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Marraine et filleule.

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Madame la chanoinesse (Rosemonde, Thècle, Aurore des Moussières) attendait sa filleule dans son petit salon.

C’était une femme de soixante-dix ans environ, grande, majestueuse même, ayant un nez légèrement busqué, des pommettes un peu saillantes, des yeux gris encore beaux, et une bouche dédaigneuse.

Elle portait avec raideur, bien qu’avec élégance, le costume semi-mondain et semi-monastique qu’elle avait adopté : une robe de cachemire noir aux plis fins et à la queue traînante, et une coiffure de dentelle dont les longues barbes épaisses lui cachaient presque les épaules.

Sur sa poitrine brillait la croix d’argent du Chapitre de Sainte-Anne en Bavière, dont elle était chanoinesse honoraire.

S’il faut en croire les on-dit, Mme la chanoinesse avait été fort belle, et sa fortune, unie à sa beauté, avait, de tous côtés, fait rechercher sa main; mais elle, insensible aux hommages, avait préféré traverser la vie seule.

Un jour, elle fit une halte, regarda en arrière, vit qu’elle ne regrettait rien. Si pourtant: elle eût voulu être appelée Madame.

Elle justifia alors de ses seize quartiers de noblesse, et devint aisément chanoinesse.

Puis, se retirant du monde, où jusque-là elle avait paru, elle restreignit son cercle en un cercle d’intimes, et s’adonna aux bonnes œuvres.

Vingt années se passèrent pour elle; vingt années pendant lesquelles, son zèle ne se démentant pas, elle accomplit de grandes choses.

Elle était d’ailleurs presque universelle:

Dame patronnesse, fondatrice d’un orphelinat important, présidente de diverses œuvres de dévouement, de bienfaisance, elle cherchait dans l’exercice d’une charité éclairée bien moins un aliment à son activité que ces sublimes émotions dont tout cœur chrétien est avide.

Les trouva-t-elle? Je ne sais.

Bien que très charitable, elle était peu compatissante: son âme hautaine semblant planer au-dessus des misères humaines.

Telle est la femme qui, au soir de sa vie, devint la marraine, la mère adoptive d’Aurore.

En Voyant entrer sa filleule, la chanoinesse ne bougea pas; mais son œil gris se fixa, sévère, scrutateur, sur l’œil bleu de la fillette.

Celle-ci s’avança, et, selon sa coutume, baisa la main de sa marraine.

«Vous m’avez fait demander, madame. Me voici», dit-elle.

D’un geste, la chanoinesse lui indiqua un siège. L’enfant s’y assit.

«Aurore, commença la vieille dame, depuis quelque temps déjà plusieurs fâcheux rapports m’arrivent sur votre compte; aujourd’hui la mesure est comble. Je dois sévir: je sévirai. Pendant huit jours, vous prendrez vos repas seule dans votre chambre.»

Un flot de sang monta au visage d’Aurore. Cette punition de petite fille l’humiliait profondément.

Peut-être eût-elle voulu le dire à sa marraine, car. par deux fois, elle remua les lèvres. Cependant elle se tut.

Le jeu de sa physionomie mobile n’échappa point à celle qui la punissait ainsi.

«Eh bien! Qu’est-ce à dire? lui demanda-t-elle. Trouveriez-vous la punition trop forte? En ce cas, je veux bien vous entendre. Disculpez-vous.

— Me disculper des rapports mensongers d’une servante! Non, madame, jamais, dit Aurore qui, se rappelant les paroles de Michel: «Trina est

«chez Mme la chanoinesse où elle porte des

«plaintes contre Mademoiselle, et il pourrait se

«faire qu’influencée par elle, Mme la chanoi-

«nesse ne se montrât bien sévère pour Made-

«moiselle», vit d’où le coup partait.

La vieille dame regarda sa filleule; puis elle fronça le sourcil.

Et, après un très court silence:

«Puisqu’il en est ainsi, Aurore, reprit-elle, à compter de ce soir, veuillez exécuter mes ordres.

— Je vous obéirai, madame,» répondit la fillette de sa voix la plus calme.

Le pied droit de la chanoinesse frappa par trois fois le tapis.

«Ah! pensa-t-elle, quel orgueil! J’aimerais mieux faire couler ses larmes; j’aimerais mieux, je crois, la voir se révolter. Qui donc pourra la dompter?»

Dompter Aurore, faire de cette enfant devenue sa filleule, sa fille presque, une cire molle qu’elle Pourrait à son gré pétrir et façonner, tel était le rêve de la chanoinesse, le but que, depuis des années, elle s’était proposé.

Quelques pas en arrière sont ici nécessaires à l’intelligence de ce récit.

Aurore Merton — Ginette a eu le soin de nous l’apprendre — était une orpheline que son père mourant avait, neuf ans auparavant, léguée à un ami d’enfance.

Cet ami habitait l’Angleterre. Il se nommait sir Leslie Dudlow, et était baronnet.

Or, un jour que, seul dans sa bibliothèque de son vieux manoir de Croast-Worth (Yorkshire), le baronnet Dudlow, un homme d’âge moyen, de haute taille (près de six pieds anglais) et d’aspect imposant, parcourait divers journaux, deux coups furent frappés à la porte, et une belle vieille femme, aux bandeaux blancs et lisses, au buste droit, à la démarche raide, entra précipitamment.

Cette précipitation toute juvénile contrastait tellement avec les allures habituellement paisibles, méthodiques, et quelque peu automatiques de cette respectable personne, que le baronnet demanda:

«Eh bien! qu’est-ce, mistress Greham? Croast-Worth brûlerait-il?

— Non; sir Leslie, répondit aussitôt celle que le baronnet avait nommée mistress Greham, et qui n’était autre que la digne femme de charge de Croast-Worth, et cela depuis quarante-huit ans, non, sir Leslie, grâce à Dieu, Croast-Worth ne court aucun danger.

— Qu’est-ce donc, alors? interrogea de nouveau le baronnet.

— Un envoyé du colonel Merton, déclarant se nommer Parry, arrive à l’instant même et en droite ligne de Calcutta. Il a avec lui une petite fille, et apporte une lettre pour Votre Seigneurie.

— La lettre! donnez la lettre! s’écria le baronnet, impatient qu’il était d’avoir des nouvelles de son ami Merton.

— La voici, sir Leslie», dit mistress Greham, tendant au baronnet un grand pli cacheté.

Le baronnet le prit, se leva, et, après s’être approché de la haute fenêtre (le jour commençait à baisser), il en rompit le cachet.

Il pâlit dès les premières lignes.

«Mon cher ami, disaient ces lignes, nous venons de subir une vive attaque des Louchais. Je suis mortellement blessé. Toute illusion est impossible: la mort vient.... je la sens venir. Et moi, un vieux soldat, je pleure, car je laisse une enfant.

«Elle a trois ans. Ce soir, dans une heure, elle sera tout à fait orpheline. Je vous l’envoie par mon fidèle Parry. Prenez-la.... qu’elle soit votre fille! et, du ciel où, comptant sur la bonté de Dieu, j’espère fermement aller, sa mère et moi, vous bénirons.

«Adieu, ami, que ne puis-je remettre moi-même entre vos bras ma chère petite fille! Elle vous portera mon dernier baiser.

«Colonel MERTON.»

Lorsque le baronnet replia cette lettre, deux larmes sillonnaient ses joues.

Toujours debout, et dans une attitude des plus respectueuses, mistress Greham, tout en suivant sur le visage d’ordinaire si froid, si impénétrable de son maître les traces de la vive émotion dont elle ignorait encore la cause (elle avait dédaigné d’interroger cet envoyé du colonel Merton qui, oublieux de toute convenance, était resté en sa présence la tête couverte d’un large chapeau lui cachant à moitié le visage), mistress Greham, dis-je, demeurait silencieuse, impassible.

De longue date, elle connaissait les Dudlow; elle savait que le baronnet — fidèle, en cela, aux traditions de sa famille — était de tous les baronnets le Plus digne, peut-être. Or, sa dignité eût souffert s’il eût pu se douter que mistress Greham avait surpris chez lui un moment de faiblesse.

Elle lui laissa donc le temps de se remettre; puis, usant de cette liberté que justifiaient pleinement ses longs et dévoués services:

«Sir Leslie, demanda-t-elle, qu’ordonnez-vous au sujet de l’homme et de l’enfant?

— Que l’enfant vienne, et Parry avec elle,» répondit le baronnet.

Mistress Greham sortit, et revint peu après tenant par la main la petite fille.

Mais Parry ne l’accompagnait point.

Interrogée à son sujet, mistress Greham dut répondre que Parry avait disparu.

Sir Leslie ordonna des recherches: Parry ne fut point retrouvé.

On se rendit alors à Chapel-en-Hill, le bourg le plus proche du manoir de Croast-Worth, situé sur la route.

Là, l’aubergiste questionné répondit qu’un homme à cheval, enveloppé d’un grand manteau, et coiffé d’un large chapeau, avait passé sur les sept heures.

Sans quitter sa monture, il avait bu un verre de whiskey, l’avait payé d’un schelling, et avait dit en s’éloignant:

«Merci l’ami, et à bientôt.»

Évidemment, cet homme était Parry.

Le baronnet pensa que, chargé par son maître mourant de quelque autre mission très pressante, il s’était éloigné pour revenir plus tard; et, oubliant pour le moment Parry, il s’occupa de sa Pupille.

Il y songea le soir, il y songea la nuit, et le résultat de ses réflexions fut que, tout en conservant la tutelle de la fille de son ami, il ne garderait pas l’enfant chez lui.

Il n’était point marié, et se croyait incompétent en matière d’éducation féminine.

Restait à savoir à qui confier sa pupille.

Le baronnet était perplexe: l’enfant était si jeune encore.

L’idée lui vint alors de consulter une amie de sa mère, qu’il vénérait et qu’il aimait.

Il lui écrivit.

Trois jours après, il recevait cette réponse:

«Envoyez-moi miss Merton. S’il plaît à Dieu, elle sera ma fille.»

Parry n’avait point reparu.

La semaine suivante, les passagers du paquebot faisant le service entre Douvres et Calais, Purent remarquer une petite fille aux longs cheveux flottant sur ses épaules, aux yeux bleu sombre, à la peau blanche et line, qui, assise dans un coin sur le pont du navire, habillait et déshabillait sa poupée, vêtue comme elle d’une robe de deuil.

Une femme se tenait auprès d’elle.

A ses bandeaux blancs bien lisses, à la raideur de son buste, plus droit, plus ferme encore que de coutume dans son manteau de laine anglaise hachis, et aussi à l’air de bonté répandu sur sa vieille figure, nous pouvons reconnaître sans peine la digne femme de charge du manoir de Croast-Worth, que sir Leslie avait chargée de conduire sa petite pupille à sa nouvelle protectrice, chez laquelle elle devait habiter désormais.

La traversée de Douvres à Calais est généralement courte; cependant ce jour-là, la mer étant mauvaise, elle dura tout près de quatre heures.

L’enfant ne montra ni impatience, ni frayeur, et lorsque, entrant enfin dans le port de la ville française, la bonne mistress Greham lui demanda:

«Miss Merton, vous n’êtes pas fatiguée, j’espère? »

Elle fit signe de la tête que non, et jetant un regard de tendresse sur sa poupée reposant dans ses bras:

«Mais Lily l’est», dit-elle.

Si Lily était fatiguée, en dépit de ses dénégatons, sa petite mère l’était pour le moins autant qu’elle; aussi, deux heures plus tard, tandis que le Rapide l’emportait vers Paris, dormait-elle à poings fermés.

Sa nuit commencée en wagon s’acheva à Paris, dans ce vieil hôtel de la rue de Varenne où le lecteur nous a suivis déjà ; car l’amie de feue lady Dudlow, celle à qui le baronnet confiait sa pupille, n’était autre que Mme Rosemonde, Tliècle, Aurore des Moussières, ou pour mieux dire Mme la chanoinesse.

A son réveil, l’enfant eut un chagrin:

Elle demanda mistress Greham. L’infatigable Anglaise, à laquelle suffisaient quelques heures de repos, courait déjà vers l’Angleterre.

Alors elle se sentit seule.... et pressant sa poupée sur son coeur, se mit à causer avec elle.

«Ne pleurez pas, Lily, lui disait-elle. Vous êtes laide quand vos yeux sont rouges. Regardez: moi, je ne pleure pas.»

Et l’enfant, rejetant en arrière sa tête fine et déjà expressive, essayait de sourire à Lily; mais, malgré ses efforts, une larme perlant à sa paupière roula lentement sur sa joue.

Presque au même instant, elle vit devant elle Mme la chanoinesse.

Soit surprise, soit frayeur réelle, elle poussa un petit cri, et disparut en un clin d’œil dans les profondeurs du lit.

La chanoinesse écarta les draps de batiste, et prenant l’enfant dans ses bras:

«M’aimerez-vous?» demanda-t-elle.

L’enfant contempla un instant en silence cette belle figure, pâle, froide, austère, rendue plus pâle, plus froide, plus austère par la coiffure de dentelle que nous avons décrite plus haut, et, avec cette franchise de l’enfance qui ne feint, ni ne dissimule:

«Non», dit-elle.

Puis, se laissant glisser des genoux de sa nouvelle protectrice, elle se cacha dans les plis d’un rideau.

Cette petite scène froissa la chanoinesse. Elle en augura mal du caractère, du cœur de l’enfant, et, loin de la gagner par des caresses, se montra très sévère pour elle.

Mais, en même temps, voulant s’attacher par des liens puissants celle dont elle espérait faire un jour sa fille, elle commença par en faire sa filleule.

L’enfant étant née de parents anglais et protestants, appartenait comme eux à la religion réformée. Huit jours après son arrivée à Paris, elle devint catholique. Mme la chanoinesse lui servit de marraine, et lui donna son nom d’Aurore.

Cependant, et de plus en plus, la petite tille s’éloigna d’elle. Elle s’en éloigna d’autant mieux que sa bonne, Trina, cette même Trina que le lecteur a entrevue déjà dans un des précédents chapitres, la montait sourdement contre sa protectrice.

«Pauvre mignonne! disait-elle, vous n’êtes Point aimée!» ou bien: «A coup sûr, Mme la chanoinesse vous déteste: regardez les gros yeux qu’elle vous faits.»

Si Trina, en agissant ainsi, avait pensé garder Pour elle toute seule l’affection de la petite fille, elle s’était trompée. Sans s’en rendre bien compte, Aurore la méprisait, et, fréquemment, le lui faisait sentir.

Pour se venger, Trina changea ses batteries, et, cessant de plaindre l’enfant, se plaignit au contraire d’elle.

L’enfant, elle, ne se plaignit pas: elle avait Lily, et lui contait ses peines.

Mais bientôt Lily, quelque chérie qu’elle fût, ne suffit plus à ce jeune cœur avide de tendresse.

A huit ans, Aurore se donna une amie, Geneviève de Soubonan, qui parente éloignée, par sa mère qu’elle n’avait point connue, de Mme la chanoinesse, venait de temps en temps lui rendre ses devoirs.

Cette amitié fut un doux rayon de soleil dans la vie incolore de la jeune orpheline.

Pauvre petite! elle souffrait d’être restée une étrangère pour celle qui l’avait recueillie; mais croyant n’en être point aimée, pour rien au monde, elle n’eût voulu le lui dire.

De son côté, Mme la chanoinesse ne trouvait chez la petite fille ni expansion, ni élans de tendresse, l’accusa de manquer de cœur.

Les rapports de Trina aidant, elle taxa d’orgueil invincible ce qui, chez la jeune orpheline, n’était que la froideur un peu hautaine d’une àme ayant trop tôt souffert.

De cette regrettable erreur, que d’une part un peu plus d’indulgence, et de l’autre plus de confiance auraient si vite dissipée, il résulta pour Aurore une situation douloureuse, pénible dans la maison de sa marraine.

Aurore l’accepta, comme elle acceptait toutes choses, avec une soumission un peu fière et un calme apparent.

Nous avons laissé notre jeune héroïne assise dans le petit salon de l’hôtel de la rue de Varenne, où elle attendait en silence que, par une parole, un signe, Mme la chanoinesse lui donnât l’ordre de se retirer.

Mais celle-ci, en vérité, semblait avoir oublié la présence de sa filleule.

Le coude appuyé sur le guéridon d’ébène incrusté d’argent placé à côté d’elle, et dans une attitude des plus méditatives, elle suivait le cours de ses pensées.

La cloche annonçant le dîner la rappela à elle-même.

Elle leva la tête, vit Aurore, remarqua son visage pâli et le cercle bleuâtre entourant ses grands yeux, et, comprenant enfin sa peine, son chagrin, elle lui tendit la main.

Que ne lui ouvrit-elle ses bras.... L’enfant s’y fût jetée, et, dans un long baiser, l’eût appelée sa mère.

Aurore prit cette main, la porta à ses lèvres, salua et sortit.

«Ah! murmura la chanoinesse quand la portière de velours retomba sur la jeune orpheline, je l’avais bien jugée: elle est de marbre, et ne sent rien.»

Quelques instants plus tard, enfermée dans sa chambre, Aurore sanglotait.


Ginette

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