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SECOND SIÉGE.

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DEUXIÈME SIÉGE DE SARAGOSSE, 21 OCTOBRE 1808. — Description de Saragosse. — Caractère des Aragonais. — Ressources des assiégés. — Plan de défense du colonel San Génis. — Palafox. — Son caractère; sa famille. — Le père Bazile. — Philippe de Saint-Marc, émigré français. — Marche de l’armée française. — État du pays. — Approche de la ville.

DU 19 AU 21 DÉCEMBRE 1808.

Les habitants de Saragosse savaient que la province d’Aragon était couverte à Tudéla par les soixante mille hommes des armées réunies de Palafox, d’Oneil et de Castaños. Leur confiance dans les promesses orgueilleuses de ces chefs ne leur permetttait pas de douter un moment de l’entière et prompte destruction des Français, aussitôt que l’Empereur pourrait en envoyer en Aragon. Ils se complaisaient dans l’espoir de satisfaire bientôt leur vengeance. Ils étaient persuadés aussi que la valeur avec laquelle ils avaient fait échouer notre première tentative nous ôterait pour toujours le désir de revenir les troubler dans leurs murs. Ils s’y croyaient plus que jamais invincibles, et ils vivaient en pleine sécurité dans le moment où quelques coureurs échappés à la déroute de Tudéla vinrent, à bride abattue, leur apprendre les tristes événements de cette journée.

Le maréchal Lannes avait attaqué les Espagnols, comme on vient de le voir, le 23 novembre, dans leur forte position de Tudéla. En un instant leurs trois armées avaient été démoralisées et mises en fuite de toute part dans le plus grand désordre. Oneil s’était sauvé dans les montagnes; Castaños se retirait sur Madrid par Calatayud, et Palafox s’était enfui vers Saragosse avec une partie des siens. En les voyant arriver en désordre avec leurs rangs grossis par la foule des paysans de tous les villages par lesquels passaient les fuyards; en voyant cette armée et ce peuple épouvantés se réfugier tout à coup à Saragosse, tous les cœurs, si confiants dans le succès, furent saisis de terreur, et la consternation et le découragement des Aragonais, dans ce premier jour, seraient difficiles à décrire.

L’Empereur aurait désiré que l’on profitât de ce moment de stupeur, et qu’on ne laissât pas à Saragosse le temps de se remettre, de rétablir l’ordre et de se fortifier; mais un retard involontaire du maréchal Ney, qui était encore trop éloigné pour protéger cette opération, la maladie subite du maréchal Lannes, la crainte d’échouer une seconde fois dans cette grande entreprise, et la nécessité de se procurer des vivres dont on manquait, ne permirent pas aux Français de poursuivre leurs avantages assez promptement pour entrer dans Saragosse en même temps que les fuyards.

Les habitants n’ayant pu être attaqués dans ce premier moment d’effroi, cette circonstance favorable releva leur courage, et ils se préparèrent à la hâte à faire d’une ville ouverte de toutes parts une place d’armes impénétrable, afin de rendre encore plus glorieuse que la première cette seconde défense de leur cité.

De son côté l’Empereur venait de forcer les Anglais à se rembarquer au Ferrol: il se trouvait maître des deux Castilles, de la Biscaye et de la Navarre. Il lui importait de l’être aussi de l’Aragon, pour communiquer librement avec Barcelone et la Catalogne, qu’il occupait. Ainsi, pour profiter de la victoire que le maréchal Lannes venait de remporter à Tudéla, il résolut de faire entreprendre sans délai les opérations d’un siège régulier, sans lesquelles il paraissait impossible de conquérir Saragosse.

20 décem.

Quelque grande difficulté qu’il y eût à faire arriver promptement jusqu’en Aragon, sur des chariots attelés de bœufs, et presqu’à dos de mulets, tout le matériel d’un grand siège, qui devait être tiré de Bayonne et de Pampelune, l’Empereur trouva dans le zèle et l’activité des Français les moyens de surmonter tous les obstacles, et le 20 décembre 1808, en moins d’un mois de préparatifs, l’armée avec son équipage de siège put se présenter devant Saragosse. Elle était composée des troisième et cinquième corps et d’une brigade de cavalerie; le tout formant ensemble trente-cinq mille hommes, dont le maréchal Moncey prit le commandement en l’absence du maréchal Lannes, resté malade à Tudéla.

Les deux maréchaux Moncey et Mortier, pour être plus libres dans leurs opérations, établirent les magasins et les hôpitaux de leurs troisième et cinquième corps à Alagon, à trois lieues en arrière du siège qu’ils allaient entreprendre.

Ces deux chefs, occupés à combiner leurs prochaines opérations, se procuraient difficilement les renseignements nécessaires. Le patriotisme des Aragonais les portait à nous refuser ces rapports à quelque prix qu’on pût leur offrir. Cependant, à l’aide de nos souvenirs et de ceux de quelques étrangers, déserteurs des rangs espagnols à la bataille de Tudéla, l’on était parvenu à réunir des détails assez complets sur la position de la ville, le caractère et les dispositions de ses habitants.

Saragosse capitale de l’Aragon, est située dans une grand et belle vallée de l’Èbre, qui baigne le pied des Pyrénées en descendant vers la Méditerranée. Elle est au confluent de deux petites rivières qui se jettent dans le fleuve: la Huerba par la rive droite, et le Gallégo par la rive gauche. Les terres que les rivières apportent dans leurs débordements ont rendu la vallée extrêmement fertile. Le vin, l’huile, des fruits excellents et les céréales y croissent en abondance. Une montagne de sel gemme enrichit la contrée. L’air semble y être toujours pur, et la température y est souvent très-douce en hiver. (Nos soldats se sont baignés dans l’Èbre au mois de février de cette année 1809. )

Ce sont ces terres riches et fécondes qu’Auguste avait données à ses légions de vétérans, lorsqu’il y fonda, vers l’an 25 avant Jésus-Christ, la ville de Cæsarea Augusta: de ce premier nom on a formé, par abréviation, celui de Saragosse. Cette ville devint plus tard la capitale du royaume d’Aragon.

Saragosse est à cinquante-deux lieues de Madrid, et à quarante-huit de Barcelone. En 1787 on comptait dans cette ville plus de quarante-cinq mille habitants. Avant les désastres des deux siéges qu’elle vient de soutenir, sa population se portait, à peu près, au nombre de soixante-dix mille individus. On comprenait dans ce nombre une multitude considérable de prêtres séculiers, et de moines desservant cinquante à soixante églises et couvents que contient cette résidence d’un archevêque.

La ville est ouverte de toutes parts, et forme un demi-cercle dont le fleuve trace le diamètre. Un seul pont de pierre conduit au faubourg de l’Arrabal, sur la rive gauche, près de l’embouchure du ruisseau le Gallégo. La petite rivière la Huerba n’est remplie d’eau qu’en hiver et dans les temps de pluie, et elle partage la plaine environnante en deux parties égales. Le ravin escarpé que forme cette rivière à l’est, touche la demi-circonférence de la ville, et lui sert de défense, bien qu’il se trouve des espaces occupés par des jardins entre ce ravin et la cité. De ce côté les maisons sont contiguës aux champs, et il n’y a que les cloîtres Saint-Augustin et Sainte-Monique qui aient à leurs jardins des murs fort élevés: le reste de la ville est entouré d’une continuité de jardins boisés, de vignes et d’oliviers. Ils sont clos de murs ou de haies et entourés de fossés pour les irrigations.

Vers l’extérieur de Saragosse on trouve un grand nombre de couvents solidement construits, et surmontés de tours et de clochers élevés qui dominent toute la campagne. Beaucoup de vastes hôtels ou bâtiments en pierre, bien fermés, sont également au pourtour de la ville, et ils y forment une enceinte où l’on ne peut pénétrer que par un petit nombre de rues étroites et tortueuses. Du côté de l’est on trouve plusieurs portes. La porte del Sol, près de l’Èbre, et la porte de Saint-Ildéfonse, près la rue Quémada (Brûlée), qui est située vers la partie la plus méridionale du demi-cercle.

Du point où la Huerba vient atteindre la ville, et où cette petite rivière est traversée d’un pont, l’enceinte occidentale de Saragosse s’étend vers l’Èbre, et elle est entourée de gros murs de couvents qui n’ont pas moins de huit à dix pieds de hauteur sur deux ou trois d’épaisseur. La porte Santa-Engracia est la plus voisine du pont de la Huerba. Vient ensuite la porte del Carmen, en dehors de laquelle est situé le couvent des Capucins trinitaires. Puis on trouve celle del Portillo à laquelle le cloître des Carmes déchaussés sert de bastion.

A cent toises en avant de ce portillo, sur la route d’Alagon, un peu à droite vers l’Èbre, est construit le palais d’Aljaféria, grande masse de pierre carrée, semblable à un fort isolé dont les quatre angles sont garnis de tours en forme de bastions. L’Aljaféria est entouré d’un fosse profond enfermé par une muraille. L’entrée du château vers la ville est couverte par un redan en forme de demi-lune. La porte de la ville qui correspond de ce côté de l’ouest, près de l’Èbre, est celle de Sancho.

Les plus grandes défenses de ces portes étaient les cloîtres adjacents ou voisins qui, ainsi que les églises et quelques bâtiments publics, dont on avait fait des espèces de citadelles garnies d’artillerie, étaient les seuls points un peu forts de Saragosse. La plupart des autres maisons sont basses et légèrement bâties, quoique construites en pierre et même voûtées jusqu’au premier étage.

Autour de Saragosse plusieurs allées d’arbres servaient de promenades publiques, et le terrain était au loin couvert d’oliviers et de jardins.

L’arrière-saison avait permis à chaque habitant, à chaque couvent, d’apporter en ville ses récoltes, ses provisions devin, d’huile et de grains. Les magasins publics étaient pleins. L’on y avait entassé tous les vivres qu’on avait pu recueillir dans les villages voisins de Saragosse, avec une grande quantité d’orge et de paille pour les chevaux; et l’on estimait que cette abondance pourrait durer six mois. Ce que l’on apprenait des dispositions des esprits de la population ne nous permettait pas de croire que notre tâche dût être facile à remplir.

Les Aragonais en général sont beaux hommes, braves, fermes, et entêtés à tel point, qu’un de leurs proverbes dit qu’ils se servent de leur tête pour enfoncer des clous. Ils sont surtout fiers de leur noblesse, qu’ils ont eu mille occasions d’acquérir en combattant depuis tant de siècles pour repousser l’agression des peuples qui ont tour à tour subjugué leur pays. (A.) Le souvenir de l’esprit belliqueux de leurs ancêtres donne aux Aragonais une très-haute opinion d’eux-mêmes, et quelle que soit la classe, riche ou pauvre, à laquelle ils appartiennent, ils se considèrent comme des héros descendus du plus noble sang. Rien aussi n’est plus fier et plus gracieux que l’attitude chevaleresque habituelle de tous ces hidalgos (nobles), lors même que leur extrême pauvreté ne leur permet d’avoir sur le corps qu’un fragment de couverture ou de manteau, dont ils savent se draper avec dignité.

Avec ce caractère, les Aragonais ne parlaient qu’avec enthousiasme de leurs derniers succès, et ils croyaient les Français hors d’état de revenir devant Saragosse, lorsqu’ils apprirent le désastre de Tudéla. La surprise les jeta d’abord dans la stupeur et l’abattement; mais lorsqu’ils eurent vu passer quelques jours sans que l’ennemi parût devant leurs murs, ils reprirent courage, et la confiance se rétablit peu à peu. Ils reconnurent la possibilité d’arriver, comme précédemment, à d’heureux résultats par une longue résistance, en se réunissant aux troupes réglées qui venaient se réfugier dans la ville, et tous ensemble ils jurèrent solennellement et avec enthousiasme de périr sous les ruines de Saragosse plutôt que de se rendre.

Ensuite, sans perdre un moment, l’on avait appelé en ville les ouvriers des moulins à poudre du voisinage; et dans la crainte de voir se renouveler une grande explosion, l’on établit beaucoup de petites fabrications séparées, où le soufre, le charbon et le salpêtre ne manquaient pas. Le plomb de la toiture des églises fut coulé pour faire des balles. Il y avait à Saragosse un hôtel des monnaies et beaucoup d’argent. Plus de cent cinquante bouches à feu de tous les calibres avaient été réunies dans la place; et le colonel anglais Charles Doyle y avait envoyé d’Angleterre et de Taragone trente chariots chargés de fusils et de munitions de guerre de toute espèce.

Le peuple profitait de l’expérience qu’il avait acquise au premier siége, et cette fois il appelait l’art à son secours. Le colonel Antonio San Génis, né à Saragosse, habile ingénieur et d’une activité rare, fut chargé de diriger les travaux. Cet officier fit creuser des fossés larges et profonds partout où cela était possible. Les terres étaient aussitôt relevées en retranchements que l’on armait de canons. Il construisit une tête de pont sur la Huerba, dans un des endroits où cette rivière était plus profonde et fort encaissée.

On avait divisé le pourtour de la ville en quatre fronts, et l’on fortifiait les couvents extérieurs, et plus particulièrement le château de l’inquisition, à l’extrémité nord de la ville, au point d’en faire de bonnes citadelles. Pour mettre l’ennemi à découvert sur une zone étendue jusqu’à une portée de fusil de la place, dont on voulait démasquer les abords, on abattait les maisons de campagne, les buissons, les beaux arbres des promenades, les jardins et les antiques oliviers qui faisaient la richesse et l’ornement du pays. Ces sacrifices étaient commandés dans l’intérêt commun, et chacun, sans murmurer, portait courageusement la hache sur les produits de ses travaux de tant d’années, pour en transporter les débris en ville et en faire des barricades. Les maisons les plus rapprochées de l’enceinte furent abandonnées: on murait partout les portes et les croisées basses. On creusait un fossé profond depuis la porte du Portillo jusqu’au pont de la Huerba; et ses débris servaient à former un rempart terrassé, que l’on garnissait aussitôt d’artillerie. Depuis Santa-Engracia jusqu’au bas Èbre, on établissait des batteries sur la muraille qui s’étend jusqu’au faubourg des Tanneries, que l’on fortifiait. L’ennemi formait une tète de pont en avant de la porte Santa-Engracia, et lui donnait le nom d’invincible Redoute del Pilar; cet ouvrage, lié par un épaulement au vaste couvent de Saint-Joseph, fut entouré d’un chemin couvert palissadé, et armé de douze pièces de canon.

Le colonel don Mariano Renovalès fut chargé de la défense de ce poste avec trois mille hommes. En même temps les Aragonais faisaient arriver à la hâte les deux petites divisions de troupes réglées qui se trouvaient à Sangueza et à Caporoza. On armait de fusils tous les habitants et les paysans qui s’étaient réfugiés à Saragosse, en sorte qu’il s’y trouvait près de soixante mille combattants, dont trente mille hommes de troupes réglées, tant Espagnols que gardes wallones et suisses, y compris deux mille hommes de cavalerie, hussards et dragons; treize officiers du génie, huit cents ouvriers mineurs ou sapeurs, et deux mille artilleurs, commandés par don Pablo Villalva. L’Èbre étant navigable au-dessous du pont pour les grosses barques, on y établit des chaloupes canonnières armées d’une pièce de canon, et montées par des marins habiles de Carthagène, chargés de gêner les assiégeants sur les deux rives du fleuve.

Chaque famille abandonnait pour le service du siège tout ce qui pouvait être utile à la défense commune. Jamais on n’avait vu les hommes sacrifier aussi volontairement leur propriété. Les prêtres, par leurs sermons, par des processions et par de faux miracles, excitaient jusqu’à la frénésie cet amour de l’indépendance. Ils promettaient au peuple les palmes du martyre; ils l’exaltaient jusqu’au fanatisme le plus furieux. Ils lui représentaient le bouleversement qui avait eu lieu dans leurs églises pendant le siège précédent, comme la plus criminelle injure faite à la religion. Et se livrant sous ces dehors à la haine qu’ils nous portaient pour avoir aliéné, en France, les biens de nos églises, et avec la crainte que nous ne vinssions en faire autant chez eux, ils nous montraient au peuple comme des ennemis de la religion qu’il fallait exterminer. (B.)

Les moines surtout exerçaient sur leurs compatriotes l’influence la plus hostile contre nous. Le peuple espagnol, en général, tient beaucoup à ces ordres religieux, qui se recrutent dans les familles des classes pauvres. Elles y placent à leur gré leurs enfants pour avoir au besoin des protecteurs contre le despotisme de l’inquisition. Les moines des ordres mendiants ont un peu plus que les autres des mœurs régulières. Ils sont presque toujours ignorants et grossiers comme le peuple. Ils vivent avec lui dans la plus étroite intimité, et souvent ils nourrissent de leur superflu leurs parents indolents et trop paresseux pour chercher d’autres moyens d’exister. C’est auprès des femmes que ces moines ont le plus de crédit, et c’est sur leur esprit qu’ils exercent plus facilement leur empire despotique. Ils excitaient dans ce moment chez elles les passions les plus fougueuses, pour les disposer à défendre une seconde fois l’Église, la patrie et la liberté ; et pour arriver à ce but, ils leur rappelaient tous les grands exemples de ce genre que fournit l’antiquité.

Les femmes de Saragosse, ainsi animées, se formèrent en compagnies, et se partagèrent les différents quartiers de la ville, où l’on pouvait avoir à se défendre. La tâche qui leur fut assignée était de porter les vivres, les munitions et les secours aux combattants; de soigner les blessés dans les hôpitaux, de faire des cartouches, et de suppléer les hommes autant que possible au combat et partout où leurs forces le permettraient.

La jeune et belle comtesse Burida, issue d’une des premières familles du pays, et d’un grand caractère, était à peine rétablie et reposée des fatigues qu’elle avait essuyées dans le premier siège, lorsqu’elle se mit à la tète des femmes une seconde fois, et leur donna constamment l’exemple d’une activité bien rare, et du plus courageux dévouement. Le souvenir de ses faits d’armes précédents était pour toutes les autres femmes un aiguillon d’émulation, et chacune voulait imiter son héroïsme, en admirant ses vertus et sa piété. (C.) Réunies en troupes sous les ordres de cette vaillante amazone, les femmes de Saragosse jurèrent aussi de périr avec leurs enfants plutôt que de se rendre.

Toute cette population ainsi animée avait pour la seconde fois déféré le commandement de Saragosse et de l’insurrection au général Palafox, quoiqu’il fût très-jeune et qu’il n’eût montré aucune expérience dans l’art de la guerre à Tudéla. Il était le second fils du marquis de Lazan, grand d’Espagne, à la famille duquel le peuple aragonais était fort attaché depuis longtemps. Sa mère, de la noble famille milanaise des Melzy, était célèbre par sa beauté, qui lui avait fait donner le surnom de soleil de Milan. La belle figure de Palafox, sa tournure distinguée, la faveur dont il jouissait comme officier des gardes du corps à la cour de Charles IV, qui se plaisait beaucoup à l’entendre chanter et pincer la guitare, et le dévouement avec lequel il avait accompagné ce roi en France, le patriotisme qui l’avait fait accourir depuis peu pour servir la cause nationale: tous ces motifs réunis, et surtout la valeur et l’énergie qu’il avait déployées dans le premier siège, déterminèrent les Aragonais à se placer une seconde fois sous son commandement. Ses soldats le chérissaient pour la douceur de son caractère et pour l’affabilité et la générosité qu’il réunissait encore à tant d’agréments personnels. Quoiqu’il eût donné bien peu de preuves de son savoir à la dernière bataille, ils placèrent tout leur espoir dans son courage et dans ses autres qualités, et réunirent spontanément leurs suffrages à ceux du peuple pour le proclamer général en chef et gouverneur de la ville.

Le père Bazile, religieux lazariste fort habile, ex-confesseur du roi, avait été précepteur de Palafox, et il jouissait d’un grand crédit dans la ville. Dans l’espoir de diriger les affaires publiques sous le nom de son élève, il n’avait épargné aucune intrigue pour déterminer le choix de la multitude en faveur de ce général. Palafox désirait pouvoir tirer une vengeance éclatante de sa défaite à Tudéla, et il n’hésita pas à accepter une mission qu’il ne regardait pas comme au-dessus de ses forces. Il entra de suite en fonctions; et, donnant chaque jour de nouvelles preuves de son dévouement à son pays, il remplit avec zèle et enthousiasme dans les premiers moments tous les devoirs de son immense commandement. Il se fit seconder par son frère aîné, le marquis de Lazan, par les généraux Philippe de Saint-Marc, et de Versage (émigrés français), et par Oneil, Amoros, et Villalva. Il s’entoura de conseillers et de moines exaltés, tels que ce père Bazile, qui devait déployer la plus ferme et la plus cruelle énergie, en le dirigeant jusqu’à la fin de l’entreprise.

Tels étaient les renseignements parvenus à notre connaissance, le jour où tout fut prêt pour quitter Alagon et marcher sur Saragosse.

Les esprits, dans notre armée, n’étaient pas moins bien disposés pour l’attaque que ceux des Espagnols pour la défense.

La tentative que le général Lefèvre Desnouettes avait faite sept mois auparavant, n’avait été qu’un de ces coups de main que l’Empereur demandait à l’audace souvent heureuse de ce jeune général. Il ne lui avait donné que huit à neuf mille hommes, croyant qu’il n’en fallait pas davantage pour réduire une ville ouverte. Mais cette fois les mesures étaient prises avec plus de maturité pour assurer le succès de cette grande opération.

Notre armée, sans doute, paraissait encore bien peu nombreuse pour affronter les grandes résistances qu’on s’attendait à rencontrer, mais chacun se préparait à suppléer au nombre par le courage, et nous étions impatients d’aller soumettre cette fière Saragosse que notre cavalerie n’avait pas pu conquérir.

Depuis longtemps nos soldats ne s’entretenaient que des souvenirs que leur avaient laissés les lieux et les événements dont ils avaient été témoins au premier siège.

Ceux qui avaient pénétré dans le palais antique d’Aljaféria, l’ancienne demeure des rois maures, servant aujourd’hui de palais et de prison au tribunal de l’inquisition, racontaient les émotions qu’ils avaient éprouvées en entrant dans ce bâtiment, dont les salles et les cachots ont été si souvent arrosés des larmes et du sang des malheureuses victimes. Ils avaient été saisis d’horreur et d’indignation à la vue des instruments de supplice et de torture que le tribunal du saint office employait pour propager la foi. D’autres avaient peine à comprendre comment à côté de ce magnifique hôpital portant cette généreuse inscription urbi et orbi, à la ville et à l’univers, ils avaient pu trouver un autre hôpital destiné aux fous, où l’on enchaînait certains aliénés dans des cages carrées en bois suspendues le long des murs. Ces cages étaient faites exprès trop petites pour que ces malheureux ne pussent ni s’étendre ni se tenir debout. A l’aspect de ces supplices cruels et hideux, on était incertain pour décider si les docteurs de l’Église, et ceux de la faculté de médecine, à cette époque de barbarie, n’étaient pas plus insensés que les fous et les mécréants qu’ils voulaient guérir et sauver.

Rien ne saurait décrire la triste impression de pitié qu’avait produite sur le cœur de nos soldats la vue de ces aliénés des deux sexes, qu’un assaut livré à leur hôpital avait arrachés à leurs cellules, et répandus en liberté dans notre camp. On ne savait qu’en faire, ni comment les calmer. Ils criaient, chantaient, déclamaient à haute voix, suivant le genre de manie dont ils étaient atteints. Quelques-uns, dans un état complet de frénésie, avaient cependant suivi nos soldats, qui les conduisaient au monte Torrero. Deux ou trois d’entre eux se précipitèrent dans le canal royal, où se termina leur longue agonie. Au milieu d’un spectacle si déchirant pour nous, les éclats de rire et de gaîté de plusieurs de ces fous purent à peine exciter un sourire, et l’on combla d’égards et de soins ces malheureux, et plusieurs religieuses qui les avaient suivis pour se dévouer à les soigner.

Ceux d’entre nous que le luxe des dorures et des ornements des églises tombées en notre pouvoir avaient pu éblouir, répétaient mille contes répandus et accrédités dans le pays sur la richesse du trésor de la cathédrale de Notre-Dame del Pilar, où ils n’étaient cependant pas entrés. L’or et les pierreries des deux Indes semblaient y être amassées comme une proie qui leur était destinée; et ils se montraient impatients de marcher à des combats qui promettaient la fortune et la gloire.

Notre armée, composée de cinq divisions, ne formant en tout que trente-cinq mille hommes, sous la conduite de M. le maréchal Moncey, avait donc appris tous les détails qui précèdent, sans considérer comme impossible ou comme trop audacieuse, l’entreprise d’un siège en hiver devant des démonstrations si formidables.

Les difficultés mêmes que nous allions rencontrer pour nous procurer des vivres, et les approvisionnements de siége, dans ce pays insurgé, bien loin de nous arrêter, nous déterminèrent à nous presser d’arriver, avant que l’ennemi pût organiser de plus grands moyens pour donner au reste de l’Espagne le dangereux exemple de nous résister avec succès. Nous reçûmes donc l’ordre du mouvement comme la nouvelle la plus heureuse.

13 décem.

Le maréchal Mortier, duc de Trévise, avec la cavalerie de Wathier, et les divisions Suchet et Gazan, formaient le cinquième corps. Il fut chargé de tenir la campagne pour couvrir au loin l’armée de siége contre les guérillas, qui se préparaient à nous harceler et à nous affamer dans notre camp. Il avait envoyé, le 13 décembre, un petit corps d’observation sur Calatayud, pour éclairer les démarches du général Castanos, qui s’était retiré par cette route sur Madrid. Gazan devait traverser le fleuve vis-à-vis Tauste, et descendre vers Saragosse par Suera et Villa-Nueva, pour l’investir sur la rive gauche de l’Èbre. Suchet restait pour garder et bloquer toute la rive droite.

Le général Junot, duc d’Abrantès, avec les trois divisions Morlot, Mussenier et Grandjean, fut chargé des opérations du siège. Le général Dedon eut le commandement de l’artillerie avec tout le matériel de soixante bouches à feu. Le général Lacoste, aide de camp de l’Empereur, s’était trouvé au premier siège, et il reçut encore la mission de diriger les travaux du génie au second: L’Empereur lui avait ordonné de ménager beaucoup les troupes du siége, et de ne gagner du terrain en ville qu’après avoir fait miner et sauter les maisons devant lui. Lacoste amenait à cet effet plusieurs compagnies de mineurs et de sapeurs, et cinquante officiers du génie, presque tous habiles élèves des Dejean, des Marescot, des Caffarelli, et riches de l’expérience acquise sous de tels maîtres, qui venaient de prendre les places de la Flandre, de la Hollande, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Égypte. Nos officiers d’artillerie étaient jaloux de soutenir la réputation du corps savant qui venait de produire le plus grand homme de notre époque. Le corps de l’artillerie espagnole était de même justement renommé en Europe, pour les progrès qu’il a fait faire à la science des machines de cette balistique. Les chefs, les soldats, dans les deux armées, étaient jeunes et pleins d’énergie. Nous rêvions l’amour de la gloire; les Espagnols étaient poussés par le besoin de l’indépendance: de toute part les cœurs étaient bouillants d’ardeur, et tout promettait une guerre animée et féconde en résultats glorieux.

19 décem.

L’armée ainsi pleine d’enthousiasme était réunie sur les bord du Xalon, à trois lieues de Saragosse. M. le maréchal Moncey, duc de Conégliano, la mit en marche le 19 décembre 1808, à la pointe du jour. Le troisième corps, l’artillerie et le génie passèrent par la rive droite du canal royal; la division Suchet, du cinquième corps, marcha entre le canal et l’Èbre; et la division Gazan traversa le fleuve à Tauste, pour descendre par la rive gauche. Le maréchal laissait en réserve derrière lui trois mille cinq cents hommes, pour couvrir ses magasins, et assurer ses communications avec Pampelune.

Nos colonnes traversaient une vallée magnifique, ayant à leur droite les collines qui séparent l’Aragon de la Castille, au pied du mont Cayo, dont le sommet est constamment enveloppé de nuages. Ils produisaient ce jour-là de grands effets d’ombre et de lumière très-variés qui embellissaient la contrée.

Vers la gauche l’horizon était bordé par les cimes glacées des hautes Pyrénées; et devant nous se développaient, comme aux beaux jours du printemps, toutes les richesses de la végétation vigoureuse des jardins nombreux que l’on trouve aux environs de cette grande ville.

20 décem.

La route royale, superbe, large, propre et unie, bordée de larges trottoirs en pierres plates sur ses deux côtés, ayant des bornes rapprochées, et régulièrement disposées, comme seraient des sièges pour reposer les voyageurs, rendait notre marche aussi facile qu’agréable sous ce beau ciel de l’Aragon. Après une marche lente et plusieurs haltes, pour faire arriver l’armée avec ensemble dans une attitude imposante, et pour donner aux éclaireurs le temps de reconnaître le pays et les dispositions de l’ennemi, l’on arriva le 20 dans l’après-midi en vue de la place.

Déjà l’on apercevait au loin les nombreux clochers de Saragosse à travers la vapeur qui s’élevait de la ville. A leur vue nos soldats éprouvèrent un effet d’enthousiasme semblable à celui qu’avait produit autrefois sur ceux de Godefroy de Bouillon, en Palestine, l’aspect des minarets de Jérusalem, lorsqu’après tant de fatigues ils arrivèrent devant la cité sainte.

La joie animait tous les visages. On admirait en approchant l’élégance de ces constructions hardies, dont la belle architecture était en harmonie avec la richesse du pays que nos divisions traversaient. Chacun montrait du doigt quatre dômes peu élevés, semblables pour la forme à ceux d’une mosquée. C’étaient ceux de Notre-Dame del Pilar, dont on exagérait les trésors. Le soleil brillait et rayonnait sur nos armes. Notre ardeur, notre impatience d’arriver étaient sans égales; et ce mouvement, ce spectacle, ce carillon retentissant de tant de cloches mises en branle pour sonner le tocsin et signaler notre approche, donnait à tout ce qui nous entourait l’aspect d’un jour de fête.

Personne ne découvrait de fortifications apparentes, et tout semblait encore promettre une victoire facile. Déjà nous étions près de la ville, à peu près à la distance d’une portée de canon. Des hommes cachés dans les jardins, derrière les arbres et les buissons, commencèrent une fusillade de plus en plus nourrie, qui obligea nos avant-postes à les attaquer avec précaution. Les fossés et les canaux d’irrigation dont ces jardins sont entourés, auraient pu ralentir notre marche; mais les Espagnols ne cherchèrent pas longtemps à s’y maintenir, et ils se retirèrent assez près de leurs murs, autour desquels tout avait été rasé à la portée du fusil.(D.)

NOTES DU SECOND CHAPITRE.

A

Les Romains, les Suèves, les Goths les ont gouvernés anciennement. Euric, roi des Francs, y était aussi depuis longtemps, en 470. Les rois de Paris et de Soissons, Childebert et Clotaire, en 540, firent un siége mémorable devant Saragosse et ne la prirent pas. Les califes arabes de Damas l’enlevèrent sur les Goths en 714. Le maure Amer s’en empara en 754, et s’en était fait proclamer roi, lorsque Alfarco le vainquit et le fit mourir. Peu d’années ensuite Charlemagne en fut reconnu le souverain. Les Maures y entrèrent plus tard, et en furent chassés par les chrétiens. Le célèbre prince arabe Almanzor Altagibi y régnait en 1017. Alphonse le Catholique battit les Maures et les Arabes, et s’empara de cette ville en 1118, après un siège qui dura huit mois. Il y établit le royaume d’Aragon.

En 1710, l’armée de Philippe V, dans la guerre de la Succession, fut défaite sous les murs de Saragosse par Staremberg, à la tête des Aragonais, qui tenaient pour l’archiduc d’Autriche. Et tout récemment, en 1808, ils avaient repoussé les troupes françaises qui s’étaient emparées de la moitié de leur ville, sous la conduite du général Lefèvre Desnouettes.

B

Nous saurons faire pour l’Espagne, se disaient-ils, ce qu’ont fait pour la France, l’évêque Gauzlin, tué sur la brèche au siège de Paris, en 885, et son neveu l’abbé d’Ebole, d’une force si prodigieuse, qu’il enferrait des ennemis sur son javelot, et s’écriait ensuite en les jetant au feu, Faites-les cuire, ils sont embrochés! Le vaillant archevêque Jean de Craon, qui fit lever le siège de Reims, en 1359, et Philippe de Gamache, abbé de Saint-Pharon de Meaux, qui défendit Compiègne avec une valeur si rare en 1430; et ce prêtre qui fut tué à Marseille, par un boulet en disant la messe en 1724; et tant d’autres prêtres ou prélats à Rhodes, à Malte, en Espagne, mais particulièrement ceux de Barcelone en 1713, que nous égalerons en valeur.

C

On comparait la comtesse Burida à la comtesse de Monfort, cette héroïne extraordinaire de Bretagne, qui battit Charles de Blois, repoussa des assauts sur la brèche et fit lever le siège d’Hennebon en 1341. On élevait son courage à l’égal de celui de Jeanne d’Arc, inspirée par la sainte religion, et qui fut si bien secondée par les femmes d’Orléans en 1428: on montrait combien Anna Burida était supérieure à Jeanne Hachette , ou Jeanne Fourquet, qui fit lever le siège de Bauvais en 1489. Votre renommée, disait-on à ces femmes guerrières, dépassera celle des femmes de l’antiquité. Vous ferez plus encore que n’ont fait les filles et les femmes de Harlem, lorsque réunies en compagnies sous la conduite de la célèbre Kennawa, elles ont repoussé les Espagnols en 1573. Vous n’aurez pas moins de courage que l’épouse d’Asdrubal à Carthage, cette ville ancienne alliée des Espagnols vos ancêtres. Les femmes de Carthage ont donné leurs cheveux pour faire des cordes aux arcs qui devaient servir à combattre les Romains; mais vous n’en serez pas réduites à ces extrémités, leur disaient les prêtres, en les excitant: vous repousserez les Français, ils fuiront devant vous comme au premier siège, et vous ferez pour la sanctissima Maria Nuestra Señora del Pilar au delà de ce qu’ont pu faire pour une fausse religion les filles et les femmes huguenotes de la petite ville de Livron en Dauphiné, en 1574. Après qu’elles eurent, l’épée et la lance au poing, repoussé les assauts livrés à leurs remparts, elles vinrent filer leurs quenouilles sur la brèche, en signe de mépris pour les assiégants, et par de nouveaux combats, elles firent lever le siège de la ville. Et cette femme de Toulouse qui, en 1217, délivra sa ville natale en tuant d’un coup de pierre qu’elle lança du haut des murailles, le comte de Montfort de Muret, général des assiégeants, etc. etc.

D

Sainte Élisabeth, reine de Portugal, naquit dans ce palais. C’est là que l’on a établi, il y a plusieurs siècles, ce tribunal de l’inquisition qui, depuis Ferdinand le Farouche jusqu’à Philippe III, a livré aux flammes plus de deux cent mille juifs ou musulmans.

Sièges de Saragosse

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