Читать книгу Journal du canonnier Bricard, 1792-1802 - Louis-Joseph Bricard - Страница 5

ANNÉE 1793

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Table des matières

Le 8 janvier 1793, nous reçûmes l’ordre de quitter le parc, et d’aller rejoindre notre bataillon, cantonné dans le village de Moesmael; nous fûmes logés, mon frère et moi, chez un pauvre paysan qui n’avait pas de paille pour se coucher; cependant ce brave homme fit ce qu’il put pour nous garantir des rigueurs de la saison. Ce fut dans ce beau village que nous passâmes notre quartier d’hiver, qui fut de vingt jours. Toute l’armée était cantonnée dans le pays de Liège et dans une partie du Brabant; nous étions obligés d’aller chercher nos vivres dans un gros bourg à trois lieues de là.

Ce fut dans ce vilain endroit que nous eûmes la douleur de voir aller à l’hôpital notre ami Hervé, attaqué d’une fièvre putride.

Le 28, nous partîmes pour nous porter du côté de Maëstricht. Après avoir marché toute la journée, nous traversâmes Liège par une pluie extraordinaire, et fûmes cantonner dans l’abbaye de Robermont, près la Chartreuse.

Le 30, départ de grand matin par une pluie qui ne discontinua pas de la journée. Arrivés à Henry-Chapelle, les hommes et les animaux ne pouvaient plus marcher, et cependant nous avions encore deux lieues de traverse pour nous rendre à Sinnich, lieu de notre destination. Le chef de bataillon s’y rendit avec le drapeau et le plus d’hommes qu’il put emmener; les pièces d’artillerie restèrent avec les grenadiers à Henry-Chapelle.

Le 31, nous nous rendîmes à Sinnich. Tous les officiers et les canonniers du bataillon logèrent dans une abbaye de femmes nobles; ces dames, soit peur, soit générosité, nous traitèrent avec beaucoup d’égards. Nous n’avions pas beaucoup de bon temps dans cet endroit, car l’ennemi était toujours à rôder dans un bois voisin, où nous passions toutes les nuits sous les armes. Ce fut dans ce cantonnement que mon frère Honoré eut le malheur d’attraper une hernie qui, heureusement, ne fut pas considérable.

Le 10 février 1793, départ pour aller cantonner dans un village, proche Maëstricht. Des émigrés français qui occupaient cet endroit, n’eurent que le temps de se sauver sur leurs chevaux, à poil. Nos grenadiers entrèrent dans une grande maison et y trouvèrent une table couverte d’un repas superbe qui venait d’être servi, des malles pleines d’effets précieux, des épées et des pistolets très riches, ainsi que des habits d’anciens gardes du roi de France. Nos soldats eurent la précaution de ne point manger du repas préparé.

Nous nous trouvions très embarrassés dans ce village, car nous n’étions qu’à une très petite distance de Maëstricht, et nous n’étions que quatre bataillons dans ces contrées. Pour comble d’inconvénient, nous n’avions point de cartouches.

Le soir, un escadron de cavalerie hollandaise vint voltiger dans nos environs; aussitôt nous nous mîmes en bataille. La cavalerie ennemie rentra dans Maëstricht.

Nous voyant si près de nos ennemis, nous résolûmes de prendre le plomb de dessus les maisons et la poudre de nos cartouches à canon, pour faire des cartouches d’infanterie. Nous restâmes toute la nuit sous les armes.

Le 11, à la pointe du jour, notre commandant envoya une ordonnance auprès du général pour lui faire part de la position où se trouvait son bataillon. Le général regarda sur sa carte, et se mit dans une colère terrible, disant que, pour avoir ainsi exposé un bataillon, le commandant serait destitué. Cependant, il revint sur son ordre lorsqu’il fut instruit que c’était son adjudant général qui en avait donné l’ordre par écrit, et avait mis un village pour un autre.

Nous reçûmes l’ordre d’aller cantonner dans le village d’Itteren, situé sur le bord de la Meuse; notre guide, qui ne parlait ni entendait le français, nous conduisit par le plus court chemin et non le plus sûr, car sans y penser nous nous trouvâmes sous les glacis de la ville. On fit signe à notre guide que nous étions exposés; il fit entendre qu’il ne connaissait pas d’autre chemin. Au même moment, nous vîmes sortir de Maëstricht un escadron de cavalerie qui venait à nous. Nous nous rangeâmes en bataille et mîmes nos pièces en batterie; nous nous attendions à avoir une mauvaise affaire, car nous étions sous le canon de la ville. Heureusement que nous vîmes sortir de derrière un village un peloton de nos hussards qui venait à notre secours; ils firent face à la cavalerie ennemie, et nous nous tirâmes de ce mauvais pas. Nous arrivâmes dans le village de Itteren qui était inondé par les grandes eaux de la Meuse.

Le 13, il survint un débordement qui contraignit les habitants à abandonner le rez-de-chaussée; nous étions obligés d’aller chercher nos vivres à trois lieues, dans des petits bateaux.

Le 16, nous partîmes de cet endroit pour aller garder un pont, avec nos pièces, dans le village de Vertes.

De tous côtés, les troupes arrivaient pour le siège de Maëstricht; de notre côté, les troupes étaient sous les ordres du général Valence, et, sur l’autre rive de la Meuse, c’était le général Miranda qui commandait.

Dans la nuit du 16 au 17, le premier bataillon de la Haute-Vienne fut en reconnaissance pour faciliter à nos sapeurs l’ouverture de la tranchée.

Les jours suivants, la tranchée fut continuée et poussée vers la place. Le 26, nous fûmes prendre position dans le village de Rotem, toujours près Maëstricht.

Le27, nous fûmes de tranchée; le feu de l’ennemi était considérable afin d’interrompre nos travaux.

Nous fîmes rencontre de notre bataillon, le 5e de Paris. Il avait passé ses quartiers d’hiver dans le Limbourg; les officiers et les soldats manifestèrent un grand désir de nous ravoir: le commandant dit même qu’il allait en faire la demande au général Valence.

Le bombardement, du côté de l’armée de Miranda, allait toujours avec activité ; une quantité considérable de bombes étaient lancées sur la ville; la ville faisait un feu continuel de toutes parts. Les boulets ennemis faisaient un mal étonnant, car les épaulements étaient si légers que tous les boulets traversaient de part en part. De notre côté, nous n’avions pas beaucoup de grosse artillerie; le terrain qu’occupait l’armée de Miranda était beaucoup plus propice pour établir des batteries.

Le 28, le feu fut violent de part et d’autre; l’incendie était constant dans plusieurs quartiers de la ville. C’était la nuit que l’on envoyait le plus de bombes, ce qui occasionnait des hurlements effrayants de la part des assiégés.

Les premiers jours de mars 1793, nous vîmes avec peine que le siège n’était pas suivi avec célérité ; des canonniers de l’armée de Miranda vinrent à nos tranchées, et dirent que de leur côté on prétendait que c’était l’armée de Valence qui devait faire le siège, et qu’ils étaient seulement pour nous protéger. Ce qui nous surprenait beaucoup, c’était de voir aussi peu de troupes à un siège aussi considérable.

Le 2, il se répandit des bruits alarmants dans la tranchée: on assura que nos troupes, cantonnées dans le pays de Juliers, avaient été surprises dans ces contrées par une force bien supérieure et que quantité d’hommes avaient été égorgés. Vers la nuit, il vint des ordres qui confirmèrent cette malheureuse nouvelle.

Plusieurs bataillons partirent à la hâte de la tranchée avec ordre de se porter à la rencontre de l’ennemi. Soit que les assiégés eussent été instruits de notre revers par des espions, soit qu’ils eussent vu notre mouvement rétrograde, ils redoublèrent le feu de manière que nous perdîmes beaucoup de monde. Sur les sept heures du soir, il vint un ordre d’abandonner la tranchée; le premier bataillon de la Haute-Vienne demeura pour aider à enlever les restes de l’artillerie. L’ennemi fit une sortie vigoureuse, mais il faisait si noir qu’il ne put profiter de notre fuite; cependant il fit beaucoup de prisonniers.

Nous nous mîmes en marche par un grand vent et un temps si noir qu’il était impossible ni de se voir, ni de s’entendre, même avec les personnes que l’on côtoyait. On marchait à tâtons comme si on eût été dans le caveau le plus noir. Nous pûmes passer la Meuse deux lieues au-dessus de Maëstricht, sur un pont de bateaux; l’armée se rallia de l’autre côté de la Meuse. Le lendemain, à la pointe du jour, toutes les troupes n’étaient pas encore arrivées; quantité s’étaient égarées, beaucoup avaient été faites prisonnières.

Le 3, on se reploya jusque sous les murs de Tongres. L’armée n’en pouvait plus de fatigue et de besoins, car, depuis trente-six heures, nous n’avions pris aucune subsistance.

Ce même jour, nous rentrâmes au 5° bataillon de Paris, emportant les regrets des officiers et soldats du bataillon de la Haute-Vienne; de notre côté, nous avions pour eux une estime particulière, en raison des égards qu’ils avaient pour nous. L’ordre et la discipline qui régnaient dans leurs rangs, joints à leur bravoure, les faisaient remarquer par les généraux.

Étant avec eux, nous partagions l’honneur et la gloire de leurs travaux.

Le 4, nous éprouvâmes un petit revers causé par l’inexpérience d’un aide de camp.

Notre colonne était sur deux lignes: la première était aux prises avec l’ennemi et avait déjà quelques petits avantages; notre bataillon occupait la droite de la seconde ligne, et nous avions la petite ville de Tongres derrière nous. Sur notre droite, un petit corps, cavaliers et fantassins, marchait sur Tongres. Un aide de camp arrive et dit de tirer des coups de canon sur cette troupe. Sur l’observation qu’il n’était guère possible que ce fût l’ennemi, il persista, et exigea que l’on fît feu. Craignant qu’un refus ne causât de grands malheurs, nous mîmes quatre pièces en batterie qui culbutèrent les cavaliers. Après une vingtaine de coups, on vint nous avertir que nous venions de faire feu sur des troupes françaises: c’étaient le régiment de cuirassiers, et des chasseurs à pied, qui venaient d’aller à la découverte. Cet événement fut d’autant plus malheureux qu’il contraignit la première ligne à rétrograder; ayant entendu une canonnade derrière elle, elle crut qu’on cherchait à lui couper la retraite. Elle se replia, un peu en désordre, et, à la nuit, nous évacuâmes la ville de Tongres. Nous marchâmes toute la nuit. Arrivés le 5, à cinq heures du matin, sous les murs de Saint-Tron, nous nous rangeâmes en bataille.

Le 6, forte canonnade sur notre droite; le soir, on apprit que l’une de nos colonnes avait eu quelques avantage sur l’ennemi, entre Liège et Saint-Tron.

Pendant la nuit, il arriva beaucoup de troupes.

Le 7, l’armée poursuivit sa retraite; dans Saint-Tron, les troupes pillèrent les magasins qui devaient tomber au pouvoir de l’ennemi.

Notre bataillon fut cantonner dans le château de Dormael.

Le 8, ordre précipité de faire battre la générale et d’évacuer au plus tôt. Arrivés sur la grande route où l’armée défilait avec vivacité, on marcha jusqu’à Tirlemont dans un désordre affreux; tout le monde commandait; c’était à qui passerait l’un devant l’autre. Il semblait que nous n’étions plus dans le cas de nous mesurer avec l’ennemi; on ne voyait aucun des généraux; à chaque instant, des hommes malintentionnés venaient dire que la queue de l’armée était massacrée par l’ennemi, ce qui faisait redoubler le désordre. Les campagnes étaient pillées et ravagées par les brigands de l’armée; la plupart des soldats ne voulaient plus obéir. Enfin, la situation faisait horreur à tous les vrais militaires; il était douloureux pour des hommes d’honneur de voir une armée, extrêmement nombreuse, fuir devant son ennemi comme un troupeau de moutons.

L’armée vint bivouaquer dans les plaines de Tirlemont par un temps froid et pluvieux.

Le 9, départ pour aller prendre position dans un bois, près la ville de Louvain.

Le 10, l’armée se mit en marche, traversa Louvain et vint camper sur la côte de Fer, route de Bruxelles. Notre bataillon fut bivouaquer dans la prairie des Jésuites, près Louvain. Les corps furent formés en brigades; nous fûmes avec les bataillons de Poitou et de la Sarthe. On cherchait à réorganiser l’armée, et à la mettre en état de marcher à l’ennemi.

Le 12, revue de notre général de division, Leveneur.

Le 13, l’armée entière passa la revue du général en chef Dumouriez; il fit une harangue, cherchant à encourager en faisant espérer de nouveaux succès, invitant à l’ordre et surtout à l’obéissance, promettant qu’avant peu nous posséderions le pays qu’on venait d’abandonner. Tout fut disposé pour se mettre, sous quelques jours, en état d’attaquer l’ennemi.

Le 15, à trois heures du. matin, l’armée se mit en mouvement; la division Leveneur gagna des hauteurs en avant de Louvain; l’armée attaqua l’ennemi qui fut vivement repoussé sur tous les points, et qu’on suivit toute la nuit, par un temps pluvieux et froid.

Le 16, le canon se fit entendre dès la pointe du jour; notre division fit des marches et contremarches toute la matinée. Vers deux heures après midi, l’armée française, postée sur une hauteur, faisait face à l’ennemi qui occupait une grande plaine. Nous étions harassés de fatigue et de besoins, car, marchant depuis trente-six heures à travers les terres labourées sans prendre aucune subsistance, nous aurions bien désiré un moment de repos qui permît qu’on distribuât du pain. Mais les malheurs qui survinrent dans le reste de la journée me prouvèrent bien que nous n’avions encore rien fait ni enduré. A l’angle d’un village, nous rencontrâmes le général Dumouriez, suivi de son état-major, posté derrière un gros buisson et observant les mouvements de l’ennemi. Il vint à la tête de notre colonne, et dit: «Allons, braves enfants de la Patrie, c’est aujourd’hui le jour de gloire!» Il donna ordre à nos trois bataillons d’attendre, derrière un chemin creux, l’ennemi qui s’avançait en forces. L’infanterie défila dans le chemin, et nous passâmes, avec l’artillerie, sur la droite, du côté opposé à l’ennemi. A peine arrivés à notre position, une nuée d’hommes à cheval fonça sur nous. Aussitôt nous mîmes en batterie. La cavalerie ennemie avançait au grand trot. Avec quatre pièces de canon de quatre, nous commençâmes à rompre les pelotons ennemis qui ne ralentissaient point le trot. Un adjudant général sans expérience, qui commandait les trois bataillons, ordonna trop tôt le feu de brigade; nos ennemis, voyant qu’on les mettait en joue, se courbèrent sur le cou de leurs chevaux pour essuyer avec moins de danger la décharge. La distance était si grande qu’aucun ne fut atteint. L’ennemi profita de cette mauvaise manœuvre pour arriver, bride abattue, tournant le ravin pour prendre la colonne en queue. Par malheur, les charretiers de nos caissons furent tués, ou s’enfuirent; les chevaux égarés vinrent avec les caissons se placer devant nos pièces et favoriser l’ennemi qui enfonça nos bataillons déjà en désordre. Plusieurs voix firent entendre le «sauve-qui-peut!» La cavalerie, massacrant une partie des canonniers de Poitou, entra dans nos rangs et fit une boucherie horrible. Notre armée, en bataille sur la hauteur, fit, pour arrêter cette marche en avant, un feu terrible sur nous puisque nous étions pêle-mêle avec eux. Après avoir fait notre possible pour sauver nos pièces, nous ne songeâmes plus qu’à fuir, en évitant les coups de sabre. Toute mon attention, dans la mêlée, était pour mon pauvre frère, servant à la même pièce. Dans ce moment, un cavalier m’allongea un coup de sabre qui, par hasard, fut paré avec l’écouvillon que je tenais dans mes mains; la brosse de mon écouvillon fit ombrage à son cheval qui se cabra, et donna le temps à un volontaire de me porter secours en tuant d’un coup de fusil mon adversaire. Ce moment suffit pour perdre de vue mon pauvre frère. Cependant une de nos colonnes s’avançait en faisant sur l’ennemi une fusillade meurtrière. Les régiments de dragons de Cobourg et de La Tour, qui nous chargeaient, étaient presque tous poussés de boisson; ils firent une résistance opiniâtre, mais ils furent contraints de prendre la fuite en laissant grand nombre de leurs camarades sur le champ de bataille. Notre brigade se rallia et reprit sa première position.

Mon premier mouvement fut de demander à tous les. camarades: «Où est mon frère? L’avez-vous vu? Tirez-moi d’inquiétude?»

Un d’eux me dit avec surprise: «Comment, te voilà, mon cher Bricard! on venait de me dire que tu étais tué !

— Oh! m’écriai-je, sans doute, c’est mon malheureux frère!»

Il s’efforça de me persuader le contraire, et, dans le doute cruel où je me trouvais, je poursuivis ma recherche sur le champ de bataille, couvert de morts et de blessés. J’appris qu’un de nos amis, nommé Blerzy, venait d’être tué ; la mort de ce brave et estimable camarade me fit verser les larmes qui m’étouffaient. Je continuai à courir, de cadavre en cadavre. Plusieurs camarades vinrent à moi et cherchèrent à me consoler en me persuadant que mon frère n’était pas tué. Puis la pluie vint, avec la nuit, répandre sur le champ de bataille l’obscurité.

Ne pouvant supporter l’incertitude cruelle où je me trouvais, je fus toute la nuit visiter les granges et les écuries où avaient été transférés nos pauvres blessés; partout, j’appelais mon frère, pour toute réponse, je n’entendais que des gémissements.

Vers minuit, sur la plaine, par une pluie affreuse, sans m’apercevoir du danger, je m’étais égaré dans l’armée ennemie. Quelle fut ma surprise en entendant crier: «Wer da?» le «Qui vive?» des Impériaux!

Revenant sur mes pas, je fus arrêté par nos sentinelles, qui d’abord me prirent pour un homme qui cherchait à déserter à l’ennemi; elles m’indiquèrent mon chemin pour retourner au camp, où je passai le reste de la nuit assis, attendant avec impatience l’aube du jour. Dès que je l’aperçus, je me rendis à Tirlemont, pour m’informer à l’ambulance si on avait évacué des blessés de la veille; on me répondit affirmativement, les blessés étaient déjà évacués sur Louvain. Je revins avec une lueur d’espérance. J’arrivai à ma compagnie, harassé de fatigue et de douleur, tombant de faiblesse. Les camarades m’excitèrent à manger, mais il m’était impossible de prendre aucune subsistance. Je remarquais qu’on me regardait d’un œil triste et embarrassé ; un ami vint à moi pour chercher de nouveau à me consoler. Je lui dis: «Il est inutile de me cacher ce que nécessairement il faut que je sache; au nom de l’amitié, tirez-moi de l’incertitude. Il me semble que si je connaissais son malheur, je serais soulagé, car si le sort de la guerre nous a séparés pour jamais, eh bien! nous le regretterons, nous le vengerons. »

Il ne me répondit rien et fut consulter les camarades. Un instant après, revenant à moi il me dit: «Ton frère a eu la mort la plus douce que puisse avoir un guerrier; tu sais que pendant la mêlée, notre armée, postée sur la hauteur, fit un feu considérable. Eh bien! un obus venant de cette hauteur prit notre ami à la ceinture et le coupa en deux; il reçut la mort sans avoir le temps de pousser un souffle. Enfin, les camarades viennent de lui rendre les derniers devoirs.» A peine avait-il achevé que je tombai sans connaissance. Cependant, les ennemis avaient fait un mouvement, et on battait la générale dans le camp. Je revins à moi; au bruit des tambours, du mouvement des troupes et de l’artillerie, je recouvrai mes forces, mais, un moment après, elles m’abandonnèrent. Cependant, il fallait partir; les camarades me montèrent sur une pièce de canon, et nous nous mîmes en marche. Depuis trois jours je n’avais pris ni repos, ni nourriture.

Après avoir fait environ deux lieues, nous nous rangeâmes en bataille. Le soir, notre division fut bivouaquer dans un ravin, afin de cacher notre position à l’ennemi. On passa une très mauvaise nuit, car il ne cessa de pleuvoir.

Le 18, à la pointe du jour, toute l’armée prit position sur des hauteurs; vers huit heures, elle attaqua l’ennemi sur tous les points, dans les plaines de Roncon. Jamais nous n’avions vu une multitude d’hommes rangés en bataille, comme ce jour-là. Notre armée, divisée en deux colonnes, se déploya sur trois lignes; l’artillerie légère, soutenue de la cavalerie, se porta en avant pour ébranler l’ennemi qui conserva sa position. Le feu s’engagea de part et d’autre; tout annonçait que la journée serait meurtrière.

Notre bataillon était de la colonne de droite et occupait la première ligne; trois pièces d’artillerie légère, placées au centre, furent la cause d’une grande perte, car l’ennemi supérieur en artillerie dirigeait beaucoup de pièces sur les trois nôtres. Un renfort d’artillerie arriva de part et d’autre, et la canonnade fit un ravage affreux; chaque boulet venait du premier bond enlever une file de la première ligne, et, par le ricochet, allait culbuter la deuxième. Déjà la plaine était couverte de morts et de blessés, mais aucune des colonnes n’avait été ébranlée. Cependant, une nombreuse cavalerie s’avança sur nous dans un ordre imposant, soutenue par beaucoup de pièces d’artillerie légère. Le désordre commençait à se mettre dans nos rangs, ce qui allait donner jour à la cavalerie ennemie pour forcer la ligne et massacrer nos fantassins. Heureusement plusieurs pièces de douze, avec des obusiers, vinrent se placer en batterie devant l’infanterie ébranlée, et, par un feu soutenu à mitraille, contraignit la cavalerie ennemie à rétrograder, en laissant sur le champ de bataille une grande quantité d’hommes et de chevaux. La canonnade redoubla plus que jamais; la terre était labourée par les boulets comme par la charrue.

Morel, volontaire à la 1re compagnie du 5e bataillon de Paris, montra un grand courage: ce brave eut les deux cuisses emportées par un boulet et il eut la force de chanter l’hymne des Marseillais. Ce même boulet coupa une jambe à chacun des deux volontaires qui étaient en serre-file derrière lui.

Un instant après, un second boulet vint droit à moi. J’eus assez de bonheur pour le voir frapper environ six toises en avant, ce qui me donna le temps de fléchir les reins en avant, et par conséquent de m’éviter la mort, car, à peine avais-je fait le mouvement que le boulet passa près du ceinturon, en cassant la garde de mon sabre, le pommeau de mon pistolet. D’une capote il me fit un gilet. Le coup fut si terrible que je me crus d’abord blessé ; mes cuisses furent tellement engourdies que pendant une minute j’ai chancelé sur mes jambes. Mes camarades, qui avaient vu le boulet, furent encore plus surpris que moi; tous me dirent: «Tu peux croire que nous te croyions coupé en deux.»

Le feu continuait plus fort que jamais; la cavalerie ennemie tenta encore une charge, mais la nôtre, qui avait reçu un renfort assez considérable, se crut en état de soutenir le choc. Le carnage fut affreux et, après avoir laissé de part et d’autre un grand nombre de tués et de blessés, chacun reprit sa première position. Le général Valence fut blessé à la tête dans cette mêlée.

Un instant après, une colonne de grenadiers hongrois s’empara du village de Roncon, situé entre les deux armées. Plusieurs bataillons, le nôtre fut du nombre, reçurent l’ordre d’en chasser les ennemis. Nous avançâmes avec nos pièces de quatre, et après avoir fait débusquer les pièces de canon qu’ils avaient placées dans les angles, notre infanterie, sans brûler une amorce, entra dans le village au pas de charge, malgré une pluie de balles. Au bout d’un quart d’heure de massacre, on ignorait qui était vainqueur. Cependant les grenadiers hongrois furent obligés de prendre la fuite. Un moment après ils revinrent à la charge avec un gros renfort; ils s’emparèrent de nouveau du village, en chassant nos bataillons qui rétrogradèrent avec de grandes pertes. Pendant une demi-heure, ce village est disputé, mais il est de nouveau attaqué à la baïonnette, et les ennemis complètement battus sont obligés de se sauver en-laissant dans Roncon un grand nombre de cadavres. Jamais on n’avait vu combat aussi meurtrier; maisons, rues et jardins étaient remplis de corps morts. Sur tous les autres points, les ennemis paraissaient avoir des succès. La nuit vint à propos, car, depuis la pointe du jour, nos soldats étaient sous un feu bien supérieur.

Notre colonne de droite, nous l’apprîmes le soir, avait été complètement battue.

Aussitôt la nuit tombée, le gros de l’armée se replia sur les hauteurs occupées la nuit précédente. Nous restâmes deux brigades en bataille sur le champ où nous nous étions battus toute la journée; nous passâmes la nuit la plus affreuse. Je ne pouvais concevoir comment il était possible de supporter autant de fatigues sans prendre aucune subsistance. La force du combat avait pour un moment dissipé ma douleur, mais pendant la nuit, je retombai dans l’affliction.

A chaque instant, nos grand’gardes étaient attaquées. Il fallut rester sur pied toute la nuit dans une terre labourée, et par une pluie très froide.

Le 19, à quatre heures du matin, nous rejoignîmes l’armée, et nous fûmes bien surpris de sortir avec autant de facilité de ce champ de bataille, car nous nous attendions à y être bloqués le lendemain matin.

La journée se passa dans cette position, on reçut du pain pour deux jours.

Le 20, l’armée se mit en bataille à trois heures du matin, et y resta jusqu’à dix. Puis, nous continuâmes notre retraite jusqu’au soir; à la nuit nous fîmes une halte de deux heures et nous poursuivîmes notre route à travers un bois occupé par l’ennemi, car les balles de leurs tirailleurs passaient au-dessus de notre armée défilant dans un chemin creux. Vers trois heures après minuit, notre colonne fit une halte au milieu du bois, près d’un bivouac de l’ennemi. Le restant de la nuit se passa dans la plus grande surveillance.

Le 21, à la pointe du jour, on fit abattre beaucoup de bois pour faire des embuscades, et placer avantageusement douze pièces de canon sur le chemin.

La place devint respectable; nous pouvions facilement arrêter, pendant vingt-quatre heures, les efforts de l’ennemi.

Dans la matinée, l’ennemi vint attaquer, mais partout il trouva une canonnade et une fusillade qui le contraignirent à se retirer.

Le soir, à quatre heures, on donna l’ordre d’abandonner cette position, et de se retirer de manière à cacher notre mouvement à l’ennemi. Une grande partie des troupes évacuèrent le bois, en ayant soin de retirer les baïonnettes et de porter l’arme sous le bras gauche, afin que les fusils ne fussent point aperçus de l’ennemi. Mesures inutiles, car à la sortie du bois les troupes défilèrent sur une hauteur où elles furent vues.

Aussi le peu de troupes restées dans le bois en furent victimes, car l’ennemi, suivant notre mouvement rétrograde, culbuta les bataillons restés pour protéger la retraite.

Ceux qui échappèrent nous rejoignirent dans le plus grand désordre. Nous arrivâmes, sur les onze heures du soir, dans le bois de Louvain; notre bataillon fut de grand’garde sur la route de Louvain à Namur, avec nos deux pièces en batterie de chaque côté du pavé.

Le 22, à quatre heures du matin, l’ennemi vint attaquer nos avant-postes; nos tirailleurs ripostèrent. Les ennemis avancèrent en force, nos bataillons arrivèrent également et la fusillade devint nourrie. Nos troupes étaient dans le bois en tirailleurs et, avec nos pièces, nous tirions tantôt à boulet, tantôt à mitraille, à travers le bois, dans la direction où nous supposions le plus d’ennemis. L’ennemi avait une artillerie bien supérieure, et nos deux pièces, placées sur le milieu de la route, étaient assaillies de projectiles. Nous perdions considérablement de monde dans ce maudit bois; quantité de soldats ennemis couverts avec nos habits de volontaires, pris dans les magasins de Saint-Tron et Aix-la-Chapelle causèrent des méprises funestes. L’après-midi, feu vif; la canonnade et la fusillade n’étaient qu’un roulement. Vers quatre heures, environ cent Autrichiens habillés en volontaires s’acheminèrent dans le bois jusque sur nos pièces. Ne soupçonnant pas que ce pouvait être des ennemis, nous étions occupés à faire feu devant nous. Mais, quelle fut notre frayeur en voyant des balles arriver à bout portant! — Quantité de canonniers, de charretiers et de chevaux blessés, nous mirent dans l’impossibilité de continuer. Nous fûmes obligés de prendre une fuite précipitée, pour sauver nos pièces. Le roulement de nos voitures qui fuyaient au galop sur le pavé, donna l’alarme à nos troupes dans le bois, et les fit rétrograder dans le plus grand désordre; cependant elles se rallièrent près d’une maison où était l’ambulance. Un instant après, un tambour, si petit qu’à peine il pouvait porter sa caisse, marchait en avant, battant la charge d’un pas précipité. Nos hommes s’élancent dans le bois, baïonnette en avant, comme des furieux, et non seulement reprennent le terrain que nous avions abandonné, mais chassent l’ennemi de son ancienne position. Derrière nous, il y avait une chaîne de petites montagnes où on avait masqué, à la hâte, plusieurs pièces de canon pour protéger la retraite de l’armée dans Louvain. Vers la nuit, on donna ordre aux troupes d’abandonner le bois et de se porter derrière la côte pour soutenir l’artillerie qui était masquée. L’ennemi, voyant la retraite de notre infanterie, la poursuivit avec acharnement, et lorsqu’ils furent en foule au pied du petit monticule, nos pièces jouèrent à mitraille. Ceux qui échappèrent à ce coup prirent la fuite; on profita du peu de jour qui restait pour faire filer le gros matériel et le centre de l’armée. L’arrière-garde resta sur les hauteurs jusqu’à ce que l’armée eût défilé dans Louvain. Les ennemis. ayant aperçu nos mouvements, revinrent en force sur notre arrière-garde; ils en firent une boucherie horrible.

Les débris se replièrent en désordre sur Louvain, après avoir perdu beaucoup d’artillerie.

Le nombre d’hommes tués et blessés dans cette sanglante journée fut grand; notre bataillon, pour sa part, perdit cent cinquante officiers et soldats.

L’armée marcha une partie de la nuit, et passa le reste au bivouac, trois lieues plus loin que Louvain.

Le 23, départ à cinq heures du matin, et bivouac sous les murs de Bruxelles.

Le même jour, à la nuit, on passa sous la ville de Bruxelles, et prit position à N.-Dame-de-Halle, où nous arrivâmes très fatigués. L’ennemi, qui suivait pas à pas, ramassait quantité de nos soldats qui ne pouvaient supporter la marche.

Le 25, départ à cinq heures du matin; on passa par Halle; on bivouaqua à Viller-Saint-Amand.

Le 27, l’armée vint prendre position dans les fameuses plaines de Fontenoy, près Tournay et Antoing.

Le 28, l’armée se posta en territoire français sur les hauteurs de Maulde. Aussitôt, on nous occupa à faire de grandes redoutes, des retranchements; le lendemain les tentes arrivèrent.

Ce fut de ce camp que je résolus d’écrire à mes parents. J’étais dans un embarras inexprimable, car mon frère et moi étions habitués à signer tous deux nos lettres. J’avais de grands ménagements à prendre: connaissant la très grande sensibilité de mon père et de ma mère, j’avais lieu de craindre pour leur existence.

Je pris donc le parti d’écrire à la maison paternelle, qu’à la suite de nos extrêmes fatigues, mon frère Honoré avait été contraint d’aller à l’hôpital pour rétablir sa santé.

J’écrivis à un oncle et à un cousin que j’avais à Paris, que la guerre avait causé la mort de mon frère, le 16 mars 1793, dans les plaines de Tirlemont. Je les priai de prendre toutes les mesures nécessaires pour cacher pendant quelque temps la mort.

Dieu sait combien il m’en coûta; car l’existence m’était odieuse, séparé pour jamais d’un frère, d’un ami; réduit à la dernière des misères, à moitié nu, n’ayant pas de chemise à mettre et rempli de vermine. La plupart des soldats, et j’étais du nombre, ayant perdu leur butin (contenu de leur havre-sac), étaient réduits à la mendicité.

Le 1er avril, revue du commissaire des Guerres. On affecta pour le soldat une complaisance et des soins extraordinaires; nous reçûmes du bois, de la paille, du pain et de la viande que l’on fit apporter devant nos tentes.

Le soir, nous apprîmes qu’il était arrivé, au quartier général, le ministre de la Guerre, Beurnonville, avec deux commissaires de la Convention nationale. Nous ignorions le motif de leur mission, car depuis longtemps nous étions privés des nouvelles de France; toutes les lettres étaient imterceptées.

Le 2, Dumouriez fit arrêter et conduire à l’ennemi, le ministre de la Guerre ainsi que les deux commissaires de la Convention nationale. A la suite de cette nouvelle, nous apprîmes qu’il y avait une suspension d’armes entre n ous et l’armée ennemie. Nous ne savions qu’imaginer; beaucoup de soldats soupçonnaient une trahison de la part de Dumouriez, mais l’incertitude où on était, jointe à la grande quantité de ses partisans dans l’armée, obligeaient les plus clairvoyants à garder le silence. Cependant, pendant la nuit du 3 au 4, il y eut quelque murmure dans le camp.

Le 4, Dumouriez, suivi des généraux Valence, Égalité, etc., vint haranguer l’armée, de bataillon en bataillon. D’abord, les généraux paraissaient préparer les chefs de corps, et ensuite Dumouriez prenait la parole, disant:

«Mes amis, mes enfants, mes braves frères d’armes, nous touchons à un moment attendu depuis très longtemps par les vrais amis de la Patrie. Tous voient avec bien de la douleur ce temps d’anarchie, où les bons citoyens ont tout à craindre, où les brigands et les assassins font la loi depuis trois ans. Notre malheureux pays est en péril; une représentation nationale, au lieu de s’occuper de vos besoins nécessaires, de vos subsistances, des lois qui vous assurent un avenir tranquille et paisible, passe son temps à intriguer, à employer les revenus publics, à faire voyager des factieux, sous le nom de commissaires. Ils viennent près des armées, non pas pour les secourir, non pas pour diminuer l’étendue de leurs besoins, mais pour les désorganiser par des rapports calomnieux, et envoyer à l’échafaud, en empruntant la forme des lois, vos braves frères d’armes, vos généraux que vous avez vus si souvent à votre tête braver les dangers de toute espèce. Il est temps de mettre fin à cette cruelle anarchie; il est temps de rendre à notre pays sa tranquillité ; il est pressant de lui donner des lois; les moyens sont dans mes mains. Si vous me secondez, si vous avez confiance en moi, je partagerai vos travaux et vos dangers, et la postérité dira de nous: «Sans la brave armée de

«Dumouriez, la France serait un désert aride; elle

«l’a conservée, elle l’a régénérée.»

Il dit ensuite: «Demain, je ferai voir à l’armée un mémoire imprimé sur ma conduite, sur celle de la Convention nationale. On jugera qui a le plus à cœur l’intérêt de sa Patrie.»

Le soir, il fut à un petit camp sur notre droite pour tenir le même discours à la troupe; un bataillon l’accueillit par une fusillade, et il ne dut sa vie, ainsi que sa suite, qu’à une fuite précipitée en se sauvant à la nage du côté de l’ennemi.

L’armée se trouvait dans la situation la plus critique, partagée d’opinions, sans ordre, sans discipline, commandée par des généraux en majorité perfides, en se voyant, pour ainsi dire, à la merci d’une armée ennemie nombreuse qui était aux portes de France.

Le 5, Dumouriez revint au camp, avec les généraux de la veille, escorté par un régiment d’infanterie de ligne soutenu de ses pièces de canon, et par un peloton de dragons autrichiens.

Il tint le même discours que la veille, et fit part à l’armée de son projet de marcher avec elle sur la capitale, pour détruire l’Assemblée nationale, et rétablir la monarchie.

Un volontaire de notre bataillon, qui venait de rejoindre l’armée avec les contingents, fut assez hardi pour crier à travers la foule: «Surtout, général, point de roi!» A l’instant les sabres furent levés, par l’escorte de Dumouriez, pour frapper ce militaire; il fut assez heureux pour échapper à la scélératesse de ces ennemis de la Patrie.

D’autres dirent: «Mais, général, en marchant sur Paris, c’est marcher contre nos familles.» Il répondit avec témérité : «J’en suis fâché, mais lorsqu’il y a du mauvais sang dans une famille, il faut le purger. D’ailleurs, si je n’ai pas assez de troupes françaises pour seconder mes desseins, j’aurai à mon service dix mille, vingt mille Autrichiens, s’il le faut, pour réduire Paris et le forcer à accepter la paix. Si quelques-uns d’entre vous ne sont pas contents de me suivre, je leur donne la journée pour se retirer sans armes, comme des lâches.»

De pareils discours firent faire de grandes réflexions; un tiers des soldats était dévoué à Dumouriez, un autre tiers regardait la réalisation de son projet comme inévitable, le troisième tiers, enfin, était décidé à fuir l’armée.

D’après un bruit répandu dans le camp, tous ceux qui désertaient étaient massacrés par des régiments de cavalerie ennemie postés sur la route de Saint-Amand.

La journée fut affligeante; à peine osait-on se communiquer ce qu’on avait dessein de faire; des soldats insensés, plus bêtes que méchants, venaient provoquer les volontaires en les traitant de carmagnoles, de marchands de papier, de coupeurs de têtes de rois. Dans un régiment de ligne, le chef eut la scélératesse de recevoir un officier, au nom de Louis XVII.

Le lieutenant qui nous commandait était décidé, ainsi que la majorité de la compagnie, à partir; nous fûmes chez notre chef de bataillon pour le solliciter de partir en masse; il nous parut très indécis, en nous engageant à attendre. Nous nous décidâmes à partir le même jour.

Vers une heure après midi, je partis du camp avec deux camarades, Himbault et Simoneau, tous deux épiciers, de Paris. Avant d’arriver à Saint-Amand, nous fûmes rencontrés par plusieurs généraux qui, nous traitant de lâches, dirent que nous n’irions pas loin; nous passâmes droit notre chemin. Arrivés à Saint-Amand, nous rencontrâmes quantité de soldats de troupe de ligne qui nous dirent mille injures, et, croyant nous insulter, nous traitèrent de foutus gueux de patriotes. Nous continuâmes notre route. Chemin faisant, nous fîmes rencontre de trois camarades de notre compagnie qui partaient aussi; deux d’entre eux étaient des nouveaux arrivés à l’armée, nous fîmes route tous les six.

Sur la route de Saint-Amand à Valenciennes, nous rencontrâmes le grand parc d’artillerie de l’armée qui filait sur Valenciennes, afin de ne pas servir aux projets perfides de Dumouriez.

Arrivés à la hauteur de Valenciennes, nous nous consultâmes sur la route que nous devions tenir. Intérieurement, nous savions bien que notre devoir était de nous réunir aux troupes qui étaient en garnison à Valenciennes, mais nous avions un grand désir de revoir nos familles. Moi, en mon particulier, je désirais me rendre auprès de mon père et de ma mère. Privé depuis longtemps de leurs chères nouvelles et connaissant leur sensiblité, je craignais que la mort de mon pauvre frère ne causât de nouveaux malheurs. Cependant, lorsque je réfléchissais, je changeais d’avis, présumant que je serais témoin de beaucoup de tristesse, et qu’obligé de partir, je causerais de nouvelles douleurs.

Enfin, nous décidâmes que nous tâcherions de nous rendre à Paris, où nous espérions trouver beaucoup de camarades. Nous marchâmes toute la journée, et fûmes coucher dans une maison proche Cambrai.

Le 6, à la pointe du jour, nous nous mîmes en marche et, malgré nos intentions pures, nous eûmes l’attention de ne point tenir la grande route; les circonstances paraissaient nous excuser, mais on n’aurait pas manqué de nous arrêter. Nous évitâmes donc Cambrai, et nous fûmes coucher dans un village entre Bapaume et Péronne.

Le 7, coucher près de Roye.

Le 8, nous gagnâmes la route de Pont-Sainte-Maxence. En passant dans le faubourg de cette petite ville, un brave homme nous arrêta pour nous faire des questions sur l’armée de Dumouriez. Nous lui fîmes un abrégé des événements, et il nous força d’entrer dans un cabaret pour nous rafraîchir; il fit assembler une quantité de jeunes gens pour boire avec nous et, à chaque instant, il leur disait: «Buvez, mes enfants, à la santé de de ces braves défenseurs qui ont tant souffert pour la Patrie!»

Quelquefois nous rougissions de recevoir tant d’éloges, tandis que nous tenions la route de traverse; moi, en mon particulier, j’avais des craintes; souvent je regardais au large pour m’assurer de l’extérieur. Un camarade, que la bonhomie de cet homme avait tranquillisé, lui confia notre situation; celui-ci nous conseilla d’aller à la municipalité pour demander des passeports, disant que, si nous craignions un refus, il viendrait avec nous. Nous le remerciâmes de ses bons services, car nous savions d’avance le résultat de notre démarche. Nous partîmes de ce village; tous les garçons nous conduisirent jusque dehors; tous les habitants étaient sur leurs portes pour nous voir passer (car ce jour-là c’était dimanche); ils nous indiquèrent un chemin de traverse pour éviter de passer dans Compiègne. Ce qui nous inquiétait le plus, c’était la traversée de l’Oise. Nous fûmes dans un petit village où on passait dans des bateaux. J’engageai mes camarades à passer l’eau sans nous arrêter, mais la plupart avaient des cloques (ampoules) aux pieds qui les empêchaient de marcher. Ils voulurent, contre mes intentions, coucher dans ce village qui était tout proche du faubourg de Compiègne. Jusqu’alors j’avais toujours, en qualité de caporal, été demander, aux maires des villages, des billets de logement, mais j’avais mauvais augure de cet endroit. Je ne voulus pas y aller, et je leur proposai de passer la nuit sous un hangar. Ils s’opposèrent à mon dessein et nous entrâmes dans une espèce de cabaret, où nous mangeâmes du pain et du lard pour notre souper. Comme nous étions là, à manger sur nos genoux, devant le feu, il entra une espèce d’ivrogne qui demanda à boire; l’hôte lui dit qu’il en avait assez. Comme nous avions des craintes qu’un homme mécontent n’allât plus loin raconter ce qu’il venait de voir, nous priâmes le cabaretier de lui donner chopine. En buvant, il nasilla qu’on cherchait après des militaires qui avaient fait du bruit dans le village; nous ne prîmes pas part à ce qu’il disait, vu que nous ne faisions que d’arriver, mais nous avions à craindre que cela nous portât préjudice. Notre ivrogne voulut encore boire, et continua par de si mauvais discours que le maître du logis le mit à la porte. Il s’en fut, en faisant beaucoup de menaces.

La soirée s’écoulait, et nous avions besoin de repos; nous demandâmes à coucher au cabaretier, il nous répondit que jamais il ne donnait à coucher parce qu’il n’avait point de lits. «Ah! lui dis-je, ce ne sont pas des lits que nous vous demandons, c’est une botte de paille dans votre grenier.» Il nous mit dans une espèce de grenier au-dessus de sa grande porte.

Deux heures après, je ne dormais pas encore, car il faisait si froid et j’étais si mal vêtu que je ne pouvais pas me réchauffer. J’entendis des cavaliers qui s’avançaient au grand trot. Arrivés devant notre porte, on crie: Halte!

J’éveille mes camarades. Nous entendons distinctement commander: «Deux hussards à la porte de derrière! deux au bout du village, sabre et pistolet en main!...» On frappe à la porte; personne ne répond; ils récidivent en faisant beaucoup de tapage, comme s’ils voulaient prendre des criminels de grande importance. Lassés d’attendre, ils jettent la porte en dedans, entrent et vomissent mille injures au maître du logis:

«Où sont les volontaires que vous cachez?

— Ne criez pas tant, camarades, votre prise n’est pas si belle!» dîmes-nous, de notre grenier descendant sans faire la moindre résistance.

L’officier nous fit désarmer de nos sabres et nous fit mettre au centre du peloton, recommandant à ses hussards une grande surveillance. Nous lui observâmes que tant de précautions étaient inutiles. En peu de temps nous arrivâmes à la municipalité de Compiègne; on demanda qui nous étions, d’où nous venions et où nous allions. Nous contâmes ce qui avait amené notre éloignement de l’armée. Ils dirent: «Vous êtes louables d’avoir abandonné Dumouriez, mais vous n’auriez pas dû passer les villes frontières.» Comme eux, nous connaissions nos torts d’avoir rétrogradé, et encore plus de nous laisser arrêter.

Avec un grand plaisir, nous apprîmes de la municipalité que la trahison de Dumouriez n’avait pas eu grand succès; le lendemain de notre départ, les troupes étaient parties du camp en masse et sans ordre pour se rendre à Valenciennes sous les ordres du général Dampierre; Dumouriez, se voyant abandonné, était passé à l’ennemi avec son état-major, le trésor de l’armée et beaucoup d’officiers et soldats de son parti; l’armée était campée à Famars, et son avant-garde dans le bois de Bonne-Espérance.

Après une longue conversation, les officiers municipaux dirent qu’ils étaient fâchés de notre aventure, mais qu’il fallait coucher à la maison d’arrêt. Nous y arrivâmes à minuit et demi; il fallut boire la goutte, chez le concierge, avec les braves hussards qui nous avaient escortés, et nous reconnûmes qu’ils avaient plus fait les méchants qu’ils ne l’étaient en effet. D’ailleurs nous connaissions par principe que le soldat est obligé de faire ce qu’on lui commande; l’officier ne voulut point que personne payât, et chacun se rendit à son logis. Le nôtre fut bien triste, dans un endroit très obscur, fermé par de gros verrous. Il y avait déjà une vingtaine de personnes, des voleurs, des déserteurs et des indisciplinés. Je restai, jusqu’au point du jour, assis sur mon séant à pleurer comme une Madeleine.

Le 9, à huit heures du matin, on vint nous ouvrir la porte pour nous faire respirer dans une petite cour; le dernier entré fut obligé, comme d’habitude, de vider la griache (tinette); on distribua à-chacun deux livres de pain, et de l’eau à discrétion, pour passer la journée. Nous fîmes connaissance avec plusieurs militaires qui, comme nous, avaient déserté le camp de Maulde, entre autres un nommé Garde-en-bas, capitaine des canonniers du 4e bataillon de Paris, ainsi qu’un lieutenant du même corps.

Dans la matinée, un officier municipal vint à la prison faire partir des volontaires pour l’armée; il demanda si nous voulions aussi partir. Nous ne voulions pas rejoindre avec la gendarmerie, comme des criminels. Il promettait bien que nous partirions librement, mais comme nous n’avions pas grande foi en ses promesses, nous demandâmes la permission d’écrire à nos sections respectives, à Paris, persuadés qu’elles s’empresseraient de nous rendre service en nous faisant mettre en liberté. Voyant que nos intentions étaient pures, il nous en donna la liberté. Il dit qu’il désirait bien nous donner la ville pour prison, en attendant la réponse, mais qu’il n’était pas le maître.

Nous écrivîmes de suite à nos sections en les priant de vouloir bien écrire à la municipalité de Compiègne de mettre en liberté, pour rejoindre le corps, des militaires qui ne s’en étaient absentés que par suite de circonstances malheureuses.

Cependant il fallait vivre, nous n’avions pas beaucoup d’argent, et dans une prison, six francs ne valent que trois livres; nous réunîmes nos bourses légères entre nous six, et nous priâmes le concierge de nous faire la soupe tous les jours. Heureusement que j’avais quelques louis, car mes camarades n’avaient presque rien. Mais du moins ils avaient l’avantage de pouvoir en demander à leurs parents, au lieu que moi, je n’osais pas écrire à mon père et à ma mère. J’écrivis à un de mes oncles, à Paris, en le priant de ne communiquer ma lettre à personne.

Il fallut se conformer aux règlements de la prison et payer notre bienvenue aux prisonniers. Nous passâmes les premiers jours dans la plus grande impatience. Le 12, un d’entre nous, nommé Minier, reçut une lettre de son père qui lui annonçait que les sections des Arcis et de Saint-Merry avaient pris part à nos disgrâces et avaient député des commissaires pour Compiègne à l’effet de nous faire mettre en liberté et de subvenir à nos plus pressants besoins. Cette lettre nous fit un grand plaisir.

Le 17, les commissaires arrivèrent; ils furent à la municipalité faire viser leurs pouvoirs, et aussitôt on vint nous mettre en liberté. Un moment après, arriva le père de notre ami Simoneau, muni d’une autorisation du ministre pour mener son fils à Paris, afin de le faire habiller; il devait repartir de suite pour l’armée.

Le frère de notre camarade Pavie arriva également de Saint-Maximin, dans l’espoir de pouvoir emmener son frère avec lui.

Nous goûtâmes tous ensemble; j’étais le seul privé du bonheur de recevoir des nouvelles de ma famille. Ne recevant pas de réponse de mon oncle, je ne savais pas à qui m’adresser. Le soir, nous fûmes souper avec nos commissaires qui nous firent mille honnêtetés, disant qu’il était bien flatteur pour eux de venir mettre en liberté des citoyens dévoués à la Patrie, et qu’ils rendraient un compte exact de notre misère et de notre désintéressement.

Le 18, nos commissaires firent l’emprunt à la municipalité de Compiègne, d’une chemise et d’une paire de souliers pour chacun de nous, promettant qu’aussitôt leur retour à Paris, on ferait un envoi d’habillements à toute la compagnie.

En sortant de la municipalité, nous fîmes rencontre d’un nommé Leblanc, ancien canonnier de notre compagnie, blessé d’une balle à la tête, le 18 mars 1793. Depuis, il s’était engagé dans le 8e régiment de hussards.

Mon camarade Imbault fut à l’hôpital pour se faire visiter d’une infirmité dont il était atteint, et obtint une convalescence d’un mois à l’hôpital du Gros-Caillou.

Comme nous nous disposions à partir chacun de notre côté, quelle fut ma surprise de rencontrer, dans une auberge, mon ami Hervé que j’avais vu partir pour l’hôpital, à Mormael. Depuis cette époque, on nous avait assuré qu’au retour de l’armée ennemie dans Liège, il avait été jeté par les fenêtres de l’hôpital. Je fus tellement saisi que j’eus peine à croire que c’était bien lui. Après nous être embrassés tendrement, la première parole qu’il m’adressa fut pour me demander des nouvelles de mon frère; je ne pus lui répondre que par un torrent de larmes.

Revenus un peu à nous, je lui témoignais l’agréable surprise que j’éprouvais en retrouvant un ami tel que lui. Il répondit qu’il devait l’existence à la générosité d’un brave citoyen de Liège, qui, à l’approche de l’armée impériale, était venu le chercher à l’hôpital, et le faire porter chez lui, où il reçut tous les soins possibles. Après parfaite guérison, il était parvenu à se procurer un passeport de comédien, ce qui le mettait à l’abri des Impériaux, et lui avait permis de traverser les armées autrichienne et française pour se rendre à Paris.

Il fallait nous quitter; nous pleurâmes encore en nous faisant nos adieux.

Hervé, Imbault et Simoneau prirent donc la route de Paris. Pavie, Minier, Comoy et moi, partîmes pour rejoindre l’armée. Par Avesnes, Saint-Quentin, Landrecies, le Quesnoy, nous arrivâmes à Valenciennes, où nous apprîmes que notre bataillon était campé à Famars. Nous fûmes, le même soir, rejoindre notre compagnie où je trouvai beaucoup de changements: les chefs, et beaucoup de camarades qui, comme moi, avaient quitté, étaient maintenant de retour; il y en avait encore une dizaine qui n’étaient pas revenus.

Le lendemain matin, je fus à Valenciennes avec plusieurs de mes amis du bataillon de la Sarthe.

Il arrivait à l’armée quantité de recrues du contingent des départements. Notre compagnie en fut complétée. On fit plusieurs nominations. Comme j’avais été remplacé en mon absence, au lieu du grade de caporal, la compagnie me fit l’honneur et l’amitié de me donner celui de fourrier.

L’armée se réorganisait de jour en jour.

Le 26, notre bataillon reçut l’ordre d’aller bivouaquer dans le bois de Bonne-Espérance; nous partîmes du camp à quatre heures après midi, et arrivâmes de nuit dans le bois. Nous mîmes nos pièces en batterie dans une petite prairie, et notre bataillon se dispersa dans le bois en tirailleurs. Il fallait surveiller l’ennemi qui était à une portée de fusil.

La nuit fut employée à couper beaucoup de bois pour barricader toutes les issues. Parfois des petites alertes faisaient mettre nos troupes sur pied.

Le 28, au matin, on fit placer nos pièces un peu en arrière, soutenues par les compagnies de grenadiers, afin de protéger avantageusement la retraite de nos tirailleurs en cas de revers.

Le 1er mai, dès la pointe du jour, la canonnade et la fusillade se firent entendre dans toute l’étendue du bois; notre bataillon, un du 1er régiment et un du 14e chasseurs, repoussèrent vivement l’ennemi et s’emparèrent du village de Renne. Malgré la mitraille, cinquante hommes de notre bataillon, baïonnette en avant, prirent à l’ennemi une redoute. La droite n’eut pas autant de succès; elle éprouva un petit revers qui força la gauche d’abandonner le terrain gagné.

L’après-midi, grand désordre causé par l’inexpérience des hommes nouvellement arrivés, qui composaient la majorité du bataillon. Aux prises avec l’ennemi, ces hommes fléchirent, firent un feu considérable sur les derrières du bois, et contraignirent ceux qui faisaient face à l’ennemi, à abandonner leurs positions, parce qu’ils se trouvaient assaillis par la fusillade mal dirigée sur l’ennemi. Les pertes furent considérables, et les résultats nuls. Officiers et soldats reprochèrent au commandant d’avoir demandé d’aller aux avant-postes, sachant que la plupart de ses hommes n’étaient pas aguerris. Le commandant en second fut le représenter au général qui donna l’ordre au bataillon de se rendre à Cambrai, pour y exercer ses recrues trois fois par jour.

Ce fut dans ce bois que je reçus la première lettre de mon père et une lettre de M. Blanche-tête, intime ami de la maison, à qui j’avais confié mes peines en lui recommandant ma famille; on lui avait dit que j’étais mort.

Le 6, je vis avec un grand plaisir mes deux cousins germains Arnoult; nous déjeunâmes à Valenciennes, lieu de leur garnison; tous deux étaient canonniers dans le bataillon du quartier des Gravilliers.

Notre bataillon partit, ce même jour, du bois de Bonne-Espérance, pour Cambrai, par un temps de pluie affreux. On nous caserna dans le quartier Quantinpré.

La garnison de Cambrai se composait du 83e d’infanterie, du 10e dragons et du 10e hussards.

Les 9 et 10, l’armée française eut quelques succès sur l’ennemi, après avoir fait des pertes considérables le 7. Le général Dampierre eut la cuisse emportée.

Le 11, cinquante hommes de chaque bataillon de l’armée arrivèrent à Cambrai; ils partirent de suite en poste pour porter du renfort dans la Vendée, où les rebelles avaient de grands succès.

Avec peine nous apprîmes la mort du général Dampierre. Le 20, on fit à Cambrai un service en son honneur; cette cérémonie fut célébrée avec toute la pompe possible.

Le 23, l’ennemi attaqua l’armée campée à Famars; partout il fut victorieux et s’empara d’une grande redoute armée de canons d’un gros calibre. Nous perdîmes beaucoup de monde, et le résultat fut l’évacuation de Famars; l’armée vint camper au fameux camp de César, entre Bouchain et Cambrai.

Le 24, les ennemis bloquèrent Valenciennes; leur armée s’étendait depuis la plaine de Denain jusqu’à Condé, qui fut également bloqué.

Les Français ne savaient, à quoi attribuer tous ces revers; il y avait une grande terreur dans l’armée qui, chaque fois qu’elle était aux prises avec l’ennemi, craignait la trahison.

Le 10 juin, notre bataillon reçut l’ordre de se tenir prêt à partir pour rejoindre l’armée au camp de César.

Le 11, le bataillon rassemblé, sac sur le dos, nous reçûmes contre-ordre et il fallut rentrer. Notre compagnie reçut dix-huit habillements complets que notre section de Paris avait eu la bonté de nous envoyer.

Le général Custine vint prendre le commandement en chef de l’armée. Il fit plusieurs proclamations et fit connaître un code pénal militaire extraordinairement sévère.

Le 25, pour la deuxième fois, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir.

Le 26, à midi, nous partîmes de Cambrai et fûmes au camp de César, de brigade avec le 98e d’infanterie et le bataillon républicain. Les généraux étaient Custine, Leveneur, Lamarche, Chamoran, etc. L’ennemi faisait toujours le siège de Condé et de Valenciennes; le prince Charles commandait en personne l’armée impériale, et le duc d’York commandait également l’armée anglaise.

Dans notre camp, au lieu de chercher à porter secours à nos villes assiégées, on faisait faire aux bataillons l’exercice à feu deux fois par jour.

L’armée commençait à se réorganiser; la discipline était suivie avec rigueur. Pour peu que la faute fût grave, le délit était puni de mort.

De notre camp, on voyait et entendait le bombardement de la malheureuse ville de Valenciennes. Chaque fois que le feu était plus vif que de coutume, on avait la hardiesse de nous dire que c’étaient nos gens qui, dans la ville, faisaient des réjouissances.

Le 10 juillet, deux commissaires de la Convention vinrent au camp pour soumettre à l’armée l’acte constitutionnel qui fut accepté de toute l’armée aux cris de: «Vive la République!». Cependant nous aurions désiré qu’au lieu de venir soumettre à l’armée des articles dont la plupart ne connaissaient pas les conséquences, ils vinssent s’occuper d’envoyer des troupes aux pauvres assiégés.

Dix sols furent donnés en gratification à chaque soldat, pour boire à la santé de la République. Dans notre demi-brigade, il fut arrêté que ces dix sols restaient à la masse et que l’argent servirait à fraterniser le lendemain.

Le 11, à la pointe du jour, les soldats furent chercher des grandes branches d’arbre qui furent plantées au centre du camp de la demi-brigade; on fit apporter des tonneaux de bière, de l’eau-de-vie, du pain et du fromage. Les compagnies se réunirent autour de l’arbre de Liberté ; on fit un repas frugal, après lequel on chanta et on dansa au son d’une musique qui exécutait. des airs patriotiques.

Le 12, par ordre du général Custine, tous les bataillons furent complétés à 450 hommes présents au drapeau; l’excédent de ce nombre servit à compléter les bataillons trop faibles.

Le 13, nous apprîmes avec peine que la ville de Condé avait été obligée de se rendre à l’ennemi, faute de subsistances, et que la garnison était prisonnière de guerre.

Dans la nuit du 14, canonnade et fusillade des. plus extraordinaires. Des hauteurs de notre camp on aurait dit que Valenciennes était tout en feu. Nous passâmes une partie de la nuit sur pied à observer avec douleur ce cruel bombardement; les soldats murmurèrent hautement de se voir dans l’inaction pendant que nos frères d’armes attendaient sans doute de jour en jour du renfort de notre camp.

Le lendemain, on fit répandre un bruit dans le camp, que la canonnade et la fusillade entendues la nuit précédente, avaient été faites par les Anglais en réjouissance d’une fête du duc d’York; les soldats ne furent pas dupes.

Les exercices à feu se faisaient toujours deux fois par jour.

Le 21, forte fusillade du côté de Bouchain. Aussitôt, on nous fit mettre sous les armes; nous restâmes en bataille sur le front de bandière, de six heures du matin à trois heures après midi; et ensuite on nous fit rentrer dans nos tentes.

Valenciennes continuait toujours à résister; les ennemis perdaient considérablement de monde à ce siège.

Le 25, à quatre heures après midi, on donna l’ordre de s’assembler par brigades, en bataillons carrés, sans armes, sur le front de bandière. Les troupes rangées dans l’ordre ordonné, il se présenta des commissaires de la Convention. Après une petite harangue à l’armée, ils firent part que des dénonciations avaient été portées contre le général Custine et plusieurs généraux de division, et qu’ils venaient, au nom du peuple français, mettre ces généraux en arrestation, pour qu’ils fussent livrés à un conseil de guerre, et qu’on connût qui étaient les coupables, des dénonciateurs ou des accusés. Le gouvernement mettait provisoirement à la tête de l’armée le général Kilmaine. Ils engagèrent l’armée à se maintenir dans l’ordre et dans l’obéissance. Ils promirent qu’en cas d’innocence, notre général en chef nous serait rendu, et que ses dénonciateurs seraient punis d’une manière exemplaire.

L’armée, dans cette circonstance, observa le plus morne silence, parut triste et consternée de se voir à chaque instant trahie en face l’ennemi.

Les commissaires terminèrent leur discours par des cris réitérés de: «Vive la République!» Ce cri ne fut que froidement répété par les soldats qui rentrèrent sous la tente profondément affligés.

Le 2 août, il se répandit des bruits les plus affligeants: on assura que Mayence et Valenciennes étaient tombées au pouvoir des ennemis. Ces bruits occasionnèrent beaucoup de murmures. Effectivement, il était dégoûtant pour des militaires de se voir dans l’inaction; il semblait que l’armée n’avait plus de chef.

Le 3, la nouvelle répandue la veille de la reddition de Valenciennes ne se confirma que trop; nous apprîmes qu’après avoir, souffert un siège des plus opiniâtres, soutenu et repoussé beaucoup d’assauts, résisté plusieurs jours malgré l’écroulement des murailles, et perdu, par le feu de l’ennemi, moitié de la garnison, les Français avaient été obligés de céder Valenciennes qui n’était plus que ruines.

La garnison sortit de la ville, sans armes, et fut renvoyée en France après avoir prêté serment de ne point porter les armes, contre les ennemis alliés, pendant un an et un jour . En conséquence de leur serment, ces troupes furent envoyées pour rétablir l’ordre et combattre les revoltés dans le département de la Vendée.

Les ennemis firent une très grande fête en réjouissance des prises de Condé et de Valenciennes. Ils ne perdirent pas un moment pour travailler-à rétablir les fortifications de ces fortes places de guerre.

Les 5 et 6, il y eut plusieurs escarmouches dans les environs de notre camp; nous soupçonnâmes que ces petites attaques avaient pour but de venir reconnaître nos positions qui étaient respectables; les retranchements de César avaient été relevés, un boyau avait été poussé de notre camp jusqu’à Bouchain. L’Escaut était bordé de redoutes garnies de canons et d’obusiers.

Le 7, à la pointe du jour, nous fûmes attaqués sur tous les points. Notre cavalerie et nos artilleurs, répandus dans la plaine de l’autre côté de l’Escaut, furent d’abord vivement poussés par une cavalerie ennemie supérieure en nombre, qui eut l’audace de les charger jusque sous nos retranchements. Mais notre artillerie des redoutes la fit bien repentir de sa témérité, car elle fut contrainte de se retirer en abandonnant beaucoup de cadavres.

La canonnade dura toute la matinée. On fit lever le camp et charger tous nos équipages, car on s’était aperçu qu’un corps de troupes très considérable filait sur la droite de notre camp, afin de le cerner. Vers midi, notre brigade se mit en marche pour s’opposer au mouvement de l’ennemi. Après beaucoup de contremarches, nous fîmes rencontre, dans les environs de Cambrai, de nos troupes qui avaient entièrement évacué le camp de César. On prit la route de Douai, et ensuite celle d’Arras. Enfin, de nuit, nous fîmes encore contremarche pour aller sur les hauteurs de Fontaine-Notre-Dame; mais on y trouva l’ennemi qui déjà s’en était emparé. On se rangea en bataille, observant le plus grand silence. Les soldats étaient découragés d’avoir abandonné un camp formidable. Ne voir presque jamais de généraux à la tête des colonnes inspirait des craintes de trahison.

Vers trois heures du matin, reconnaissance de la position ennemie et ensuite retour sur la route d’Arras à Cambrai. A la pointe du jour, en bataille pour protéger la retraite de la grosse artillerie.

Dans cette position, notre bataillon reçut l’ordre d’un officier supérieur d’aller occuper une redoute, à trois quarts de lieue de la route. On se mit en marche à travers les blés. Heureusement qu’à moitié chemin, nous fîmes rencontre d’un général. Surpris de notre marche, il nous fit retourner avec lui, en disant mille injures contre celui qui allait, par son inexpérience, causer la perte du bataillon. Il dit que cette position était occupée par une cavalerie nombreuse, soutenue par plusieurs pièces d’artillerie légère, qui nous auraient culbutés.

Nous regagnâmes notre colonne, et, aussitôt, les équipages d’artillerie et d’effets de campement passés, on se mit en marche, laissant de l’artillerie légère et de la cavalerie pour arrière-garde.

A la sortie du village de Vise (Oisy?) en Artois, des hussards accoururent disant qu’il fallait forcer la marche, car la queue de la colonne était assaillie par une nombreuse cavalerie. Cela donna une grande terreur aux troupes qui déjà marchaient en désordre. On gagna à la hâte les hauteurs de Mont-Chipreux; l’ordre se rétablit, les soldats éparpillés sur la route rejoignirent. On apprit qu’effectivement notre arrière-garde avait éprouvé des pertes, mais qu’elle n’avait pas été massacrée, comme des fuyards s’étaient plu à le dire.

On resta quelques moments dans cette position; les soldats ne perdirent pas un moment pour mettre la soupe sur le feu, car nous étions faibles de besoin. Mais à peine fut-elle à moitié cuite, qu’il vint des ordres pour se mettre en bataille. On disait que l’ennemi s’avançait en force. Nous restâmes les trois quarts de la nuit en bataille, et, à la pointe du jour, on nous fit partir sur trois colonnes; on arriva vers midi dans les plaines de Vitry et de Montauban. On donna l’ordre de couper les blés avec des sabres sur l’emplacement des tentes et de l’artillerie; invitation fut faite aux propriétaires d’enlever les grains coupés.

Le 10, à six heures du matin, on fit prendre les armes pour célébrer l’anniversaire du 10 août; une salve d’artillerie des pièces de positions annonça cette cérémonie. Des représentants du Peuple vinrent visiter l’armée; trois coups de canon furent tirés par chaque pièce et, pendant cette canonnade, les troupes prêtèrent le serment de rester fidèles à leur drapeau jusqu’à l’anéantissement des ennemis de la République. On annonça que c’était le général Houchard qui prenait le commandement de l’armée. Les représentants adressèrent de grands éloges, ils félicitèrent l’armée sur son courage et sa constance à supporter les fatigues, les dangers et les privations. Ensuite, ils firent une petite harangue à la troupe de ligne qui, contre les vœux du gouvernement, conservait un esprit et des distinctions d’uniforme. Ils se plaignirent amèrement de voir encore porter, par les officiers, des lévites et des épaulettes blanches, ce qui avait été défendu par un décret de la Convention nationale. Ils donnèrent un temps limité pour les faire disparaître, sous peine de destitution.

Effectivement, il était ridicule de voir certains officiers qui, sous l’ancien régime, n’auraient jamais été sergents affecter un air de dédain pour l’uniforme national.

Le 21, le général en chef Houchard, accompagné de représentants, vinrent visiter l’armée. Ils firent un discours vraiment énergique à tous les bataillons; ils annoncèrent que cinquante mille hommes de l’armée de la Moselle se rendaient à grandes journées à l’armée du Nord; que la Convention nationale venait de décréter que tous les-jeunes gens, de 18 à 25 ans, étaient obligés de partir de suite pour se rendre aux armées.

Cette nouvelle fut accueillie de l’armée par des cris mille fois répétés de: «Vive la République! »

Le même jour, on annonça que, du côté de Lille, nos gens avaient eu une forte affaire avec les ennemis. D’abord, ils s’étaient emparés de vingt-deux canons, mais une partie des troupes s’étant amusée à piller, l’ennemi put se rallier et reprendre son artillerie.

Le 26, les troupes furent prévenues que les commissaires devaient venir pour s’assurer de la qualité des aliments du soldat. Chaque compagnie s’empressa d’aller chercher beaucoup de branchages pour former des abris à des tables travaillées en terre et à des bancs en gazon. La soupe fut faite comme d’habitude, et un bidon d’eau fit la boisson de ce repas frugal. Après les avoir attendus très longtemps, le général Davesne vint prévenir que les représentants ne pourraient pas venir au camp; ils avaient été obligés de partir précipitamment pour une expédition du côté de Lille.

Le 27, plusieurs bataillons de notre camp partirent, à la pointe du jour, pour se porter du côté de Lille.

Le soir, à la nuit, ordre de partir. Nos tentes chargées sur les voitures, le sac sur le dos et prêts à se mettre en marche, nous reçûmes contre-ordre.

On apprit par différentes lettres que, dans les départements, il y avait eu plusieurs insurrections causées par les jeunes gens de la première réquisition qui se refusaient à partir; cependant, le gouvernement avait pris des mesures très promptes pour les former en bataillons et les envoyer de suite aux armées.

Le 29, on apprit avec une grande satisfaction que les Anglais avaient été battus à Tourcoing, près Dunkerque; après avoir effectué leur débarquement, ils avaient été attaqués par une colonne de l’armée du Nord, et le tout avait été tué, noyé ou fait prisonnier; le duc d’York, qui commandait, s’était sauvé sur un petit bâtiment, ainsi que sa suite.

Cette heureuse nouvelle ranima singulièrement la troupe qui, depuis longtemps, n’avait éprouvé que revers et trahisons.

Les bataillons de notre camp étaient exercés aux manœuvres, et, plusieurs fois, par les généraux, à de grandes évolutions militaires.

Les 30 et 31, temps de pluie affreux.

Le 1er septembre 1793, toute la ligne prit les armes pour reconnaître les membres de la Commission militaire.

Le 2, le temps était si mauvais qu’on fut obligé de changer de position le parc d’artillerie. Les plus grosses pièces partirent pour Lens, près Lille; le quartier général partit le même jour de Gravelle.

Le 4, on fit lever toutes les tentes du camp et ensuite on les fit redresser sur deux rangs seulement, avec beaucoup d’intervalle, afin de donner plus d’apparence et d’en imposer davantage.

Le 5, on entendit le canon du côté d’Arleux. Dans l’après-midi, on coupa les ponts sur la Scarpe, pour couper tout passage à l’ennemi.

Le 9, à deux heures du matin, notre brigade partit pour aller en découverte; on resta jusqu’à midi en bataille dans les plaines d’Arleux, et ensuite nous retournâmes dans notre camp. A notre arrivée, nous apprîmes que le général Houchard, suspecté de trahison, avait été mis en arrestation. Nous étions tellement habitués à la trahison des généraux en chef que nous apprîmes cette nouvelle sans aucune surprise.

Le 11, on partit du camp à une heure du matin, pour se ranger en bataille sur les hauteurs de Vitry. Le soir, retour à notre camp. Les bataillons en découverte du côté d’Arleux ne revinrent qu’à minuit; ils rapportèrent qu’ils avaient entendu une forte canonnade du côté de Bouchain; les paysans leur avaient dit que les ennemis avaient été battus.

Le 13, il se fit beaucoup de gazettes dans notre camp; le matin, on disait que la garnison de Cambrai, forte de quatre mille hommes, avait été massacrée dans une sortie; le soir, on répandit un bruit tout contraire, disant que c’était l’ennemi qui avait perdu beaucoup de monde.

Le 14, notre bataillon, avec trois autres, partirent à onze heures du soir; on arriva le lendemain, à la pointe du jour, à Arleux. Nous y fîmes halte pendant que le 7e hussards était en reconnaissance, sur la route de Cambrai. Nous apprîmes que la malheureuse nouvelle répandue sur la garnison de Cambrai était réelle; un petit nombre seulement avait échappé à cette affaire. Nos quatre bataillons étaient destinés à remplacer la garnison qui avait péri.

A cinq heures, nous nous mîmes en route pour Cambrai. Chemin faisant, il me prit une lassitude terrible un peu pour avoir trop bu d’eau-de-vie à Arleux: je voulus monter sur le devant d’un caisson et j’eus l’adresse de mettre le pied sur le palonnier, ce qui me fit tomber devant le caisson rempli de munitions. La roue de devant me passa sur les reins. Tous les canonniers criaient: «Halte! halte!» et les chevaux s’arrêtaient juste comme la roue de derrière était sur le bas de mon ventre. La face tournée vers le ciel, je me pâmais comme une carpe sur le sable. Mes camarades se jetèrent bien vite à la roue et me retirèrent. Par le plus grand hasard je ne fus point blessé, à la surprise de tous, qui me croyaient rompu. Cependant je ne pouvais pas me soutenir sur mes jambes; on me fit monter sur le cheval de notre conducteur d’artillerie, et on continua sur Cambrai, où on arriva sur les dix heures du matin. Je fus me coucher, car j’avais le corps tout meurtri.

Nous ne pûmes, sans frémir, apprendre que le 12, à la pointe du jour, la troupe, au nombre de six mille hommes, était sortie de Cambrai avec des pièces d’artillerie et un bataillon de garde nationale. Ils repoussèrent d’abord les ennemis jusqu’aux portes de Bouchain; la garnison de cette ville fit jonction avec celle de Cambrai; on poursuivit les ennemis qui se rallièrent sur des hauteurs. Nos troupes se disposaient à rentrer, on fit défiler la colonne dans un chemin creux, et pendant qu’elle était dans ce ravin, l’ennemi tomba sur elle avec rapidité ; nos soldats n’eurent pas le temps de sortir; le désordre se mit parmi eux et causa leur perte; aucune pièce de canon ne put être mise en batterie, et ils furent contraints d’essuyer la charge sans la moindre résistance. Enfin, de sept mille hommes qu’ils étaient à cette boucherie, deux mille seulement échappèrent, et encore, la plupart furent-ils blessés. Une partie de ces deux mille hommes furent faits prisonniers; l’autre partie gagna les villes de Bouchain et de Cambrai à la faveur de la nuit.

Les habitants de la ville étaient dans la consternation, car quantité de pères de famille furent victimes de ce combat.

Notre bataillon fut logé à Saint-Aubert.

On occupa de suite la troupe aux fortifications de la place. Je fus contraint de garder le lit pendant trois jours. On réorganisa les débris de ces malheureux bataillons; il y en avait huit; les uns étaient forts de trente, quarante, cinquante hommes, et les autres un peu plus forts; ils avaient encore leur drapeau.

Le 25, on fit assembler toute la garnison sur la place d’armes; on lut à la garnison un décret de la Convention qui licenciait tous les officiers des anciens régiments qui ne s’étaient pas conformés à l’ordre donné sur l’uniforme. Plusieurs officiers, encore couverts des habits et épaulettes défendus, sortirent à l’instant des rangs.

Vendémiaire an II (septembre-octobre 1793). — Nous apprîmes que le calendrier était changé, et qu’il était ordonné de suivre le nouveau.

Le 30 vendémiaire, on guillotina, sur la place de Cambrai, un bourgeois de cette ville qui faisait passer de l’argent aux émigrés dans Valenciennes. On guillotina, le même jour, trois émigrés français pris les armes à la main, près Bouchain; ils étaient d’une légion d’émigrés et de l’ancien régiment de Saxe qui avait passé à l’ennemi dans le commencement de la Révolution.

Comme on justiciait ces quatre personnes, on entendit la générale; aussitôt on courut aux armes et on se rendit aux lieux désignés en cas d’alerte. Nous, canonniers, étions sur l’esplanade, où était le parc. Un instant après, nous apprîmes que c’était une petite colonne ennemie qui s’était approchée de la citadelle. Sur les dix heures du soir, chacun rentra dans son quartier.

Brumaire an Il (octobre-novembre 1793). — Le 1er brumaire, nous prîmes les armes à cinq heures du matin, et, après être restés longtemps sous les armes, nous rentrâmes dans nos quartiers.

Ce jour même, on brûla, sur la place d’armes, les titres de noblesse et de féodalité, tous les tableaux représentant des personnages de la maison royale, des cardinaux, des évêques, en un mot de toutes les classes privilégiées; on brûla également trois drapeaux anglais. Ce même jour devait être un jour de fraternité entre les militaires et les bourgeois, mais les différentes alertes empêchèrent cette réunion.

Le 2, notre compagnie fut casernée au quartier de Cantimpré. — Les villes de Landrecies et du Quesnoy étaient toujours assiégées, mais cette fâcheuse nouvelle était secrète; la garnison l’ignorait.

Le 12 brumaire, on vit arriver quantité de prisonniers de guerre blessés qui sortaient des prisons d’Allemagne. Leur situation était digne de compassion; la société populaire de cette commune prit un arrêté pour qu’une quête fût faite chez tous les habitants, en faveur de ces malheureux. Chacun s’empressa de contribuer, les uns en vêtements, les autres en argent; les corps de troupes de la garnison firent tous leurs efforts pour le soulagement de ces infortunés.

On fit courir le bruit, dans la garnison, qu’il fallait que tous les hommes se coupassent les cheveux en jacobins; cette nouvelle fit naître beaucoup de murmures.

Deux hussards se permirent de les couper à plusieurs passants; ils s’adressèrent à un militaire qui, se voyant insulté de cette manière, plongea son sabre dans le ventre de l’un d’eux. On s’empressa de mettre ordre à ces excès, suites de la malveillance et de la licence, et il fut arrêté que chacun serait libre de porter ses cheveux comme bon lui semblerait.

Le 13, la garnison fit une sortie pour protéger la rentrée des grains dans Cambrai. Notre cavalerie eut quelques petites escarmouches, et la garnison rentra, le soir, avec les voitures de grains et quantité de bêtes à cornes.

Le 30, on brûla sur la place de la maison commune tous les saints et saintes en bois, les crucifix, bonnes vierges et les ornements des églises et couvents. Cette cérémonie se fit avec beaucoup de calme, malgré qu’intérieurement il y avait beaucoup de mécontents. Le soir, grand bal dans l’église du Saint-Sépulcre, lieu ordinaire des séances de la société populaire.

C’était le représentant Lebon qui, lassé de faire couler le sang dans les communes d’Arras et de Douai, était venu à Cambrai pour désoler cette cité.

Frimaire an II (novembre-décembre 1793). — Le 1er frimaire, l’ennemi s’étant un peu approché de la citadelle, on fit une sortie et l’ennemi prit aussitôt la fuite.

Le 6, les ennemis incendièrent plusieurs meules de blé dans un village, tout près Cambrai. Le même jour, on devait guillotiner un espion qui, ayant donné le mot d’ordre à l’ennemi, fit égorger quantité de militaires dans le gros village de Marchiennes, à minuit. Au moment de justicier ce malheureux, on entendit une explosion terrible; aussitôt on battit la générale, et tous les corps se rendirent aux postes indiqués en cas d’alerte. Sur l’esplanade, nous apprîmes que la salle d’artifices de l’arsenal avait sauté et avait fait périr plusieurs canonniers. L’incendie était violent et dangereux, vu qu’il était tout près du magasin à poudre. On forma de suite des chaînes d’hommes sur tous les puits et fontaines de la ville de Cambrai, afin de porter promptement l’eau à l’incendie qui très heureusement n’eut pas de suites fâcheuses.

Le général Chapuy, qui commandait, ne se comporta pas très bien envers la garnison, surtout envers les canonniers.

Le soir, l’espion fut guillotiné.

Le 7, on fit une sortie; le résultat de cette expédition fut la rentrée de cent vingt voitures de grains.

Le 8, on recommença l’expédition de la veille, mais il n’y eut que la moitié de grains entrés.

Le 25, on fit assembler la garnison sur la place d’armes, et on désarma un fort détachement de l’armée révolutionnaire ; les soldats furent incorporés dans tous les corps, et le chef mis en arrestation.

Le 28, sortie générale; on rentra quantité de grains et de bestiaux; en récompense, nous fûmes traversés jusqu’aux os.

Tous les jours, il arrivait des bataillons de la première réquisition. Par un décret de la Convention, tous ces corps furent dissous et incorporés dans les anciens régiments.

Le 30, notre bataillon fut complété de jeunes gens de réquisition du département du Nord. Le même jour, sortie qui eut autant de succès que celle du 25, à l’exception que nous ne fûmes pas mouillés.

Nous n’avions toujours aucune nouvelle des sièges de Landrecies et du Quesnoy; cependant nous soupçonnions bien qu’elles étaient tombées au pouvoir des ennemis.

Journal du canonnier Bricard, 1792-1802

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