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CHAPITRE III

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Table des matières

Le courant pittoresque.

Que le sentiment profond de l'histoire ait inspiré à Chateaubriand des pages incomparables, d'une nouveauté si originale et si forte qu'elles furent une révélation, c'est une vérité solidement établie. Nous sommes loin de Mézeray et de ses commencements timides de descriptions, et encore plus loin des récits décharnés, morts,—et inexacts,—de Velly et des autres. L'intelligence a tout pénétré, tout expliqué, tout fait revivre. Voici enfin des Barbares qui parlent et agissent comme des Barbares, qui en ont l'âme et les sentiments, comme ils osent en avoir la physionomie et le costume. Au lieu de s'occuper à des bouts-rimés, les compagnons de Pharamond entonnent le bardit; et leurs femmes, peu curieuses des subtilités sentimentales de la carte de Tendre, encouragent leurs maris au combat, aussi vaillantes et plus farouches que leurs farouches époux. Voici enfin une Grecque, Cymodocée, qui n'a pas oublié, pour je ne sais quelles plates élégances et quel jargon prétentieux, le divin langage des Muses helléniques; un prêtre d'Homère dont la parole est aussi nombreuse et pressée que celle de l'harmonieux Nestor; et en regard de cette douceur et de cette mollesse païennes, le beau contraste que forment la gravité simple et l'onction de l'évêque Cyrille et du vieux Lasthénès!

Ce n'est pas à dire que Chateaubriand ait inventé la couleur locale. Car enfin, on la connaissait avant lui; et l'on en peut signaler, dans notre littérature, de curieuses et même d'assez heureuses applications. Qui le croirait? Il y a de la couleur locale dans l'Astrée! On y lit fréquemment: «Elle était dans son âge tendre, n'ayant point encore passé un demi-siècle;» ce qui veut dire qu'elle avait à peu près quinze ans, le siècle gaulois n'étant que de trente ans. On peut y voir encore une requête curieuse écrite au Sénat de Massalie par Olymbre et Ursace, qui demandent la permission de se tuer, «souvenir très historique d'une disposition particulière à la législation massaliote.»

Voilà qui n'est pas déjà si mal: il y a mieux encore. Le grand prêtre Mirzéma ne se donne jamais que comme «indigne archichutti des sacrés tlamacazques»; et des dervis chantent à l'enterrement d'un pirate: «Iahilac Nillala Mchemet ressullaha tungari hisberemberae.»—Cette formule épistolaire et ce langage de mamamouchi sont, à n'en pas douter, de quelque disciple intransigeant et naïf de Théophile Gautier ou de Gustave Flaubert?—La vérité est qu'on peut les lire dans le Polexandre (I, 401), tout à côté des noms parfaitement exotiques de Culhuacan, d'Iztacpalam et de Tlacopan.

On pourrait multiplier les exemples, faire remarquer qu'il y a dans Gil Blas des pages dont on a pu dire qu'elles étaient trop espagnoles pour avoir été écrites par un français, et signaler chez l'abbé Prévost des scènes d'un exotisme digne d'Atala: ce n'en est pas moins avec Chateaubriand que le règne du pittoresque commence. Seul l'auteur des Martyrs a su appliquer la couleur locale avec une sûreté incomparable, avec conscience et volonté; et c'est bien lui qui l'a fait véritablement entrer dans la littérature. Les conséquences devaient en être considérables.

Jusqu'alors les écrivains n'avaient voulu peindre que l'homme, isolé des circonstances et des milieux qui peuvent modifier ses manières de penser et de sentir: Chateaubriand, au contraire, c'est des hommes qu'il prétend donner une image fidèle, avec toutes les différences que la race, le climat, le degré de civilisation ont apportées dans la constitution intime de leur intelligence et de leur coeur. Le point de vue était aussi différent que possible: les peintures ne devaient guère se ressembler.

Trois ouvrages, d'inégal mérite au point de vue qui nous occupe, furent les manifestations de cet art nouveau: les Natchez, les Martyrs et le Dernier Abencerage. Nous ne retiendrons que le plus important, les Martyrs.

Ils sont bien curieux et bien significatifs à cet égard. Tout ce qui doit établir, soutenir, prouver l'idée essentielle de l'oeuvre: que le christianisme a sur le paganisme toutes les supériorités morales, tout cela est assez faible, pour ne rien dire de plus. Ce qu'un apologiste de race, un Pascal ou un Bossuet, aurait saisi tout d'abord d'une étreinte vigoureuse et passionnée, Chateaubriand, par inadvertance ou impuissance, le laisse glisser hors de ses prises. Au contraire, tout ce qui est intelligence historique, divination et résurrection du monde antique, ses moeurs et ses costumes, ses coutumes et ses lois, les voluptueuses cités païennes aussi bien que les mystérieuses forêts gauloises toutes frissonnantes d'horreur sacrée: le prestigieux enchanteur a tout évoqué, tout fait revivre. C'est comme un monde nouveau qui lentement se lève devant les yeux éblouis, et l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer dans ces tableaux, ou de leur vérité profonde, ou de leur prodigieuse variété. Le voilà bien, cette fois, le cadre, si profondément dédaigné jusqu'alors qu'on n'en sentait même pas la nécessité! Les personnages sont enfin situés. Le temps qui les a vus naître, les habitudes et les moeurs qui les ont formés, les paysages qu'ils ont eus sous les yeux, rien n'est oublié de ce qui peut nous faire comprendre et surtout nous faire voir, non plus les traits d'humanité générale par lesquels Eudore et Cymodocée, Hiéroclès ou Lasthénès se ressemblent, mais, au contraire, les différences particulières que le culte d'Homère et celui de Jésus ont gravées dans l'âme des jeunes époux martyrs, et qui ont creusé un abîme entre le père d'Eudore et le vil ministre de Dioclétien.

Aussi bien jamais écrivain ne fut plus merveilleusement servi par les impuissances mêmes de son génie; et, à la lettre, l'étendue de ce talent vient ici de ses limites, comme sa force de ses faiblesses. D'une incapacité radicale à se figurer d'autres âmes que la sienne, essentiellement inhabile à l'analyse psychologique qui ne s'exercerait pas sur Chaclas, Eudore ou René, c'est-à-dire sur le vicomte François de Chateaubriand en personne; d'une imagination au contraire admirablement organisée pour voir les choses avec «l'ivresse de les voir», il semble avoir été créé «par un décret nominatif de l'Eternel» pour donner à la littérature française les pages qui lui manquaient encore, et pour opérer la révolution d'où l'art moderne devait sortir, cet art qu'on pourrait appeler pittoresque et extérieur par opposition à l'art classique fait avant tout d'analyse et de psychologie.

Les preuves en abondent dans son oeuvre, ou, pour mieux dire, c'est son oeuvre tout entière qui en est la preuve. Que connaissons-nous exactement de l'âme de Cymodocée ou de Velléda? Sans doute l'auteur nous expose les craintes et les troubles de leur jeune coeur, plus ignorés et plus naïfs chez la douce fille d'Homère, plus impétueux et plus conscients chez l'inquiétante prêtresse de Teutatès. Mais est-ce bien par les différences de leurs sentiments que nous les distinguons, comme Hermione d'Iphigénie ou Monime de Roxane? N'est-ce point plutôt par l'extérieur, par l'image ineffaçable que nous laisse leur première apparition? Et comme cette première apparition est déterminée, précisée, rendue inoubliable par toutes les circonstances qui l'accompagnent, costume ou paysage! C'est, sous le ciel harmonieux de la Grèce et dans une nuit aux ombres légères et transparentes, Cymodocée à la tête de ses compagnes, chantant un hymne à la Vierge Blanche; et c'est Velléda sur le lac labouré par l'ouragan ou sur la lande de fougère et de mousse, au milieu des dolmens et de l'horreur mystérieuse d'une forêt gauloise. A peine l'artiste a-t-il esquissé la physionomie de ses deux héroïnes: elles n'en sont pas moins nettes cependant, et cette netteté vient des harmonies douces ou violentes, tempérées ou grandioses, parmi lesquelles le grand peintre nous les a montrées tout d'abord.

Puisque l'art de Chateaubriand est avant tout pittoresque et extérieur, son vrai triomphe sera dans la description. Ce fut la radieuse nouveauté des Martyrs. «Le Colysée formidable, les catacombes pleines d'une horreur sacrée, la Messénie rêveuse et douce, éclairée d'une lune de Virgile, les horizons bas et plats de la Germanie, le camp romain grave et triste, la prison chrétienne frémissante de l'ivresse du martyre, la plèbe romaine aux clameurs sourdes poussant au pied du tribunal ses remous terribles; et le lac hanté, inquiétant et sombre, dans la forêt druidique[5]»: que de pages présentes à toutes les mémoires, nous allions dire à tous les yeux!

[Note 5: Faguet, Études sur le XIXe siècle.]

Voici encore Naples et sa plage voluptueuse, et son paysage plus suave et plus frais que «des fleurs et des fruits humides de rosée»; Jérusalem aride, désolée et triste au milieu des cyprès, des aloès et des nopals, et ses pauvres masures «pareilles à des sépulcres blanchis»; et tout cela vu avec la netteté, rendu avec la sûreté incomparable du «maître des peintres».

S'agit-il d'animer à la fois et les pays et les hommes qui y ont autrefois vécu, le génie de Chateaubriand est plus prestigieux encore. Quel tableau que celui de la bataille du sixième livre des Martyrs! C'est comme la description d'un témoin oculaire qui aurait été le plus merveilleux des artistes. Tout y est pittoresque et tout y est vivant. Inutile sans doute d'en rien citer: la page est dans toutes les mémoires.

Mais ce qu'il ne faut pas se lasser de faire remarquer, c'est l'éclatante nouveauté du tableau. Cette fois c'était bien la couleur locale, avec ce qu'elle peut avoir de plus précis pour l'esprit et de plus chatoyant pour l'imagination; et Chateaubriand tissait ainsi, et de façon définitive, la toile de fond du roman historique, s'il est vrai, comme le veut une spirituelle définition, que le roman historique ne soit que «l'art de faire mouvoir des personnages faux dans un décor à peu près exact[6].»

[Note 6: G. Renard, Nouvelle Revue, tome XXXV, p. 704, 1885.]

De telles nouveautés devaient être un jour singulièrement fécondes: elles ne réussirent d'abord qu'à susciter Marchangy, le symbole même des fades élégances et de la platitude emphatique, et un des plus parfaits exemples qu'en littérature les intentions ne suffisent pas. La Gaule poétique[7] est une merveille d'application et de bonne volonté: c'est un témoignage plus magnifique encore de radicale impuissance, une série d'essais qui restent stériles et qui avortent. Le malheureux! Cette matière si nouvelle, que Chateaubriand venait de découvrir, ne recommande-t-il pas de la couler dans les anciens moules du plus orthodoxe et du plus pur classicisme? Des règnes de François Ier et de Henri IV, on ferait «un nouveau genre d'épopée héroïque, facétieuse et familière»; et dans l'histoire des successeurs de Clovis, «la cantate, l'hymne, le dithyrambe, l'ode, l'héroïde, trouveraient des sujets inspirateurs!» Il est difficile sans doute de pousser plus loin la naïveté et l'inintelligence.

[Note 7: Le titre complet de l'ouvrage est: la Gaule poétique ou l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts. Il parut en 1813.]

C'est qu'aussi bien les temps n'étaient pas encore accomplis et que, pour faire porter tous leurs fruits aux nouveautés des Martyrs, il était besoin d'une autre influence et d'un autre écrivain. Il fallait un homme qui dès sa plus tendre enfance fût familier avec l'histoire et avec tout ce côté poétique de l'histoire, mêlé de faussetés et de vérités, qui forme le trésor de la légende; pour qui la vie passée, avec le pêle-mêle de ses menus détails et pratiques et coutumes ordinaires, fût aussi réelle, aussi vivante que le présent; dont l'imagination fût naturellement tournée vers l'archéologie et qui éprouvât vivement pour lui-même, afin de le faire mieux partager aux autres, le charme particulier que dégagent les choses disparues, vieux castels et vieilles armures; un homme enfin capable de traduire toutes ces choses dans un récit plus alerte que savant, plus enjoué que majestueux, et avec la seule ambition d'intéresser par la vérité savoureuse de ses peintures. Il vint, mais il naquit de l'autre côté du détroit, et ce fut Walter Scott.

Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott

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