix.—On ne te la fera pas une quatrième,» reprit l'empereur; et il ordonna au maréchal Berthier de porter sur la liste de la plus prochaine promotion le brave, qui fut en effet bientôt chevalier de la Légion-d'Honneur.

Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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