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III
L’ATAVISME
ОглавлениеMariannine eut beaucoup de peine à prendre au sérieux la proposition de don Ruf; elle lui dit vingt fois: «Vuje da vero dicite (dites-vous bien vrai)?» Puis elle se remettait à rire, un peu de joie, parce qu’au fond elle avait sa petite vanité de plébéienne, et qu’après tout n’ayant pas encore trouvé, bien qu’elle eût déjà seize ans, un homme selon son cœur, elle ne détestait pas le galantuomo (le monsieur) qui lui offrait sa vie, mais l’idée lui paraissait curieuse (curiusa), c’était son mot qui voulait dire bizarre et drôle. Elle demanda cependant à réfléchir et elle réfléchit un bon quart d’heure, gaiement, avec des éclats de rire qui lui auraient valu bien des questions si sa mère avait pu les entendre. D’un côté, sans doute, elle serait une dame et n’aurait plus à repasser que ses propres hardes; elle irait à la messe avec une belle robe et des souliers de satin. Puis elle mangerait à sa faim du macaroni tous les jours et de la pâtisserie. Quand elle aurait soif dans la rue, elle trouverait toujours dans son porte-monnaie (elle aurait un porte-monnaie) un demi-sou pour se payer en plein air un verre d’eau glacée blanchie par une larme de sambucine, ou encore une limonade, et elle y mettrait du sucre: elle en aurait toujours dans sa poche, c’est si bon! Oui, mais don Ruf avait deux défauts: il portait toute sa barbe et n’allait pas à la messe. Sur quoi elle s’endormit, et fit des rêves friands.
Le lendemain soir, Mariannine, qui n’avait pas consulté sa mère, de peur d’avoir la main forcée, posa ses deux conditions.
–D’abord, dit-elle, vous couperez votre grosse barbe.
–Je couperai ma barbe, répondit don Ruf qui comptait bien la laisser repousser au prochain hiver.
–Et puis vous irez à la messe…
–Mais je n’y crois pas…
–Qu’est-ce que ça fait?
Don Ruf pensa qu’il y avait plus de trois cents églises à Naples, et que d’ailleurs, quand il aurait rasé sa barbe, on ne le reconnaîtrait pas. C’est pourquoi il céda aussi sur l’article de la messe, et obtint le consentement de la fille et celui de la mère; ce dernier ne fit pas un pli. Il lui fut permis de descendre sur la terrasse et de serrer autant qu’il voulut les mains de Mariannine, rien de plus, car on est très convenable en ce pays de soleil, au moins avant le mariage; après, je ne sais pas.
Oui, mais le monde! Don Ruf avait tant parlé, dans les lieux publics, contre le plus sacré des liens, le trouvant médiocre et bourgeois, bien plus: garde national,–c’était son épithète la plus sarcastique, –qu’il craignait les railleries de ses amis. Puis la mésalliance indignerait tous les oncles, les tantes, les cousins, les cousines surtout, particulièrement les vieilles, du côté paternel. Que faire?
–Je serai pendant six mois, se dit don Ruf, la risée de Naples. Tout le café me fera les cornes, toute la famille me tournera le dos.
Il lui vint une idée et il la soumit adroitement à l’abbé Simplice.
–Le mariage, lui demanda-t-il, est un acte religieux?
–Assurément, répondit l’abbé.
–Donc l’acte religieux suffit devant le ciel.
–Indubitablement, mais devant la loi civile…
–Ce n’est pas votre affaire. Voulez-vous gagner mille ducats pour les pauvres?
–Pour les pauvres, de bien grand cœur, si je les gagne honnêtement.
–Mariez-nous, Mariannine et moi, dans une petite chapelle domestique. sans que le gouvernement en sache rien., /
–Mais c’est un délit.
–Ce n’est pas un péché…
–Et il y a des peines…
–Puisque le gouvernement n’en saura rien.
–Vous tenez donc à vous cacher?
–Nullement, je tiens à éviter les cérémonies. Tous ces papiers qu’il faut, c’est l’ire de Dieu, Notre âge est impatient, abbé très cher; vous ne comprenez pas cela, vous qui êtes un saint, mais vos pénitents et vos pénitentes ont dû vous le dire. Enfin voici mon dernier mot: Si vous ne nous aidez pas, vous l’aurez sur la conscience; mais nous nous passerons de l’Église comme de l’état civil. Est-ce que je m’explique bien?
L’abbé, qui vit encore, a un défaut, grâce auquel il a commis beaucoup de sottises et gardé toute sa foi, il n’aime pas à réfléchir. S’il avait réfléchi un moment, il n’eut pas contenté don Ruf, mais il fut peut-être devenu schismatique. Il ne vit d’emblée dans le service qu’on lui demandait, qu’un crime abominable à empêcher et mille ducats à donner aux besoigneux; or, il y a toujours eu beaucoup de misère à Naples. C’est ainsi que, par dévotion et par charité, il maria religieusement un athée qui esquivait la loi. On voit d’étranges choses dans ce monde!
Mariannine et sa mère, ignorant les lois civiles, acceptèrent cette bénédiction quasi-clandestine dans une chapelle fermée au public, et don Ruf qui avait coupé sa barbe, alla cacher son bonheur à Vico, entre Castellamare et Sorrente: il y a là un château couché dans la verdure au frais de l’ombre et de la mer. Mariannine y fut bien heureuse: elle y trouva des fruits, des huîtres, du poisson plus qu’on n’en pouvait manger, des ânes surtout, oh! les ânes! Cela dura trois mois: c’est rare, trois mois de plein bonheur. Puis les feuilles tombèrent et les pluies de novembre défoncèrent tous les chemins; il fallut revenir à Naples et se cacher dans un quartier éloigné autour de Santa-Maria in Portico, au fond d’une impasse, car don Ruf tenait toujours à dissimuler son bonheur. L’abbé seul le savait, et l’abbé avait intérêt à se taire. Alors Mariannine s’ennuya. Dans le voisinage elle ne connaissait personne; sa famille et ses amis logeaient près du port. Elle fit venir sa mère auprès d’elle et peu à peu la vieille, qui se disait sacrifiée, devint la maîtresse de la maison. Quand sa fille riait avec don Ruf, elle fondait en pleurs, prétendant qu’on se moquait d’elle; on était tenu de causer à tue-tête pour ne pas l’exclure de la conversation. Le soir elle ne voulait pas aller se coucher, et elle exigeait qu’on lui tînt compagnie. Mariannine lui passait tous ses caprices: le sentiment filial, à Naples, est une dévotion. Un à un, les parents, les amis revinrent, des pêcheurs, des portefaix, avec leurs femmes et leurs sœurs; c’était un peu loin, mais tous voulaient faire honneur au sort de Mariannine. Un marmiton, frère cousin (cousin germain) de la jeune femme, s’établit comme cuisinier dans la maison. Dès lors table ouverte; don Ruf trouva l’emploi de son argent; il le donna sans murmurer, parce qu’il n’était pas ladre, mais avec étonnement, parce qu’il n’était pas habitué à dépenser. En compensation, il laissa repousser sa barbe et n’alla plus à la messe. Petit à petit, il devint étranger dans sa famille; tout le monde lui disait vous, même Mariannine; on l’appelait le signor et le patron. Quand il rentrait le soir, il trouvait quelquefois vingt personnes attablées chez lui; on l’invitait alors à souper, en lui disant en toscan napolitain: favourichque! D’où il résulta qu’il reprit sa vie de garçon et se réinstalla dans son ancien logis qu’il avait gardé, en y laissant les meubles: c’était toujours son domicile légal. Le soir, au café, il pérorait, p rèchant l’athéisme et se vengeant sur le bon Dieu de ses mésaventures, puis il allait bâiller une heure au théâtre Saint-Charles, et retournait dans sa solitude en fumant un douzième cigare; le matin, de son cabinet de toilette, il regardait mélancoliquement la terrasse, où Mariannine ne chantait plus. De loin en loin, les jours de pluie, il lui faisait une visite, espérant la trouver seule, parce que les Napolitains, même ceux du peuple, ne sortent pas quand il pleut. La vieille était toujours là, mais il l’endormait avec du rosolio, liqueur douce. Il disait alors à sa femme, d’une voix tendre: «Me veux-tu du bien?» Et elle répondait avec soumission: «Oui, Monsieur.»
Don Ruf était très paresseux, très pacifique, la vieille lui faisait peur et il voulait la tranquillité dans la maison. Tout ce qu’il avait d’audace et d’énergie était dans sa tête. Aussi devint-il féroce, en paroles, quand éclata la guerre de1866: Ah! si c’était lui qui eût commandé à Custozza et à Lissa. Les généraux, les amiraux étaient des traîtres; il fallait détrôner Victor-Emmanuel. Pour le calmer, on lui donna Venise, mais il voulut Rome. Et comme une petite fille lui naquit le jour même où les Autrichiens durent quitter les lagunes:
–C’est Rome, s’écria-t-il, qu’il faut l’appeler.
L’abbé Simplice fit des objections: le nom de Rome n’était pas sur son almanach: pourquoi pas Romaine?
–Va pour Romaine, dit don Ruf, sans penser que ce nom-là était catholique beaucoup plus qu’italien. L’enfant, que le père et la mère accueillirent avec transport, eût pu resserrer entre eux le lien relâché, sinon rompu, mais l’enfant fut pour la vieille. Elle le tenait dans ses bras du matin au soir et ne permettait pas à don Ruf de l’approcher. Si bien que le pauvre homme déserta de nouveau la maison, sans se plaindre, mais devint au dehors si hargneux dans la discussion, qu’il inspira des inquiétudes au docteur Scharf.
–Mon ami, dit le savant, vous me faites de la peine. Est-ce que vous seriez marié par hasard?
–Moi? quelle idée! bougonna don Ruf qui ne voulait ni dire vrai, ni mentir.
–Si vous n’êtes pas marié, reprit le docteur, vous êtes malade d’oisiveté. J’ai connu bien des gens qui en sont morts. Faites donc quelque chose: où en est votre livre?
–Il est là, répondit don Ruf en se frappant le front.
–Il y restera toute votre vie, puisque vous êtes trop paresseux pour écrire, essayez donc d’une autre distraction: voyagez.
–Où voulez-vous que j’aille?
–A Paris, si vous voulez; il y aura cette année une exposition.
Don Ruf partit pour Paris au printemps de1867. Comme il craignait de passer par Rome, où le pape, qui régnait encore, ne devait pas l’aimer, il s’embarqua pour Marseille, en quittant sa femme qui lui souhaita bien tranquillement un bon voyage et un heureux retour, et son enfant qui jeta les hauts cris quand il voulut l’embrasser. Quant à la vieille, elle se contenta de lui dire: Salute a nuje, ce qui ne signifie pas absolument «tant mieux pour nous!» mais quelque chose comme: «ça nous est bien égal». L’abbé Simplice était chargé d’apporter de l’argent à Mariannine (il avait à cet effet un crédit ouvert chez un banquier); comme elle ne savait pas écrire, il écrirait pour elle.
A Marseille, don Ruf prit un train du matin et monta dans un wagon où une vieille femme l’empêcha de fumer, ce qui lui donna le mal du pays; pourquoi diantre avait-il quitté Naples? cette mélancolie dura jusqu’à la gare de Plassans. Là, un groupe de jeunes gens allègres, verbeux, qui tous fumaient, monta dans une voiture de troisième classe. Don Ruf descendit en toute hâte et alla s’asseoir au milieu d’eux. C’étaient des hommes de lettres dont les uns n’avaient pas fait d’études, et les autres avaient manqué leur baccalauréat; ils partaient pour Paris dans l’intention de refaire l’éducation du public; ils comptaient de plus gagner beaucoup d’argent et devenir célèbres. Ils disaient entre eux quantité de polissonneries entremêlées de considérations sur l’atavisme; leur intention évidente était «d’épater» don Ruf, qui les «épata» eux-mêmes en entrant sans discussion dans leurs idées; il prit feu pour leur atavisme et leur offrit du vin de l’Ermitage (il y en avait encore) à la gare de Lyon. A Paris, il descendit avec eux dans un petit hôtel du quartier Latin et les suivit dans leurs recherches, en fiacre, car il ne savait pas aller à pied; c’était lui qui payait. Que cherchaient-ils donc? Le Louvre, Notre-Dame, la Sorbonne ou le palais de l’Exposition qui venait de s’ouvrir? Point du tout; comme Diogène, ils cherchaient un homme. Ils allèrent d’abord le demander à Montparnasse, puis aux Batignolles, dans un pavillon au fond d’un jardin; on ne les reçut pas, on leur dit: «Il travaille.» A la treizième visite, on leur dit: «Il vous attend.» Dès la première poignée de main, don Ruf sentit que c’était fini, que sa vie était prise.
Cependant l’abbé Simplice et le docteur Scharf se rencontraient tous les jours au chevet des malades et se gardaient bien d’échanger le moindre mot. Le docteur n’en était pas moins inquiet, ne sachant à qui demander des nouvelles de don Ruf, qui ne donnait pas signe de vie. Il pria un jour un assistant de questionner l’abbé sur ce point, «mais adroitement, sans me nommer, ajouta-t-il, prenez-y bien garde!» L’abbé ne savait rien, ne recevant jamais que des billets d’affaires; il ne put fournir d’autre indication que l’adresse de l’absent. Cela suffisait au docteur, qui se hâta d’envoyer à Paris quelques points d’interrogation. Plusieurs mois après il reçut la lettre suivante:
«Mon cher, je tiens mon livre. J’ai un beau sujet, l’atavisme, et je suis définitivement enrôlé dans l’école naturaliste. J’avais trop trempé dans la mixture romantique; je plantais des plumets au bout de mes phrases, je me drapais dans la chinure brouillée des oripeaux. J’avais l’effarement et le détraquement des coups de folie. Aujourd’hui je n’admets qu’une chose, la Science; je cherche le document humain. A cet effet, je visite les Halles dont les toitures ont un aspect saisissant: on dirait un entassement de palais babyloniens empilés dans le grandissement de la nuit tombante. L’esprit humain a passé successivement par le sentiment, la raison et l’expérience, le moment est venu d’expérimenter. Je rêve une immense nature morte. L’atavisme est l’explication de tout. C’est la fatalité du sang qui s’affirme. Tout ce qu’on appelait autrefois péché originel, prédestination, etc., n’est plus surnaturel et irrationnel; cela suinte de génération en génération, de veine en veine; il n’y a ni vertu, ni vices, il n’y a qu’une hérédité de tempéraments. Voilà mon livre. Le temps est doux; la Seine qui coule au bas de ma maison sort de là-bas, du rêve, pour venir à moi, dans son gonflement puissant, qui s’épanouit. Un gros bateau de charbon trop chargé dort lourdement sur l’eau noire.»
Le docteur répondit courrier par courrier:
«Mon pauvre don Ruf, vous subissez en ce moment l’influence d’un homme d’esprit qui vous tient pour une bête. Votre atavisme est un lieu commun. Les maladies héréditaires étaient connues avant le déluge; la pire de toutes est la vie, dont tout le monde mourait déjà cent ou mille siècles avant le père Adam. Vous expliquez tout par l’hérédité, ce n’est pas bien neuf; il y a longtemps qu’on a dit que l’homme est une résultante. Le difficile est de déterminer scientifiquement de quoi on résulte, sans tomber dans les conjectures et les imaginations. Là-dessus vous ne trouverez de documents ni dans les toitures des Halles, ni dans les bateaux de charbon; tâchez d’abord de vous étudier vous-même. C’est encore dans cette étude que vous vous tromperez le moins, si vous y mettez de la bonne foi. Votre père, m’avez-vous dit, était un négociant très actif; votre mère, une femme d’humble naissance qui aimait à se mettre in fiocchi, vous êtes très paresseux, point marchand du tout, vous n’avez rien de plébéien et vous ne tenez pas à faire figure; ce qui vous a fait tel que vous êtes, ce n’est donc pas la fatalité du sang. Auriez-vous eu quelque aïeul dans un hospice d’aliénés? C’est une recherche à entreprendre; cependant, moi qui vous parle, j’en ai eu deux, complètement fous, un bisaïeul paternel et une tante maternelle qui vit encore, cependant j’ai l’esprit sain, relativement à vous. Croyez-moi, mon ami, ne vous lancez pas dans cette physiologie où vous n’entendez rien; la physiologie des gens de lettres, c’est encore de la métaphysique, c’est-à-dire du doigt dans l’œil. Et par saint Ruf, votre patron, ne dites plus: la Science. La Science, je n’ai jamais su ce que c’était. Je ne connais que les sciences; il ne suffit pas de toute une vie pour en étudier une seule et la faire avancer un peu; c’est bon pour nous qui ne perdons pas notre temps à décrire la Seine sortant du rêve. Je vous parle tout franc, parce que je ne vous tiens pas pour un sot; ce qui vous a détraqué, comme vous dites, ce n’est pas l’hérédité, ce ne sont même pas les milieux, car, sauf l’abbé Simplice, qui ne vous a mystifié qu’un instant, et moi qui n’ai pu vous remettre d’aplomb, vous n’avez connu presque personne. Ce sont les livres, plus dangereux qu’on ne croit: les romantiques d’abord, puis les pessimistes, aujourd’hui les naturalistes; tâchez de ne plus lire pendant quelques années; c’est le meilleur moyen pour vous de revenir à la raison.»
Cette lettre ébranla don Ruf qui alla pourtant la montrer à qui de droit. Il lui fut répondu:
–Ce docteur Scharf est un érudit; il n’entend donc rien à la Science.
Depuis lors, et pendant plusieurs années, on n’eut plus de nouvelles de don Ruf. L’abbé Simplice lui écrivit de loin en loin, à une nouvelle adresse inconnue au docteur, mais ses lettres n’obtenaient plus de réponse. Un soir, l’excellent Scharf, qui aimait le peuple, le trouvant bon et gai, buvait en plein air à Pausilippe un verre d’Asprino, avec un pêcheur qu’il employait, quand un cri perçant lui fit tourner la tête. Une jeune femme se débattait en proie à une crise de nerfs. Il lui jeta cavalièrement à la tête le contenu d’un pot d’eau qui la calma sur-le-champ, puis il lui demanda pardon de la liberté grande. Cette femme était Mariannine qui soupait à la taverne avec sa famille; elle venait de voir Romaine debout sur un des montants de la tonnelle et elle avait pris peur.
Elle se calma si l’on veut, mais sa langue allait grand train, battait un peu la breloque. En moins d’un quart d’heure, le docteur sut tout ce que nous savons et même beaucoup de choses que nous ignorons encore: les conséquences du changement de vie, surtout depuis le départ de don Ruf. Mariannine avait cessé de travailler et, par conséquent, de chanter: elle se levait tard, se couchait après minuit, se nourrissait de sucre et de fortes épices, engraissait à vue d’œil et ne dormait pas bien. Elle avait des cauchemars, surtout dans la matinée, se réveillait en sursaut avec des cris qui agitaient le voisinage; sa mère, à cinquante ans, avait eu des attaques d’épilepsie; elle-même des convulsions quand elle faisait ses dents. La moindre chose l’effrayait, elle croyait toujours que c’était le diable. Le soir elle regardait sous son lit avant d’y monter. Son humeur, si égale autrefois, changeait d’heure en heure; tantôt, sans raison, d’une gaieté folle, elle avait aussi, Dieu sait pourquoi, des crises de larmes et pleurait sans chagrin comme elle riait sans plaisir. Un jour elle mangeait l’enfant de caresses, le lendemain elle ne la regardait même pas. Souvent, à l’église, elle avait des extases muettes. Un soir, en pleine rue, elle avait pris tout à coup le grand galop, affirmant que derrière elle quelqu’un était sorti de dessous terre et marchait sur ses talons. Cependant (le docteur le lui fit dire) elle était restée sage, non seulement parce qu’elle avait peur du diable, mais aussi parce que les hommes lui déplaisaient.
–J’ai compris, pensa l’excellent Scharf, il faut que le mari revienne..
Et très doucement, il parla de don Ruf à la jeune femme, insinuant que si ce brave homme prolongeait son absence, tous les torts n’étaient peut-être pas de son côté; qu’une femme devait aussi quelque chose au père de son enfant: avant tout lui rester fidèle et aussi faire un pas vers lui pour qu’il revînt. De plus, elle devait travailler, se lever tôt, se promener à pied et prendre des bains d’eau douce. Mariannine ouvrit de grands yeux; c’était à peu près ce que lui avait dit une heure auparavant le bon Simplice. Seulement l’abbé parlait au nom de la foi, le docteur, de la bonne foi; voilà pourquoi ils ne pouvaient pas se souffrir.
Le lendemain, les deux hommes, chacun de son côté, écrivirent à don Ruf pour le rappeler à Naples, l’un invoquant la religion, l’autre la sagesse. mais tous les deux s’appuyant, en somme, sur les mêmes raisons d’honnêteté. Tous les deux invoquèrent, de plus, des motifs de prudence: c’était en1870, et Paris allait être cerné par «les barbares», écrivait le docteur Scharf; l’abbé Simplice écrivait: «par les païens». Tous deux étaient d’accord même en ceci qu’ils détestaient la Prusse. Les deux lettres arrivèrent ensemble deux jours trop tard et furent envoyées à Berlin, où on les lut sans intérêt. Pendant le siège, le docteur et l’abbé pensèrent souvent ensemble, en soignant les mêmes malades, à don Ruf, qui devait souffrir du froid et de la faim, mais ils ne se parlaient pas. Mariannine aussi, grâce à eux, finit par s’intéresser à son mari; tous les deux, séparément, allaient la rassurer plusieurs fois par semaine, et, pendant le bombardement, tous les jours.