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CHAPITRE IV

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Table des matières

Le roman historique dans Walter Scott.

Jamais écrivain ne fut mieux préparé au rôle glorieux qu'il allait remplir. La nature l'avait créé conteur: de très bonne heure son goût et les circonstances le firent antiquaire. Des nombreux témoignages de ses biographes, et surtout de ses aveux personnels, il apparaît clairement que le présent ne l'a jamais intéressé que comme représentatif du passé, et que c'est au passé que sont toujours allées ses préférences. Les siècles précédents lui sont aussi familiers, plus familiers peut-être que son époque même, et il s'oriente dans ces temps reculés comme s'il y avait réellement vécu.

Les «récits aventureux et féodaux» et tout ce qui a trait «aux chevaliers errants», voilà ce qui le passionne, et au fond c'est la seule chose qu'il ait jamais aimée. Un paysage ne l'intéresse que par les souvenirs qu'il évoque, et, à ses yeux, un site n'est pittoresque et digne d'attention qu'autant qu'il a servi de cadre à une scène historique, et qu'autrefois il s'est passé là quelque chose. Mme de Staël disait qu'elle n'ouvrirait pas sa fenêtre pour voir le golfe de Naples, et qu'elle ferait des lieues pour entendre la conversation d'un homme d'esprit: Walter Scott, en voyage, aurait peut-être hésité à changer son itinéraire pour un paysage qui n'aurait eu à lui offrir que le spectacle de ses seules beautés naturelles, au lieu que la plus insignifiante des ruines, pourvu qu'elle fût authentique, et il s'y connaissait, le remplissait d'émotion. «On n'avait qu'à me montrer un vieux château, un champ de bataille; j'étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j'entraînais mes auditeurs par l'enthousiasme de mes descriptions.» Quand la fortune lui fut venue avec la gloire, il s'empressa de faire d'Abbotsford une espèce de manoir féodal; il y recevait la foule de ses admirateurs, comme un seigneur des temps antiques. Ainsi se réalisait son rêve intime, et il avait alors, ou à peu près, l'illusion d'être enfin redevenu le vrai contemporain de ses héros, —qui aussi bien n'ont jamais cessé d'être pour lui des contemporains.

Et ce vif sentiment des choses mortes ou à peu près disparues n'était pas chez le baronnet caprice léger de poète ou fantaisie passagère d'artiste. Il ne se contentait pas de goûter profondément tout ce qui était gothique et lointain: la connaissance qu'il en avait était aussi exacte qu'étendue. Il a commencé jeune à dévorer des bibliothèques, et il a toujours continué à les retenir. D'une curiosité infatigable, constamment en quête et furetant, il apprenait sans cesse et avec le rare privilège de ne jamais oublier ce qu'il avait une fois appris. Sa mémoire est inépuisable; à propos de tout et sur tout elle lui fournit d'interminables séries d'anecdotes. Les hôtes d'Abbotsford en sont émerveillés et crient au prodige. Devant leur attention stupéfaite, il est capable de faire défiler en quelques heures les spectacles les plus différents et les évocations les plus dissemblables. Jamais d'erreur ou même de confusion: chaque souvenir est marqué des traits qui lui appartiennent en propre, précis et significatifs. Compagnons de Richard ou contemporains de Louis XI, highlanders ou chevaliers de la Croisade, comtes normands ou porchers saxons, joyeux outlaws ou fiers archers de la garde écossaise, tous vivent et surtout tous se distinguent. Le magicien qui les ressuscite est le plus exact, le plus informé, le plus minutieux des antiquaires. Il pourrait presque dire où a été trempé leur poignard et quel ouvrier a forgé leur cotte de mailles. Sa vie a été employée à peu près tout entière à faire ainsi provision de vieux souvenirs; car sa mémoire, comme son imagination, est tournée complètement vers le passé et retient surtout les choses qui ont comme un parfum d'archéologie. Ce n'est pas en artiste ou en dilettante qu'il a lu ou voyagé, c'est, avant tout en antiquaire. Il en a l'ardeur, le flair, les scrupules. Il en a plus encore la sûreté et l'érudition. C'est ce qui l'a mis en mesure, car sa facilité tient du prodige, d'improviser aussi aisément un roman sur l'époque de Louis XI ou celle des Croisades, que sur l'Écosse moderne. Il en portait dans sa mémoire tous les éléments réunis d'avance. Ils y restaient comme canalisés, n'attendant pour s'épancher au dehors qu'une occasion favorable. L'écluse ouverte, ils coulaient abondamment, sans relâche, avec de gros bouillonnements joyeux. Pour Walter Scott plus que pour tout autre écrivain, créer ne fut jamais que se ressouvenir.

Il avait donc les qualités essentielles pour briller dans le roman historique; il ne pouvait pas ne pas en donner les premiers modèles, s'il appliquait à traiter le genre toutes les ressources de sa merveilleuse organisation. Or, depuis plus d'un demi-siècle, un irrésistible courant poussait la littérature anglaise vers les choses du moyen âge. Horace Walpole, Clara Reeve, Anne Radcliffe, d'autres encore, avaient mis le gothique en honneur. Walter Scott en profita, mais comme savent profiter les hommes de génie, et le roman historique put enfin exister.

Qu'apportaient donc de si nouveau les «Waverley Novels»?

Tout simplement, le roman historique y était traité pour lui-même, ce qui veut dire qu'il n'allait pas avoir d'autre objet que de nous offrir des diverses époques auxquelles il s'appliquerait une image aussi exacte que possible, et que, de la fidélité de cette peinture, c'était tout l'intérêt de l'oeuvre qui devait désormais sortir. La transformation était aussi complète que possible; c'était même une véritable révolution.

Dès l'instant que la description précise et, si possible, la résurrection du passé, deviennent l'unique souci et l'ambition exclusive du romancier, il suit d'abord, et nécessairement, que c'est d'une intrigue véritablement historique que le récit tirera le meilleur de son pathétique et de sa force. La question n'est plus maintenant de savoir après quelles péripéties le jeune premier épousera la jeune première, et ce ne peut être de l'analyse plus ou moins fade d'une passion plus ou moins superficielle et banale que se préoccupe désormais l'écrivain. Il s'agit bien vraiment des amours de Rosa Bradwardine et de Waverley, d'Isabelle et de Quentin Durward, de lady Rowena et du chevalier Wilfrid! C'est l'Écosse elle-même qui est en scène, avec les divisions intestines qui la travaillent, ses crises régulières de loyalisme et ses révolutions périodiques pour le rétablissement des Stuarts; c'est le duel entre le roi de France et le duc de Bourgogne, entre un suzerain uniquement jaloux d'étendre son pouvoir et un orgueilleux vassal impatient de toute dépendance; c'est enfin la lutte entre un peuple opprimé et une race victorieuse, entre les Normands envahisseurs et les Saxons qui ne se soumettent qu'en frémissant et le coeur plein de rage. Et sans examiner si le conflit de deux provinces ou de deux nations n'est pas plus passionnant que le conflit d'intérêts particuliers et si même le drame n'y gagne pas une grandeur singulière, ce qu'il faut faire remarquer, c'est que l'histoire n'est plus un fardeau gênant, qui alourdit le récit et dont il convient de se débarrasser au plus vite dans deux ou trois chapitres préliminaires; que tout au contraire l'auteur en porte allègrement le poids d'un bout à l'autre du roman, si long qu'il puisse être; et que, loin de la dissimuler, il l'étale, puisqu'enfin c'est elle qui soutient toutes les parties de l'oeuvre, qui les anime, qui les explique. L'antique servante, si dédaignée autrefois, est reine maintenant, et c'est sur toutes choses qu'elle va étendre un empire à peu près absolu.

Comme elle a transformé l'intrigue, elle va transformer les sentiments. De personnels et particuliers qu'ils étaient toujours dans l'ancien roman historique, ils deviennent pour ainsi dire généraux et publics. En d'autres termes, ce ne sont plus les sentiments des personnages ou leurs pensées propres qui nous intéressent, mais bien les sentiments et les pensées de la collectivité qu'ils représentent et qu'ils résument. Roland Graeme peut se désoler des inconstances apparentes et des inexplicables caprices de Catherine: l'un et l'autre, ils sont plus et mieux que des soupirants. Le charme qu'exerce autour d'elle Marie Stuart, l'irrésistible attrait dont se sentent saisis ceux mêmes qui devraient être ses gardiens et ses bourreaux et qui ne savent devenir que ses adorateurs, l'admiration que tant d'esprit leur inspire, les terribles angoisses où les jettent tant de folles et mordantes paroles, les dévouements absolus et fanatiques de ses partisans, les jalousies farouches et les haines irréconciliables de ses ennemis, voilà les sentiments que symbolisent les personnages de l'Abbé. Ce sont moins des physionomies que des types, moins des individus que des symboles. C'était à cela que devait nécessairement aboutir le système, et Ivanhoe va nous donner le plaisir d'en achever la démonstration.

Quelle est en effet la physionomie propre du vieux Cédric? En vérité, il n'en a pas, et nul besoin ne s'imposait au romancier de lui en donner une. N'est-il donc pas assez caractérisé par l'esprit d'indépendance et le loyalisme des vieux thanes saxons qu'il représente? Il est «impétueux et irascible», nous dit-on, mais ce doit être à cause de Hastings et de ses terribles conséquences. Tant d'insolences, de vexations et de brigandages commis par les oppresseurs et restés impunis, ont agi continuellement comme un ferment sur son âme et l'ont depuis bien longtemps aigrie et empoisonnée. Regardez-le pour l'instant, dans la grande salle de Rothervood, sur un des fauteuils plus élevés que les autres chaises, donner des signes visibles d'impatience et de mauvaise humeur. Le souper n'est pas servi; mais surtout lady Rowena vient à peine de rentrer; elle a été mouillée par l'orage, et lady Rowena est du précieux, de l'inestimable sang royal saxon! Puis, on est sans nouvelles de Gurth et de ses pourceaux, qu'un Normand pourrait avoir volés:—nous sommes en Angleterre et en plein XIIe siècle—. Le bouffon Wamba non plus n'est pas de retour; et le vieux Cédric est à jeun depuis midi. L'échanson Oswald lui fait timidement observer qu'il n'est pas si tard, qu'une heure à peine s'est écoulée depuis la sonnerie du couvre-feu. Le nom et la chose sont d'origine normande: l'irascible Franklin éclate: «Que le diable emporte le couvre-feu, le tyrannique Bâtard qui l'a institué, ainsi que l'esclave sans coeur qui le nomme, avec une langue saxonne, à une oreille saxonne!» Vous sentez si la fibre nationale est chatouilleuse. Et le mot malencontreux fait affluer les réflexions amères: «Le couvre-feu! oui, le couvre-feu, qui force les honnêtes gens à éteindre leurs lumières, afin que les voleurs et les bandits puissent travailler dans les ténèbres», etc.

Amour passionné de tout ce qui est saxon et haine aveugle pour tout ce qui est normand; mépris intraitable de l'étranger usurpateur et fidélité intransigeante aux derniers rejetons de ses rois légitimes; instinct de révolte sans cesse frémissant et toujours prêt à faire explosion, et vague conscience que tout effort est inutile et que les plus furieux accès de rage sont condamnés à rester à tout jamais impuissants: voilà tout Cédric. C'est mieux qu'un caractère de roman: c'est un type et un type essentiellement historique. En lui revit toute la race des franklins qui, avec indignation et fureur, ont obstinément repoussé la conquête normande. Cet homme est à lui seul toute une période de l'histoire sociale d'Angleterre,—et un des plus beaux exemples des modifications profondes que la nouvelle conception du romancier écossais apportait dans les caractères des personnages et dans leurs passions.

Car ce que nous venons de dire de Cédric peut s'appliquer aux autres acteurs du drame, et toujours avec la même vérité, sinon avec le même éclat. Aucun d'eux n'est simplement individuel; tous au contraire, ils sont tous représentatifs avant toute chose.

Front-de-Boeuf, de Bracy et tous les courtisans du prince Jean incarnent, avec des nuances diverses, les vainqueurs insolents et les spoliateurs impertinents ou tyranniques. L'Église n'est pas moins nettement caractérisée que la Noblesse. C'est le prieur Aymer, abbé de Jorvaulx, coquet, mondain et galant, ne s'imposant que dans son abbaye le lac dulce ou le lac acidum, mais hors de son monastère répondant aux toasts avec de l'excellent vin, et «laissant la liqueur plus faible à son frère lai». C'est encore le templier Brian de Bois-Guilbert, brutal, insolent, débauché, cynique et athée. C'est enfin Frère Tuck, le plus joyeux des joyeux moines d'autrefois, qu'on dirait échappé du livre de Rabelais, le vrai et digne frère de cet inoubliable Jehan des Entommeures, plus intrépide à vider une bouteille en joyeuse compagnie et à jouer du bâton à deux bouts qu'à dire son office et à chanter matines, cordial, exubérant, d'une gaîté tonitruante, musclé comme un athlète, brave et adroit comme un outlaw et, pour peu qu'il ait bu, défiant avec un entrain irrésistible le diable, les diablotins et tous les diables, «avec leurs queues courtes ou longues».

Au-dessous d'eux, la catégorie des persécutés, des faibles et des opprimés: Rébecca, dont la surprenante beauté ne lui est qu'une source de dangers continuels; son père, Isaac, méprisé, honni de tous, même des esclaves, plus maltraité qu'un chien, et à qui des tortures arracheront son or, s'il fait mine de le refuser à des exigences révoltantes d'arbitraire et d'injustice; le porcher Gurth, serf de Cédric; son compagnon d'esclavage, le pauvre fou Wamba, tous deux portant le collier de servitude, tous deux dévoués à leurs maîtres jusqu'à affronter simplement la mort pour eux. A côté et comme en marge de la société régulière, Robin Hood et ses joyeux outlaws, vivant de leur chasse et des voyageurs qu'ils détroussent; respectueux observateurs de la discipline et du code particulier qui les gouverne, braves et fidèles, de vrais chevaliers qui seraient des bandits…

Mais quelque différence qui distingue ces personnages, ils se ressemblent par un point particulier: ils ont tous, et singulièrement vivante et expressive, la physionomie de la catégorie ou de la classe qu'ils représentent, et leurs sentiments, leurs passions ou leurs intérêts sont les intérêts, les passions et les sentiments de cette catégorie ou de cette classe. Toute une société ressuscite ainsi sous nos yeux avec ses groupes particuliers et leurs nuances distinctes. Ivanhoe n'est que de l'histoire en tableaux.

Ainsi s'explique l'importance soudaine que prennent désormais dans le roman ceux qu'il avait dédaignés jusque-là, les petits et les humbles et, pour tout dire d'un mot, le peuple. C'est de tout côté, pour ainsi dire, qu'il fait irruption. Le rôle du porcher Gurth est presque aussi considérable que celui de son maître Cédric; le bouffon Wamba est aussi souvent en scène que le templier, et Richard Coeur-de-Lion lui-même est loin d'éclipser Robin Hood-Locksley et son digne compagnon d'armes, le joyeux ermite de Copmanhurst. Puisqu'il s'agit de donner d'une société ou d'une époque l'image la plus ressemblante et la plus complète possible, le peintre devra nécessairement en évoquer tous les groupes et toutes les classes, n'en laisser aucun dans l'ombre, mais les amener tous à la lumière, et de préférence ceux où les passions et les mouvements politiques ont des répercussions d'autant plus exactes et plus profondes que rien ne vient altérer leur justesse ou entamer leur intégrité.

Dans le roman historique ainsi constitué, on voit la place que doit nécessairement occuper la couleur locale. Elle est tout, à la lettre, puisque par définition elle constitue le roman lui-même. Nous venons de le montrer pour les personnages. Il faut le faire voir maintenant pour le milieu. La chose est facile, Walter Scott ayant apporté aux décors de ses récits une attention particulière. Ce sont peut-être ses meilleures pages.

Que de tableaux caractéristiques! que de scènes expressives! Pour ne pas parler de ses peintures de l'Écosse, dont l'exactitude s'explique par d'autres raisons, que de netteté et de relief, par exemple, dans la description de cette brillante cour d'Elisabeth, monde bariolé, spirituel, avide de plaisir, tout occupé de poésie et de fêtes dramatiques, encore plus passionné pour l'intrigue, toujours affairé et joyeux! Et le terrible contraste entre la cour de France et la cour de Bourgogne! Ici, prodigalités, folies éblouissantes; là économie et épargne sordide; d'un côté générosité, témérité, insouciance; de l'autre égoïsme, prudence, calculs; chez le vassal, orgie et fêtes perpétuelles; chez le suzerain, tristesse morne de prison et de sépulcre. Ainsi le milieu explique toujours d'avance les personnages, et il les explique admirablement.

Mais le plus beau témoignage qu'on en puisse apporter, c'est encore à ce magnifique Ivanhoe qu'il faut le demander. Tout le monde connaît la forêt du premier chapitre.

Le soleil se couchait sur une riche et gazonneuse clairière de cette forêt…; des centaines de chênes aux larges têtes, aux troncs ramassés, aux branches étendues, qui avaient peut-être été témoins de la marche triomphale des soldats romains, jetaient leurs rameaux robustes sur un épais tapis de la plus délicieuse verdure. Dans quelques endroits, ils étaient entremêlés de hêtres, de houx et de taillis de diverses essences, si étroitement serrés, qu'ils interceptaient les rayons du soleil couchant; sur d'autres points, ils s'isolaient, formant ces longues avenues dans l'entrelacement desquelles le regard aime à s'égarer, tandis que l'imagination les considère comme des sentiers menant à des aspects d'une solitude plus sauvage encore. Ici, les rouges rayons du soleil lançaient une lumière éparse et décolorée, qui ruisselait sur les branches brisées et les troncs moussus des arbres; là, ils illuminaient en brillantes fractions les portions de terre jusqu'auxquelles ils se frayaient un chemin. Un vaste espace ouvert, au milieu de cette clairière, paraissait avoir été autrefois voué aux rites de la superstition des druides; car, sur le sommet d'une éminence assez régulière pour paraître élevée par la main des hommes, il existait encore une partie d'un cercle de pierres rudes et frustes de colossales proportions[8].

[Note 8: Traduction A. Dumas.]

N'est-ce pas l'évocation d'une splendide forêt féodale? S'il y a des hommes, ils ne ressembleront sans doute pas à nos contemporains.

Voici en effet le porcher Gurth, avec sa veste faite «de la peau tannée de quelque animal, sur laquelle les poils avaient tout d'abord subsisté, mais avaient été depuis usés en tant d'endroits qu'il eût été difficile de dire, par les échantillons qui en restaient, à quel animal cette fourrure avait appartenu»; ses sandales «assurées par des courroies de peau de sanglier», son panier, sa corne de bélier, son couteau «à deux tranchants et à manche de corne de daim», son épaisse chevelure aux touffes emmêlées «couleur de rouille», et surtout son collier de cuivre soudé à son cou, avec l'inscription: GURTH, FILS DE BEOWULPH, SERF-NÉ DE CÉDRIC DE ROTHERWOOD.

L'accoutrement de son compagnon d'esclavage, le bouffon Wamba, n'est pas moins caractéristique. Il a une veste qui fut jadis teinte en pourpre vif et où l'on avait dessiné des ornements grotesques de diverses couleurs, un manteau de drap cramoisi doublé de jaune vif, des bracelets en argent, et un bonnet tout garni de sonnettes. De tels détails suffisent pour préciser une époque.

Voyez maintenant, en contraste et s'avançant dans la même clairière, l'opulent cortège du prieur Aymer, la suite terrible du templier Brian de Bois-Guilbert; entrez avec eux dans la vaste salle de Rotherwood, avec son immense table de chêne formée de planches à peine dégrossies, son énorme cheminée qui fume, son «parquet» fait «de terre mêlée de chaux, endurcie par le tassement, comme on le voit souvent dans les aires de nos granges modernes»: ne recevez-vous pas, et très nette, l'impression que ni les hommes, ni les choses ne sont de notre temps, et n'est-ce point une scène du moyen âge qui se lève devant votre imagination?

Le roman historique est donc bien l'oeuvre de Scott. Il lui appartient au même degré et au même titre que la tragédie à Corneille, la comédie à Molière, la fable à La Fontaine. Genre incertain avant lui, indéterminé, hybride, n'ayant qu'une existence précaire, s'il est vrai qu'il ait même jamais existé, il vit désormais, il existe, et si bien, qu'il va croître et pulluler extraordinairement. Sans doute, dans cette floraison subite et magnifique, il faut faire la part des circonstances; ce rapide et plein épanouissement s'explique, nous le verrons, par des causes plus générales et plus profondes que le simple attrait de la nouveauté, si puissant qu'on le suppose. Le succès n'en devait que mieux venir: il fut éclatant.

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Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott

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