Читать книгу Journal du canonnier Bricard, 1792-1802 - Louis-Joseph Bricard - Страница 3
INTRODUCTION
ОглавлениеLes semelles de carton sont de tous les temps. — Un type de volontaire parisien. — Du vrai, du faux et du demi-faux dans les publications de Mémoires. — Comment on m’a aidé à découvrir des mémoires de soldats et pourquoi je les aime. — Ce qu’était autrefois l’artillerie des demi-brigades d’infanterie. — Grandes et petites misères des campagnes de 1792 à 1800. — Méthode et caractère particulier du journal de Bricard. — La vie militaire de son temps. — Un général en chef à 33 sous et 4 deniers en numéraire par jour. — Nos uniformes en campagne. — Les trois millions de Masséna. — Barbaries nécessaires de la discipline des armées. — Ce que coûtent les pillards. — La fin de la campagne d’Égypte et la politique anglaise. — Comment Bricard voulut laisser l’épaulette de lieutenant pour redevenir ouvrier.
On a beaucoup crié contre les semelles de carton de la guerre de 1870!
Comme si la semelle de carton était une nouveauté....
Mais elle aura bientôt cent ans. Lisez plutôt la page 211 de ce journal:
Nous recevions des souliers dont la semelle était garnie de carton, écrit le canonnier Bricard. On peut juger ce qu’en faisait le soldat sans cesse en marche par des chemins affreux.
Il va sans dire que cette révélation n’excuse en rien les cartonniers modernes. Elle montre seulement que, en l’an V, il ne suffisait pas d’une semelle de carton pour faire lâcher pied.
Le canonnier Bricard n’accorde point d’ailleurs une importance exceptionnelle à ce détail; il rentre, pour lui, dans un ensemble de faits couronnés par cette conclusion: La République est toujours volée .
Notez bien que Bricard écrivait cela en 1796, l’année des victoires de Mondovi, de Lodi, d’Arcole; l’année du passage du Rhin par l’armée de Moreau, l’année où les Anglais étaient chassés de la Corse, où la Vendée déposait les armes, où le Piémont abandonnait Nice et la Savoie, l’année où la Prusse, notre première envahisseuse (il ne faut pas l’oublier non plus), nous garantissait par le traité de Berlin la neutralité du Nord de l’Allemagne.
Malgré ses mauvais souliers, on voit que la République marchait bien.
Bricard concourt puissamment aussi à la démonstration d’un fait souvent discuté : c’est que le peuple français, et en particulier l’ouvrier parisien, était plus modéré que ne le donnent à penser certains excès commis en son nom.
J’ai l’air de hasarder ici une idée difficile à prouver parce que les vrais représentants de la masse n’écrivent pas plus qu’ils ne parlent; ils ne travaillent ni de la langue ni de la plume, mais de la pioche, de l’outil, de la baïonnette, ou du canon, comme notre artilleur volontaire que je vous donne pour un chaud patriote.
Et voilà pourquoi j’aime son œuvre.
On sait que les canonniers de sections, surtout ceux de la section Saint-Merry, n’étaient pas des aristocrates; Bricard déteste d’autant plus ces derniers qu’il les rencontre dans les rangs ennemis. Il trouve naturel qu’on fusille les émigrés. Il n’aime pas non plus les réactionnaires, qu’ils soient à Paris, à Lyon ou à Marseille. Mais il n’aime pas davantage les massacreurs de septembre, et il ne se gêne pas pour le déclarer: «Leurs massacres font horreur à l’humanité et à la Révolution.»
Autre signe caractéristique du temps. Bricard est ému par les grands souvenirs. Au milieu du fracas guerrier, la note littéraire vient vibrer chez lui d’une façon inattendue. On n’a pas le temps de lire au bivouac, on ignore l’art de rimer, mais on n’en respecte que, mieux les poètes. Rien de curieux, de touchant, comme l’hommage solennel rendu par la garnison de Mantoue au tombeau de Virgile.
Un général ne craint pas de célébrer «le grand auteur». Avec tous les camarades, Bricard admire de confiance «le vertueux Virgile» .
En trouvant cela touchant, je n’ignore pas que je donne le droit de me trouver ridicule. Allez donc, sans rire, parler vertu et vers latins aux hommes instruits de la troisième République! C’était bon pour les ignorants de la Première.
Évidemment, ces admirateurs, d’autant plus sincères qu’ils sont naïfs, sont inconsciemment de l’école de Rousseau. Mais son ampoulure avait au moins sa noblesse, et vaut mieux que le cynisme voulu avec lequel on cherche à ridiculiser tout noble sentiment. La raillerie systématique n’a jamais fait de grandes choses. Ceux qui se font gloire de la cultiver me diront: «A quoi bon nous parler de vos hommes d’autrefois! On n’en fait plus, leur moule est cassé », comme on dit dans le peuple.
Le peuple possède en effet le secret de caractériser une situation par un mot. Pour continuer à parler sa langue, je crois aussi qu’on n’en fait plus de ces hommes antiques, mais je ne crois pas que la graine en soit perdue. Elle peut germer aux heures de crise, les seules où les grands caractères trouvent la place libre pour s’affirmer.
Et si l’adversité ne suffit point alors pour relever chez un peuple la manière d’agir et de penser, ce n’est ni le progrès des sciences, ni l’étude des langues vivantes, ni les perfectionnements de la gymnastique, qui le sauveront.
Voilà bien des considérations pour le journal de marche d’un simple volontaire. Mais quand on s’intéresse à l’homme et aux hommes, c’est-à-dire à l’histoire des peuples comme à l’observation du cœur humain, je ne connais pas une lecture comparable à celle des mémoires.
C’est aussi une mine bien riche pour les chercheurs de vérité, cette vérité que les histoires proprement dites ne livrent pas toujours, parce qu’elles ne peuvent ni tout savoir, ni tout donner.
Où donc retrouver ce qu’on n’ose pas imprimer aujourd’hui, et ce qu’on aura demain tant d’intérêt à connaître? Où le retrouver sinon dans les mémoires, témoignages écrits de ceux qui ont voulu garder le souvenir de certains faits pour l’acquit de leur conscience ou pour l’édification de la postérité ; quelquefois aussi, je l’avoue, pour la mieux tromper sur leur compte.
Précaution de vaniteux, dernier artifice du coupable ou de l’intrigant désireux de conserver après lui cette bonne réputation dont la recherche posthume semble un hommage indirect rendu par le vice à la vertu....
Ah! si on ne devait lire que lui seul, il pourrait vous tromper; mais en rapprochant ses écrits des témoignages contemporains, en examinant de près le passé du bonhomme, on ne tarde pas à reconnaître sa feintise, et on met cette rouerie de plus au compte de ses mauvaises actions.
Éclairé par la confrontation des textes, le lecteur s’élève alors à la dignité du juge.
Je n’ai parlé que des mémoires vrais, laissant de côté ceux qu’on invente, ceux qu’on allonge ou qu’on tripote pour en mieux trafiquer. Je pourrais citer ici des exemples assez récents, car cette industrie est encore florissante. Si la critique s’était maintenue comme elle, on n’aurait pas acheté de confiance bien des volumes toujours trop chers. Aux côtés de ces fabricants de faux et de demi-faux, on peut aussi réserver une section aux mystificateurs qui impriment mémoires sur leur couverture, qui les annoncent en gros caractères à la quatrième page des journaux et vous servent tout bonnement de vieux articles cousus ensemble, des pièces officielles qu’on peut retrouver au Moniteur, mais qu’on tient à vous donner parce que cela tient de la place.
Le journal du canonnier Bricard ne rentre dans aucune de ces catégories suspectes. C’est un bel et bon document. Quand j’ai publié Fricasse et Coignet, j’ai cru devoir tenir à la disposition du public incrédule mes documents originaux. On n’a pas abusé de la permission, sans doute parce que je la donnais de trop bon cœur, sans doute aussi parce que la bibliothèque de l’Arsenal, mon domicile d’alors, est située dans un quartier fort éloigné des lettrés fureteurs. S’ils demandent pour cette fois à voir le manuscrit du canonnier Bricard, ils seront plus à portée. C’est au cœur de Paris, à deux pas de la Bibliothèque Nationale, rue Richelieu, n° 39, que ce manuscrit est pieusement conservé par les petits-fils de l’auteur, MM. Alfred et Jules Bricard.
Je pose d’abord la question de confiance, parce qu’on croit malaisément à l’existence du manuscrit original quand il s’agit de simples soldats. Comme je viens de le dire, j’ai été au-devant du soupçon en ce qui regardait Fricasse et Coignet. Ces deux modestes héros trouvent aujourd’hui dans Bricard un frère d’armes non moins brave, non moins honnête, aussi prompt à toujours bien faire. Il est des sceptiques qui admettent peu la possibilité de rencontrer ainsi sur sa route trois types de probité. On dirait que cela les gêne. Ils me rappellent un peu les bonnes âmes qui accusent la Préfecture de police d’inventer, pour faire croire qu’on les rapporte, des listes d’objets trouvés sur la voie publique.
Pour moi, je reste plein de candeur; je crois aux trouvailles, en avouant toutefois que le bonheur d’en faire ne me serait jamais arrivé sans l’aide de confrères et d’amis auxquels je reste grandement obligé. C’est M. Francis Molard, l’archiviste d’Auxerre, qui m’a fait acquérir le manuscrit original de Coignet. Celui de Fricasse me fut donné par M. de Forges, qui l’avait reçu en héritage de M. de Coucy, conservateur des forêts, sous les ordres duquel le vieux sergent servait comme simple garde. De même, je n’aurais pas aujourd’hui le plaisir de présenter mon héros, si M. Alfred Bricard n’avait pris un matin la peine de monter mes trois étages pour me dire: «Voici le journal de notre grand-père. Sur le conseil de M. Ambroise Baudry, mon frère et moi avons pensé qu’il vous plairait d’en écrire l’introduction. Nous avons l’intention de le publier à nos frais.»
M. Ambroise Baudry ne se trompait pas. La lecture du Journal de Bricard a été pour moi un vrai plaisir. J’ai toujours aimé les mémoires dépourvus d’apprêt: leur rusticité, leurs incorrections même, me semblent une garantie de franchise. C’est comme ces goûts de terroir qui affirment la sincérité du vin. Et quand on a sous la main un document comme celui-ci, on peut mettre son auteur au premier rang de ceux que le maréchal-prince de Ligne appelait mes soldats, société d’honnêtes gens plus purs et plus délicats que les gens du monde.
J’ai entendu conter qu’à l’heure d’enlever ses hommes pour marcher à l’ennemi, un chef s’était écrié : «Soldats! vous allez voir si mes vingt-cinq francs par jour m’empêchent de risquer ma peau.»
Et un petit fantassin aurait riposté : «Je la risque bien pour deux sous, moi.»
Il avait raison, ce petit fantassin. La vérité est que l’héroïsme compte double chez les pauvres diables exposés à mourir dans le rang, sur l’alignement des camarades, sans être soutenus par l’amour-propre de l’homme sur lequel tout un public a les yeux fixés.
C’est précisément parce que le premier rôle manque à ces humbles comparses, qu’il convient de les signaler à l’occasion. Ne leur faut-il pas au plus haut degré la religion du devoir, l’amour de la patrie? Pour eux, surtout, sont faits ces deux vieux proverbes que j’admire depuis le jour où je les ai lus dans le Trésor de Meurier, imprimé à Anvers en 1578:
Vas où tu peux! Meurs où tu dois! dit le premier.
Et le second dit à son tour: Le sang du soldat fait grand le capitaine.
Quelle leçon d’héroïsme militaire dans l’un! Et dans l’autre, quelle tragique moralité ! Comme il marque le sanglant étiage des victimes à entasser pour atteindre la célébrité du conquérant.
Ces deux proverbes saisissants, notre canonnier ne les a point connus. Et pourtant son journal en est le vivant commentaire. Nous connaissions l’histoire des généraux; il nous donne celle des soldats, qui est une partie vive de l’histoire du peuple. En établissant cette distinction, je n’ai aucune arrière-pensée de critique. C’est un juge impartial que le vrai soldat; il ne voit pas tout, mais du moins il n’a aucun intérêt à tromper, et personne ne rend aux bons chefs un hommage plus franc.
Au point de vue militaire, la première partie du journal de Bricard offre un intérêt spécial en ce qu’il nous fait assister à la marche d’une de ces compagnies d’artillerie qui suivirent les bataillons de volontaires. Néanmoins, elles se fractionnent à l’occasion. C’est ainsi que Bricard est détaché avec 18 hommes à un bataillon de la Haute-Vienne, puis revient à son bataillon de Paris. A la fin de-1794, ce dernier entrait avec un bataillon de la Somme et un du 1er de ligne dans la 2e demi-brigade. Au commencement de 1796, il s’amalgamait de nouveau avec la 161° demi-brigade.
La compagnie d’artillerie compte alors 48 hommes pour le service de trois pièces de quatre, ce qui fait à peu près une pièce par millier d’hommes. Jusqu’à juillet 1795, on avait eu deux pièces par bataillon . Le nouveau cadre réduit comprend deux officiers: un capitaine et un lieutenant; il a aussi un fourrier et un sergent-major, et le reste à l’avenant. Le capitaine était monté , et le charroi avait un chef particulier. La disproportion de ces cadres, l’inégalité d’instruction et de commandement, durent peser ensuite dans les considérations qui firent supprimer l’artillerie régimentaire. On verra qu’elle avait du bon cependant en soutenant le moral des fantassins, et en se trouvant toujours à portée de les appuyer. Leurs officiers et sous-officiers avaient également plus de cette initiative qui vient d’être remise en honneur dans notre armée.
D’autre part, il faut convenir que cette artillerie détachée n’est pas toujours à l’aise, avec une infanterie alerte qu’il faut suivre dans les terres labourées . C’est encore pis dans les prés où les chevaux n’ont pas pied , sur le sol détrempé par les pluies où les attelages enfoncent quelquefois jusqu’au poitrail. Alors on a beau pousser à la roue , ils ne tirent plus et finissent par se coucher dans la boue , sans force pour avancer. On devine ce que devient alors le matériel: les timons se cassent dans des embourbements; roues et affûts se brisent en roulant dans les ravins . Sans parler des ferrures qui sautent, et des pièces qu’il faut relever par des manœuvres de force. Dans les mauvais pas, on est forcé de dételer pour tripler les attelages de chaque pièce . C’est une perte de temps considérable. A certaines heures de surprise, on n’attend pas les chevaux, et on tire à la bricole pour mettre en batterie dans la bonne direction. Et dans une retraite, quand on est serré de près, force est de déployer la prolonge et de faire feu à reculons, pour ainsi dire.
Il arrive encore que les artilleurs résistent (comme nous l’avons vu déjà dans Coignet) aux fausses manœuvres qui peuvent compromettre-leur pièce. Bricard, sergent-major, est approuvé par son chef de brigade pour n’avoir pas voulu exécuter l’ordre de son commandant de bataillon . Son capitaine, «qui n’a d’artilleur que le nom», ne sait pas même choisir un emplacement favorable pour parquer ses pièces .
Tout périlleux qu’il pût être, le service de ces compagnies d’artillerie n’offrait pas grande chance d’avancement. On était loin de l’œil des grands chefs, sans occasion de faire une action d’éclat. L’homme qui sert un canon est toujours moins remarqué que ceux qui cherchent à le prendre. L’avancement de Bricard n’eut donc rien de la rapidité qui favorisait tant d’autres, et ce qu’on voit de son caractère montre qu’il n’était pas de ces habiles arrivant quand même.
Caporal et fourrier en 1793, sergent-major d’artillerie depuis la fin de 1794 , il ne fut nommé garde que cinq ans plus tard, en Egypte, au moment où toutes les compagnies de demi-brigades furent réunies en un bataillon qui porta le numéro du 4e régiment d’artillerie à pied. Employé par le directeur général, il est nommé lieutenant de pontonniers par Kléber, au printemps de l’année 1800, et c’est en cette qualité qu’il fait aux Anglais la remise des équipages et du matériel des ponts . Les postes qu’il avait occupés le montrent également apte aux différents services du personnel, du matériel et de la comptabilité. Ce qu’on voit de son caractère montre aussi que Bricard était de la race de ces vieux artilleurs, types de droiture inébranlable, dont Eblé et Drouot sont restés les éclatantes personnifications. Et leurs soldats étaient dignes d’eux, car c’est aux pontonniers de la Bérésina que les débris revenus de Russie en 1812 durent leur salut.
Elle est restée légendaire, cette belle lithographie de Raffet, qui représente des fantassins, enfoncés à mi-jambe dans la vase d’un marais. Un vieux sergent leur donne la consigne: il est défendu de fumer, mais vous pouvez vous asseoir.
Quelle bonne charge! disaient en riant ceux qui la contemplaient aux vitrines des marchands d’estampes. Hé bien, non! cette scène est vraie. Je ne parle pas des bains d’eau glacée pris pour marcher à l’ennemi. On en trouve plus d’un dans ce livre, à ne citer que les pages 150 et 151; mais prenons la page 135, et lisons ensemble.:
Nos vêtements n’étaient que boue, il tombait une pluie comme il n’y en a pas d’exemple. Nous étions dans une prairie où on enfonçait dans l’eau jusqu’à mi-jambe. Néanmoins, il fallut rester là. Les soldats étaient si fatigués que, malgré le froid, ils dormaient debout. La grande pluie ne cessa de tomber toute la nuit.
On le voit, c’est absolument le tableau de Raffet. Le manque de feu est de règle d’ailleurs aux avant-postes . Et les marches forcées sous la pluie froide ne cessent guère dans ces régions brumeuses de l’Allemagne du Nord. On avance par des chemins peu praticables; bêtes et gens enfoncent dans la boue des fondrières. L’heure tardive du bivouac groupe des hommes traversés jusqu’aux os, et souvent sans bois ni paille pour se sécher. Et quel bois! Des échalas, des jambages de porte, des débris de charpente incendiée.... Bien heureux quand on les trouve, car il arrive de rester plusieurs jours trempé .
Parfois, on en est réduit à se former en faisceaux humains . Les corps s’arc-boutent et se maintiennent unis en prenant la forme d’un cône; la pluie, cette pluie sans fin, n’en mouillera du moins que la partie extérieure.
Car, avec la pluie, on ne peut pas même jouir du rare bonheur de coucher sur la paille qui est entraînée par la violence des averses, ou qui reste à l’état de fumier . Mieux vaut alors passer debout le peu de temps accordé. On creuse parfois, pour une nuit ou deux, de vrais terriers à lapins dans lesquels on s’engaine par escouades . Encore est-on tout fier de voir que la voûte ne s’écroule point au passage des voitures.
Par le froid, on est tellement transi qu’on préfère marcher malgré la fatigue, et au besoin passer des gués où l’eau glaciale monte jusqu’aux reins .
Ah! il en faut convenir, les premiers soldats de la République ont su tout endurer pour elle.
De l’autre côté, on était plus tiède. J’en atteste ce billet du 31 octobre 1792, écrit à Grimm par l’impératrice Catherine. Elle y parle ainsi de la retraite des Prussiens:
Mais quelle horreur et quelle cacade que ce duc de Brunswick est allé faire! Cette Champagne pouilleuse va devenir fertile par le fumier qu’ils y ont laissé.... Ah! mon Dieu, mon Dieu, qu’ils ont mal conduit leurs affaires, et celles des autres!
Le 7 décembre, la Sémiramis du Nord admire malgré elle la constance avec laquelle nos jeunes troupes soutiennent les rigueurs d’une campagne d’automne:
Les démons, comme vous voyez, savent marcher où ils veulent aller malgré les pluies, les boues, le manque de vivres et de fourrage. Tandis que nos compassés ne parviennent nulle part.... Je me sens une telle humeur contre certaines gens que je les souffletterais.
Dans cette guerre sans pitié, dans cette marche pour ainsi dire ininterrompue, quelques éclaircies. C’est quand il s’agit de faire boire les hommes. et les bêtes. On jouit alors du calme d’une trêve respective de quelques heures. On ne se canarde plus, on cause presque toujours en gens dignes de se mesurer face à face. On plaisante même avec les Autrichiens ou avec les émigrés, ces hommes qu’on fusillera sans pitié le lendemain, s’ils se laissent prendre.
La nourriture vaut le coucher. On ne pense guère aux plats de viande et aux litres de vin que réclame aujourd’hui le dernier vendangeur ou le plus inhabile moissonneur. On n’écrit pas aux journaux pour se plaindre du menu de la caserne.
A chaque campement, sa pâture: qu’on tombe sur des pois verts , on ne mangera que pois verts. Une ration d’eau-de-vie tient une fois lieu d’aliment en vingt-quatre heures de marche et de combat . A certains jours, on n’a que du pain et encore par demi-rations. Et le lendemain on déjeune d’oignons, sans pain . Dans les vergers de Francfort, l’oignon est remplacé par les cerises; on se bourre de bigarreaux sous les arbres. Mais la bonne aubaine, c’est la pomme de terre. Bien heureux ceux qui campent sur ses champs! Plus heureux encore ceux qui ont le temps de la cuire. Qu’il survienne une alerte , alors, adieu kartoffel! la marmite est renversée. Du côté des Autrichiens, même changement à vue, et quelquefois, on profite de leurs préparatifs comme ils profitent des vôtres.
Il peut arriver que la viande ne fasse pas défaut et que le sel manque; alors, nos canonniers y suppléent par une pincée de poudre à canon délayée dans la soupe . Ils sont rares, ces jours de raffinement; le dénuement des paysans est parfois plus navrant que celui de leurs hôtes de passage. Le 19 messidor an II, la plus grande partie des soldats en arrivent à partager avec eux leurs rations : c’était dans les environs de Gand, non loin de l’Escaut.
Quelquefois, la misère des temps fait que les grandes villes n’offrent pas plus de ressources que la campagne. A Aix-la-Chapelle, pendant l’été de 1795, nos soldats sont obligés de couper de l’herbe et de manger les chats des habitants pour subsister . En 1794, à Cambrai, on donne un sou pour remplacer la ration de riz qui manque à la distribution .
Du moins, l’a-t-on en poche, ce sou. Une autre fois, on annoncera quinze sous de gratification; mais, quand on se présente à la caisse, elle est vide, comme de coutume. Il n’est question que d’arriérés de solde, et il faut tout l’entrain de nos troupes, pour que leur discipline n’en souffre pas davantage. A l’occasion même, elles font largesses au gouvernement; elles lui font solennellement remise en 1794 d’une partie de leurs rations de viande salée . C’est la revanche des quinze sous.
La remise ne peut s’effectuer, mais l’intention doit être réputée pour le fait.
Si encore on avait sa ration de sommeil complète. Mais, en campagne, à 2 heures du matin toujours, il faut se trouver rangé en bataille sous la pluie perpétuelle, glaciale, des hivers du Nord. L’arme au pied, on attend le retour de la cavalerie envoyée en reconnaissance. Puis, on se met en marche, prêt à faire feu, sondant l’horizon, pressant le pas quand on pousse l’ennemi, le pressant plus encore quand une pointe trop hardie force à reprendre la longue route imprudemment parcourue, route déjà dévastée, n’offrant plus de ressources, bordée de paysans soulevés par le désespoir. Alors, la marche n’est plus réglée, il faut qu’elle continue malgré tout, jusqu’à ce que hommes et bêtes tombent face contre terre, sans souffle, sans forces, pour repartir au bout d’un court repos, abandonnant les moins valides, les éclopés, et les désespérés aimant encore mieux se faire égorger par le paysan, que se relever encore une fois.
Je m’appesantis bien sur le détail de ce qu’ont enduré ces jeunes armées de la première République. Puisse-t-il empêcher la multiplication des récits qui nous initient depuis quelque temps aux vilains côtés de la caserne, comme si on n’y devait pas faire son apprentissage des duretés de la vie en campagne. Mieux vaut passer sur ses épreuves, en considération du but, que chercher à attendrir le public en dévoilant les brutalités d’un caporal ou les exactions d’un sergent-major. C’est pur enfantillage, et cela sent par trop les griefs de la vie de collège, qu’on vient de quitter. Le soldat ne doit rien conserver des dépits de l’écolier.
Dans Coignet, j’ai retrouvé le type du soldat de Napoléon; dans Fricasse, celui du volontaire de la Haute-Marne sous la première République. Bricard peut passer pour l’idéal du volontaire parisien. Il a plus d’intelligence, plus d’instruction que les deux autres; il montre la même horreur de toute vilenie, et, disons-le bien, le même respect du devoir sans lequel ne saurait exister ce qu’on appelle l’esprit militaire, cette âme des bonnes armées.
Uniquement consacré aux faits de guerre, son journal comprend trois grandes parties: dans la première, on peut comprendre les campagnes du Nord, des Pays-Bas et d’Allemagne; puis, vient la campagne d’Italie, et enfin la campagne d’Égypte. Sa valeur est essentiellement positive, parce que tout ce que l’auteur a vu est noté à son jour et à son heure sans aucune idée de soutenir une thèse quelconque ou d’impressionner un lecteur. Il est difficile d’être plus rigoureusement impartial. C’est qu’aussi Bricard est avant tout homme d’équité. Rien ne l’empêchera de réprouver le mal quand il se produit chez les siens. On voit avec lui le désordre des premiers jours de campagne; on entend les cris des volontaires qui prétendent diriger la marche au milieu d’officiers incapables ; on voit les lâches se sauver en jetant fusil, habit et fourniment ; on assiste à ces paniques inévitables à la guerre qui font tirer sur des frères d’armes en croyant tirer sur l’ennemi. En revanche, quand le narrateur rapporte une belle action, vous pouvez être sûr qu’il dit la vérité, et qu’il est heureux de la dire.
Les qualités de couleur manquent ici comme dans tous les journaux de marche rigoureusement tenus. La préoccupation du chiffre semble repousser comme secondaire tout ce qui peut donner du charme au récit. Quelquefois cette lacune n’a d’autre raison que l’absence de certains dons de l’esprit. Mais Bricard n’en est point là. Je le vois à son récit d’un départ d’Aix-la-Chapelle .
Le 2 floréal fut employé à faire nos sacs et nos adieux; beaucoup dé militaires avaient des maîtresses; il leur en coûta de se mettre en route. Le 3, départ à six heures du matin pour Juliers. Les larmes coulèrent des yeux de nos jeunes amants; les échos retentirent des cris de nos ivrognes. Cependant la longueur du chemin calma ces excès.
C’est dit en quelques mots, mais cela fait image. On a donc pleuré en quittant les bonnes amies d’Aix-la-Chapelle. La liaison avait duré là quelque peu; mais ailleurs, elle laisse en quelques heures des racines profondes. Les femmes d’Erlangen, du genre leste (il a soin de l’ajouter), font la conduite au soldat pendant deux lieues. C’est de la belle et bonne reconnaissance pour une nuit passée avec des misérables, honteux de leurs déchirures d’habits et noircis par le soleil. Vraiment, je ne sais trop si nos Françaises les plus lestes feraient aujourd’hui ces deux lieues.
On voit que Bricard aime à tout connaître.
Il veut goûter de la moutarde et du fameux vin à Dijon , et des dragées à Verdun, où l’amabilité des confiseuses le charme.
Les goitres de la Savoie lui serrent le cœur ; il apprécie mieux les Italiennes, en regrettant toutefois leur dédain des choses du ménage. Il admire en passant les belles femmes de Menton qu’il appelle déjà ville française; il admire aussi les jolies femmes de Thionville , et en cela il tombe d’accord avec Hoche qu’on y vit épouser la fille d’un simple garde-magasin, tout général en chef qu’il était. A ce propos, disons que Bricard est comme tous les soldats de son temps, il ne peut admettre la mort naturelle de ce héros qui fut, comme Kléber, adoré de ses troupes.
En ce qui concerne l’appréciation des peuples étrangers, Bricard s’accorde singulièrement avec Fricasse et Coignet. C’est surtout l’extrême mobilité italienne qui le fâche: il ne peut digérer cette populace qui acclame du jour au lendemain tous les partis et qui massacre les blessés dans les hôpitaux. Il trouve plus de sûreté dans les relations avec l’Autrichien ennemi qu’avec l’Italien ami. Il place même l’Allemand au-dessus du Français , pour ses sentiments d’humanité et d’hospitalité. Mais ce qui le pénètre de reconnaissance est l’hospitalité flamande, et surtout la générosité des Wallons de la Belgique. «Il n’y aurait pas eu un Français capable de nous accueillir avec cette bonté , s’écrie-t-il, après une plantation d’arbre de liberté dans les environs de Charleroi. C’est le cri du cœur... et de l’estomac. Mais, à la guerre, l’estomac a si rarement complète satisfaction!
Ce journal a été tenu jour par jour; son auteur y a tout porté : l’heure de la prise d’armes, la durée de la pluie qui tombe, la longueur du chemin parcouru. On le suit à l’attaque, on rétrograde avec lui quand arrive l’heure de la retraite, on se chauffe à son feu de bivouac quand il en a un, ce qui n’arrive pas toujours. On compte les obstacles rencontrés sur la route, les difficultés de la lutte non seulement contre l’ennemi, mais pour les moyens d’existence. Le retour quotidien des mêmes informations permet seul de voir quelles sont les misères de la guerre et ce qu’il faut d’énergie morale et physique pour les supporter.
L’hymne des Marseillais, comme l’appelle Bricard, ne vient pas la surexciter aussi souvent qu’on le croirait. On chante plutôt le Ça ira, dont le refrain semble sonner la charge. Cependant un volontaire de Paris entonne la Marseillaise dès qu’un boulet ennemi lui emporte les deux jambes. C’est son Dies iræ.
Pour marcher à l’ennemi, même en 1794, les musiques préfèrent l’air de vaudeville qu’on affectionnera encore sous l’Empire:
On va leur couper les flancs,
Ran, tan, plan, tire lire .
Il est probable qu’il était mieux rythmé pour l’accompagnement des tambours, mais son exécution était parfois troublée. Ainsi la moitié des musiciens qui le jouent dans le bataillon de Bricard sont tués par une décharge meurtrière après avoir fini le morceau. Cette ironie funèbre vaut un tableau de la Danse macabre.
Quand on entend parler de la marche d’une armée, on ne sait jamais ce qu’elle représente d’efforts, de privations, d’existences sacrifiées. Il est salutaire de toucher cela du bout du doigt. Là surtout on reconnaît qu’il en a toujours été de même pour bien des choses. On se plaint déjà des ordres contradictoires , de l’incapacité de quelques chefs , on s’indigne contre les protégés qui se tiennent à l’abri dans les fonctions de plumitifs , on maudit déjà l’administration dont les employés trop nombreux ne délivrent rien (même dans les situations qui légitimeraient les mesures d’exception ), prennent les meilleurs logis, ne se refusent aucune jouissance , et traînent à leur suite des bagages trop considérables. Ils sont rendus responsables de la solde arriérée , car on ne reçoit pas souvent ses deux sous par jour des habits qu’on ne distribue pas , des casernements représentés par des cloîtres, des corridors ou des églises, sans paille, sans couvertures, sans marmites des hôpitaux dépourvus du nécessaire où les malades abandonnés sollicitent de l’humanité du concierge un prêt de trois livres pour les frais d’une vaste soupe à l’oignon, seul remède à portée de leurs forces défaillantes . Ceci se passe en Italie. En Egypte, c’est pis encore; on vend pour payer un arriéré de solde toute la provision de vin emportée de France, quatre cent mille pintes. Tant pis pour les malades et les convalescents. S’il y a des médecins héroïques, d’autres le sont beaucoup moins, et on les punit d’une façon si originale qu’elle perdrait à l’analyse. Voici l’extrait :
Le nommé Boyer, officier de santé de la marine, ayant refusé de traiter des blessés atteints de la peste, fut condamné à être destitué de ses fonctions, promené dans les rues d’Alexandrie, habillé en femme et monté sur un âne, portant devant et derrière un écriteau avec ces mots: Il est indigne de porter le nom de Français, il a peur de la mort. Après quoi, il devait être conduit en prison et renvoyé en France par le premier bâtiment expédié, avec invitation au président de son département de le rayer comme citoyen français.
Autre châtiment qu’on ne pourrait plus renouveler aujourd’hui. En 1796, le général Collot inflige à un canonnier, comme punition, une coupe de cheveux .
On voit que la queue passionne les troupes au plus haut degré. Bien avant que Bonaparte s’en mêlât, elle avait déjà ses ennemis et ses soutiens. Déjà en 1793, on se battait, on se tuait pour elle. Notre locution populaire: défends ta queue! pourrait bien être un souvenir de cet acharnement. C’est comme les épaulettes d’argent et les grandes capotes blanches; certains officiers d’ancienne infanterie résistent à l’injonction officielle de les changer ; ils préfèrent sortir du rang et se faire licencier . On le croirait difficilement si Bricard n’avait circonstancié et daté les faits.
Pour les soldats, on ne les chicane point sur la couleur de leur habit qu’ils perdent assez vite aux bivouacs de leurs campagnes d’hiver, et qu’ils remplacent souvent avec ce qui leur tombe sous la main , car ils sont nu-pieds et vêtus de lambeaux . Ils coiffent le feutre du paysan, endossent sa houppelande au besoin et se taillent des gilets ou des pantalons dans la première étoffe venue . Quant aux Autrichiens, ils se battent en casquettes malgré les gravures officielles qui nous ont habitués à les regarder comme inséparables de leurs bonnets plaqués à l’aigle, tandis que nos soldats portent en colonne de superbes bicornes à panache rouge. Double coquetterie contraire à la réalité. Sous le Consulat, on envoie encore en Égypte comme troupes de renfort des conscrits sans uniforme. Notez qu’en Egypte, il y avait si peu de drap disponible dans le commerce du Caire qu’on ne s’arrêtait pas à la couleur. Les corps étaient habillés de rouge et de vert .
Dans ces premières campagnes du Nord, il est intéressant aussi de savoir ce que faisait penser aux soldats le changement continu de généraux. C’est Dumouriez, c’est Houchard, c’est Custine, c’est Pichegru.... Les dénonciations pleuvent. Il leur faut passer à l’ennemi ou passer à la guillotine. Décapité ou transfuge! Pas de milieu. Et comme toujours ce sont les plus innocents qui vont offrir leurs têtes. A peine l’un est-il installé à la place de l’autre que le représentant du peuple vient annoncer son départ en jetant encore une fois à la face des troupes le grand mot de trahison.
On est porté à le croire quand on entend les discours de Dumouriez revenant sous la protection d’une escorte autrichienne pour inviter l’armée à faire cause commune avec lui contre la République. Comment cette armée peut-elle tenir bon quand même, devant l’ennemi, et comment l’ennemi n’en profite-t-il pas davantage? On n’y comprend rien.
Le privilège d’être dénoncé n’est pas acquis seulement aux grades élevés. Les chefs de bataillon ne sont pas plus épargnés que les généraux; on les mène à Paris et on les guillotine comme eux . Ceux qui sont accusés de lâcheté devant l’ennemi sont plus honorablement traités. On les fusille .
Les gradés ne sont pas couverts d’or.... Au 11 floréal an IV (1796) nous voyons qu’un général en chef ne touche pas plus d’un franc treize sols et quatre deniers en numéraire par jour. Le chef de bataillon a le franc tout juste. Le sous-lieutenant a dix sous. Le surplus est payé en mandats. Et que pouvait valoir un mandat en un temps où l’on donnait plusieurs centaines de francs en assignats pour une livre de chandelles ?
Bricard honore les bons chefs comme Kléber, qu’il se plaît à nommer «le vertueux Kléber» . Mais il n’aime ni la brutalité, ni l’injustice, ni l’indélicatesse. Quels que soient les grades, il ne se gênera jamais pour dire ce qu’il pense. Ainsi de son temps Masséna était encore moins chéri de la victoire (pour employer l’expression consacrée plus tard) que méprisé par les officiers et les soldats de sa division. En parlant de ses abus de pouvoir, de ses extorsions, Bricard n’exagère point. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à se reporter à deux pages des souvenirs du général Lamarque, chargé à un certain moment d’aller notifier à Masséna l’ordre de rendre les millions mal acquis. Les détails sont curieux et valent la lecture . En parlant de l’indignation publique, Bricard n’est pas poussé par le désir de trouver un supérieur en défaut. Il n’épargne pas davantage ceux qu’il appelle les mauvais soldats. Nulle part on ne trouve une condamnation plus énergique, plus saisissante des maux causés par l’indiscipline du soldat.
A cette indiscipline il n’est malheureusement qu’un remède. Si le pillard n’est point fusillé, l’armée est compromise. Bricard le démontre, sans le savoir, par le contraste de la marche de Jourdan en Allemagne, et de la marche de Pichegru en Hollande. Cette campagne de Hollande fit l’admiration de l’Europe.
Lombard de Langres l’atteste dans cette page de ses Mémoires:
Quand j’arrivai en Hollande, dit-il, Pichegru était encore adoré. Sa modération dans la conquête, et la discipline sévère qu’il avait su maintenir dans une armée dénuée de tout lui avaient concilié l’amour et l’estime de chacun.
Dans le fort d’un hiver rigoureux, après avoir passé le Mordeck sur la glace, ses soldats, l’habit en lambeaux, le pantalon usé, sans souliers, les jambes et les pieds entortillés de foin, n’ayant dans la poche que du papier dont ils ne pouvaient faire usage chez l’étranger, et pressés par mille besoins, ne se permirent pas la plus légère entreprise sur la propriété d’autrui. Un seul vol fut commis. En traversant une kermesse, un grenadier, qui avait perdu son bonnet, voulant se garantir d’un froid cuisant, prend un mouchoir étalé sur le devant d’une boutique, s’en enveloppe la tête et passe son chemin sans le payer; il est aperçu, un conseil de guerre est convoqué, et le coupable est condamné à passer par les armes. Les autorités accourent vers le général en chef et lui demandent grâce.
«Volontiers, mais si ce soir la ville est au pillage, rappelez-vous, messieurs, que c’est vous qui l’aurez voulu!»
Le soldat subit son jugement.
Lombard croit le fait unique parce qu’il n’était pas à l’armée, mais avec Bricard nous voyons bien d’autres sacrifices humains à la discipline. Si vous voulez savoir comment on fusillait les pillards, recourez aux pages 113, 115, 127, 130, 132. — Page 127, vous verrez deux petits tambours, deux enfants (comme l’étaient alors tous nos tambours), fusillés devant les vieux soldats qui pleurent en entendant leurs cris de désespoir. Ils étaient six, ils ont volé une vieille femme, les deux plus âgés serviront d’exemple aux plus jeunes qu’on met en face d’eux par ordre. Il faut que la leçon profite, et c’est la seule qu’on puisse donner à la guerre où la prison n’est pas plus prise au sérieux que la réprimande. Les enfants avaient volé, je l’ai dit; mais voici un chasseur qui ne vole pas; il laisse son vieux chapeau pour en prendre un neuf. Cet échange non permis ne suffira point à sauver sa vie: il tombera comme les autres devant le peloton d’exécution.
Tout cela, c’est de la férocité, n’est-il pas vrai?
Et cependant elle semble humaine quand on place ces quelques victimes devant les monceaux de cadavres qu’entasse le système contraire du laisser-aller.
Pour en avoir idée, il faut suivre l’armée de Sambre-et-Meuse dans la retraite qui suivit la défaite de Wurzbourg (1796). On voit ce que coûta l’indulgence de Jourdan comparée à l’inflexibilité de Pichegru: en fin de compte, celle-ci est mille fois plus humaine.
Nous marchions souvent dans le plus grand désordre, dit Bricard, car la déroute était presque générale et occasionnée en partie par le brigandage d’une quantité de fuyards qui infestaient l’armée, et dont les infâmes excès étaient doublement préjudiciables. De braves militaires supportaient les attaques de l’ennemi, tandis que des lâches se livraient au pillage pour éviter le combat. Arrivés dans une position, les vrais soldats n’osaient aller dans les villages pour se procurer des vivres, craignant qu’on ne se vengeât des horreurs que ces scélérats commettaient tous les jours....
Ah! le brigandage! Voilà ce qui perd les armées, qui avilit le soldat. C’est l’effroi de Bricard qui ne cesse de le craindre et de le maudire .
On pille parfois parce que l’habitant a pris la fuite . Le plus souvent, c’est par misère. A une revue ordonnée par le général Bernadotte, on ne peut reprendre les habits de paysans volés parce que les voleurs n’en ont pas d’autres.
Cependant Bricard ne dissimule jamais ce qui lui semble impardonnable . On voit qu’il souffre du déshonneur qui en jaillit sur l’armée et de la haine qu’en conçoivent les victimes .
C’est qu’il faut bien l’avouer. Les brebis galeuses ne manquent pas dans ces troupeaux humains que représentent les armées en campagne. Devant une discipline de fer, les mauvaises passions se taisent; les gredins dissimulent quand le conseil de guerre n’est pas loin; mais que la répression mollisse, comme ils relèvent la tête! Aux heures critiques, ils trahissent leur drapeau avec une lâcheté que n’aurait pas un malfaiteur de profession.
Au fort d’El-Arisch, cerné par une armée turque, ils descendront des cordes aux assiégeants pour qu’ils puissent surprendre la place et torturer les camarades, car on sait que les Turcs ne se conforment pas aux lois de la guerre. C’est encore un groupe de ces Français criminels qui, à la grande révolte du Caire, guidera la populace contre les débris de notre armée. Ils sont trois cent mille contre six mille; nos transfuges grossiront la masse des trois cent mille.
Je n’exagère rien, je ne fais que reproduire Bricard. Ce qu’il dit, on ne le trouve pas partout, et, je ne saurais trop le répéter, ces aveux font le grand mérite de son journal, et c’est pour cela que je l’aime. Il faut le lire pour être bien convaincu qu’une armée va droit à sa perte en faisant grâce aux lâches et aux voleurs .
Le degré d’intérêt de l’œuvre dépend naturellement des positions dans lesquelles l’auteur se trouve placé. Il est considérable au début de sa carrière où tout est souffrances et privations. Une fois arrivé au grade de sergent-major, Bricard est, par obligation, moins militant, plus absorbé par les exigences administratives de son grade. Beaucoup de braves officiers laissaient alors à des sous-officiers instruits le soin d’une comptabilité qu’ils auraient été peu capables de tenir. Absorbé par ses écritures, courant d’un fournisseur à l’autre, allant souvent chercher au loin l’argent de la solde, Bricard n’est plus dans le feu de la mêlée. Il se contente de nous dire ce qu’il voit, et comme il voit juste, son journal est toujours précieux, bien qu’il n’ait plus le même mouvement.
Mais on y gagne un aspect nouveau des situations déjà connues. Pendant que Bonaparte conquiert l’Égypte, l’histoire particulière d’Alexandrie reste bien dans l’ombre. Il fallait le journal de Bricard pour montrer ce qu’on y a souffert Bonaparte parti, l’intérêt de cette campagne semble avoir disparu pour le gros du public; le héros est ailleurs, et l’attention l’y suit. Sans doute on n’ignore pas que Kléber l’a remplacé, qu’il a été assassiné, remplacé par Menou qui ne le valait point. On sait que cela finit mal, et il n’en faut pas davantage. On ne sent jamais le besoin de connaître les détails en pareil cas.
Le dénouement du drame vaut cependant la peine qu’on s’y arrête. Il est même, à bien juger, plus digne d’admiration que le commencement, car il nous offre le spectacle inoubliable d’une poignée d’hommes luttant jusqu’au bout dans la situation la mieux faite pour abattre les âmes ordinaires. Au début des expéditions aventureuses, tout est beau, ou du moins permet de caresser un espoir de fortune. Mais à la fin, quand l’adversité s’en mêle, quand la confiance dans le commandement n’y est plus, quand le cercle ennemi se resserre, quand la peste et la guerre éclaircissent assez les rangs pour qu’on en vienne à se dire comme aux temps antiques: «Encore une victoire comme celle-là, et nous sommes perdus», — alors on voit plus clairement ce qu’il y a de grand chez certains hommes. La personnalité de Kléber se dégage si éclatante à ces heures dernières de l’armée d’Égypte, qu’on se demande quelle eût été sa fortune s’il avait survécu.
Ce n’est pas à lui qu’un général blessé à mort aurait osé dire: «Va! je suis f..tu, et ta colonie aussi! » Menou méritait cette prophétie par une sotte irrésolution qui est le pire défaut à la guerre.
Ce qui frappe aussi dans ces dernières pages, c’est le rôle odieux joué par le gouvernement anglais. Allié de la Turquie, il ne marchande pas la vie des Turcs quand il s’agit de se battre. Leur laissant tout le choc à soutenir, il se contente au besoin de faire tirer de loin sur leurs fuyards, afin de les contraindre à sacrifier les vies dont il est si ménager pour ses propres soldats. C’est du reste le rôle qu’il a joué en Hollande, qu’il a joué à Quiberon, à Toulon, et ailleurs encore. Le gouvernement anglais se charge encore volontiers du travail occulte qui consiste à démoraliser nos troupes par de mauvaises nouvelles et à soulever les indigènes par de faux bruits. Mais son coup de maître est de laisser la Turquie régler amiablement l’évacuation de l’Egypte à des conditions honorables, recevoir de nos mains, comme garantie, les forts et le matériel qui constituaient nos moyens de résistance. Puis, quand il nous croit bien désarmés, cet ennemi loyal déclare que les conventions conclues avec son allié ne le regardent point, et qu’en perdant l’Égypte, nous perdons du même coup la liberté.
C’est alors que Kléber répondit à l’amiral anglais par la publication de sa propre lettre, n’y ajoutant que ce cri de colère: «Soldats, on ne répond à de pareilles insolences que par des victoires.»
Le mot insolence n’est pas de trop quand on lit cette épitre incroyable. La proclamation de Bonaparte aux Pyramides est restée fameuse, mais combien fut plus grande cette explosion indignée de la bonne foi trahie! Et comme les faits d’armes qui la sanctionnent sont plus mémorables devant l’histoire!
Ce qu’y gagna la Turquie, on le sait: la perte d’une grande bataille, la destruction de son armée et d’une grande partie du Caire, l’extermination d’une partie de la population, après huit jours d’une guerre de rues sans exemple et d’un bombardement implacable. Qu’importaient au cabinet anglais ces ruines fumantes et ces milliers de victimes! Ce qu’il voulait, c’était mettre le pied en Égypte et se substituer à son allié quand il s’agirait de recueillir les dépouilles du vaincu. Sa politique fut toujours de laisser les autres à la peine, et d’en retirer tout le profit.
En toute occasion, Bricard a toujours soin de séparer le bon soldat, le vrai militaire, comme il l’appelle, de ceux qu’il appelle avec indignation les scélérats , c’est-à-dire les pillards.
Le vrai militaire, nous le retrouvons dans ce récit d’une retraite qui ne perdra pas à être relu : il relève les cœurs.
Un petit bois nous favorisa beaucoup contre la cavalerie; à la sortie, les ennemis serrèrent de très près; mais, avec nos pièces à la prolonge, nous ne cessions de tirer, ce qui arrêtait leur marche. Cependant nous faillîmes perdre une pièce de canon. Chargés par un peloton de cavalerie ennemie, et obligés de passer un petit fossé, les sus-bandes d’un de nos affûts se levèrent et la pièce tomba; nous fûmes assez lestes pour la replacer vivement dans son encastrement.
Notre premier bataillon reçut l’ordre de s’embusquer à l’angle d’un bois pour arrêter la cavalerie qui menaçait de mettre la colonne en déroute. Lorsque cette cavalerie se présenta, le bataillon embusqué fit un feu de file qui lui détruisit beaucoup de monde; mais elle revint en forces sur le bataillon qu’elle somma de se rendre; celui-ci ne répondit que par un feu roulant. Néanmoins abandonnés parla colonne qui était déjà loin, ils furent contraints de déposer les armes.
Comme plusieurs reçurent des coups de sabre, le chef de bataillon commanda aux soldats de ressaisir les armes; et le combat redevint meurtrier, mais ces malheureux furent obligés de céder enfin. La plupart furent hachés, entre autres, le chef de bataillon qui fut coupé en morceaux.
Ce brave et estimable chef se nommait Laforest; il était âgé de soixante-dix ans et fut bien regretté de la demi-brigade.
Je ne sais si ce fait d’armes figure à l’historique du 2e régiment, ni si on l’a honoré comme il le méritait, mais l’héroïsme de ce vieillard sacrifié avec son bataillon au salut de l’armée, mérite bien qu’on ne craigne pas de lui rendre un double hommage.
Et puisque nous rendons justice à nos anciens, reconnaissons qu’ils ont donné le premier exemple d’une simplicité et d’une sagesse trop vantées comme des vertus nouvelles après la guerre de Sécession des États-Unis.
Je veux parler de ces officiers redevenus cordonniers ou tailleurs, sans en être plus fiers.
Cette preuve de sens pratique était imposée par la nécessité, puisque le licenciement des armées entraînait celui de leurs cadres.
Sans remonter à l’ancienne Rome, on eût pu dire alors que notre première République avait offert le même spectacle. Jourdan, général en chef, futur maréchal d’empire, redevint petit mercier à Limoges après la victoire de Wattignies. Au bas de l’échelle hiérarchique, nous pourrions citer encore l’auteur de ce journal.
Tapissier, puis canonnier volontaire, parvenu de grade en grade à l’épaulette, Bricard la laisse après dix ans de guerre pour reprendre le tablier de travail. Sa dernière ligne le dit sans pose et sans phrase: «Je retournai à mon métier de tapissier.»
Son ambition avait-elle été déçue? Redoutait-il une mise en non - activité ? L’armée française allait-elle regagner ses foyers? Non, rien de tout cela! Bricard était content de ses chefs comme ses chefs étaient contents de lui. On avait cherché en vain à le retenir; l’ancien volontaire n’avait marché que pour la libération du territoire, et non par ambition. Certes il n’avait pas prévu dix ans de guerre. Mais enfin elle était finie, et finie glorieusement pour son pays. Notre officier n’avait plus rien à souhaiter.
Ne passons donc plus l’Océan pour aller chercher des modèles. Mais du moins sachons les retrouver parmi nos aïeux, recueillons pieusement leurs souvenirs, et, surtout, tâchons d’en profiter.
LORÉDAN LARCHEY.