Читать книгу La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine d'Aulnoy - Страница 3

DEUXIÈME LETTRE

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Je reprends sans compliment la suite de mon voyage, ma chère cousine. En sortant de Saint-Sébastien, nous entrâmes dans un chemin fort rude qui aboutit à des montagnes si affreuses et si escarpées, que l'on ne peut les monter qu'en grimpant; on les appelle sierra de San Andrian. Elles ne montrent que des précipices et des rochers, sur lesquels un amant désespéré se tuerait à coup sûr, pour peu qu'il en eût envie. Des pins d'une hauteur extraordinaire couronnent la cime de ces montagnes: tant que la vue peut s'étendre, on ne voit que des déserts coupés de ruisseaux plus clairs que du cristal. Vers le haut du mont San Andrian, on trouve un rocher fort élevé qui semble avoir été mis au milieu du chemin pour enfermer le passage, et séparer ainsi la Biscaye de la Vieille-Castille.

Un long et pénible travail a percé cette masse de pierre en façon de voûte: on marche quarante ou cinquante pas dessous, sans recevoir de jour que par les ouvertures qui sont à chaque entrée. Elles sont fermées par de grandes portes. On trouve sous cette voûte une hôtellerie que l'on abandonne l'hiver à cause des neiges. On y voit aussi une petite chapelle de saint Adrian et plusieurs cavernes où, d'ordinaire, les voleurs se retirent; de sorte qu'il est dangereux d'y passer sans être en état de se défendre. Lorsque nous eûmes traversé le roc, nous montâmes encore un peu pour arriver jusqu'au sommet de la montagne, que l'on tient la plus haute des Pyrénées; elle est toute couverte de grands bois de hêtre. Il n'a jamais été une si belle solitude; les ruisseaux y coulent comme dans les vallons; la vue n'est bornée que par la faiblesse des yeux; l'ombre et le silence y règnent, et les échos répondent de tous côtés. Nous commençâmes ensuite à descendre autant que nous avions monté: l'on voit en quelques endroits des petites plaines peu fertiles, beaucoup de sable et, de temps en temps, des montagnes couvertes de gros rochers. Ce n'est pas sans raison, qu'en passant si proche l'on appréhende qu'il ne s'en détache quelqu'un dont on serait assurément écrasé, car on en voit qui sont tombés du sommet et qui se sont arrêtés dans la pente sur d'autres rochers; et ceux-là, ne trouvant rien en leur chemin, feraient mal passer le temps aux voyageurs. Je faisais toutes ces réflexions à mon aise, car j'étais seule dans ma litière avec mon enfant, et la conversation d'une petite fille n'est pas d'un grand secours. Une rivière, nommée Urrola, assez grosse, mais qui était beaucoup augmentée par les torrents et les neiges fondues, coule le long du chemin et forme d'espace en espace des nappes d'eau et des cascades qui tombent avec un bruit et une impétuosité sans pareille; cela donne beaucoup de plaisir à la vue.

On ne trouve pas là ces beaux châteaux qui bordent la Loire, et qui font dire aux voyageurs que c'est le pays des fées. Il n'y a, sur ces montagnes, que des cabanes de bergers et quelques petits hameaux si reculés, que pour y arriver, il faut les chercher longtemps; cependant tous ces objets naturels, quoique affreux, ne laissent pas que d'avoir quelque chose de très-beau. Les neiges étaient si hautes, que nous avions toujours vingt hommes qui nous frayaient les chemins avec des pelles. Vous allez peut-être croire qu'il m'en coûtait beaucoup: mais les ordres sont si bien établis et si bien observés, que les habitants d'un village sont obligés de venir au-devant des voyageurs, et de les conduire jusqu'à ce qu'on trouve les habitants d'un autre village; et comme l'on n'a aucun engagement de leur rien donner, la plus petite libéralité les satisfait. On ajoute à ce premier soin celui de sonner les cloches sans cesse, pour avertir les voyageurs des lieux où ils peuvent faire retraite dans un si mauvais temps; il est très-rare d'en voir un pareil dans ce pays; et l'on m'assura que, depuis quarante ans, les neiges n'y avaient pas été si hautes que nous les trouvions: ainsi on les regardait comme une espèce de prodige, et il se passe beaucoup d'hivers sans qu'il gèle dans cette province.

Notre troupe était si grosse, que nous l'aurions bien disputé à ces fameuses caravanes qui vont à la Mecque; car, sans compter mon train et celui de Don Fernand de Tolède, il se joignit à nous, proche de Saint-Sébastien, trois chevaliers avec leurs gens qui revenaient d'une commanderie de Saint-Jacques. Ils étaient deux de cet ordre et un de celui d'Alcantara. Ceux-là portaient leurs croix rouges, faites en forme d'épée brodée, sur l'épaule, et celui d'Alcantara en avait une verte: un des deux premiers est d'Andalousie, l'autre de Galice, et le troisième de Catalogne. Ils sont d'une naissance distinguée: celui d'Andalousie se nomme Don Estève de Carvajal; celui de Galice s'appelle Don Sanche de Sarmiento; et celui de Catalogne, Don Frédéric de Cardonne. Ils sont bien faits et savent fort le monde. J'en reçois toutes les honnêtetés possibles, et je leur trouve quelque chose de nos manières françaises. Il est vrai aussi qu'ils ont voyagé dans toute l'Europe et que cela les a rendus fort polis. Nous allâmes coucher à Galareta; c'est un bourg peu distant du mont Saint-Adrian, situé dans la petite province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava, qui fait partie de la Biscaye. Nous y fûmes très-mal. L'on compte, de là à Saint-Sébastien, onze lieues.

Nous eûmes un plus beau chemin depuis Galareta jusqu'à Vittoria, que nous ne l'avions eu le jour précédent. La terre y rapporte beaucoup de blés et de raisins, et les villages y sont fort près les uns des autres. Nous trouvâmes les gardes de la douane, qui font payer les droits du roi lorsqu'on passe d'un royaume à l'autre, et les royaumes en Espagne sont d'une médiocre étendue. Ces droits se prennent sur les hardes et sur l'argent que l'on porte. Ils ne nous dirent rien par une raison assez naturelle, c'est que nous étions les plus forts12. Don Fernand de Tolède m'avait raconté, le soir, que l'on voyait proche de notre chemin le château de Quebare, où l'on disait qu'il revenait un lutin. Il me dit cent extravagances que les habitants croyaient, et dont ils étaient si bien persuadés, qu'effectivement personne n'y voulait demeurer. Je sentis un grand désir d'y aller; car, encore que je sois naturellement aussi poltronne qu'une autre, je ne crains pas les esprits; et, quand bien même j'aurais été peureuse, notre troupe était si grosse, que je comprenais assez qu'il n'y avait rien à risquer. Nous prîmes un peu sur la gauche et nous fûmes au bourg de Quebare. Le maître de l'hôtellerie où nous entrâmes avait les clefs du château; il disait, en nous y menant, que le Duende, c'est-à-dire l'esprit follet, n'aimait pas le monde, que, quand nous serions mille ensemble, si l'envie lui en prenait, il nous battrait tous à nous laisser pour morts. Je commençai à trembler; Don Fernand de Tolède et Don Frédéric de Cardonne qui me donnaient la main, s'aperçurent bien de ma frayeur, et s'en éclatèrent de rire. J'en eus honte, je feignis d'être rassurée, et nous entrâmes dans le château, qui aurait passé pour un des plus beaux si l'on avait pris soin de l'entretenir. Il n'y avait aucun meuble, excepté dans une grande salle une tapisserie fort ancienne qui représentait les amours de Don Pedro le Cruel et de Dona Maria de Padilla. On la voyait dans un endroit, assise comme une reine au milieu des autres dames, et le roi lui mettait sur la tête une couronne de fleurs. Dans un autre, elle était à l'ombre d'un bois, le roi lui montrait un épervier qu'il tenait sur le poing. Dans un autre encore, elle paraissait en habit de guerrière, et le roi tout armé lui présentait une épée, ce qui m'a fait croire qu'elle avait été à quelque expédition de guerre avec lui. Elle était très-mal dessinée, et Don Fernand disait qu'il avait vu de ses portraits, qu'elle avait été la plus belle et la plus mauvaise personne de son siècle, et que les figures de cette tapisserie ne ressemblaient point ni à elle ni au roi. Son nom, son chiffre et ses armes, étaient partout. Nous montâmes dans une tour, au haut de laquelle était le donjon, et c'est là que l'esprit follet demeurait. Mais apparemment il était en campagne, car assurément nous ne vîmes et n'entendîmes rien qui eût aucun rapport avec lui. Après avoir parcouru ce grand bâtiment, nous en sortîmes pour reprendre notre chemin. En approchant de Vittoria, nous traversâmes une plaine très-agréable; elle est terminée par la ville que l'on trouve au bout, et qui est située dans cette province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava; c'est la ville capitale, aussi bien que la première de Castille. Elle est formée de deux enceintes de murailles, dont l'une est vieille et l'autre moderne; du reste, il n'y a aucune fortification. Après que je me fus un peu délassée de la fatigue du chemin, l'on me proposa d'aller à la comédie. Mais, en attendant qu'elle commençât, j'eus un vrai plaisir de voir arriver dans la grande place quatre troupes de jeunes hommes précédés de tambours et de trompettes; ils firent plusieurs tours, et enfin, tout d'un coup, ils commencèrent la mêlée à coups de pelotes de neige avec tant de vigueur, qu'il n'a jamais été si bien peloté; ils étaient plus de deux cents qui se faisaient cette petite guerre. De vous dire ceux qui tombaient, qui se relevaient, qui culbutaient, qui étaient culbutés, et le bruit et la huée du peuple: en vérité cela ne se peut. Mais je fus obligée de les laisser dans ce ridicule combat pour me rendre au lieu où se devait représenter la comédie. Quand j'entrai dans la salle, il se fit un grand cri de mira! mira! qui veut dire: regarde! regarde! La décoration du théâtre n'était pas magnifique. Il était élevé sur des tonneaux et des planches mal rangées; les fenêtres tout ouvertes: car on ne se sert point de flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela dérobe à la beauté du spectacle. On jouait la Vie de Saint-Antoine; et lorsque les comédiens disaient quelque chose qui plaisait, tout le monde criait: Victora! victora! J'ai appris que c'est la coutume de ce pays-ci. J'y remarquai que le diable n'était pas autrement vêtu que les autres, et qu'il avait seulement des bas couleur de feu et une paire de cornes pour se faire reconnaître13. La comédie n'était que de trois actes, et elles sont toutes ainsi. A la fin de chaque acte sérieux, on en commençait un autre de farce et de plaisanteries, où paraissait celui qu'ils nommaient el gracioso, c'est-à-dire le bouffon, qui, parmi un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises14. Les entr'actes étaient mêlés de danses au son des harpes et des guitares. Les comédiennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la tête, c'est la coutume quand elles dansent; et, lorsque c'est la sarabande, il ne semble pas qu'elles marchent, tant elles courent légèrement. Leur manière est toute différente de la nôtre: elles donnent trop de mouvement à leurs bras, et passent souvent la main sur leurs chapeaux et sur leurs visages, avec une certaine grâce qui plaît assez; elles jouent admirablement bien des castagnettes.

Au reste, ne pensez pas, ma chère cousine, que ces comédiens, pour être dans une petite ville, soient fort différents de ceux de Madrid. L'on m'a dit que ceux du roi sont un peu meilleurs; mais, enfin, les autres jouent ce que l'on appelle la comedias famosas; je veux dire les plus belles et les plus fameuses comédies; et en vérité la plupart sont très-ridicules. Par exemple, quand saint Antoine disait son Confiteor, ce qu'il faisait assez souvent, tout le monde se mettait à genoux et se donnait des mea culpa si rudes, qu'il y avait de quoi s'enfoncer l'estomac15.

Ce serait ici un endroit à vous parler de leurs habits, mais il faut, s'il vous plaît, que vous attendiez que je sois à Madrid; car, description pour description, il vaut mieux choisir ce qui est plus beau. Je ne puis pourtant pas m'empêcher de vous dire que toutes les dames que je vis dans cette assemblée avaient une si prodigieuse quantité de rouge, qui commence juste sous l'œil, et qui passe du menton aux oreilles et aux épaules et dans les mains, que je n'ai jamais vu d'écrevisses cuites d'une si belle couleur.

La gouvernante de la ville s'approcha de moi; elle touchait mes habits et retirait vite sa main comme si elle s'était brûlée. Je lui dis, en espagnol, qu'elle n'eût point de peur. Elle s'apprivoisa aisément, et me dit que ce n'était pas par crainte, mais qu'elle avait appréhendé de me déplaire; qu'il ne lui était pas nouveau de voir des dames françaises, et que, s'il lui était permis, elle aimerait fort à prendre leurs modes. Elle fit apporter du chocolat, dont elle me présenta, et l'on ne peut disconvenir qu'on ne le fasse ici meilleur qu'en France. La comédie étant finie, je pris congé d'elle après l'avoir remerciée de toutes ses honnêtetés.

«Le lendemain, comme j'entrais dans l'église pour entendre la messe, je vis un ermite qui avait l'air d'un homme de qualité et qui me demanda l'aumône si humblement, que j'en fus surprise. Don Fernand, l'ayant remarqué, s'approcha de moi et me dit: «La personne que vous regardez, Madame, est d'une illustre maison et d'un grand mérite; mais sa destinée a été bien malheureuse. – Vous me faites naître, lui dis-je, une forte curiosité d'en savoir davantage, voudrez-vous bien la satisfaire? – Je voudrai toujours ce qui dépendra de moi pour vous plaire, me dit-il; mais je ne suis pas assez bien informé de ses aventures pour entreprendre de vous les raconter, et je crois qu'il vaut mieux que je l'engage de vous en faire le récit lui-même.» Il me quitta et s'en fut aussitôt l'embrasser, comme l'on s'embrasse quand on se connaît. Don Frédéric de Cardonne et Don Estève de Carvajal l'avaient déjà abordé, parce qu'ils le connaissaient, et lorsque Don Fernand les eut joints, ils le prièrent tous très-instamment de venir avec eux quand on aurait dit la messe. Il s'en défendit un peu; mais lui ayant dit que j'étais étrangère et qu'ils le conjuraient que je puisse apprendre de lui-même ce qui l'avait obligé de se faire ermite, il y consentit enfin, à condition que je lui permettrais d'amener un de ses amis qui était parfaitement bien informé de tout ce qui le regardait. – «Rendons-nous justice, continua-t-il, et jugez si je pourrais raconter de telles particularités avec l'habit que je porte.» Ils trouvèrent qu'il avait raison, et le prièrent de vouloir amener son ami; c'est ce qu'il fit peu après que je fus revenue chez moi. Il me présenta un cavalier très-bien fait; et prenant congé de nous fort civilement, il lui dit qu'il lui serait obligé de satisfaire la curiosité que Don Fernand de Tolède m'avait donnée, de connaître la source de ses malheurs; ce gentilhomme prit place auprès de moi et commença en ces termes:

«Je me trouve fort heureux, Madame, que mon ami m'ait choisi pour satisfaire l'envie que vous avez de savoir ses aventures; mais j'appréhende de ne pas m'en acquitter aussi bien que je le voudrais. Celui dont vous voulez apprendre l'histoire a été un des hommes du monde le mieux faits; il serait difficile d'en bien juger, à présent qu'il est comme enseveli dans son habit d'ermite. Il avait la tête belle, l'air grand, la taille aisée, toutes les manières d'un homme de qualité; avec cela, un esprit charmant, beaucoup de bravoure et de libéralité. Il est né à Cagliari, capitale de l'île de Sardaigne, d'une des plus illustres et des plus riches maisons de tout ce pays.

»On l'éleva avec un de ses cousins germains, et la sympathie qui se trouva dans leur humeur et dans leurs inclinations fut si grande, qu'ils étaient bien plus étroitement unis par l'amitié que par le sang: ils n'avaient rien de secret l'un pour l'autre, et lorsque le marquis de Barbaran fut marié (c'est le nom de son cousin), leur tendresse continua de la même force.

»Il épousa la plus belle personne du monde et la plus accomplie: elle n'avait que quatorze ans, elle était héritière d'une très-grande maison; le marquis découvrait tous les jours de nouveaux charmes dans l'esprit et dans la personne de sa femme, qui augmentaient aussi tous les jours sa passion. Il parlait sans cesse de son bonheur à Don Louis de Barbaran; c'est le nom, Madame, de mon ami, et lorsque quelques affaires obligeaient le marquis de s'éloigner, il le conjurait de rester auprès de la marquise et de la consoler de son absence. Mais, ô Dieu! qu'il est malaisé, quand on est dans un âge incapable de réflexions sérieuses, de voir sans cesse une personne si belle, si jeune et si aimable, et de la voir avec indifférence. Don Louis aimait déjà éperdument la marquise et croyait encore ne l'aimer qu'à cause de son mari. Pendant qu'il était dans cette erreur, elle tomba dangereusement malade: il en eut des inquiétudes si violentes, qu'il connut alors, mais trop tard, qu'elles étaient causées par une passion qui devait faire tous les malheurs de sa vie. Se trouvant dans cet état et n'y pouvant plus résister, il se fit la dernière violence, et se résolut enfin de fuir et de s'éloigner d'un lieu où il risquait de mourir d'amour ou de trahir les devoirs de l'amitié. La plus cruelle mort lui aurait semblé plus douce que l'exécution de ce dessein; cependant, lorsque la marquise commença de se porter mieux, il fut chez elle pour lui dire adieu et ne la plus voir.

»Elle était occupée à choisir, parmi plusieurs pierreries de grand prix, celles qui étaient les plus belles, dont elle voulait ordonner un nouvel assortiment. Don Louis était à peine entré dans sa chambre, qu'elle le pria, avec cet air de familiarité que l'on a pour ses proches, de lui aller quérir d'autres pierreries qu'elle avait encore dans son cabinet. Il y courut, et par un bonheur auquel il ne s'attendait point, il trouva, parmi ce qu'il cherchait, le portrait de la marquise fait en émail, entouré de diamants et rattaché d'un cordon de ses cheveux; il était si ressemblant, qu'il n'eut pas la force de résister au désir pressant qu'il eut d'en faire un larcin. «Je vais la quitter, disait-il, je ne la verrai plus, je sacrifie tout mon repos à son mari. Hélas! n'en est-ce point assez, et ne puis-je point sans crime chercher dans mes peines une consolation aussi innocente que celle-ci.» Il baisa plusieurs fois ce portrait; il le mit à son bras, il le cacha avec soin, et, retournant vers elle avec ses pierreries, il lui dit en tremblant la résolution qu'il avait prise de voyager. Elle en parut étonnée; elle en changea de couleur. Il la regardait en ce moment; il eut le plaisir de s'en apercevoir, et leurs yeux d'intelligence en disaient plus que leurs paroles. – Hé! qui peut vous obliger, Don Louis, lui disait-elle, de nous quitter? Votre cousin vous aime si tendrement; je vous estime; nous sommes ravis de vous voir; il ne pourra vivre sans vous. N'avez-vous pas déjà voyagé? Vous avez sans doute quelque autre raison pour vous éloigner; mais au moins ne me le cachez pas. Don Louis, pénétré de douleur, ne put s'empêcher de pousser un profond soupir, et prenant une des belles mains de cette charmante personne, sur laquelle il attacha sa bouche: «Ah! Madame, que me demandez-vous, lui dit-il; que voulez-vous que je vous dise et que puis-je en effet vous dire dans l'état où je suis?» La violence qu'il se faisait pour cacher ses sentiments lui causa une si grande faiblesse, qu'il tomba demi-mort à ses pieds. Elle resta troublée et confuse à cette vue; elle l'obligea de s'asseoir auprès d'elle; elle n'osait lever les yeux sur lui, mais elle lui laissait voir des larmes qu'elle ne pouvait s'empêcher de répandre ni se résoudre de lui cacher.

»A peine étaient-ils remis de cette première émotion où le cœur n'écoute que ses mouvements, lorsque le marquis entra dans la chambre. Il vint embrasser Don Louis avec tous les témoignages d'une parfaite amitié; il fut inconsolable quand il apprit qu'il partait pour Naples. Il n'omit rien pour l'en dissuader; il lui montra inutilement toute sa douleur, il ne s'y rendit point; il prit congé de la marquise sur-le-champ et ne la revit plus. Le marquis sortit avec lui, il ne le quitta point jusqu'au moment de son départ. C'était une augmentation de peine pour Don Louis, il aurait bien voulu rester seul pour avoir une entière liberté de s'affliger.

»La marquise fut sensiblement touchée de cette séparation; elle s'était aperçue qu'il l'aimait avant qu'il l'eût bien connu lui-même, et elle lui trouvait un mérite si distingué, qu'à son tour elle l'avait aimé sans le savoir; mais elle ne le sut que trop après son départ. Comme elle sortait d'une grande maladie dont elle n'était pas encore bien remise, ce surcroît de chagrin la fit tomber dans une langueur qui la rendit bientôt méconnaissable; son devoir, sa raison, sa vertu la persécutaient également; elle sentait avec une extrême reconnaissance les bontés de son mari, et elle ne pouvait souffrir qu'avec beaucoup de douleur qu'un autre que lui occupât ses pensées et remplît sa tendresse; elle n'osait plus prononcer le nom de Don Louis; elle ne s'informait jamais de ses nouvelles; elle s'était fait un devoir indispensable de l'oublier. Cette attention qu'elle avait sur elle-même lui faisait souffrir un continuel martyre; elle en fit la confidence à une de ses filles qu'elle aimait chèrement. – Ne suis-je pas bien malheureuse, lui dit-elle? il faut que je souhaite de ne jamais revoir un homme pour lequel je ne suis plus en état d'avoir de l'indifférence; son idée m'est toujours présente; trop ingénieux à me nuire, je crois même le voir en la personne de mon époux; la ressemblance qui est entre eux ne sert qu'à entretenir ma tendresse. Ah! Marianne, il faut que je meure pour expier ce crime, bien qu'il soit involontaire; il ne me reste que ce moyen de me défaire d'une passion dont je n'ai pu jusqu'ici être maîtresse. Hélas! que n'ai-je point fait pour l'étouffer, cette passion qui ne laisse pas que de m'être chère!» Elle accompagnait ces paroles de mille soupirs; elle fondait en larmes, et bien que cette fille eût de l'esprit et beaucoup d'attachement pour sa maîtresse, elle ne pouvait lui rien dire qui fût capable de la consoler.

»Cependant le marquis reprochait tous les jours à sa femme son indifférence pour Don Louis. «Je ne puis souffrir, lui disait-il, que vous ne pensiez plus à l'homme du monde que j'aime davantage et qui avait pour vous tant de complaisance et tant d'amitié. Je vous avoue que c'est une espèce de dureté qui fait mal juger de la bonté de votre cœur; mais convenez au moins, Madame, qu'il n'était pas encore parti que vous l'aviez déjà oublié. – De quoi lui servirait mon souvenir? disait la marquise avec une langueur charmante; ne voyez-vous point qu'il nous fuit? Ne serait-il pas encore avec nous s'il nous avait véritablement aimés? Croyez-moi, Seigneur, il mérite un peu qu'on l'abandonne à son tour.» Tout ce qu'elle pouvait dire ne rebuta point le marquis; il la persécutait sans cesse pour qu'elle écrivît à Don Louis de revenir. Un jour, entre autres, qu'elle était entrée dans son cabinet pour lui parler de quelques affaires, elle le trouva occupé à lire une lettre de Don Louis qu'il venait de recevoir.

»Elle voulut se retirer, mais il prit ce moment pour l'obliger de faire ce qu'il souhaitait. Il lui dit fort sérieusement, qu'il ne pouvait plus supporter l'absence de son cousin; qu'il était résolu de l'aller trouver; qu'il y avait déjà deux ans qu'il était parti sans témoigner aucun désir de revoir son pays et ses amis; qu'il était persuadé qu'il aurait plus de déférence pour ses prières que pour les siennes; qu'il la conjurait de lui écrire, et qu'enfin elle pouvait choisir ou de lui donner cette satisfaction ou de se résoudre à le voir partir pour Naples, où Don Louis devait faire quelque séjour. Elle demeura surprise et embarrassée de cette proposition; mais connaissant qu'il attendait avec une extrême inquiétude qu'elle se fût déterminée: «Que voulez-vous que je lui mande, Seigneur? lui dit-elle d'un air triste. Dictez-moi cette lettre, je l'écrirai; c'est tout ce que je puis, et je crois même que c'est plus que je ne dois.» Le marquis, transporté de joie, l'embrassa tendrement; il la remercia de sa complaisance et lui fit écrire ces paroles devant lui:

«Si vous avez de l'amitié pour nous, ne différez pas votre retour, j'ai des raisons pressantes pour le souhaiter; je vous veux du mal que vous songiez si peu à revenir, et c'est payer les sentiments que l'on a pour vous d'une indifférence qui n'est pas ordinaire. Revenez, Don Louis, je le souhaite, je vous en prie, et s'il m'était permis de me servir de termes plus pressants, je dirais peut-être que je vous l'ordonne.»

»Le marquis fit un paquet seul de cette fatale lettre, afin que Don Louis ne pût croire que c'était par son ordre que la marquise la lui avait écrite; et l'ayant envoyé au courrier, il en attendait le succès avec une impatience qui n'est pas concevable. Que devint cet amant à la vue d'un ordre si cher et si peu espéré? Bien qu'il eût remarqué des dispositions de tendresse dans les regards de cette belle personne, il n'aurait osé se promettre qu'elle eût souhaité son retour, sa raison se révoltait contre sa joie. «Que je suis malheureux! disait-il; j'adore la plus aimable de toutes les femmes et je n'ose lui vouloir plaire; elle a de la bonté pour moi; l'honneur et l'amitié me défendent d'en profiter. Que ferai-je donc, ô ciel! que ferai-je? Je m'étais flatté que l'absence me pourrait guérir; hélas! c'est un remède que j'ai tenté inutilement; je n'ai jamais jeté les yeux sur son portrait, que je ne me sois trouvé plus amoureux et plus misérable que lorsque je la voyais tous les jours. Il faut lui obéir: elle ordonne mon retour, elle veut bien me revoir et elle ne peut ignorer ma passion. Lorsque je pris congé d'elle, mes yeux lui déclarèrent le secret de mon cœur, et quand je me souviens de ce que je vis dans les siens en ce moment, toutes mes réflexions deviennent inutiles, et je me résous plutôt à mourir à ses pieds que de vivre éloigné d'elle.»

»Il partit sans différer d'un seul jour et sans dire adieu à ses amis; il laissa un gentilhomme pour l'excuser auprès d'eux et pour régler ses affaires. Il avait tant d'empressement de revoir la marquise, qu'il fit, pour se rendre auprès d'elle, une diligence que personne que lui n'aurait pu faire. En arrivant à Cagliari, capitale de la Sardaigne, il apprit que le marquis et sa femme étaient à une magnifique maison de campagne, où le vice-roi les était allé voir avec toute sa cour. Il sut encore que le marquis de Barbaran lui préparait une grande fête où il se devait faire une course de cañas, à l'ancienne manière des Maures. Il était le tenant et devait soutenir avec sa quadrille: qu'un mari aimé est plus heureux qu'un amant.

»Bien des gens qui n'étaient pas de cette opinion se préparaient pour lui aller disputer le prix que la marquise, à la prière de la vice-reine, devait donner au victorieux: c'était une écharpe qu'elle avait brodée elle-même et semée de ses chiffres. L'on ne devait y paraître qu'en habit de masque, pour que tout y fût plus libre et plus galant.

»Don Louis eut un secret dépit de comprendre le marquis si satisfait. «Il est aimé, disait-il, je ne puis m'empêcher de le regarder comme un rival et comme un rival heureux; mais il faut essayer de troubler sa félicité en triomphant de sa vaine gloire.» Ayant formé ce dessein, il ne voulut point paraître dans la ville; il se fit faire un habit de brocart vert et or; il avait des plumes vertes, et toute sa livrée était de la même couleur pour marquer ses nouvelles espérances.

»Lorsqu'il entra dans la lice où l'on devait courre, tout le monde attacha les yeux sur lui; sa magnificence et son air donnèrent de l'émulation aux cavaliers, et beaucoup de curiosité aux dames. La marquise en sentit une émotion secrète dont elle ne put démêler la cause; il était placé fort proche du balcon où elle était avec la vice-reine; mais il n'y avait là aucune dame qui ne perdît tout son éclat auprès de celui de la marquise: son air de jeunesse qui ne passait pas encore dix-huit ans, son teint de lis et de rose, ses yeux si beaux et si touchants, sa bouche incarnate et petite, un sourire agréable, et sa taille qui commençait à passer les plus avantageuses, la rendaient l'admiration de tout le monde.

»Don Louis fut tellement ravi de la revoir si belle et de remarquer, à travers de ses charmes, un air triste et abattu, qu'il se flatta d'y avoir quelque part; et ce fut le premier moment où il se trouva heureux. Quand son tour vint, il courut contre le marquis et lui lança ses cannes avec tant d'adresse, qu'il n'y en eut aucune qui manquât son coup. Il ne fut pas moins habile à se parer de celles qu'il lui jeta; et enfin il gagna le prix avec un applaudissement général.

»Il se rendit aux pieds de la marquise pour le recevoir de ses mains; il déguisa le son de sa voix, et lui parlant avec son masque assez bas pour n'être entendu que d'elle: «Divine personne, lui dit-il, veuillez remarquer ce que la fortune décide en faveur des amants.» Il n'osa lui en dire davantage; et, sans le connaître, elle lui donna le prix avec cette grâce naturelle dont toutes ses actions étaient accompagnées.

»Il se retira promptement, de peur d'être connu, car ç'aurait été un sujet de querelle entre le marquis et lui; et sans doute il ne lui aurait pardonné qu'avec peine la victoire qu'il venait de remporter. Cela l'obligea de se tenir encore caché pendant quelques jours. Le vice-roi et sa femme revinrent à Cagliari; et monsieur et madame de Barbaran les y accompagnèrent avec toute la Cour.

»Don Louis se fit voir alors; il feignit d'arriver et ne fit pas même semblant d'avoir appris ce qui s'était passé à la campagne. Le marquis de Barbaran fut transporté de joie en le voyant, et l'absence n'avait en rien altéré la tendresse qu'il avait pour ce cher parent. Il ne fut pas malaisé de se ménager un moment favorable pour entretenir son aimable marquise; il avait autant de liberté dans sa maison que dans la sienne propre, et vous jugerez bien, Madame, qu'il n'oublia pas de lui parler du prix qu'il avait reçu de ses belles mains. «Que je suis malheureux, lui disait-il, que vous ne m'ayez pas reconnu! Hélas! je me flattais, Madame, que quelques secrets pressentiments vous apprendraient qu'un autre que moi ne pouvait soutenir, avec tant de passion, la cause des amants contre les maris. – Non, Seigneur, lui dit-elle d'un air assez fier pour ne lui laisser aucune espérance, je ne voulais pas deviner que vous fussiez partisan d'une si mauvaise cause, et je n'aurais pas cru que vous eussiez pris des engagements si forts à Naples, que vous fussiez venu jusqu'en Sardaigne triompher d'un ami qui soutenait mes intérêts aussi bien que les siens. – Je mourrais de douleur, Madame, interrompit Don Louis, si je vous avais déplu dans ce que j'ai fait; et si vous aviez des dispositions un peu plus favorables et que j'osasse vous prendre pour ma confidente, il ne me serait pas difficile de vous persuader que ce n'est point à Naples que j'ai laissé l'objet de mes vœux.» Comme la marquise appréhenda qu'il ne lui en dît plus qu'elle n'en voulait entendre, et qu'il lui paraissait vivement touché du reproche qu'elle lui avait fait, elle prit un air enjoué et, tournant la conversation sur un ton de raillerie, elle lui répondit qu'il prenait trop sérieusement ce qu'elle lui avait dit. Il n'osa profiter de cette occasion pour lui déclarer son amour. S'il l'aimait plus que toutes choses au monde, il ne la respectait pas moins.

»Lorsqu'il l'eut quittée, il commença de se reprocher sa timidité. «Eh quoi! disait-il, souffrirai-je toujours sans chercher quelque soulagement à mes peines?» Il se passa assez de temps sans qu'il pût rencontrer une occasion favorable, parce que la marquise prenait soin de l'éviter. Mais étant venu un soir chez elle, il la trouva seule dans son cabinet. Le plafond en était tout peint et doré; il y avait, depuis le haut jusqu'en bas, de grandes glaces jointes ensemble; un lustre de cristal et des girandoles de même étaient remplis de bougies, qui rassemblaient toutes leurs lumières autour d'elle, et la faisaient paraître la plus belle personne du monde. Elle était couchée sur un lit d'ange, le plus galant que l'on eut jamais vu; son déshabillé était magnifique, et ses cheveux, rattachés de quelques nœuds de pierreries, tombaient négligemment sur sa gorge. Le trouble qu'elle sentit, en voyant Don Louis, parut sur son visage et la rendit encore plus belle. Il s'approcha d'un air timide et respectueux; il se mit à genoux auprès d'elle; il la regarda quelque temps sans oser lui parler; mais devenant un peu plus hardi: «Si vous considérez, Madame, lui dit-il, l'état pitoyable où vous m'avez réduit, vous comprendrez sans peine qu'il n'est plus en mon pouvoir de garder le silence; je n'ai pu parer des coups aussi inévitables que sont les vôtres, je vous ai adorée dès que je vous ai vue, j'ai essayé de me guérir en vous fuyant, je me suis arraché à moi-même en m'arrachant au plaisir d'être auprès de vous: ma passion n'en a pas eu moins de violence. Vous m'avez rappelé, Madame, de mon exil volontaire, et je meurs mille fois le jour, incertain de ma destinée. Si vous êtes assez cruelle pour me refuser votre pitié, souffrez au moins qu'après avoir appris ma passion je meure de douleur à vos pieds.» La marquise fut quelque temps sans se pouvoir résoudre de lui répondre. Enfin, se rassurant: «Je vous l'avoue, lui dit-elle, Don Louis, j'ai déjà connu une partie de vos sentiments, mais je voulais me persuader que c'était les effets d'une tendresse innocente; ne me rendez point complice de votre crime; vous en faites un quand vous trahissez l'amitié que vous devez à mon époux; mais, bon Dieu! vous n'en serez que trop puni; je sais que le devoir vous défend de m'aimer; à mon égard il ne me défend pas seulement de vous aimer, il m'ordonne de vous fuir. Je le ferai, Don Louis, je vous fuirai, je ne sais même si je ne devrais point vous haïr; mais, hélas! il me semble qu'il serait impossible de le faire. – Hé! que faites-vous donc, Madame, interrompit-il d'un air de douleur et de désespoir, que faites-vous, cruelle, quand vous prononcez l'arrêt de ma mort! Vous ne pourriez me haïr, dites-vous: ne me haïssez-vous pas, et ne me faites-vous point tout le mal dont vous êtes capable, lorsque vous prenez la résolution de me fuir? Achevez, Madame; achevez, ne laissez pas votre vengeance imparfaite; sacrifiez-moi à votre devoir et à votre époux, aussi bien la vie m'est odieuse si vous m'ôtez l'espoir de vous plaire.» Elle le regarda dans ce moment avec des yeux pleins de langueur. «Don Louis, lui dit-elle, vous me faites des reproches que je voudrais bien mériter.» En achevant ces mots elle se leva; elle craignait trop que la tendresse triomphât de sa raison, et, malgré l'effort qu'il fit pour la retenir, elle passa dans la chambre où toutes ses femmes étaient.

»Elle crut avoir beaucoup gagné sur elle d'être sortie de cette conversation sans répondre aussi favorablement que son cœur l'aurait souhaité; mais l'amour est un séducteur qu'il ne faut point du tout écouter, si l'on veut s'en défendre. Depuis ce jour, Don Louis commença de se croire heureux, quoiqu'il manquât beaucoup de choses à sa parfaite félicité: la marquise avait, en effet, un principe de vertu qui s'opposait toujours avec succès aux désirs de son amant.

»Il n'avait plus ces scrupules d'amitié pour le marquis de Barbaran, qui avaient si fort troublé son repos. L'amour avait entièrement banni l'amitié; il le haïssait même en secret.

»Enfin, Don Louis se flattant que, peut-être, il pourrait trouver un moment favorable pour toucher le cœur de la marquise de quelque pitié, il le cherchait avec soin, et pour le trouver, un jour qu'il faisait excessivement chaud, sachant bien que la marquise avait la coutume de se retirer pour dormir l'après-midi, comme c'est un usage que chacun suit en ce pays-là, il vint chez elle, ne doutant pas que tout le monde ne fût endormi.

«Elle était dans un appartement bas qui donnait sur le jardin; tout était fermé, et ce ne fut qu'à la faveur d'un faux jour qu'il vit sur son lit cette charmante personne; elle dormait d'un profond sommeil. Elle était à demi déshabillée, et il eut le temps de découvrir des beautés qui augmentaient encore la force de sa passion. Il s'approcha si doucement d'elle, qu'elle ne s'éveilla point; il y avait déjà quelques moments qu'il la regardait avec tous les transports d'un homme qui ne se possède plus, lorsque, voyant sa gorge nue, il ne put s'empêcher de lui faire un larcin amoureux. Elle se réveilla en sursaut, elle n'avait pas encore les yeux bien ouverts, la chambre était sombre, et elle n'aurait jamais pu croire que Don Louis eût été si téméraire. Je vous ai dit, Madame, qu'il ressemblait beaucoup au marquis de Barbaran; elle ne douta donc point que ce fût lui, et le nommant plusieurs fois mon cher marquis et mon cher époux, elle l'embrassa tendrement. Il connut bien son erreur; quelque plaisir qu'elle lui procurât, il aurait souhaité n'en être redevable qu'aux bontés de sa maîtresse. Mais, ô ciel! quel contre-temps! le marquis vint dans ce dangereux moment, et ce ne fut pas sans la dernière fureur qu'il vit la liberté que Don Louis prenait auprès de sa femme. Au bruit qu'il avait fait en entrant, elle avait tourné les yeux vers la porte, et voyant entrer son mari qu'elle croyait auprès d'elle, l'on ne peut rien ajouter à sa surprise et à son affliction de se trouver entre les bras d'un autre. Don Louis, désespéré de cette aventure, se flatta que peut-être il ne l'aurait pas reconnu; il passa promptement dans la galerie; et trouvant une fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin, il s'y jeta et sortit aussitôt par une porte de derrière. Le marquis le poursuivit sans pouvoir le joindre. En revenant sur ses pas, il trouva malheureusement le portrait de la marquise qui était tombé du bras de Don Louis comme il courait. Il fit sur-le-champ de très-cruelles réflexions; un tête-à-tête de Don Louis et de sa femme à une heure où les dames ne voient personne, ce portrait rattaché de ses cheveux qu'il venait de laisser tomber, enfin avoir vu la marquise l'embrasser, tout cela ensemble lui donna lieu de soupçonner sa vertu. «Je suis trahi, s'écria-t-il, je suis trahi par tout ce que j'aimais au monde; qui peut être aussi malheureux que moi?» En achevant ces mots, il rentra dans la chambre de sa femme. Elle se jeta d'abord à ses pieds, et, fondant en larmes, elle voulut se justifier et lui faire connaître son innocence; mais le démon de la jalousie le possédait à un tel point, qu'il la repoussa avec violence, il n'écouta plus que les transports de sa rage et de son désespoir, et détournant les yeux, pour ne pas voir un objet aussi aimable et qu'il avait tant aimé, il eut la barbarie d'enfoncer son poignard dans le sein de la plus belle et de la plus vertueuse femme du monde. Elle se laissa égorger comme une innocente victime, et son âme sortit avec un ruisseau de sang.

«O Dieu! m'écriai-je, trop imprudent Don Louis, pourquoi abandonniez-vous cette charmante personne aux fureurs d'un mari amoureux, emporté et jaloux? Vous l'auriez arrachée de ses cruelles mains. – Hélas! Madame, reprit ce gentilhomme, il sortit sans réflexion, et s'il avait pu prévoir un tel malheur, que n'aurait-il pas fait?»

«Aussitôt que l'infortunée marquise eut rendu les derniers soupirs, son bourreau ferma son appartement, prit tout ce qu'il avait de pierreries et d'argent, monta à cheval et s'enfuit avec une diligence extrême. Don Louis, inquiet et plus amoureux qu'il ne l'avait jamais été, revint le soir chez elle, au hasard de tout ce qui pourrait lui arriver. Il fut surpris quand on lui dit qu'elle avait toujours dormi, que sa chambre était encore fermée et que le marquis était monté à cheval. Un pressentiment secret commença de lui faire tout craindre; il fut vite dans le jardin, et par la même fenêtre qu'il avait trouvée ouverte, il entra dans la galerie et de là dans la chambre. Il y faisait si sombre, qu'il marchait à tâtons, lorsqu'il sentit quelque chose qui faillit le faire tomber. Il se baissa et connut bien que c'était un corps mort. Il poussa un grand cri, et ne doutant point que ce fût celui de sa chère maîtresse, il tomba pâmé de douleur. Quelques-unes des femmes de la marquise se promenaient sous les fenêtres de son appartement; elles entendirent les cris de Don Louis; elles montèrent aisément par la même fenêtre et entrèrent. Quel triste spectacle, bon Dieu! peut-on se le figurer! l'amante morte, l'amant prêt à mourir; je ne trouve point de paroles qui vous puissent bien exprimer l'état où il était. Il ne fut pas plutôt revenu à soi par la force des remèdes, que sa douleur, sa rage et son désespoir éclatèrent avec tant de violence, que l'on croyait qu'il n'y aurait jamais rien qui pût le consoler, et je suis persuadé qu'il n'aurait point survécu à celle dont il venait de causer la perte, si le désir de la venger ne l'avait encore animé.

«Il partit comme un furieux à la quête du marquis de Barbaran, il le chercha partout sans pouvoir le trouver. Il parcourut l'Italie, passa par l'Allemagne, il revint en Flandre, il se rendit en France. On l'assura que le marquis était à Valence, en Espagne. Il y fut et ne l'y rencontra point. Enfin, trois ans s'étant écoulés sans qu'il pût trouver les moyens de sacrifier son ennemi aux mânes de sa maîtresse; la grâce qui peut tout, et particulièrement sur les grandes âmes, toucha la sienne si efficacement, que tout à coup il changea ses désirs de vengeance en des désirs sérieux de faire son salut et de sortir du monde.

«Étant rempli de cet esprit, il retourna en Sardaigne: il vendit tout son bien, qu'il distribua à quelques-uns de ses amis, qui avec beaucoup de mérites étaient fort pauvres, et par ce moyen il se rendit si pauvre lui-même, qu'il voulut être réduit à demander l'aumône.

«Il avait vu, en allant autrefois à Madrid, un lieu tout propre à faire un ermitage (c'est vers le Mont-Dragon). Cette montagne est presque inaccessible, et l'on n'y passe que par une ouverture qui est au milieu d'un grand rocher. Elle se ferme lorsqu'il tombe de la neige, et l'ermitage est enseveli plus de six mois dessous. Don Louis en fit bâtir un en ce lieu; il avait accoutumé d'y passer des années entières sans voir qui que ce soit. Il y faisait les provisions nécessaires, il a de bons livres et il demeurait seul dans cette affreuse solitude; mais cette année, on l'a forcé de venir ici à cause d'une grande maladie dont il a pensé mourir. Il y a déjà quatre ans qu'il mène une vie toute spirituelle et si différente de celle pour laquelle il était né, que ce n'est qu'avec peine qu'il voit les personnes qui le connaissent.

«A l'égard du marquis de Barbaran, il a quitté pour jamais l'île de Sardaigne, où il n'a pas la liberté de retourner. J'ai appris qu'il s'est remarié à Anvers, à la veuve d'un Espagnol nommé Fonceca.

«Et c'est lui-même qui a raconté à un de mes amis les particularités de son crime; il en est si furieusement bourrelé, qu'il croit toujours voir sa femme mourante qui lui fait des reproches, et son imagination en est si blessée, qu'il en a contracté une noire mélancolie dont on appréhende qu'il ne meure bientôt ou qu'il ne perde tout à fait l'esprit.»

«Ce cavalier se tut à cet endroit, et comme je n'avais pu m'empêcher de pleurer la fin tragique d'une si aimable personne, Don Fernand de Tolède, qui l'avait remarqué et qui n'avait pas voulu m'en parler, crainte d'interrompre le fil de l'histoire, m'en fit la guerre et me dit galamment, qu'il était ravi de me connaître sensible a la pitié, et que je pourrais n'être pas longtemps sans trouver des sujets dignes de l'exercer. Je m'arrêtai moins à lui répondre, qu'à remercier ce gentilhomme qui avait bien voulu me raconter une aventure aussi extraordinaire. Je le priai de faire mes compliments à Don Louis et de lui donner de ma part deux pistoles, puisqu'il recevait des aumônes. Don Fernand et chacun des chevaliers en donnèrent autant. «Voilà, nous dit ce cavalier, de quoi enrichir les pauvres de Vittoria, car Don Louis ne s'approprie pas des charités si fortes.» Nous dîmes qu'il en était le maître et qu'il en ferait tel usage qu'il jugerait à propos; mais pour en revenir à mes aventures.»

Bien que j'aie un passe-port du roi d'Espagne le mieux spécifié et le plus général qu'il est possible, j'ai été obligée de prendre un billet de la douane, car, sans cette précaution, on aurait confisqué toutes mes hardes. De quoi me sert le passe-port du roi? leur ai-je dit. – De rien du tout, ont-ils répliqué; les commis et les gardes des douanes ne daignent pas même jeter les yeux dessus; ils disent qu'il faut que le roi vienne les assurer que cet ordre vient de lui; lorsque l'on manque à la formalité de prendre ce billet, l'on vous confisque tout ce que vous avez. Il est inutile de s'excuser sur ce que l'on est étranger et qu'on est mal informé des coutumes du pays. Ils répondent sèchement que l'ignorance de l'étranger fait le profit de l'Espagnol16. Le mauvais temps m'a retenue encore deux jours ici, pendant lesquels j'ai vu la Gouvernante et la Comédie. La principale place de cette ville est ornée d'une fort belle fontaine, qui est au milieu; elle est entourée de la Maison de Ville, de la prison, de deux couvents et de plusieurs maisons assez bien bâties. Il y a la ville neuve et la vieille; tout le monde quitte cette dernière pour venir demeurer dans l'autre. On y trouve des marchands fort riches; leur commerce se fait à Saint-Sébastien ou à Bilbao. Ils envoient beaucoup de fer à Grenade, en Estramadure, en Galice et dans les autres parties du royaume. Je remarquai que les grandes rues sont bordées de beaux arbres, et ces arbres arrosés de ruisseaux d'eau vive. Du Mont Saint-Adrian ici, il y a sept lieues; enfin je vais partir et finir cette longue lettre; il est tard, et je vous ai tant parlé de ce que j'ai vu, que je ne vous ai rien dit de ce que je sens pour vous. Croyez au moins, ma chère cousine, que ce n'est pas manque d'avoir bien des choses à vous dire; votre cœur m'en sera caution s'il est encore à mon égard ce que vous m'avez promis.

De Vittoria, ce 24 février 1679.

12

Madame d'Aulnoy ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était dans l'erreur.

13

Les mystères du moyen âge, on le voit, s'étaient perpétués en Espagne. Ils étaient fort plats, parfois même grotesques, si nous devons en croire madame d'Aulnoy; mais nous n'acceptons pas son jugement d'une façon absolue. Pour apprécier avec équité ce genre de représentations, il faut lire les autos sacramentales du dix-septième siècle. La valeur littéraire en est incontestable. Nous n'essayerons pas de le démontrer. Nous nous bornerons à dire que les grands auteurs de cette époque se faisaient tous honneur d'écrire des autos. Calderon, entre autres, du jour où il entra dans les ordres, consacra sa plume à la scène religieuse, et l'éleva à la hauteur de son génie. Les autos qu'il nous a laissés peuvent être considérés comme les modèles du genre. Ils reflètent dans toute leur énergie les sentiments ardents et mystiques de la chevalerie espagnole, les qualités et les défauts de ses contemporains, leur emphase, leur morgue, leur foi et leur superstition. Le langage qu'il prête à ses héros est brillant à l'excès. Les situations qu'il imagine, sont souvent invraisemblables, mais toujours essentiellement dramatiques. Le lecteur en pourra juger par une esquisse du plus célèbre de ses autos: La Dévotion à la Croix; nous la donnerons plus loin, appendice A.

14

Il s'agit ici des saynètes, intermèdes comiques fort connus maintenant en France par d'heureuses imitations dues à la plume de Prosper Mérimée.

15

Il en était encore ainsi en 1823. Acteurs et spectateurs s'agenouillaient, s'il leur arrivait d'entendre la sonnette qui annonçait aux fidèles le passage du Saint-Sacrement. Les officiers de la garnison française de Barcelone s'égayèrent de cet usage, et, comme on jouait à cette époque le Barbier de Séville, ils se procurèrent la sonnette de l'église voisine et la firent tinter juste au moment où Figaro savonne le menton de son patron. Il en résulta une scène ridicule qui fit quelque scandale dans la ville.

16

Arrivée à la frontière de la Castille, madame d'Aulnoy rencontra pour la première fois une ligne de douane. Ce n'est pas là une des moindres singularités de son voyage. Les marchandises qui venaient de France en Biscaye n'acquittaient pas de droits; mais celles qui s'échangeaient entre la Biscaye, la Castille et la Navarre, ne jouissaient pas de cette franchise. Les deux grands royaumes de Castille et d'Aragon se trouvaient enfermés dans leurs lignes de douanes respectives et s'efforçaient de protéger leur industrie à l'aide de tarifs, comme s'ils eussent été des pays rivaux. De plus, chaque ville avait ses péages et ses octrois. Les voyageurs, qui se trouvaient ainsi arrêtés à chaque pas, s'en étonnaient, mais à tort. L'Espagne, en effet, n'était qu'une agrégation de petites souverainetés, qui lors de leur réunion à la couronne, avaient toujours eu grand soin de stipuler leurs privilèges. Elles tenaient au maintien des droits qu'elles imposaient aux marchandises étrangères, non-seulement en raison de leurs vieilles rivalités, mais encore en raison de leurs intérêts matériels. Ces péages formaient une partie de leur revenu et étaient affermés. Les fermiers acceptaient naturellement de fort mauvaise grâce les passe-ports qui les frustraient de leurs bénéfices; ils ne cédaient qu'en présence d'une délibération du Conseil d'État, revêtue de la signature du Roi; encore cette délibération devait-elle être confiée à un alcade de la Cour, qui parfois recourait à la force. On en trouvera un exemple curieux, mais trop long à rapporter ici, dans le voyage du Hollandais Van Aarsen de Sommerdyck, pp. 256-292.

La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle

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