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II
LES ANTÉCÉDENTS
ОглавлениеDon Ruf était le fils unique d’un employé à la douane appelé Scopone, homme très actif qui se contentait d’un traitement modique: l’État lui donnait12ducats (51fr.) par mois, mais il y avait un casuel payé par les négociants et gagné par d’utiles services. Le système de Scopone était fort simple: quand il avait à examiner les marchandises débarquées sur le port, il fermait un œil et l’autre voyait trouble; cette infirmité lui valut beaucoup d’argent. Quand il en eut assez, il en voulut davantage et donna sa démission de douanier, mais continua de soutenir le libre échange; à cet effet il imagina des procédés de débarquement grâce auxquels la bijouterie suisse et les livres français arrivaient tout droit chez lui sans passer par la douane; cette lutte obstinée contre le protectionnisme lui mit en quinze années un million dans chaque main. On lui payait la moitié des droits, et il se chargeait de tout en galant homme; il avait d’ailleurs des mœurs austères, ne mangeait que du vermicelle à peine cuit, sans beurre, et ne buvait que de l’eau. Son métier eût été dangereux partout ailleurs, mais à Naples on n’inquiétait pas trop les gens de bien; Scopone avait des amis partout, même à la police, et les gros bonnets de la douane, dont il savait par le menu tous les secrets, se gardaient bien de le dénoncer. Un évêque, auquel il passait clandestinement des livres prohibés, l’abritait du côté de l’Église. C’est ainsi que Scopone était devenu une puissance, et, quand il mourut, en1847, le commerce, une partie de la banque, un groupe de gens de lettres, la maison de l’évêque étaient au service, sans compter la confrérie et les pauvres de Saint-Janvier. Il défila plusieurs centaines de cierges que portaient des hommes vêtus et coiffés de linges blancs; on eût dit des fantômes; près des céroféraires marchaient des gamins qui recueillaient les gouttes de cire dans des cornets de papier; la bière ou plutôt le catafalque ambulant disparaissait avec les porteurs sous une draperie rouge brodée d’or; c’était superbe. Le roi, qui croisa le cortège, fit arrêter sa voiture et salua.
Scopone avait épousé, en1830, une petite fille assez laide ne possédant rien: c’était un acte de charité, car il n’avait pas de temps à perdre en amourettes. Il croyait du reste que Persiquelle, ayant toujours été pauvre, apporterait en dot un revenu d’économie, erreur qui, Dieu merci, ne tend pas à s’acclimater chez nous. A peine mariée, la petite fille voulut faire la grande dame et se crut de noblesse plus vieille que les Avalos; elle exigea un carrosse avec un cocher et un chasseur en livrée: comme elle était fort sotte, et par conséquent fort têtue, elle obtint tout ce qu’elle voulait. Depuis lors elle se fit voiturer tous les jours, trois heures durant, de Tolède à Mergelline: c’est toujours dangereux pendant les grossesses, aussi mourut-elle en donnant le jour à un fils, c’est ce qu’elle pouvait faire de mieux. Le petit Ruf, ainsi nommé parce que son parrain, percepteur des contributions directes et bon latiniste, avait les cheveux roux, fut élevé solitairement, dans la maison veuve, sous les yeux d’une bonne et d’un portier. La bonne, qu’on nommait Rose, bien qu’elle fût noire, bavardait toute la journée à la fenêtre; le portier, vrai Suisse de Fribourg, apprit à l’enfant à lire en français. Or, il y avait beaucoup de livres dans la maison; ces livres, tous prohibés, venaient de France; les caisses n’allaient pas tout droit aux librairies où la police aurait pu les surprendre et les confisquer, mais étaient déposées chez Scopone qui les ouvrait lui-même et en livrait peu à peu le contenu. Aussi avait-il toujours les poches de son paletot, des poches célèbres, bourrées de littérature: il n’en usait pas lui-même, faute de temps et aussi de goût, car il savait à peine lire, ou du moins ne comprenait, dans les manuscrits et les imprimés, que ce qui pouvait lui rapporter de l’argent. Si bien qu’à dix ans, le petit Ruf ne savait qu’Alexandre Dumas, Eugène Suë et le patois de Naples; le parrain latiniste trouva cette instruction insuffisante, et, sur son conseil, l’enfant fut envoyé à l’école, où il s’ennuya beaucoup.
Les maîtres, tous en soutane, malpropres et ennuyés, lui donnaient des coups de règle sur les doigts ou le tenaient à genoux une heure durant dans un coin, le bonnet d’âne sur la tête. Aussi, l’écolier prit-il en horreur les langues mortes dans lesquelles toutes les choses sensées ont été dites clairement. Pour se remettre en joie, il montait sur l’astrico (terrasse supérieure) de sa maison qui commandait Naples et la mer, du Vésuve au fort de l’Œuf; tout ce bleu qui, jaunissant ou rougissant au coucher du soleil, devenait verdàtre ou violet, donnait à ses yeux un régal de couleur et de lumière; il lisait alors Monte-Cristo ou les Mystères de Paris, et se trouvait parfaitement heureux.
Un soir, au théâtre des Florentins, où son père l’avait conduit et laissé (Scopone avait à voir des commis-voyageurs dans une auberge voisine) Ruf, alors âgé de quatorze ans, se trouva assis au parterre entre un homme chauve et un homme chevelu qui se disputaient. Ce dernier se disait romantique. Ce fut pour l’adolescent une révélation. Il apprit l’existence de quantité d’auteurs anglais, allemands, français même qu’il ne connaissait pas, et dès le lendemain, ayant trouvé chez son père les œuvres complètes de Victor Hugo, dans la contrefaçon compacte de Méline et Cans, il sauta sur cette proie avec une furie vorace. Au bout de huit jours il avait tout lu. La semaine suivante, il devint amoureux d’une jeune modiste française qui travaillait chez Cardon. Au bout du mois, la rencontrant dans la rue un carton sous le bras, il lui glissa cette strophe:
Hier la nuit d’été, dans sa blancheur de brune,
Était digne de vous, tant elle avait de lune;
C’est vous qui la rendez plus belle que le jour;
Fée aux savantes mains, sur le front des matrones,
Mêlant la paille aux fleurs, vous posez des couronnes,
Et dans mon cœur l’amour.
Un an après, il perdit son père qui lui laissa cinq cent mille ducats en rente de Naples; aussitôt la modiste, qui jusque-là s’était moquée de lui, le prit au sérieux; mais Ruf, ou plutôt don Ruf (car depuis lors on lui attribua le don), avait changé d’avis: il voulait voir le Nil jaune tacheté d’îles, Stamboul aux mille flèches se berçant dans la mer, comme une flotte à l’ancre qui dort; il voulait voir Erzeroum aux chemins pavés, les lis pâles de Damanhour, la molle Setiniah qu’en leur langage impur les Barbares nomment Athènes; il voulait aller de Janina à Tebelen sur les chevaux d’Ali-Pacha, visiter lady Esther Stanhope à Palmyre et traverser l’Hellespont à la nage comme Léandre et lord Byron. Mais Ali-Pacha était mort en1822, lady Stanhope en1839, l’Hellespont très houleux ne se prêtait point aux exercices de natation, don Ruf, au pied du Parnasse, fut dévalisé par des Klephtes à l’œil noir et il prit une ophtalmie au pied des Pyramides. Il alla se faire soigner au Caire où un habile praticien le retint trois mois dans un cabinet obscur. A quelque chose malheur est bon: il échappa ainsi aux événements de1848, et ne revint à Naples que le20mai, cinq jours après la mitraillade. On le mit bien en prison, parce qu’en ce temps-là on y mettait tout le monde et que la police ne s’expliquait pas bien pourquoi ce jeune homme avait voyagé. Mais il n’y resta que six mois; après quoi, sans l’avoir interrogé, on le relâcha par grâce. Il avait alors dix-sept ans.
Ce fut dans la prison qu’il connut l’abbé Simplice, enfermé avec lui pour avoir crié un jour: «Vive Pie IX!» Ce pontife passait alors pour un jacobin. L’abbé prit don Ruf en amitié, parce que le romantisme était encore dans de bonnes idées: il lui fit lire les Hymnes sacrées de Manzoni, la Morale catholique du même auteur et quelques ouvrages de dévotion. Le jeune homme devint tout à fait croyant; quand il fut rendu à la liberté, il alla tous les matins à la messe, et chaque soir à la brune il passait devant la prison pour voir l’abbé, toujours détenu, qui lui envoyait sa bénédiction à travers les barreaux. Vers la fin de1849, le doux prêtre fut relâché à son tour, parce qu’il était désormais permis de crier: «Vive Pie IX!» Le pontife ne passait plus pour jacobin. Depuis lors don Ruf ne quitta plus son père spirituel et songea très sérieusement à se faire prêtre.
Ce qui l’empêcha de donner suite à ce projet, ce fut une caisse de livres venant de Livourne et adressée à lui par un ancien client qui le prenait apparemment pour le successeur de son père. Cette caisse contenait les œuvres de Leopardi. Don Ruf lut dans une matinée les deux volumes, et courut les porter à l’abbé Simplice qui n’en comprit pas le premier mot: ce fut l’élève qui dut les expliquer au maître. Depuis ce moment le pauvre ecclésiastique fut dénimbé. Don Ruf se dit avec consternation:
«Comment ai-je pu me livrer si longtemps à un esprit si médiocre?» Et, s’enfermant dans la maison de son père qu’il habitait encore, il passait tout seul des journées entières, étendu sur un divan, à épeler les vers du sublime désespéré, tout en buvant des verres de limonade. Il faisait chaud, et don Ruf était très paresseux. Petit à petit, il s’enfonça dans des idées noires: «Je suis, se dit-il, donc je souffre.» Or, il se portait à merveille et n’était nullement, comme son poète, phtisique, hydropique et bossu. Il se disait encore: «La vie est un mal; la création, visiblement mauvaise, ne peut être l’œuvre d’un être intelligent et bon. C’est une force inconsciente et fatale qui l’a faite. Appelons cette force nature ou destin, peu importe, il n’existe rien au monde que la douleur et entre deux souffrances, une seule halte possible, l’ennui. La société est une ligue de coquins contre les honnêtes gens. Sers-la par dévouement, tu es un fou; sers-la par intérêt, tu seras une dupe, à moins d’être aussi misérable qu’elle, auquel cas tu ne mérites que le gibet. Que faire donc? Te tuer? Non pas. C’est indigne d’un philosophe. Jette sur la création un regard de mépris et attends en silence, dans une immobilité dédaigneuse, l’heure de rentrer dans le néant.» Sur quoi don Ruf allumait un cigare.
L’idée lui vint alors d’écrire un livre; il y pensa jusqu’au7septembre1860, le jour où entra dans Naples avec une poignée de chemises rouges, Garibaldi. Ce jour-là, don Ruf fit comme tout le monde: il descendit dans la rue et acclama l’Italie une, le roi national, le dictateur, etc.; il eut alors, comme il dit maintenant, son coup de folie. Cela dura quelque temps, il parla dans les meetings et apprit de beaux gestes en demandant Rome, Venise, Malte, la Corse, la Suisse italienne et le Tyrol. Ce qui le calma bientôt, ce fut la baisse de la rente et la hausse des taxes: on a beau être patriote, expessimiste et même ex-romantique, on n’aime pas à perdre son argent. Un jour qu’il s’en plaignait dans un café, un homme robuste qui l’écoutait, attablé devant une bouteille de bière, se mit à rire démesurément. Don Ruf fit un haut-le-corps; avec la barbe très noire qu’il avait laissé pousser et le chapeau calabrais qu’il portait sur l’oreille assez crânement, il ressemblait alors à un brigand d’opéra-comique.
–Est-ce de moi qu’on rit? demanda-t-il avec hauteur.
–Allons! ne vous fâchez pas, répondit l’homme robuste, et buvons ensemble: c’est le seul moyen de se connaître, et quand on se connaît, on ne se bat plus.
–Pourquoi? demanda don Ruf, encore fâché, mais déjà gagné par la cordialité de l’homme robuste qui, toujours allègre, lui répondit:
–Parce qu’il faut beaucoup s’estimer pour se battre. Asseyez-vous donc et buvez.
Don Ruf, qui n’avait jamais bu de bière, trouva cette potion détestable; le docteur, qui vit sa grimace, fit venir une bouteille de Falerne blanc, petit vin du pays, mêlé de sucre et d’alcool, qui délie la langue, Au troisième verre, les deux buveurs causaient amicalement de Leopardi.
–C’était un infirme et un difforme, dit l’homme robuste, et les femmes se moquaient de lui: de là son pessimisme. Il a découvert, après les anciens, que la vie ne vaut pas grand’chose, en quoi il n’a pas tort. Aucune philosophie n’a le sens commun, mais la plus folle est celle qui attriste. Le grand point est d’avoir un dada dans ce monde; moi, j’ai le mien, l’ichthyologie, qui me console de tout. Sur ce, vidons la bouteille.
C’est ainsi que don Ruf avait fait la connaissance du docteur Scharf. Le savant arrivait d’Allemagne, où il s’était lié très intimement avec un proscrit italien qui, vers1861, devint ministre de l’instruction publique. Appelé alors en Italie par l’ancien émigré, qui lui offrait une chaire, un hôpital, un laboratoire et le très peu qu’il faut, au pays du soleil, pour ne pas mourir de faim, le docteur s’était empressé d’y venir et avait choisi Naples à cause de la mer d’où il espérait tirer quantité de bestioles inconnues. Il y trouva tous les instruments voulus, un lit de fer, du macaroni qui ne le maigrit pas, et des pêcheurs gais qui, tout en le croyant fou, plongeaient pour lui jusqu’au sable. Le soir, il buvait de la bière qu’on vendait chez Kaflisch et qui était plus sure que celle de Munich. On ne lui a jamais connu qu’un ennui et un chagrin: l’ennui, c’était le voisinage de l’abbé Simplice, aumônier de l’hôpital; le chagrin, ce fut la guerre de1870qui le mit en colère. Aussi comme tous les Allemands honteux, depuis lors, s’est-il donné pour Alsacien, et il en a le droit, car il est originaire de Landau.
Don Ruf s’attacha fortement au docteur dont il lut les livres, ceux du moins qu’il put comprendre, et dont il adopta les opinions, celles du moins qui ne lui coûtaient aucun effort. Le docteur estimait qu’un homme valide doit se lever matin et travailler de dix à quinze heures par jour; don Ruf, qui sortait du lit vers dix heures, et qui n’écrivit jamais son livre, ne pouvait être de cet avis. Le docteur pensait qu’un galant homme doit manger tout son bien; don Ruf, qui craignait toutes les fatigues, même celles du plaisir, n’aurait jamais su comment dépenser en un an la moitié de ses rentes. En revanche, le disciple entra dans toutes les théories du maître sur le bon Dieu, la création, l’évolution, la sélection, particulièrement sur le célibat, recommandé par l’excellent Scharf à tous ceux qui n’avaient pas de temps à perdre. Don Ruf avait beaucoup de temps à perdre, il n’en fut pas moins un véhément apôtre du célibat. Tous les soirs, dans le café qui le retenait trois heures, il criblait les maris d’épigrammes et jurait ses grands dieux qu’il resterait garçon jusqu’au jour du jugement. Il ne croyait alors à aucun dieu ni à aucun jugement; mais ce sont des manières de dire. L’abbé Simplice, qu’il voyait quelquefois par habitude, et aussi par esprit de contradiction, car il s’efforçait de le scandaliser avec ses théories, l’exhortait également à ne pas se marier. «On vole au prochain, disait cet homme obligeant, les heures qu’on donne à la famille.» En quoi il était d’accord avec le docteur, ce qui arrivait souvent, bien que ni l’un ni l’autre ne voulussent l’avouer.
Cependant, don Ruf avait eu, vers1865, une faiblesse de cœur. Le cabinet de toilette où il passait une heure ou deux tous les matins, ouvrait sa fenêtre sur la terrasse d’une maison basse habitée par de pauvres gens; les locataires changaient d’année en année. Le4mai–c’est le jour où l’on déménage à Naples,–don Ruf assista de son observatoire à l’installation d’une lavandière très laide, accompagnée d’une jolie fille, qui, le jour même, sur la terrasse, se mit à repasser en chantant; aussi prolongea-t-il un peu sa toilette, et, comme la vieille était sourde, et par conséquent, parlait fort, il apprit bientôt que la jeune fille, appelée Mariannine, était sage, malgré sa bouche fraîche et ses dents blanches, mais qu’elle ne mangeait pas à sa faim. Il n’y avait guère au logis que du grain turc et des fèves. Le panier aux provisions, vidé en un clin d’œil, était resté sur la terrasse et avait l’air de demander l’aumône; don Ruf, qui avait bon cœur, y jeta le soir, sans être vu, un pain blanc, des oranges et quantité de petits gâteaux, puis, fermant sa fenêtre, à travers le trou du rideau, il épia gaiement la surprise de Mariannine. Il y eut à ce sujet une dispute; la vieille déclara que ce ne pouvait être qu’une tentation du diable, et peut-être n’avait-elle pas tout à fait tort, mais la jeune fille préféra croire que ces bonnes choses lui tombaient du ciel; elle les mangea donc avec beaucoup d’appétit et en toute innocence. Le miracle se répéta plusieurs fois (il s’en fait beaucoup à Naples); enfin, un soir, la vieille surprit le diable en flagrant délit de tentation: aussitôt elle lui cria des injures d’autant plus véhémentes qu’elle ne pouvait entendre les réponses, très douces, adressées à Mariannine par le mystérieux inconnu, dont la voix tombait du ciel.
–Qu’est-ce qu’il te dit? demanda la mère avec une rage de sourde.
–Il dit qu’il veut vous donner son linge à blanchir.
Ce n’était pas vrai; mais que celles qui n’ont jamais menti lui jettent la première pierre! Cette inexactitude fit tomber la colère de la vieille et inaugura des relations régulières entre la terrasse de la maison basse et la fenêtre de la haute maison. Don Ruf avait alors trente-deux ans et le cœur très chaud; Mariannine lui voulait du bien et acceptait volontiers, parce qu’elle était très gourmande, les sfogliatelle et les mustaccioli qu’il lui offrait journellement; mais elle ne consentit jamais à lui apporter son linge; c’était la vieille qui se chargeait de ce service avec un louable empressement.
–Mais elle n’entend pas mes ordres, objectait don Ruf.
–Donnez-les moi de là-haut, répondait Mariannine.
Des semaines, des mois se passèrent ainsi, tranquillement, gaiement; les causeries se prolongeaient souvent entre la terrasse et la fenêtre. La jeune fille chantait des chansons, contait des histoires, mangeait des gâteaux, mais ne permettait pas à don Ruf de l’appeler gioja mia (mon joyau ou ma joie). Elle se laissait tutoyer parce qu’elle était repasseuse, lui, patron et galant homme; mais elle ne lui aurait point donné sa main à baiser.
–«Cheste no nun cunvene (cela non, ça ne convient pas)», disait-elle. Un jour, en passant à Sainte-Lucie, devant la boutique du corallaro, il eut l’idée d’acheter pour Mariannine un gros chapelet en grosses boules de corail bien rouge (le corail rose, plus rare, était pour les étrangers). Elle le refusa tout net et quitta la terrasse.
–Mariannine! cria don Ruf.
–Allez-vous-en.
–Tu es en colère?
–Oui, Monsieur.
–Qu’est-ce que je t’ai fait?
–Vous me prenez pour une mauvaise femme.
–Parce que je t’offre un chapelet?
–Vous savez bien que nun cunvene.
–Il est béni par le Pape.
–La méchante idée ôte la bénédiction.
–Tu acceptes bien des petits gâteaux.
–Ce qui entre dans la bouche n’est pas péché, dit-elle avec énergie.
Don Ruf devint amoureux comme un écolier de seize ans. Dans un accès de désespoir, il alla pleurer chez le docteur Scharf, qui se moqua de lui intérieurement, mais s’efforça de ne pas trop le laisser paraître.
–Eh bien! dit-il à don Ruf, puisque vous aimez cette fille, il faut l’épouser.
–Mais le célibat que vous prônez tant?
–C’est l’état des sages. On ne prescrit pas de douche aux hommes qui se portent bien. Mais quand on a perdu la tête, il en faut passer par là. Le mariage est le remède indiqué contre l’amour… D’ailleurs, ajouta-t-il en prenant son air sérieux, c’est la seule chose à faire avec une honnête fille.
Don Ruf parut consterné du conseil; l’idée ne lui était pas encore venue d’offrir son nom à Mariannine.
Dans son trouble, il voulut avoir l’avis de l’abbé Simplice qui lui dit sans hésitation:
–Épousez-la. Le célibat est pour les saints, vous êtes un pécheur. A tout péché il faut une pénitence; le mariage est la pénitence de l’amour. D’ailleurs, ajouta-t-il comme le docteur Scharf (ces deux hommes, on l’a vu, arrivaient souvent aux mêmes conclusions), il n’y a pas d’autre chemin à suivre avec une fille honnête.
Don Ruf ne trouva rien à répondre; toutes ses théories étaient emportées par un coup de vent. Ne sachant que résoudre, il monta dans une carrozzelle et se laissa conduire où le cheval voulait, jusqu’à la pointe de Pausilippe. Alors seulement le cocher se retourna en disant:
–Signo’, addo’ jammo? (Monsieur, où allons-nous?)
–A la maison, répondit don Ruf, qui s’aperçut non sans étonnement, qu’il s’était laissé conduire à une lieue de la ville. Quand il fut rentré, il ouvrit sa fenêtre; Mariannine, sur la terrasse, repassait et chantait.
–Que dirais-tu, lui demanda-t-il, si l’envie me prenait de t’épouser?
Elle partit d’un grand éclat de rire.