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Un chagrin

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En 1827, par une de ces chaudes soirées du mois d’août, que l’air vivifiant des montagnes tempère et rend si agréables dans quelques sites du Mâconnais, deux femmes, d’âge très-différent, sortaient presque furtivement par la porte dérobée d’un beau jardin pour se rendre dans la campagne. Plusieurs fois la plus jeune, qui paraissait toucher à peine à l’adolescence, broncha dans le chemin pierreux que sa chaussure légère ne pouvait affronter impunément; mais elle semblait ne pas s’apercevoir des difficultés de la route, tant on l’eût dit pressée d’arriver au but de sa course.

— Appuie-toi sur mon bras, chère enfant, lui dit la plus âgée d’un ton où il y avait en même temps de la bienveillance et de la tristesse. La jeune fille prit, sans répondre, le bras qui lui était offert; et toutes deux continuèrent silencieusement leur marche, doublant le pas à mesure que la pente devenait plus rapide. Après avoir traversé l’étroite vallée située entre Le village de Solutré et le hameau de Pouilly, elles s’assirent sur un bloc de marbre blanc et nacarat, dont le flanc de la montagne est parsemé, tandis que le sommet verdoyant oppose son front couronné à la pointe nue et sourcilleuse de la roche qui s’étend de l’est à l’ouest. La nuit commençait à tomber, les maisons bâties sur les trois étages de la roche, sans en atteindre le sommet, commençaient à s’illuminer, et présentaient à l’œil les capricieuses combinaisons de la gamme d’où le village tire son nom (sol, ut, ré). Les vignerons revenaient, en chantant, chercher, dans leur habitation, le repos si laborieusement gagné par la fatigue de la journée. Suivant leur habitude, ils accompagnaient leur salut aux deux dames dont nous avons suivi la marche, d’un bonsoir et d’une réflexion:

— Il fera beau temps demain, madame Richard.

— Nous avons eu une chaude journée aujourd’hui.

— Bonsoir, mameselle Alice et la compagnie.

— Eh bien! voilà le raisin qui commence à jaunir.

Mais il semblait, ce jour-là, que madame Richard et mademoiselle Alice ( puisque nous savons leur nom) fissent un pénible effort pour répondre à la rustique politesse de ces honnêtes villageois.

— Quelle triste soirée! dit enfin madame Richard.

— Ce n’est rien en comparaison des soirs et des jours qui nous attendent sans doute, répondit Alice.

— Ma chère enfant, reprit la première en faisant visiblement un effort sur elle-même, il ne faut rien exagérer. Peut-être avons-nous tort de nous tourmenter avant d’avoir vu les choses de près?

Alice hocha la tête.

— Ne craignez pas, dit-elle, que les sujets d’affliction nous manquent. Ne serais-je pas la première personne qu’une belle-mère traitât bien, si, par impossible, la chose arrivait?

Comme madame Richard ne répondait pas, la jeune fille continua:

—Voyez ma bonne Rose, que mon père a lui-même arrachée aux mauvais traitements de sa belle-mère, en la prenant a son service. Et ce pauvre petit Jean dont la maison est ici près; n’est-ce pas quinze jours après le mariage de son père qu’il s’est jeté dans le puits? Oh! que je déteste les belles-mères!

— On dit que le petit Jean avait la tête dérangée, fit observer madame Richard.

— Dérangée, dérangée, oui, par le chagrin; il y a bien de quoi. Et les yeux déjà rougis d’Alice se mouillèrent de nouvelles larmes.

— Les belles-mères auxquelles tu fais allusion, sont des femmes sans éducation, de grossières paysannes, à peine responsables du mal qu’elles ont fait; tandis que la belle-mère que ton père t’a annoacée.....

— Des femmes sans éducation! des paysannes! interrompit Alice; vous oubliez ce que vous avez eu vous-même à souffrir avec la seconde femme de votre père. Elle avait pourtant été élevée dans un couvent, et passait pour l’une des femmes les plus instruites de son temps. C’est ce que vous m’avez dit vingt fois. Étaient-ce des paysannes que les princesses dont vous m’avez si souvent conté l’histoire? Pourtant leurs belles-filles étaient les plus malheureuses créatures du monde.

— Que parles-tu de contes absurdes inventés à plaisir pour l’amusement des enfants?

— Je ne suis pas assez folle pour croire qu’on puisse chausser des souliers de verre, faire d’une citrouille un carrosse, et créer des hommes avec des souris; mais je vois dans ces contes des pères, des mères, des oncles, des parents à tous les degrés, qui sont tantôt bons et tantôt méchants; il n’y a que les belles-mères qui soient toutes affreuses, sans exception.

Madame Richard ne sut que répondre aux arguments qu’elle-même avait fournis; elle se repentit d’avoir laissé puiser un esprit si logique à une source de mensonge. Elle essaya de consoler la désolée jeune fille, non plus par des raisonnements, mais par des caresses et par des larmes. Cet attendrissement de la part de la bonne dame donna à l’enfant un nouvel accès de désespoir, qu’elle ne chercha pas à contenir.

Après cette promenade, qui n’eut d’autre résultat que la fatigue, toutes deux rentrèrent assez tard dans la maison où tout le monde paraissait inquiet de leur absence.

Avant de poursuivre cette histoire, jetons un coup d’œil en arrière pour en connaître tous les personnages.

Quinze ans s’étaient écoulés depuis que M. Montauban, négociant à Lyon, désespérant de la santé de sa jeune femme, crut qu’en se fixant au milieu des robustes habitants de Solutré, elle retrouverait dans un air vif et pur la force et la vie qui semblaient lui échapper. Il devint donc propriétaire d’une jolie maison qu’il embellit de tout ce qui pouvait plaire à sa compagne chérie; mais le coup était porté, et ni les soins, ni la tendresse dont elle fut entourée, ne purent prolonger une existence que la volonté de Dieu avait brisée avant le temps.

Plusieurs années encore après la perte douloureuse qu’il avait faite, M. Montauban ne semblait tenir à la terre que par la partie matérielle. Tout ce qui appartenait à l’esprit était passé dans d’autres régions. On eût pu s’en réjouir, s’il ne lui fut resté une jolie petite fille, que la vie toute contemplative de son père laissait à la merci de mains étrangères. Heureusement pour cette enfant, qu’une amie de sa famille veilla sur elle et lui donna toute sa tendresse. Cette amie était madame Richard, que des malheurs avaient privée en même temps de son mari et de sa fortune, et que la Providence avait conduite chez M. Montauban, en qualité de gouvernante de sa maison. Non seulement elle s’acquitta de son emploi avec zèle et probité ; mais elle tint lieu de père et de mère à l’enfant, plutôt abandonnée que confiée à ses soins. Dans son amour plus exclusif qu’éclairé pour sa fille d’adoption, madame Richard mit ses soins à écarter d’elle tout sujet de chagrin; elle conjurait une larme, un soupir, et se serait mise en quatre, comme elle disait, pour lui épargner le plus léger ennui.

— La pauvre enfant! répétait souvent la bonne dame, a déjà eu assez de malheur, sans y ajouter encore des contrariétés! Ce n’est pas moi qui la tourmenterai jamais.

Cependant, elle ne s’apercevait pas que son excessive indulgence produisait un effet tout contraire à ce qu’elle en attendait; et l’on peut dire qu’il ne se passait pas de jour sans qu’Alice pleurât plusieurs fois. Quoiqu’elle se livrât à tous ses caprices, et qu’elle donnât carrière à tous ses emportements, la pauvre petite répétait souvent elle-même, qu’elle était bien malheureuse!

Déjà elle avait atteint sa dixième année, bien qu’elle sût à peine lire. Sa taille se développait, ses traits, en se formant, prenaient un caractère qui rappelait la figure de sa mère. Cette ressemblance, un jour, frappa M. Montauban, qui, sortant enfin de sa léthargie, s’avisa de songer à l’éducation de cette enfant jusqu’ici si négligée. Le remords le prenant au cœur, il parut réfléchir, et par suite d’une délibération prise avec lui-même, il fit appeler madame Richard dans son cabinet.

C’était une démarche inusitée. Avant de se rendre à cette injonction, elle se la lit répéter deux fois dans sa surprise. Mais elle faillit tomber de son haut, lorsqu’elle entendit son maître prononcer distinctement:

— Je compte sur vous, madame Richard, pour disposer ma fille à aller en pension.

Les jambes de la pauvre femme plièrent sous le poids de son émotion, en même temps qu’une paralysie semblait enchaîner sa langue. Cependant un sentiment instinctif, tendre et passionné, l’amour maternel, veillait en elle, et rappela promptement ses facultés. Cette enfant, dont on allait la priver presque sans la consulter, était sienne! Ne lui avait-elle pas consacré ses veilles, ses soins, sa vie, depuis qu’elle était au monde? N’avait-elle pas accumulé sur sa tête toute la tendresse que la mort et l’absence de ceux qu’elle avait aimés, aurait refoulée dans son cœur désert? D’ailleurs, qui était venu réclamer une part dans son dénouement? Qui avait bercé son Alice dans les nuits d’insomnie? Qui l’avait servie dans la maladie, protégée contre les terreurs de l’enfance, si cruelles pour les êtres d’une faible constitution? Rendue à elle-même par la succession rapide de ses pensées, madame Richard eut le courage de parler pour défendre un bien acquis aux dépens de sa propre existence.

— Ainsi, Monsieur, dit-elle, vous voulez-me séparer de mon enfant, sans m’en avoir prévenue à l’avance, sans me donner le temps de m’accoutumera l’idée de cette séparation? Vous avez sommeillé pendant dix ans, et vous vous réveillez pour commettre un acte de barbarie

— Vous êtes cruelle à votre tour, madame Richard, de me dire en termes si peu ménages, que je suis coupable envers ma fille Au surplus..... je l’ai mérité !

Il y avait dans l’accent de M. Montauban tant de bonté et de résignation, que le courroux de la bonne gouvernante tomba devant ses paroles. Elle reprit d’un ton radouci:

— Dans mon jeune temps, il ne m’a pas fallu plus de six mois pour apprendre à lire, écrire et compter; et c’était moi qu’on avait chargée au couvent de faire répéter les leçons de la grand’mère de mon Alice, à qui Dieu fasse paix. J’en savais donc autant qu’elle, autant que bien d’autres qui ont fait leur chemin.

— C’est vrai, dit M. Montauban, les femmes de cette époque étaient alors toutes au même niveau, et personne ne sentait la nécessité d’en savoir davantage. Aujourd’hui, tout est changé, et l’on exige qu’une jeune personne ait une idée, au moins générale, de toutes les sciences, et qu’elle étudie les plus essentielles en particulier, sous peine d’être montrée au doigt dans la société.

La tête de madame Richard se pencha sur sa poitrine, il se passait un violent combat dans son esprit. Son Alice méprisée dans la société, à cause de son ignorance, c’était affreux! Mais se séparer d’elle! quel sacrifice!

Une révolution s’opérait en même temps dans l’esprit de M. Montauban; il marchait à grands pas dans son cabinet, murmurant à demi voix des phrases incohérentes. Son agitation parut d’un heureux augure à madame Richard, qui crut devoir frapper de nouveaux coups pour fixer, selon ses vœux, les irrésolutions de cette âme vacillante.

— Monsieur, dit-elle d’une voix maintenant assurée, vous ne me demandez pas de conseils, et je n’ai pas la prétention de vous en donner, bien que dans mon opinion, une femme simple puisse quelquefois ouvrir un bon avis. Souffrez donc seulement que je vous dise ce que je pense au sujet de mon Alice. Ne croyez-vous pas qu’il vaudrait encore mieux pour elle de rester ignorante, par rapport aux autres femmes, que de devenir à tout jamais étrangère à son père? Et c’est là le danger qu’elle court si elle sort de la maison. Privée de vos caresses dans son enfance, de votre présence dans le second âge de la vie, quelle espèce de lien existera-t-il entre elle et vous, quand, plus que jamais, elle aura besoin d’un guide, d’un ami sûr, désintéressé ? L’ennui s’emparera d’elle, et vous croirez avoir rempli votre devoir en cédant vos droits à sa tendresse, au premier homme dont la fortune balancera celle de votre fille. Et le printemps de la pauvre orpheline aura passé sans joie et sans soleil.

Madame Richard pleurait, M. Montauban semblait ému.

— Si l’abandon de cette jeune et belle fille ne vous touche pas, continua-t-elle, ayez pitié de vous-même. Croyez-en ma vieille expérience, l’heure de la décrépitude nous frappe toujours à l’improviste; nous rêvons encore du printemps que déjà les rides sillonnent notre front. Et quand la caducité sera à la porte de votre maison vide et triste, vous regretterez l’enfant au cœur aimant que votre froideur a glacée pour vous. Et alors nul retour ne sera possible. Votre profond isolement vous pèsera..... Excusez-moi; mais, voyez-vous, je suis hors de moi en pensant que la fille de celle que j’ai aimée aussi, aurait pu rejoindre sa mère qui nous voit, sans que vous eussiez su que la chère enfant avait passé sur cette terre! Pauvre ange! si faible! que serait-elle devenue sans la vieille amie qui l’a soutenue de ses mains ridées?

— Assez! assez! par pitié ne m’accablez pas davantage! s’écria M. Montauban dont la douleur muette habituellement se manifesta enfin par des larmes. Je suis coupable! bien coupable! Laissez-moi réfléchir à ce que je dois faire, bonne madame Richard; demain je vous ferai connaître ma décision.

Ce fut d’un pied léger qu’elle s’éloigna du cabinet où l’éloquence de son cœur agissait sur le père. Elle se reprochait bien un peu sa vivacité ; mais si les blessures qu’elle avait faites étaient vives et saignantes, Alice n’était-elle pas un baume précieux pour les guérir? La tête de l’excellente femme, aussi prompte que dans ses beaux jours, se remplissait des illusions de l’espérance. Ce jour-là le soleil lui sembla plus radieux, les points de vue plus variés qu’à l’ordinaire. Sa bienveillance lui fit trouver tout si bien, qu’elle ne songea à gourmander personne, ce qui lui arrivait quelquefois dans l’intérêt de tous. Rose, la bonne d’Alice, resta stupéfaite en la voyant rire de la maladresse d’un domestique qui dépara une cheminée d’un superbe déjeûner en porcelaine.

Le soir elle embrassa son enfant adoptive plus tendrement encore que de coutume, et après l’avoir recommandée aux soins de Rose, elle se mit elle-même au lit à une heure inaccoutumée, pour se livrer, sans distraction et sans contrainte, aux pensées qui l’agitaient. Les premiers rayons du soleil la trouvèrent réédifiant pour la centième fois peut-être, les châteaux en Espagne dont les heures de la nuit avaient parfois altéré la couleur. Toujours matinale et vigilante, cinq heures ne la prirent pas au lit, se ressentant même fort peu d’avoir passé ce qu’on appelle si improprement une nuit blanche.

Un changement notable dans les habitudes de M. Montaubon signala le commencement de cette journée. Six heures sonnaient à peine à la rustique église de Solutré, que déjà il se promenait sur la terrasse qui longeait sa maison. Alice, étonnée de le rencontrer si matin, courut au devant de lui pour lui souhaiter le bonjour, et l’embrasser comme elle avait coutume de le faire, sans songer à l’accompagner dans sa promenade. Elle allait le quitter pour suivre les papillons avec l’insouciante gaîté de son âge; une main la retint, des paroles tendres, qu’elle n’avait jamais entendues, sortirent de cette bouche que la contraction de la douleur lui avait jusqu’ici montrée si sévère.

Qu’une personne grave se déride, qu’un rayon de joie passe sur un regard mélancolique, que la moindre action contraire à une vieille habitude se manifeste par hasard; cette nouveauté plaît et captive. Aussi la charmante petite Alice, éprouvant à son insu tout le charme de ce changement inattendu, s’épanouissait comme la rose aux premiers rayons du soleil de mai.

Madame Richard, qui d’une fenêtre avait surpris cette scène, se croyait sous l’influence d’un songe, et n’osait respirer dans la crainte de voir s’évanouir le riant fantôme de son Alice, dont la démarche juvénile et rebondissante disait la joie et l’étonnement.

La cloche du déjeûner qui sonna près des oreilles de la gouvernante, lui donna l’assurance qu’elle était bien éveillée, et elle souriait seule, de l’idée que ses soins avaient eu l’heureux résultat de rendre un père à son enfant.

La bonne mère

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