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UNE NOUVELLE ÉCOLE

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Table des matières

—Étrange idée! Nous convoquer ainsi, ce soir même!… au risque de nous faire expulser comme des bambins par le père Wallholm!

—Il est vrai, Gibb, le vieux gentleman est peu endurant pour les visites en dehors du dimanche.

—Et ce sera comme j'ai dit, Fogg: il s'agit tout bonnement de nous servir quelque nouvelle avalanche de prose de M. Wallholm fils.

—Oui, Andrew produit beaucoup!…

—C'est une rage! Passe encore de fabriquer, comme nous, quelques poésies, entre les heures de bureau. Mais entasser poème sur prose, roman sur comédie! Il deviendra fou!

—Bah! subissons encore cette petite corvée et nous aurons, en revanche, le plaisir d'entrevoir Mlles Kate et Lizzie… L'une d'elles, je crois, ne déplaît pas à celui de nous qui ne lui préfère pas sa soeur?

Cette insinuation subtile ramena chacun à ses préoccupations personnelles, et les deux interlocuteurs continuèrent en silence de gravir la montée.

L'automne agrémentait la soirée d'un petit froid vif, et de fines nuées dansaient dans l'azur, sur la note gaie du clair de lune.

Tout rappelle l'Allemagne, du reste, dans cette région du Kansas où l'émigration rhénane prédomine et impose ses moeurs. La nature elle-même paraît se prêter à ce pastiche; elle se joue notamment à l'entour de la petite ville de Humboldt, comme à une seconde édition du grand-duché de Bade, et le faubourg grimpant où nous avons amené le lecteur imite avec ses maisons en bois sculpté et ses sombres touffes de sapins les plus pittoresques échappées de la Forêt Noire.

Gibb et Fogg, qui avaient parlé tout à l'heure, trahissaient aussi le type tudesque blond, à large face rougeaude. Ils s'étaient exprimés avec une gravité bien digne de citoyens de dix-huit ans, destinés au commerce, ouverts pourtant à la littérature et livrés de coeur aux mystiques rêveries d'un premier amour. Ils étaient sanglés dans des redingotes noires très courtes, ils avaient des casquettes à visières vernies, ils quittaient à l'instant le tiède cabaret du Grand Frédéric où l'on paie en thalers et ils s'avançaient battant le chemin de leurs bottes sonores.

—Merci d'être venus à l'heure, dit tout à coup quelqu'un dans la nuit…

Andrew Wallholm, aux aguets près de la maison paternelle, avait fait quelques pas au-devant de ses camarades.

—Silence, et suivez-moi comme des ombres, ajouta-t-il gaîment, mais à voix basse.

Gibb et Fogg entrèrent après Andrew, en assourdissant autant que possible les craquements de leurs cothurnes, et franchirent le vestibule, non sans risquer, devant la porte vitrée de la chambre basse, le coup d'oeil convenu sur miss Kate et miss Lizzie, qui brodaient et rêvassaient à la clarté de la lampe. Dans le fond de la pièce, près de la cheminée flamboyante, se tenaient la grosse dame Wallholm, tricotant, et la sèche personne de M. Wallholm, perdu sous son bonnet fourré, absorbé dans la fumée de sa pipe et fixant d'un air de mépris ses lunettes sur le vide. M. Wallholm avait une réputation de misanthropie hargneuse, portée par les mauvaises langues sur le compte d'anciennes prétendues frasques de Mme Wallholm…

Gibb et Fogg tremblèrent d'avoir osé regarder.

Inaperçus par bonheur, ils montèrent à tâtons l'escalier et entrèrent avec Andrew dans sa chambre d'étude à l'arrière de la maison.

Une lampe encapuchonnée d'un abat-jour illuminait une table surchargée de papiers en désordre. Andrew, décidément, s'accordait la fantaisie de donner une soirée littéraire.

Dans la pénombre on distinguait, installé déjà, M. Johann Schelm, l'associé de M. Wallholm; le nostalgique, l'ironique et assez papelard M. Johann, natif de Darmstadt, en Germanie, dont les mélancolies d'antan passaient, encore selon les médisants, pour avoir exercé sur les tendances intimes de Mme Wallholm une attraction décisive…

Gibb et Fogg, malgré leur jeunesse, étaient à peu près instruits de ces cancans locaux…

Après un échange général de poignées de mains, Andrew invita les nouveaux venus à s'asseoir et prit place lui-même devant le tas de manuscrits.

Il tournait le dos à la fenêtre, argentée de reflets lunaires, et faisait face à ses invités dans la lueur verte de l'abat-jour qui s'étalait sur une partie de son visage et se coupait sataniquement à son profil yankee, taillé dur comme un éclat de granit.

Andrew n'était plus d'allure joyeuse, comme à l'arrivée de ses amis; il affectait, au contraire, une attitude abattue et sombre; la scène devenait morne et glacée, comme une conférence au début.

On attendait, muets et intrigués, depuis quelques minutes, lorsque Andrew daigna prendre la parole sur le ton d'un homme aux prises avec les idées les plus noires.

—Je me propose, messieurs, vous l'avez deviné, de soumettre, cette fois encore, quelques pages à votre appréciation. Pardonnez à mon trouble, à ma fièvre pendant cette lecture. Les ressorts les plus douloureux de mon être sont mis en jeu dans ce que vous allez entendre, mon avenir d'homme et d'artiste dépendra du jugement que vous en porterez.

Après ce préambule, passablement obscur, Andrew s'empara d'un feuillet, mais à peine le consultait-il, ayant adopté le parti d'arrêter ses yeux gris sur l'auditoire avec une bizarre ténacité.

—«Il y a quelques heures, la forêt était triste, commença-t-il, la brume pleurait sur la verdure noire des pins. Tout près d'ici, pourtant, deux jeunes gens cheminaient au hasard, le fusil sur l'épaule, comme pour une promenade. Ils étaient frères, presque du même âge, mais on ne l'eût pas soupçonné, tant ils différaient de traits et de conformation.

«Ils marchaient taciturnes, l'un obsédé de pensées difficiles à exprimer, l'autre assombri par le pressentiment d'un entretien orageux.

«Ils approchaient du grand étang, dont l'eau dormante, miroitant à la pâleur du ciel, déroulait ses plaques d'argent mat entre les roseaux.

«Tout à coup, l'aîné s'arrêta, droit campé, l'arme au pied, l'oeil en flamme.

«—Frère, que penses-tu des tiens, interrogea-t-il brusquement.

«L'autre hésita, mesurant, stupéfait, la portée d'une pareille question.

«—Je vous aime tous, dit-il, mon père, ma mère, mes soeurs et toi-même…

«L'aîné, sans fléchir, le verbe rude et amer, répondit:

«—Tu nous aimes! Tu as tort! Cet amour, on ne saurait te le rendre.

«—Voilà de dures paroles, frère; que veux-tu dire? demanda le plus jeune, déjà des larmes dans la voix.

«L'aîné se taisait, cherchant à frapper juste.

«—Ai-je commis quelque faute, t'aurais-je blessé par mégarde? insista l'enfant.

«—Non! dit l'aîné, dont l'accent passait de la raillerie à la colère grandissante. Non! mais regarde-moi bien en face, tu vas me comprendre. Ne suis-je pas, en réalité, comme mon père, type maigre et rugueux, un descendant direct de la vieille souche américaine? Oui, n'est-ce pas? Je porte au front la pâleur jaune du dollar, j'ai le masque rigide de l'éternel chercheur d'or; toi, tu contemples avec de grands yeux bleus la vie comme dans un rêve, tu es blanc et rose et blond comme une vierge de ballade…»

MM. Fogg et Gibb devinrent, à ces mots, très perplexes et se désignèrent, à la dérobée, deux photographies encastrées sur la cheminée, dans le joint du miroir. Il semblait clair et d'après ces portraits qu'Andrew dépeignait sa propre image et celle de son frère Harris Wallholm, qu'on était d'ailleurs surpris de ne pas voir présent à cette fête intime. Le récit pénétrait donc dans une situation bien délicate… M. Johann Schelm, cependant, demeurait calme et apparemment très distrait dans son fauteuil, tandis qu'Andrew poursuivait sa narration avec une croissante furie de ton et de geste.

«—A quelles misères t'arrêtes-tu? dit le plus jeune tout interdit.

Qu'importe la figure? Notre âme est pareille.

«L'aîné haussa les épaules en un mouvement de rage mal maîtrisée.

«—Notre âme est pareille! Chimère qu'un Américain ne saurait concevoir.

«—Ne sommes-nous donc pas de la même nation et du même sang!

«—Tu vas le savoir. Réponds! Que penses-tu de cet étranger toujours présent dans notre maison?

«—L'associé de notre père? Oui, je sais qu'au fond du coeur, tu le hais.

«—Oh! de toute ma haine, depuis l'extrême enfance, depuis une scène funeste… qui est l'histoire de ta vie. Le père, à cette époque, était un travailleur obstiné, sans cesse anxieux et rude, dont chacun avait peur. L'autre, l'émigré, parlait habituellement à ma mère dans un langage de douceur et de cajolerie sournoise qui soulevait mes répulsions d'instinct. Il y eut drame un jour: Ma mère voilait son front de ses mains, l'étranger montrait une attitude louche, je tremblais et pleurais au bruit des menaces de mon père. Que s'était-il passé? Je ne pouvais comprendre alors, mais tu naquis peu après, tu grandissais, je t'observais avec une persistance d'abord inconsciente, puis volontaire, et enfin la vérité se reconstruisit entière dans mon cerveau: La trahison revivait en toi; elle éclatait dans ta ressemblance exacte, absolue, ridicule, avec cet homme d'autre race. Ton existence était une honte, un crime et une dérision! Me comprends-tu maintenant?

«Le plus jeune eut un cri déchirant, il étendit les bras comme s'il eût voulu se retenir sur le bord d'un abîme.

«Puis il se fit un silence tout frémissant entre ces deux frères qui n'osaient plus lever les yeux l'un vers l'autre…»

Andrew, conformément à son récit, fit une pause durant laquelle MM. Gibb et Fogg se sentirent plus cruellement embarrassés que jamais. On eût dit que sur la face somnolente de M. Johann Schelm se dessinait quelque chose d'incompréhensible, comme un mélange de confusion, d'incrédulité et de défi. Andrew, de son côté, se possédait en une sorte de sang-froid de comédien tout en exhibant une émotion désordonnée. Mystifiait-on MM. Fogg et Gibb? Et pourtant il s'agissait certainement de la famille Wallholm et de l'associé, M. Schelm, dans ce qui venait de se débiter. L'histoire des deux frères était une suite trop évidente des racontages circonvoisins. Andrew, sous prétexte de littérature, trahissait-il les secrets du foyer paternel? Mais comment pouvait-il broder sur de telles avanies? Comment savait-il ces mystères; qui donc avait osé les lui dévoiler? MM. Gibb et Fogg s'y perdaient.

Andrew avait, derechef, consulté le feuillet qu'agitait un tremblement de ses doigts.

«On entendait, poursuivit-il, le bruissement des roseaux sur l'étang et les lentes traînées du vent dans le feuillage mouillé.

«Il fallait en finir, cependant, et l'aîné reprit bientôt sa résolution première.

«—Faiblesse d'âme, soins de fortune ou aveuglement, que sais-je? mon père avait oublié. Mais sans relâche, moi, je me suis débattu contre ce secret qu'il m'était interdit de révéler, j'ai dû supporter cette tache à mon honneur héréditaire, dévorer l'humiliation, refouler des désirs affolés de vengeance. Le courage de me taire plus longtemps m'a manqué. A ton tour donc de subir cette destinée, de mesurer ce que pèse à la conscience le recel d'un nom volé par l'adultère, l'hypocrisie d'affections que repousse la voix du sang!…

«—Que faire? interrompait le plus jeune, enfant par les pleurs, homme sous l'insults…

«L'aîné s'approcha du malheureux à qui sa présence répugnait déjà et parla vite d'une voix sourde:

«—L'étang qui dort à nos pieds est profond, la forêt qui nous entoure s'ouvre sur le monde. Choisis. La nuit venue, tu verras à travers les branches une lumière approcher de ma fenêtre. Accomplis alors ta volonté, quelle qu'elle soit.

«Ayant dit, l'aîné remit le fusil sur l'épaule et partit sans regarder en arrière.

«Et maintenant l'heure grave est venue!…»

Sur ce dernier paragraphe, Andrew avait saisi la lampe d'une main et s'était levé tragique, en manière de poète emporté par son rêve, mimant l'action, vivant les personnages:

«L'aîné ne recule pas,—lisait-il;—inflexible, il veut que justice soit faite, il va vers la fenêtre, la lumière fatale rayonne sur la forêt. Écoutez…»

Éclairé de profil, Andrew était d'une pâleur de mort; sa voix s'élevait en éclats désespérés. Le coeur s'étranglait sous les redingotes de MM. Gibb et Fogg; M. Johann Schelm, entraînement du récit ou terreur de la réalité, s'était enfin mis debout et un semblant de menace roulait dans son oeil ahuri.

«Écoutez!» redit Andrew.

Il y eut un instant d'attente, puis une lueur sillonna la cime des arbres et une détonation retentit dans le bois.

Andrew lança un coup d'oeil final au manuscrit et s'agenouilla.

«Un coup de feu! acheva-t-il; le plus jeune n'est plus! L'aîné tombe les mains jointes:

«J'ai cru bien faire, sanglote-t-il, que Dieu me pardonne!…»

L'émotion et l'angoisse de l'auditoire devinrent indescriptibles. Que dire, que conclure? On regardait avec effarement Andrew prosterné; on entendit une horloge tintant dix heures, en même temps qu'une voix fougueusement acariâtre retentissait au bas de l'escalier:

—Ce vacarme finira-t-il? criait le peu accommodant M. Wallholm père.

En dépit des navrantes impressions du moment, on ne songea plus qu'à fuir la méchante humeur du vieil ours.

—Partez, partez vite! commandait Andrew, redressé comme par un ressort.

Les jeunes Gibb et Fogg dégringolèrent l'étage et purent à peine entrevoir une dernière fois les misses Kate et Lizzie, qui repliaient leurs broderies.

Arrivés sur la route, ils remarquèrent que M. Johann Schelm les suivait à quelques pas. Il n'y avait donc plus de doute! Andrew s'était montré véridique, une sanglante folie avait été commise!

Ils marchèrent quelque temps suffoqués, transis, n'osant desserrer les dents, l'imagination hantée déjà de l'apparition du suicidé flottant sur l'eau; ils songeaient à se rendre au bord de l'étang, quand de l'obscurité se détacha une forme humaine venant en sens inverse et marquant le pas d'une chanson.

—Harris! s'écrièrent Gibb et Fogg, ravis.

—Ah! chers amis, vous voilà! dit Harris Wallholm qui les avait aussi reconnus à la voix.

—Eh bien! mes bons! ai-je bien joué mon rôle? la poudre a-t-elle parlé à propos? Et que dites-vous du nouveau procédé littéraire de ce fou d'Andrew?

—Le nouveau procédé?…

—Oui! le «naturalisme» dont on parle tant aujourd'hui ne lui suffit plus, il cherche, paraît-il, quelque chose au delà.

—Et quoi donc?…

—Je n'en sais rien; on essaiera la définition un autre jour.

—Oui, oui, un autre jour, dit M. Johann Schelm, qui s'était approché et avait appuyé son bras sur l'épaule d'Harris Wallholm.—Rentrons, mon enfant, la soirée est froide, tu pourrais t'enrhumer.

Contes d'Amérique

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