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IV
LES DOCUMENTS HUMAINS
ОглавлениеAprès le siège, l’abbé écrivit de nouveau à Paris, pas de réponse; le docteur, très inquiet parce qu’il s’était attaché à Mariannine et voulait lui faire du bien, se rendit chez elle un soir et lui annonça qu’il partirait le lendemain pour la France. Le lendemain, en effet, il prit le premier train de Rome: on pouvait passer par là sans craindre de tracasserie, parce que le pouvoir temporel du Pape était depuis plusieurs mois confiné au Vatican. A peine installé dans le compartiment qu’il avait choisi, le docteur y vit entrer l’abbé Simplice.
Aussitôt trois Napolitains quittèrent la voiture: on sait que tous les prêtres ont le mauvais œil et qu’il faut les éviter en voyage; le moindre malheur qu’on puisse craindre en leur compagnie, est un déraillement.
Le docteur suivit le mouvement, bien qu’il ne crut pas à la jettature. Il remonta dans le wagon le plus éloigné en se disant:
–Patience! Cet intrigant doit ce soir s’arrêter à Rome, où il baisera la mule de son chef.
Le docteur se trompait, il retrouva son homme à la gare de Florence. Le pauvre abbé, très myope et cherchant son chemin, ahuri par l’émotion du premier voyage, assourdi par le roulement des roues, le hoquet, le sifflet de la machine, effaré par le tumulte, l’encombrement du quai, tâtonnant, trébuchant, se heurtant contre les ballots et les brouettes, finit par se glisser entre les jambes du docteur qu’il prit à bras-le-corps, non sans lui marcher sur les pieds.
Alors seulement il le reconnut et, reculant d’horreur, alla se cacher dans un fourgon entre deux caisses: on ne l’y retrouva qu’à Bologne où on le prit d’abord pour un voleur.
Les deux voyageurs se rencontrèrent encore à Turin, à Modane, où le hasard les mit l’un près de l’autre pendant l’inspection des douaniers; à Culoz, où ils furent forcés d’échanger quelques mots parce qu’au buffet l’abbé, par mégarde, s’était assis sur le chapeau du docteur. On dîna le soir assez tard, à Mâcon; le bon Simplice ne parut pas à la table commune.
–A la bonne heure! pensa l’autre, il est donc arrivé à sa destination, m’en voilà délivré!
Et le docteur, qui jouait de la fourchette, arriva lestement à l’omelette soufflée dont le buffet de Mâcon régalait volontiers les voyageurs. Tout à coup un homme éperdu, ruisselant de sueur, vint s’asseoir auprès de lui: c’était l’abbé qui depuis une demi-heure au moins, son sac à la main, son parapluie sous le bras, avait couru en tous sens, d’un bout à l’autre de la gare. Il ne savait pas le français; pourquoi donc les employés n’entendaient-ils pas l’italien?
Enfin à Paris, où il arriva de grand matin, le docteur poussa un cri de délivrance. En passant devant l’abbé, qui était en conférence avec un portefaix, il surprit un seul mot de la conversation: rue de la Condamine. Il héla aussitôt un cocher qui accourut:
–Savez-vous, lui demanda-t-il, où est la rue de la Condamine?
–Oui, bourgeois, répondit le cocher.
–Eh bien! conduisez-moi vite à l’autre extrémité de Paris.
Le cocher partit pour l’Observatoire; il y avait alors, non loin de ce monument, une petite auberge où un homme peu exigeant pouvait coucher. Une heure après le docteur battait le pavé de Paris à la recherche de don Ruf. Il eut l’idée d’entrer chez un libraire auquel il demanda une adresse.
–Rue de la Condamine, répondit le libraire après avoir consulté un dictionnaire volumineux.
–Rue de la Condamine! s’écria le docteur en pâlissant. Est-ce qu’il y aurait vraiment des puissances occultes?
Il alla pourtant à l’adresse indiquée; le pavillon était désert et le jardin fermé; un voisin lui apprit qu’avant le siège on était parti pour Marseille. Il télégraphia aussitôt à Marseille, la réponse quoique payée se fit attendre plusieurs jours et n’arriva pas de Marseille, mais de Bordeaux: elle apprit au docteur que don Ruf allait s’établir à Castelsarrasin, comme chef de cabinet à la sous-préfecture. Les hommes d’esprit se trompent aussi souvent que les badauds, parce qu’ils n’admettent que les choses vraisemblables. Le docteur crut donc à une mystification et il eut tort. Don Ruf avait bien effectivement émigré à Marseille avant le siège; il y était devenu le principal actionnaire d’un petit journal à un sou, la Marseillaise, tiré d’abord à dix mille exemplaires, puis, faute d’outillage, réduit à languir et à périr. Après le siège, il s’était transporté à Bordeaux où il avait déjeuné, dîné même, avec un délégué du gouvernement de la Défense nationale, et il venait bien réellement d’être attaché, comme chef de cabinet, au nouveau sous-préfet de Castelsarrasin.
Le docteur resta donc à Paris où, tout en poursuivant ses recherches, il visitait nos établissements scientifiques et donnait des bons conseils aux directeurs. Comme il se disait Alsacien (et il l’était historiquement), il se fit beaucoup d’amis, malgré son accent de Bavière rhénane, et il étonna tous ses confrères, un peu par sa science, beaucoup parce qu’il n’était pas décoré. Cependant ses recherches n’amenaient aucun résultat, car habitué à se tirer d’affaire tout seul, il n’avait pas voulu s’adresser à la légation d’Italie, encore moins à la police. Enfin, un jour que, trépignant d’impatience, il usait ses bottes sur le boulevard, il aperçut deux hommes qui descendaient la Chaussée-d’Antin et qui avaient l’air de se disputer. C’était lui et l’autre. L’autre, l’intrigant, le jésuite, l’ennemi, l’abbé, lui partout, lui toujours.
Comment donc le doux Simplice avait-il retrouvé son ami? Mon Dieu! le plus simplement du monde. De la rue de la Condamine, où avait logé don Ruf, on avait envoyé le prêtre à Marseille, et le prêtre y était allé, bien qu’il n’eût plus d’argent: les gens d’Église, les Napolitains surtout, en trouvent toujours. De Marseille on l’avait renvoyé à Bordeaux, où, dès son arrivée, en passant sur le port, il entendit partir à trois pas de lui un de ces jurons qui n’ont pas de sens et qu’on n’entend qu’à Naples:
–All’aria toja! criait don Ruf.
Ils tombèrent aussitôt dans les bras l’un de l’autre: les Napolitains s’embrassent partout. Puis ils commencèrent à se disputer; don Ruf ne voulait pas revenir à Naples. Il s’était fait naturaliser Français, et se devait à sa patrie nouvelle. Dans ce moment surtout, après l’année terrible, elle avait besoin de lui.
–Je veux porter ma méthode, dit-il à l’abbé, dans un nouveau champ d’observation. Cette politique, antre obscur où grouillent tant d’ambitions visqueuses, dans l’enténèbrement du chaos, pourquoi n’y pas épandre à flots l’irradiation de la Science? Ou la république sera naturaliste ou elle ne sera pas. Je vais à Castelsarrasin; je suis chef de cabinet à la sous-préfecture.
Don Ruf n’alla pourtant pas à Castelsarrasin, parce que le sous-préfet avait changé d’idée, et revint à Paris avec l’abbé Simplice qui le sermonna tout le long du chemin.
–Vous avez une femme et un enfant, lui disait-il.
–Je me dois à la Science.
L’abbé cependant, tenace comme sa foi, revint tous les jours à la charge, et la discussion, commencée à l’avenue de Clichy, avait continué jusque sur le boulevard, le jour où le docteur s’y promenait tout seul en trépignant d’impatience.
–Non, non, encore non! criait don Ruf en tournant à droite…
–Mais écoutez, ami cher…
–Je vous ai dit que non. Suffit à présent!
–Votre femme, votre enfant…
–Allez vous faire frire!…
Cela dit, don Ruf tourna le dos à l’abbé et se trouva face à face avec le docteur qui marchait derrière eux.
–Ah! vous voilà, lui dit-il. Vous venez à propos. Délivrez-moi de ce maudit crabe.
Et embrassant le docteur en plein boulevard, il l’entraîna dans un café. Il ne se doutait pas que le savant était venu à Paris pour lui, comme le prêtre, avec l’intention de le ramener au bercail. Aussi répétait-il avec tendresse:
–Cet excellent Scharf! Que je suis heureux de vous revoir.–
–Vous n’avez donc pas reçu ma lettre?
–Quand donc m’avez-vous écrit?
–Avant le siège. Je vous disais, mon ami, que je sais vos petites affaires de famille. J’ai vu votre Mariannine et votre Romaine…
–Vous aussi! cria don Ruf, qui voulut se sauver; mais le docteur le retint, et le docteur était le plus fort, d’esprit comme de poigne; acculé au mur, le naturaliste ne trouva bientôt qu’une objection désespérée: les documents humains.
–Et pardieu! des documents humains, vous en trouverez partout, même à Naples.
–Il n’y en a qu’ici, déclara don Ruf.
Pour le prouver, il fit venir une voiture et conduisit le docteur rue de la Condamine, à la fenêtre d’une maison d’où l’on voyait un pavillon et un jardin contenant un grand arbre et plusieurs petits. Dans ce jardin, un homme vêtu d’un tricot et. d’un pantalon couleur de terre, était en train de construire une cabane pour ses poules et ses lapins.
–Voilà, dit don Ruf, en montrant l’homme, la cabane, les lapins, les poules, le pavillon, le grand arbre et les petits, voilà où on trouve des documents humains, pas ailleurs.
Le docteur haussa les épaules et se mit à regarder le logement du Napolitain. Il y avait une grande table couverte de livres ouverts: un de ces livres était un Traité du Sublime, où il était question de liqueurs fortes; un autre était un Dictionnaire de la langue verte; un autre était l’Imitation de Jésus-Christ. Le docteur vit encore un Traité de l’hérédité naturelle, une Histoire du coup d’État, plusieurs catalogues de plantes rares, une Dissertation sur les fromages, une Liturgie romaine, les Souvenirs d’un valet de chambre, des planches d’anatomie, des menus de grand dîner, un prospectus de parfumeur, un missel, des photographies gaillardes. Le docteur se mit en colère et, avec ce froncement de sourcils qui faisait peur à tout le monde:
–Voilà donc, rugit-il, vos documents humains!
Pendant ce temps, à Naples, Mariannine s’agitait beaucoup, et la none (la grand’mère) prenait la petite fille en grippe. Autrefois, avant que l’enfant pût marcher, la none l’avait regardée comme un chef-d’œuvre, qu’elle tenait empaqueté l’hiver dans un ballot de linges multicolores: toutes les vieilles nippes y avaient passé. En été, elle la montrait nue aux amis: on n’avait jamais rien vu de si blanc, de si dodu, même au Palais-Royal. Et quelle intelligence! La petite faisait à tout le monde de ces grimaces convulsives qu’on appelle des risettes; elle avait alors une fossette à la joue gauche; c’était à pleurer d’admiration. Un jour, miracle! elle eut aussi une fossette à la joue droite: toutes les perfections et un cœur! Quand elle venait de grignoter un biscuit, elle le tendait, encore tout mouillé, à la none. Elle criait bien quelquefois et tâchait d’égratigner, mais c’étaient les dents. Puis elle montrait déjà du goût pour les arts: quand on lui chantait la Nina-Nonna (la berceuse que savent toutes les nourrices), elle accompagnait le chant d’une plainte continue sur une seule note, toujours juste, qui petit à petit allait s’assoupissant (comme eût dit don Ruf), et bientôt rompue, trémulante, en vibrations de plus en plus molles, vaguement, expirait. C’était superbe. La vieille se pâmait d’aise; quant à la mère, elle n’était là que pour faire la nourrice, occupation qui dura vingt-cinq mois; à la fin, la petite quittait le sein pour monter sur la table et vider les plats et les verres. Elle s’était ainsi sevrée toute seule; on n’avait jamais rien vu de pareil.
Elle n’en était pas moins devenue insupportable, surtout avec la none qu’elle méprisait. Ce sentiment éclata le jour où elle put faire preuve d’indépendance. Jusque-là, vers son quatorzième mois, elle avait été menée à la lisière par la none, mais la none, hélas! n’était plus forte, et Romanelle, comme on l’appelait encore (ou Manelle, ou Nelle, ou Nelloutche) tirait, tirait!… Un jour elle tira tant que la none, en poussant un grand cri, laissa échapper la lisière. Nelloutche tomba sur ses pattes de devant, mais se releva bientôt, en se tenant aux pieds d’une chaise, puis, se lançant dans le vide, fit quatre ou cinq pas toute seule, jusqu’au bras d’un fauteuil qu’elle atteignit triomphalement. La none, épouvantée, se précipita sur elle et voulut la reprendre, mais l’enfant, poussant des cris qu’on entendit jusque dans l’église, se débattait comme si on eût voulu l’étrangler. Et, en se débattant, elle répétait des mots que lui avait appris la none:
–No, no, aaaté (non, non, va-t’en).
A partir de ce jour, elle ne voulut plus de lisière et ne permit à personne de la porter. Si on l’eût laissée faire, elle serait allée se promener toute seule à la Villa Reale. Un dimanche, en revenant de la messe, Mariannine la surprit à plat ventre sur l’escalier, s’évertuant à descendre; la vieille dormait dans un fauteuil, s’étant accordé le matin un petit verre de rosolio. Il s’ensuivit une querelle où la none, chargeant sa fille d’invectives, répétait éperdument:
–Tu avais bien besoin d’aller à la messe!
On acheta le lendemain une cage d’osier en forme d’entonnoir renversé, prison mobile où l’on enferme les marmots qui veulent courir trop vite et trop tôt; ils sont forcés alors de marcher comme les escargots, en traînant leur coquille. Mais Nennelle–on l’appelait aussi Nennelle–ne voulut jamais entrer dans ce meuble, et la none lui donna raison. Depuis lors on n’eut de repos au logis que lorsque l’enfant dormait, encore fallait-il la veiller, parce qu’elle avait des réveils brusques. Mais de jour en jour elle devenait plus forte et plus agile, si bien que la none ne put bientôt plus la retenir ni la rattraper. Nelloutche alors, ayant appris à monter sur les chaises, et par conséquent à ouvrir les portes, descendait dans la rue quand sa mère était chez le marchand de gâteaux ou le marchand d’épices; l’enfant s’amusait surtout les jours de pluie, quand elle pouvait mettre les mains dans la boue et les pieds dans le ruisseau. Mariannine, qui avait du jugement pour trois les jours où elle n’en manquait pas pour elle-même, s’avisa que sa fille était mal élevée et s’en plaignit à l’abbé Simplice, qui visita toutes les écoles des environs. L’une de ces écoles était tenue par une Allemande, qui tâchait de germaniser les citoyens par la méthode Frœbel; mais comme il est impossible de germaniser les petits Napolitains, cette école ne faisait pas de mal et valait mieux que la rue. L’Allemande voulut montrer à l’abbé les talents variés de ses élèves: ils savaient frapper ensemble dans leurs mains avec une rare précision, assembler des morceaux de bois de forme ovoïde et danser des rondes en prenant un air gai qu’on leur avait appris, mais du coin de l’œil ils disaient à l’abbé qui semblait assez satisfait de son inspection:
–Si vous saviez comme ça nous embête!…
–L’enfant est un créateur; l’aider à créer, c’est tout, conclut l’Allemande qui était aux anges. Par malheur l’abbé la consulta sur le chapitre de la religion. Elle dut avouer qu’elle était luthérienne. Le bon Simplice agita devant lui ses mains frémissantes, et se sauva.
Après quoi il visita une école municipale. Le maître, un jeune homme barbu, n’était pas sans talent. Il y avait contre les murs des écriteaux portant de grosses lettres qui n’étaient point rangées suivant l’ordre alphabétique; l’enfant devait les chercher, les montrer du doigt, les assembler du geste pour composer des mots désignés par le visiteur. L’abbé indiqua Immacolata (Immaculée). Un marmot de quatre ans dont les yeux lançaient des fusées, leva la main pour tenter l’épreuve: il était vêtu tout entier du pantalon de son père qui lui montait jusqu’au cou (les poches lui servaient de manches) et ne fréquentait l’école que depuis trois mois.
–Pas toi, dit le maître, tu es trop petit.
Mais l’enfant avait déjà montré toutes les lettres à la file.
Émerveillé de ce résultat, l’abbé demanda s’il y avait une école de filles aussi bien dirigée; l’instituteur en indiqua une très proche où sa propre femme enseignait.
–Et en religion qu’apprenez-vous à ces enfants? demanda le prêtre.
–Absolument rien, ni saints, ni vierge, ni dieu mort. Pas de mythologie.
Le bon Simplice n’agita pas les mains devant lui, en signe d’horreur, mais les leva au ciel avec un soupir d’affliction.
–Allons! se dit-il, pas d’école possible en ce temps de protestantisme. J’irai tous les jours chez Mariannine et je donnerai des leçons à son enfant.
Et tous les jours, il trouva du temps pour faire deux fois à pied la belle lieue qui séparait l’hôpital de Santa-Maria in Portico. Les leçons allèrent bien et la petite y prit goût; il se trouva que l’abbé, qui était un homme fort ignorant, avait le génie pédagogique. Il n’y a qu’un bon système d’éducation, c’est d’aimer les enfants. Le bon Simplice avait fini par s’attacher très fortement à Tetelle–il l’appelait Tetelle. Les choses en étaient là, quand le saint homme partit pour Paris à la recherche de don Ruf.
Après son départ, la petite, abandonnée à elle-même, montra en même temps plusieurs goûts qui ne paraissaient pas d’accord. D’abord la lecture: elle ne pouvait voir un livre sans le dévorer avidement. Puis la musique et surtout la musique triste. Quand la none qui avait gardé, quoique sourde, un filet de voix fraîche et juste, fredonnait la chanson populaire:
Te souvient-il de l’heure
Où nous étions ensemble,
Où sur ta main qui tremble
Mes pleurs coulaient ainsi.
Romaine, sur sa petite chaise restait longtemps les coudes sur ses genoux, le menton sur ses poings et les yeux mouillés. D’autre part, elle avait des instincts de clubiste et montait des chaises sur la table, de la table sur les rayons du buffet et des rayons sur la corniche, où assise les jambes ballantes, elle tirait la langue à la none qui ne pouvait l’attraper.
Mais quand Nelloutche était attrapée, on la fouettait–pas bien fort–et on la gâtait tout de même.
Quant à Mariannine, elle n’avait plus de crises nerveuses depuis qu’elle suivait les conseils du docteur, et ses lubies d’imagination avaient cessé depuis qu’elle éprouvait une inquiétude réelle. Très sérieusement, elle pensait à don Ruf. Le docteur et l’abbé lui avaient rappelé fort à propos qu’elle était en pouvoir de mari. «C’est vrai, pourtant,» pensait-elle. Elle ne se rappelait plus bien exactement ce qui était arrivé: quand était-ce? Une terrasse, au temps où on avait faim, un panier mystérieux où l’on jetait de bonnes choses, un collier de corail refusé, puis une belle chapelle dans un grand palais, un grand festin à la campagne, où il y avait des pêches énormes, et de longues parties à âne, des tchiouchiate, comme elle les appelait; en y pensant, elle sautait encore. Tout cela lui revenait assez nettement, mais après? Plus rien. Il était parti, bon voyage! De là elle sautait à la guerre, et voyait un homme enfermé dans une ville assiégée et mourant de faim, tandis qu’à la maison il y avait tous les biens de Dieu. Elle devint ainsi rêveuse et dit deux ou trois fois à Nennelle qui ne la comprenait pas:
–C’est pourtant ton père.
Rêveuse et peureuse: cet affreux siège dont lui avait parlé l’abbé, l’effrayait. Elle ne dormait plus guère et s’éveillait en sursaut, comme si elle entendait les Prussiens bombardant Naples. Le soir, avant de se coucher, elle regardait sous son lit. Et ni le docteur, ni l’abbé n’écrivait; le pauvre homme était mort sans doute. Une nuit enfin, plus troublée que jamais, elle ne put, c’était son mot, piglià sonno, prendre sommeil. Elle entendait des bruits partout, sous les carreaux de la chambre, jusque dans les murs, les volets battaient. Elle se mit à la fenêtre, un coup de vent referma les volets sur elle: c’était donc le sirocco qui avait fait tout ce vacarme; elle se recoucha bientôt, rassurée pour elle, et pensa aux pauvres gens qui étaient en mer. Un quart d’heure après, il y eut dans le corridor un bruit de pas étouffés, comme de pieds nus qui venaient. Et la porte, sans verrou, n’était fermée qu’au loquet, la clef en dehors. On est confiant à Naples. Était-ce le marmiton, qu’elle avait chassé et qui venait régler ses comptes? Jésus, Marie! un coup de couteau est bien vite donné! Effarée elle regarda la Madone accrochée au mur et sous laquelle jour et nuit brûlait une lampe. Puis ses yeux se fixèrent sur la porte dont le loquet luisant sous la lampe de la Madone se leva tout à coup.
Elle poussa un cri.