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III Le général et le sergent.

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Table des matières

La visite furtive que le général avait faite à son concierge n'était pas l'acte d'un enfant ni d'un insensé. Depuis que les ravages du mal l'avaient rendu incapable d'exercer dans sa maison un commandement suivi, le vieillard était devenu l'objet d'une surveillance assidue et d'une tutelle intolérable. Ses moindres pas, ses paroles; ses gestes même étaient soumis à un espionnage régulier; on ne souffrait personne autour de lui, on écartait tous ses amis. Dès le jour où son cerveau fut atteint, les valets comprirent qu'ils avaient changé de maître; ils n'obéirent désormais qu'à la baronne. L'un d'eux fut affecté au service du malade, et, sous le prétexte des soins qu'exigeait son état, il reçut l'ordre de s'écarter le moins que possible de son fauteuil. C'était une servitude odieuse au valet. Il en résultait de la mauvaise humeur, d'une part, et de l'autre ces petites vengeances sourdes qui sont les représailles de la domesticité.

Le pauvre infirme avait la conscience de son état. Le sort, en frappant son intelligence, s'était montré assez cruel pour ne pas l'anéantir tout entière. Plus d'une fois, dans le silence de la nuit, libre et seul enfin, il se répandit en larmes amères; souvent aussi, il eut des pensées de révolte qui toutes dégénéraient en défaillances profondes. Ce fut une de ces inspirations qui lui donna la force de tromper ses surveillants et d'aller frapper à la porte de César Falempin.

Si le premier mouvement du digne concierge fut de la surprise, le second eut tous les caractères de l'embarras. Les consignes sévères de la baronne s'étaient étendues jusque sur la loge: Falempin les avait reçues et exécutées jusqu'alors en soldat, dans toute leur rigueur. Il s'agissait donc d'une infraction à la discipline; pour un ancien, le cas était grave. César en eut le sommeil troublé. Comme tous les gens de l'hôtel, il croyait que le général n'avait plus sa tête; sa promenade nocturne notait dès lors à ses yeux qu'une lubie. Fallait-il pousser le dévouement envers son chef jusqu'à contenter ce caprice au risque de déplaire à la baronne? Voilà le problème réduit à ses termes les plus simples. Le concierge l'agita longtemps avant de le résoudre enfin, le cœur l'emporta: il ne voulut pas laisser peser sur sa vie le remords d'avoir refusé quelque chose à son général. Au petit jour, il se trouva sur pied, gagna l'hôtel comme s'il se fût agi d'affaires de service, prit si bien son temps et ses mesures, qu'il parvint à la chambre du malade sans avoir été rencontré, et avec la certitude de l'y trouver seul. Au bruit que fit la porte, le vieillard s'éveilla, et parut d'abord saisi d'effroi en voyant un homme debout au pied de son lit. Il essaya de se mettre sur son séant, et dirigeait la main vers le cordon de la sonnette, quand Falempin lui dit à voix basse:

«C'est moi, mon général; ne vous offusquez pas. Sept heures, comme vous me l'aviez dit. Pardon si je vous dérange.

--Ah! bien! bien! répliqua le vieillard en se rassurant peu à peu. Ah! c'est toi, mon vieux sergent; C'est bien! c'est bien! Où avais-je donc la tête?»

Ces paroles étaient prononcées péniblement, avec effort, d'une manière entrecoupée; après une pause assez longue, le vieillard ajouta:

«Que me veux-tu?»

La foudre tombant aux pieds de Falempin, ne l'eût pas jeté dans une surprise pareille à celle que lui causa cette demande. Il venait de manquer à la consigne établie, enfreindre tous ses devoirs, et pourquoi? Pour recevoir un aussi étrange compliment. Il se prit à regretter l'excès de zèle qui l'avait conduit là, et ne songea plus qu'à faire une retraite honorable.

«Pardon, excuse, mon général, dit-il en regardant du coté de la porte: histoire seulement de s'informer, de l'état de votre santé. Ça va bien, tant mieux. Dormez en paix; je vais maintenant dessiner mon par file à gauche.»

Le sergent voulut joindre l'effet aux paroles; mais le général s'était emparé de l'une de ses mains et ne semblait pas disposé à s'en dessaisir.

«Merci, mon vieux, disait-il; sois sans inquiétude; encore quelques mois de repos, et nous monterons à cheval... Oui, à cheval... Je leur prouverai que je suis vert encore... que j'ai une volonté...»

A mesure que le vieillard s'animait, un rayon d'intelligence descendait sur son visage. Tout à coup, comme si une clarté soudaine fût venue luire à ses yeux, il s'interrompit, et se frappant le front:

«Reste! reste, César, dit-il avec vivacité... Malheureux que je suis!... Moi qui allais oublier... Bien; tu es là, ajouta-t-il comme s'il eût voulu s'assurer de sa présence, tu es là, mon vieux camarade... Il faut que je me lève, entends-tu?... que je m'habille... et surtout ne me quitte pas.»

Falempin hésitait encore; il craignait d'être le jouet d'une nouvelle hallucination.

Cependant, la voix de son général avait un tel accent de douleur et de prière, qu'il n'osa pas quitter la place. Le vieillard persistait à vouloir se lever; César alluma le feu, enveloppa le malade d'une douillette ouatée et l'aida à se traîner jusque sur son fauteuil. Là, en l'examinant mieux, il le trouva si défait, si décomposé, qu'il se sentit pris d'une pitié profonde. Le jour éclairait alors cette figure qu'on eût pu prendre pour celle d'un spectre. La peau avait les tons jaunes et mats de la cire; l'œil était hagard et se cachait sous les cavités frontales; les lèvres, à demi ouvertes, laissaient entrevoir une langue pâteuse; enfin, tous ses traits portaient l'empreinte de ces altérations profondes qui signalent une hémiplégie. Falempin en avait les larmes aux yeux.

«Ce que c'est que de nous!» pensait-il en lui-même.

On eût dit que le général s'associait à sa pensée, car il reprit presque à l'instant avec un ton de gaieté:

--Eh! oui, mon pauvre sergent, tout s'en va peu à peu... la santé comme les amours... On ne peut pas être et avoir été... Mais que fais-tu là, debout comme au port d'arme?... Voyons, César, assieds-toi... ici, à mes côtés, ajouta-t-il en lui montrant un siège... plus près encore... plus près, mon camarade.»

Falempin éprouvait une répugnance visible à obéir; toutes ces amitiés le navraient au lieu de le toucher; il y voyait une nouvelle preuve de l'affaiblissement des facultés de son maître.

«Faites pas attention, général, répliqua-t-il; je suis très-bien debout; c'est ma passion d'être debout.

--Voyons, César, ne fais pas l'enfant, dit en insistant le vieillard... Nous avons à causer ensemble; assieds-toi, je t'en prie; ne me quitte pas.»

Le vieux sergent ne put résister à cet appel: il prit un siège, comme un homme qui se résigne:

«A la bonne heure, reprit le baron en lui tendant la main, voilà ce qui s'appelle agir en bon camarade.

--Ah! général, dit Falempin, que tant d'amitié, rendait confus.

--Écoute, Falempin, ajouta le baron, je t'ai appelé mon camarade, parce que je vais te parler comme à un camarade. Depuis quelque temps, je n'ai plus ici autour de moi que des visages odieux. Partout des espions, partout des gens qui trouvent mon agonie bien longue; personne à qui me confier, personne. J'ai souvent témoigné le désir de recevoir quelques amis; on n'a pas tenu compte de ma demande. On me séquestre, on m'isole, on m'enterre vivant; je me sens gagné peu à peu par le froid de la tombe.

--Qui l'eût pensé? Vous, mon général, on vous a fait cela! mais il fallait se plaindre!

--A qui, Falempin? dit le vieillard avec une sombre douleur? ne suis-je pas une créature déchue? Que peut un homme qui ne sait ni marcher ni faire un mouvement sans avoir quelqu'un qui l'assiste? Je suis à leur merci, mon vieil ami; je suis leur victime, et je ne cherche même plus à m'en défendre. Dans les premiers temps de ma maladie, j'ai voulu résister; ils m'ont vaincu! ils ont pour eux la ruse et la violence, et moi je n'ai plus rien, plus rien que ma haine. Elle ne suffit pas.

--Pauvre général!

--Ce n'est rien encore, Falempin; je leur pardonnerais tout, s'ils m'eussent laissé du moins les caresses de mon Emma. Eh bien! cette dernière satisfaction, ils me l'ont refusée. A peine puis-je l'embrasser deux fois par jour et devant témoins. Priver un père de sa fille! quelle cruauté! voir mourir un homme à petit feu et lui enlever jusqu'à ce bonheur d'embrasser son enfant!

--Oh! les monstres! s'écria Falempin. Le diable en prendrait les armes! c'est trop fort, mon général; je vais charger ma carabine.

L'émotion du baron était à son comble; des larmes inondaient son visage, et le digne sergent avait toutes les peines du monde à contenir les siennes. Cette scène l'inquiétait doublement: il craignait qu'elle n'épuisât les forces du malade et qu'elle n'eût un contre-coup au dehors. Aussi chercha-t-il à l'abréger et fit-il un mouvement pour quitter son siège. Le général s'en aperçut, et, par un geste plus prompt que la pensée, il lui saisit le bras.

«César, dit-il, ne me quitte pas encore, je t'en conjure; je n'ai pas tout dit. Dieu m'envoie aujourd'hui un dernier éclair d'intelligence; laisse-m'en profiter. Demain il serait trop tard. Prête bien attention à mes paroles: c'est mon testament que je vais dicter, et c'est toi, mon vieux camarade, qui en seras l'exécuteur.

--Achevez, général, dit le sergent ému de cette confidence et tremblant sous le poids de la responsabilité qu'il allait encourir.

--César, poursuivit le baron, on me ruine, on me ruine à plaisir; c'est un parti pris, c'est un système arrêté. Si je vis encore longtemps, ma fille n'aura plus d'héritage. Déjà on m'a arraché de force deux signatures. Pour quel objet, ma pauvre tête n'en sait rien. L'on m'a mis un papier sous les yeux, et l'on m'a dit: Signez. J'ai refusé d'abord; mais que veux-tu que devienne une faible volonté comme la mienne devant une volonté impérieuse, absolue? J'ai cédé, j'ai signé. Hélas! j'ai signé peut-être la ruine de mon enfant. Qui le sait?

--Ah ça! mais, c'est une forêt de Bondy que cet hôtel, s'écria Falempin: général, il ne me reste plus qu'à donner ma démission de concierge. Cet air empesté ne me convient guère, entendez-vous?

--N'en fais rien, César; reste pour moi, reste pour ma fille. Rapproche ton siège, ajouta le baron en parlant à voix basse, et écoute attentivement ce qui me reste à te dire.

--Je suis tout oreilles, général.

--Depuis longtemps, reprit le baron, j'ai prévu ce qui m'arrive aujourd'hui. J'ai senti que j'étais entouré d'ennemis, et j'ai pris quelques mesures pour me défendre. Je les savais rusés, j'ai employé la ruse. Va fermer au verrou la porte de la chambre, César, afin que personne ne puisse nous surprendre. Il s'agit d'un secret important.»

En même temps, le vieillard prit un air mystérieux et sembla écouler avec inquiétude les bruits qui se faisaient dans la maison. Falempin obéit et revint se mettre aux côtés du général.

«Maintenant, reprit celui-ci, aide-moi à me lever. Jamais je ne me suis senti plus fort; cette confidence me soulage. Viens, mon brave, conduis-moi vers l'armoire qui est à la gauche de la cheminée.»

Soutenu par son concierge, le baron se dirigea vers le point qu'il avait désigné. Quand il y fut parvenu, il jeta de tous les côtés un regard inquiet et prêta une oreille attentive, comme s'il eût redouté quelques pièges; puis, rassuré par cet examen, il ouvrit l'armoire en cherchant à étouffer le bruit que faisait la serrure et des ais mal joints. Cette armoire était pratiquée dans le mur, à hauteur d'appui. Quelques vieux livres, des coquillages, des armes de luxe en garnissaient les rayons. Falempin ne savait que penser; il craignait que ce fût encore là une lubie de son général. Celui-ci, cependant, après une nouvelle pause, porta la main vers l'un des coins de l'armoire, et, faisant jouer un ressort, mit à découvert une petite cachette ménagée dans l'épaisseur de la boiserie. Le concierge suivait les mouvements de son maître avec une hésitation toujours croissante, quand celui-ci retira de ce réduit une énorme liasse de billets de banque:

«Voici, César, ce que j'ai soustrait aux mains de l'ennemi. Il y a là trois cent mille francs: quoi qu'il arrive, ma fille aura au moins cette dot. On me fera peut-être dénaturer le reste de ma fortune, mais ces trois cent mille francs lui resteront. Tu vois comment joue ce secret, César; essaye-le... Très-bien! Maintenant tu peux me remplacer: je mourrai tranquille.»

Falempin ne pouvait plus persister dans son incrédulité; les billets de banque étaient là; ils parlaient d'eux-mêmes.

«César, ajouta le baron, c'est sur ta loyauté que repose désormais l'avenir de mon enfant.

--Pour ça, général...

--Je te connais, je sais qu'on peut compter sur toi. Dès que je serai mort, tu viendras dans cette chambre, d'une façon ou d'une autre, comme tu pourras, tu ouvriras cette armoire, tu prendras ce dépôt et le remettras à ma fille. Tu me le jures?

--Diable! général, répliqua Falempin, mais c'est grave! Une somme si forte!

--Quoi, mon brave, tu me refuserais! Prends-y garde, César, ce serait avancer ma mort. J'ai compté sur toi.

--Puisque vous le prenez ainsi, général, je n'ai plus rien à dire; j'accepte, j'accepte!

--Tu le jures?

--Je le jure, puisque cela peut vous faire plaisir.

--Merci, mon ami, dit alors le baron en tendant la main à son vieux serviteur. Merci, je n'attendais pas moins de toi.» Ils en étaient là de leur entretien, quand on frappa à la porte de la chambre. Saisi d'effroi, le général rétablit dans sa cachette le précieux dépôt, ferma avec soin l'armoire et regagna son fauteuil. Falempin alla ouvrir.

C'était le valet que la baronne avait mis au service du vieillard. Il entra en grommelant, parut surpris de voir le concierge auprès de son maître, et ne manqua pas de raconter ce qu'il avait vu. Dès ce jour, Falempin devint suspect, et se vit compris dans le système de surveillance dont on entourait le vieillard.

Les Idoles d'argile

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