Читать книгу Gian et Hans & Le dossier de Raimbaud - Marc Monnier - Страница 5
II
ОглавлениеUne heure après, nous dînions, comme d’habitude, à la Reichshrone, auberge d’étudiants qui regardait la rivière: on y avait pour vingt-trois sous (trente-deux kreutzer) sept plats mauvais, mais copieux, et beaucoup d’eau claire. Gian mangea, comme d’habitude, à toute vapeur, et me dit en style allemand:
«Je suis satt (repu). Maintenant manquons le cours, et montons au château: il fait beau, chose rare. Dorothée doit y être.»
Sur quoi, il prit les devants, traversa la ville et gravit la colline à grandes enjambées; je le suivais de très loin, car il faisait chaud, et je suis un peu gras, comme Hamlet. Je l’eus bientôt perdu de vue, et je résolus de l’attendre sur un banc de la terrasse où, quelques minutes après, une vieille femme et une jeune fille vinrent s’asseoir auprès de moi. La jeune fille portait la robe blanche et le chapeau de paille à larges bords que j’avais vus fuir le matin sur la rive du Neckar.–«Lenchen! dit la vieille.–Montre? répondit la belle enfant (Lenchen est un diminutif de Madeleine. Moutre est la manière de prononcer le mot Mutter, qui signifie mère.)–Je me sens fatiguée.–Et moi, j’ai grande envie de voir le château.–Vas-y toute seule.»
Lenchen partit; je n’osai la suivre (ce n’est pas dans nos mœurs) et je restai assis près de la moutre: figure de chouette, accoutrement ridicule, et un moulin à paroles! Elle engagea la conversation et, en un clin d’œil, me raconta sa biographie complète, y compris ses idées et ses plans d’avenir. Née à Bonn, elle s’était mariée dans le Wurtemberg; son mari était une bête et un songe-creux: au lieu de gagner de l’argent, toujours dans les livres!–«Par bonheur, il est mort, dit la vieille, ne laissant qu’une fille, celle-là qui regarde les ruines; elle ressemble à son père, veut tout savoir, tout regarder. Ce matin, elle est sortie seule pour voir couler l’eau. Une folle aussi: par bonheur, je suis là, moi, la moutre. J’ai ouvert une auberge entre Stuttgart et Tubingue...» Elle désigna l’endroit, mais parlait si vite, et en platt deutsch ! Le platt deutsch est un patois inventé par les naturels du pays par amour-propre national, dans l’intention évidente de prouver qu’il y a quelque chose de plus dur que leur langue littéraire. La moutre avait donc ouvert un cabaret qui, petit à petit, était devenu la principale auberge de l’endroit; elle y avait gagné beaucoup d’argent et songeait à se retirer au prochain automne; l’acheteur était bon et payait comptant. Se retirer, mais où? question grave; à cet effet, la Chouette faisait un voyage d’instruction.–«Il s’agit, me dit-elle, de bien vivre et d’établir ma fille, celle qui regarde les ruines là-bas. Heidelberg, joli endroit, vie pas chère, mais point d’hommes sérieux: les indigènes, tous petits marchands, médiocres et vulgaires; les étrangers; étudiants trop jeunes ou professeurs déjà placés. Il y a bien un Privat docent encore libre et plein d’avenir, mais il a beaucoup d’ambition, trop pour nous autres: Donc, je ne m’établirai point à Heidelberg. Peut-être à Bonn, ma ville natale: il est bon de revenir riche au pays d’où l’on est parti pauvre; on s’y pavane et l’on fait envie aux gens…»
Voilà ce que me dit la Chouette en moins d’un quart d’heure. Qu’y avait-il d’allemand chez cette bourgeoise? J’en connaissais vingt pareilles dans ma province; la bête humaine est la même partout. –Lenchen revint et, voyant que je causais avec sa mère, elle me demanda de quelle époque était le château. Je me levai pour lui répondre, heureux de déployer une érudition toute fraîche empruntée à Joanne et à Bœdecker. Tout en causant, nous nous éloignions du banc où était la moutre, et nous nous rapprochions des ruines, que nous finîmes par visiter en détail. Rien de plus agréable, pour un jeune homme ayant quelque vanité, que de servir de cicerone à une jeune fille. On attendrit son savoir et on allonge ses explications. Aux premiers mots que je prononçai, Lenchen reconnut mon origine.–«Parlez français,» me dit-elle, et elle m’écoutait avec une attention qui me ravit. On eût dit qu’elle cherchait à me faire valoir; elle me demandait les noms des palatins, des rois, des divinités grecques, des héros hébreux sculptés sur les façades, et il se trouva que je savais cela par cœur. Quand elle vit sous le fameux porche les quatre colonnes de granit qui viennent d’Ingelheim, où elles étaient allées de Ravenne, elle me dit en –se rapprochant de moi avec une sorte de terreur:
–Elles ont vu les empereurs romains, les rois ostrogoths et Charlemagne!
Au musée Kraimberg, elle n’accorda qu’un coup d’œil méprisant au masque de Kotzebue, pris à Mannheim au moment où ce dramatiste fut poignardé par un étudiant nommé Sand. Puis, en regardant les cheveux et le portrait de l’assassin, elle devint toute pâle.
–Je vous comprends, lui dis-je. Kotzebue était un faquin, mais le meurtre est toujours le meurtre.
–Nous serons amis, me répondit-elle en me tendant la main.
Nous avions marché plus d’une heure, inspecté le musée en détail, traversé l’église, escaladé la grosse tour; elle était lasse et s’assit sur la margelle d’un puits sans eau; des plantes folles verdoyaient en tous sens à ses pieds, à ses côtés, derrière elle. Tout à coup, au sommet du château, sur un pan de mur qui tenait par un vrai tour de force et qui ressemblait à une tranche de falaise rongée par la mer, émiettée par le temps, surgit dans le ciel une longue chose noire. C’était Gian. Comment s’était-il hissé jusque-là? Pour quoi faire? Il me le raconta le soir en rentrant.–«Je l’avais cherchée partout, em dit-il: au château d’abord, puis au Wolfsbrunnen, puis d’auberge en auberge, dans toute la ville. Ne la trouvant pas, j’ai fait comme la dame de la complainte; j’ai monté à la tour si haut que j’ai pu monter, pour tâcher de la voir.»
Dès qu’il l’eut aperçue, assise sur la margelle du puits, il redescendit avec une agilité de montagnard, fourrant ses bras et ses pieds dans des trous de boulets, les appuyant sur des extrémités de corniche ou de fragments d’escalier, parfois suspendu dans le vide. Lenchen me serrait la main avec angoisse et je sentis battre son cœur. Quand il eut touché terre, Gian vint droit à nous et plongea dans les yeux de Lenchen un de ces regards italiens qui veulent tout dire; elle ne put. le supporter et s’enfuit vers la terrasse, où la montre était restée sur un banc. Gian voulut courir après elle; je le retins et il me fit une scène, me déclarant traître, comme tous les Français du reste, et me reprochant le traité de Campo-Formio. Moi, pendant ces imprécations, je suivais mon idée. Jean Flers disait à Jean Flers:
–Voilà une jeune fille qui d’emblée est devenue ton camarade et qui n’a pu soutenir le premier feu de Gian. D’où vient l’éveil subit de deux sentiments si divers pour deux passants qu’elle n’a jamais vus? C’est comme dans mon pays; toutes me disaient: «Je vous aime beaucoup», aucune ne m’a dit: «Je vous aime!»
Sur quoi je poussai un soupir et j’apaisai Gian. Tout en lui jurant que je ne songeais nullement à lui disputer Lenchen et que je n’avais pas livré Venise à l’Autriche, je le ramenai sur la terrasse par un détour. La Chouette y était encore et causait familièrement avec Hans, qui paraissait la connaître de longue date et qui, contrarié de nous voir, nous salua d’un geste qui voulait dire: «Je suis en affaires, passez votre chemin.» Mais, dans l’intérêt de Gian, je ne voulus pas quitter la place.
–J’ai déjà eu l’honneur de voir madame, dis-je au boursch de plus en plus embarrassé: veuillez me présenter à elle.
Il fut forcé de s’exécuter et balbutia nos deux noms.
–Et mademoiselle votre fille? demandai-je à la Chouette.
–Elle est allée s’habiller pour le bal.
–On danse donc ce soir?
–Sans doute, au Musée.
C’était tout ce que je voulais savoir. Dans ce musée, cercle studieux où l’on était admis comme Ehrenmitglied (membre honoraire) à raison d’un florin par mois, on trouvait des journaux, des livres, un cabaret, des concerts et des soirées dansantes; nous en étions, Gian et moi: c’était dans nos moyens. Nous y allâmes donc en frac et nous mangions une côtelette en attendant le bal, quand Hans, qui n’était pas Ehrenmitglied, mais qui avait le don de se faufiler partout, vint nous y rejoindre, la pipe à la bouche et sur le dos son paletot de tous les jours: il n’en avait pas d’autre. Prenant place à notre table, il dévora trois côtelettes de veau, trois énormes assiettées de pommes de terre et demanda du fromage pour lequel, disait-il, il s’était réservé; il en mangea une livre, avala coup sur coup six chopes de bière et offrit à Gian de jouer la consommation aux échecs. J’assistai à la joute: on y apprend beaucoup sur le caractère des joueurs. Gian se jetait éperdument sur l’adversaire, en risquant toutes ses pièces, que Hans prenait posément, une à une, sans crier gare et en mettant dix minutes entre chaque coup. Quand le méridional fut à moitié dépouillé, l’homme du Nord ne se hâta point de l’abattre, mais, avec une patience agaçante, assurant toujours ses derrières et sifflotant un air du Freischütz, il poussa tous ses pions à dame, attentif à éviter la moindre audace qui eût pu abréger le supplice du vaincu. Cela dura deux heures. Lorsqu’enfin, après une interminable préméditation, Hans voulut bien se décider à donner l’échec et mat, il souleva ses lunettes, et regarda fixement sa victime en ricanant cinq longues minutes ou plutôt en canquetant comme un canard.
–Paye la consommation, me ditGian en s’élançant vers la porte. Je compris que Lenchen, dont il guettait l’arrivée (il s’était placé à cet effet près d’une fenêtre), venait d’entrer. Le compte réglé, quand je montai à la salle de bal, il dansait déjà avec elle. Ah! le beau couple! Deux têtes animées par le mouvement, une rose et une cerise, les cheveux noirs se mêlant aux cheveux blonds, la rotation effrénée de la valse, les amples manches battant comme des ailes, l’effarement de l’émotion, l’ivresse de la musique, la folie du plaisir! Ils dansèrent ensemble sans se quitter pendant une heure et demie; entre les danses, ils causaient toujours plus bas; je ne saisis qu’un mot au passage:–La marguerite vous a dit: Il m’aime! Il m’aime, qui?
–Vous, peut-être.
Pendant ce temps, Hans causait avec la Chouette; j’ai bonne oreille et j’entends parfois sans le vouloir, à plus forte raison quand je veux. La moutre, en bonne mère, prenait des informations sur Gian, et Hans, qui mettait la vérité au-dessus de tout, s’efforçait de les donner exactes.
–Il n’a pas même, disait-il, quarante florins à dépenser par mois.
–En ce cas, dit la Chouette, cela ne peut pas être.
Hans avait raison: la science ne saurait être trop minutieuse: vingt ducats napolitains (c’était le revenu mensuel de Gian) ne valaient que quatre-vingt-quatre francs quarante-six centimes; quarante florins valaient quatre-vingt cinq francs soixante et onze centimes un tiers. Par ces motifs, la troisième valse finie, la Chouette qui jusqu’alors avait tutubé gentiment, se trémoussant beaucoup, comme font les femmes du commun pour ne point paraître gênées dans le monde, la Chouette se mit à chuinter, à bubuler (comment dit-on?) avec une férocité de stryge stymphalide. Hein! suis-je assez docte? C’est l’effet du pays où j’étais alors.
–Lenchen! cria-t-elle.
–Moutre?
–Partons tout de suite.
Et il fallut partir, Lenchen obéit filialement, non sans jeter un regard furtif à Gian, qui dansait alors dans les étoiles. Il demanda la permission de reconduire «les gracieuses dames», jusqu’à leur hôtel.
–M. Hans Schloukre nous accompagnera, hua la1 Chouette.
Nous la suivîmes à distance pour savoir à quelle fenêtre d’auberge on pourrait le lendemain entrevoir Lenchen. La vieille s’arrêta devant l’enseigne de l’Adler (aigle) près du marché. Une porte s’ouvrit, deux ombres entrèrent; une minute’après, deux fenêtres du premier étage s’allumèrent «comme si le soleil levant les inondait,» me dit Gian. Hans revint sur ses pas et voulut nous éviter, mais je me campai sur son passage.
–Vous m’avez présenté à cette digne femme, lui dis-je, mais vous ne m’avez point appris son nom.
–Frau Kreutzer, me répondit-il avec son mauvais ricanement. Et il s’esquiva au plus vite.
–Drôle de nom! pensai-je. Le kreutzer est le sou d’empire et ne vaut que trois centimes et demi. Vaut-elle beaucoup plus? C’est une question.
Quand je rejoignis Gian, il était planté comme un piquet devant l’auberge, les yeux fixés sur la fenêtre et se parlait tout haut: «Elle a baissé les rideaux, elle se déshabille, elle regarde si les draps sont blancs, elle se couche, elle s’étire, elle pense à moi peut-être, elle fait sa prière, le flambeau s’éteint, elle dort.»
Le matin, de bonne heure, il sauta de son lit à l’Aigle; une fille d’auberge qui était en train de laver la porte lui apprit que les deux voyageuses étaient parties par le premier bateau. Pour s’en assurer, il voulut monter à leur chambre; les lits étaient encore défaits; sur un des oreillers, un long cheveu faisait une ligne fine et blonde.
«Je me sauvai de là, me dit-il en rentrant; des idées folles me montaient à la tête. Je courus chez Hans qui connaît les fugitives et savait peut-être où elles étaient. Mais j’eus beau heurter des poings et des pieds la porte de son chenil, personpe. Une voisine m’affirma qu’il était parti le matin le sac au dos…
–Parions qu’il est parti avec elles…
–Pour quoi faire?
–Pour épouser la moutre ou la fille…
–Allons donc! c’est un apôtre…
–Les femmes aiment ça.»
Gian déclara qu’il se brûlerait la cervelle s’il ne revoyait pas Lenchen. Je lui répondis que je ne croyais plus à ses suicides; sur quoi il se fâcha, moi aussi, et nous dinâmes sans rien nous dire. Après dîner, je lui rappelai qu’il était venu en Allemagne, non seulement pour chercher Dorothée, mais encore et surtout pour voir Uhland,
–Il s’agit bien d’Uhland! bougonna-t-il en me tournant le dos.
–Il s’agit de lui, répondis-je. Nos congés de Pentecôte commencent demain; nous irons à Stuttgart, et de Stuttgart à Tubingue, où le poète est professeur. Entre ces deux villes il y a un village, dans ce village une auberge, dans cette auberge une aubergiste et sa fille; l’aubergiste répond au nom de Frau Kreutzer et sa fille au nom de Lenchen.
–Tu es mon sauveur. Vive la France! cria Gian en me soulevant de terre et en m’étouffant contre lui.
Nous ne pûmes partir que le lendemain, parce que nous n’avions plus d’argent et qu’il fallut en aller chercher à Francfort. Je ne décris pas le voyage, où je ne pus prendre une note; Gian, qui ne pensait qu’à Lenchen, m’empêchait de regarder. En remontant le Neckar en bateau, je voyais défiler des villages, des forêts, des châteaux perchés sur des bosses de rochers, le Schadek se dressant sur un énorme bloc de grès rouge, mais il me fut impossible d’observer, même à l’anglaise, en comparant le paysage à la description de mon Guide Richard. Gian, impatienté, m’arracha le livre des mains et le mit dans sa poche. A Heilbronn, j’aurais voulu assister à une fête musicale où des milliers d’ouvriers, venant de toutes les parties de l’Allemagne et se rencontrant là pour la première fois, devaient entonner en chœur le cantique de Luther; il n’y avait, assurait-on, rien de pareil au monde. Mais Gian voulut repartir sur-le-champ pour Stuttgart, où il refusa de s’arrêter: je lui représentai en vain qu’outre les curiosités signalées par le Guide Richard, qu’il ne me rendit pas, cette ville offrait deux merveilles qu’on ne trouve pas partout: la plus belle princesse, et les plus beaux chevaux arabes qui fussent en Europe. Il fallut dîner au galop, et pousser jusqu’à Tubingue, à pied, bien entendu, de peur de manquer l’auberge où était Lenchen. Gian marchait devant et, dans sa hâte, se trompa de chemin: celui qu’il prit se rétrécit peu à peu et devint une simple ornière qui disparut dans les prés; or la pluie de la veille avait changé les prairies en marécages. Nous plongions jusqu’à mi-jambe dans une herbe molle flottant sur un horrible mélange de terre et d’eau. Après la plaine vint une hauteur, après les champs, des vignes qui rampaient sur des pentes raides; un sentier coupait droit, si maigre (le soir tombait) qu’on le voyait à peine, si bête qu’il se perdait lui-même au lieu de nous guider: longue traînée de fange où une jambe s’enfonçait jusqu’au genou, tandis que l’autre glissait trois pieds plus bas; nous n’en pouvions sortir qu’en y laissant nos bottes. Dans cette vigne, une vieille femme qui nous disait bonsoir quand nous lui demandions la route, puis une nuit noire et, avec la nuit, des torrents d’eau. Gian grimpait devant moi, svelte et alerte comme une chèvre de l’Apennin, et me rappelait, pour me consoler, que saint Jean, notre patron, avant d’être relégué à Patmos, avait été jeté dans l’huile bouillante; je me traînais derrière lui comme un misérable mollusque, tombant à chaque pas, trempé jusqu’aux os, crotté jusqu’aux cheveux, haletant, brisé, mort. Voilà comment, après une heure d’ascension, nous nous trouvâmes sur la grande route, devant l’auberge de Degerloch.
Gian partit d’un large éclat de rire et entra résolument à l’auberge, où je me glissai derrière lui non sans quelque honte et redoutant l’effet que j’allais produire. Mais je fus déçu dans mon inquiétude; je ne fis nullement sensation. La Souabe était le pays du monde où l’on s’étonnait le moins: j’étais attendu là, comme partout, par des gens tout disposés à me rendre des services lucratifs. Une grosse fille se planta devant nous pour attendre nos ordres: Gian lui demanda si la maîtresse de l’auberge ne se nommait pas Frau Kreutzer. La fille se mit à rire, pensant que Gian badinait, mais ne bougea pas de son poste, attendant toujours nos ordres. Elle y serait encore si mon compagnon, qui savait deux fois plus d’allemand que moi, ne lui avait pas dit en phrases si claires qu’on eût pu les attribuer à Lessing:
–Chère jeune fille, vous voyez dans quel état déplorable nous nous trouvons. Bien qu’il n’ait pas l’air de vous affliger, nous rougissons de nous présenter devant vous si malpropres. Avant de nous rafraîchir, il serait convenable de nous sécher. Je vous prierai donc, belle jeune fille, de nous préparer une chambre à deux lits où vous ferez du feu: ce n’est guère la saison, je le sais, mais l’excentricité de notre humeur nous fait préférer une exception à un catarrhe. Nous nous coucherons tranquillement, en laissant nos habits près du feu. Voilà, pour le moment, tout ce que deux hommes crottés et mouillés vous demandent.
–So? murmura la fille, qui devait avoir parfaitement compris.
Une demi-heure après, elle nous apportait une bouteille d’eau de Seltz et une tabatière. Il y avait dans la salle; autour d’une longue table, une vingtaine d’hommes sérieux qui ne disaient mot et ne regardaient rien; chacun d’eux avait devant lui une chope de bière. Je crus que j’assistais à un conciliabule de conspirateurs; Gian me rassura en m’apprenant que c’était bien plutôt une réunion de notables.
«Et que font-ils là, je t’en prie?
–Ils s’amusent.»
Après un silence prolongé, l’un des notables leva sa chope jusqu’à ses yeux, puis, l’abaissant jusqu’à ses lèvres, en huma la moitié d’un souffle et en avala le reste d’une gorgée. Les autres murmurèrent aussitôt: Prosit! et en firent autant. Cet incident vidé, ils rentrèrent dans leur immobilité taciturne.–
«Et ils s’amusent? demandai-je à Gian.
–Ils s’amusent beaucoup. A quoi bon causer? Ils n’ont rien à se dire et n’éprouvent aucun besoin de faire de l’esprit.
–Ce leur serait peut-être difficile.
–Il n’en sont pas moins heureux d’être ensemble et de boire ce liquide qui leur plaît. A la dixième chope, ils se mettent à chanter; après quoi ils se couchent/ Ce sont des philosophes contemplatifs.»
Nous devisions ainsi, quand on nous apporta la bouteille d’eau de Seltz et la tabatière. Gian partit d’un nouvel éclat de rire et fourra dans son nez une prise de tabac pendant que je buvais un verre d’eau. J’aurais bien voulu passer la nuit à Degerloch, mais Gian s’y opposa formellement, alléguant que ce n’était pas le nid de la Chouette. Nous nous remîmes donc pédestrement en route; au moment où nous sortions, une fenêtre s’ouvrit au-dessus de ma tête, et il en tomba un ricanement assez pareil à celui de Hans. Je me retournai aussitôt, mais ne pus rien voir, tant la nuit était sombre. Gian ne s’était douté de rien. Nous allions donc tout droit devant nous, en nous arrêtant à chaque bouchon pour y demander si l’on connaissait Frau Kreutzer; ce nom faisait rire tout le monde. Un aubergiste pourtant se mit en colère, croyant que nous nous moquions de lui; ce n’était pas un Souabe, c’était un Brandebourgeois. Je tombais de sommeil, et Gian lui-même, bien qu’il niât le fait, traînait la jambe. Au moment où nous gravissions une côte, nous entendîmes derrière nous un bruit de roues lourdes: c’était la voiture de la poste qui arrivait tout exprès pour nous soulager. Gian héla le conducteur, qui lui répondit:
–Je me recommande à vous.
–Avez-vous beaucoup de monde là dedans?
–Nous n’avons personne.
–En ce cas, nous montons, dit Gian en ouvrant une portière.
–Vous n’osez pas monter!
–Nous vous paierons nos places.
–Vous n’osez pas payer.
–Je n’ose que trop, quand je suis en voyage.
–Descendez.
–J’y suis, j’y reste! cria Gian, sans se douter que ce mot deviendrait un jour historique.
Le conducteur lâcha une bordée d’invectives qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire; Gian, qui était en belle humeur, riposta dans le patois de Naples, le plus riche en gros mots qui existe après celui de Zurich. Le conducteur gronda plus haut, Gian cria plus fort avec une volubilité haletante et des éclats de voix qui mirent les chevaux au galop. La dispute emportée, éperdue, roulait dans la nuit, comme une rafale fantastique, entre le siège et la portière qui braillaient l’un contre l’autre sans se comprendre: on eût dit une discussion de théologiens. L’échange de vociférations dura jusqu’à Echterdingen, où un buraliste, appelé comme arbitre, nous apprit que le conducteur n’avait pasie droit de recueillir des voyageurs en route. Gian fit dés excuses et demanda l’auberge de Frau Kreutzer; on lui répondit que ce nom était inconnu dans tout le pays; il consentit alors à pousser jusqu’à Tubingue; je payai nos deux places et nous couchâmes dans un –lit; nous l’avions mérité.
Le lendemain matin, nous étions à la porte d’Uhland. Un nid de poète assis au pied d’une colline, en face du Neckar: une terrasse au premier plan, la maison derrière, deux étages à six fenêtres, plus une sorte de grenier coiffé d’un fronton grec; derrière la maison, un jardin qui grimpait, riant et frais, jusqu’au haut de la colline; à gauche, la porte d’une brasserie et un grand mur couronné d’arbres verts; tout autour, des rues et des chemins qui montaient au coteau; devant, une place qui descendait à la rivière. Tubingue était, comme Heidelberg, une pépinière d’étudiants et possédait un château, une cave et un tonneau monstre, une université, des professeurs, des philistins, des maîtres d’armes, des marchands de tabac, des chapeliers fantaisistes et beaucoup de brasseurs. Jolie petite ville, en somme, où la chope de bière coûtait sept centimes environ, et où l’on pouvait, avec un peu de bonne volonté, se consoler de vivre. Arrivé devant la porte du poète, je dis à Gian:
«Allons-nous-en.»
J’ai toujours eu peur d’entrer chez un homme célèbre.
«Nous en aller? Pourquoi? me demanda Gian.
–Parce que, si nous sonnons, on viendra nous ouvrir et on nous demandera ce que nous voulons. Que répondre alors? Uhland tout court? Ce serait malhonnête; monsieur Uhland? Ce serait médiocre et bourgeois. Uhland n’est pas un monsieur comme tout le monde. Nous serons ridicules infailliblement. Mieux vaut nous en aller.»
Gian me répondit:
«Ce qui fait que la nation française est la plus sotte de l’univers, c’est qu’elle a toujours peur d’être ridicule.»
Et il sonna résolument. Une porte s’ouvrit, nous montâmes un étage, une bonne nous attendait sur le palier. Nous étions attendus là comme partout.
«Vous demandez monsieur le professeur?» nous dit-elle.
A la bonne heure! Cette question me tirait d’embarras. Les Allemands ont une excellente habitude: ils désignent les gens par leur titre, et ce titre abaisse un homme de génie au rang de tous les nigauds qui le portent. Il n’y avait qu’un Uhland en Allemagne, mais il y avait des milliers de professeurs.
«Oui, c’est bien monsieur le professeur que nous demandons, dis-je à la bonne.
–Monsieur le professeur sera bien fâché, me répondit-elle. Ils sont partis (elle le mettait au pluriel) pour faire un voyage à Stuttgart, et on ne sait quand ils reviendront.
–Tu es un jettatore!» me dit Gian en redescendant et en dardant contre moi la corne en corail qu’il portait en breloque. C’est à cause de toi que je n’ai vu ni Lenchen ni Uhland. Je lui répondis en vers:
Est-ce la joie ou la douleur
Qui règne au monde? Uhland opine
Que, si l’épine est sous la fleur,
C’est que la fleur est sur l’épine.
— «Bravo!» cria Gian en m’embrassant en pleine rue.
Il s’abattait vite, mais se relevait aussitôt. Nous revînmes en voiture sans querelle avec le conducteur ni entre nous, chose rare. En repassant à Degerloch, il entrevit dans l’allée de l’auberge une tête blonde; il me força aussitôt de descendre, s’engagea devant moi dans l’allée, poussa jusqu’au jardin et ne s’arrêta qu’à l’entrée d’une tonnelle où il trouva Frau Kreutzer attablée devant un pot de bière, en face de Hans, qui fumait.