Читать книгу La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine d'Aulnoy - Страница 5

QUATRIÈME LETTRE

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Nous eûmes lieu de nous apercevoir, en arrivant à Burgos, que cette ville est plus froide que toutes celles par où nous avions passé; l'on dit aussi que l'on n'y ressent jamais ces grandes et excessives chaleurs qui tuent dans les autres endroits de l'Espagne. La ville est sur la pente de la montagne et s'étend dans la plaine, jusqu'au bord de la rivière qui mouille le pied des murailles. Les rues sont fort étroites et inégales; le château, qui n'est pas grand, mais assez fort, se voit sur le haut de la montagne; un peu plus bas est l'arc de triomphe de Fernando Gonzalès, que les curieux trouvent extrêmement beau. Cette ville a été la première reconquise sur les Maures, et les Rois d'Espagne y ont demeuré longtemps; c'est la capitale de la Vieille-Castille. Elle tient le premier rang dans les deux États des deux Castilles, bien que Tolède le lui dispute. On y voit de beaux bâtiments, et le palais des Velasco est un des plus magnifiques28. L'on trouve, dans tous les carrefours et dans les places publiques, des fontaines jaillissantes, avec des statues dont quelques-unes sont bien faites; mais ce qui est le plus beau, c'est l'église cathédrale; elle est tellement grande et vaste, que l'on y chante la messe en cinq chapelles différentes sans s'interrompre les uns les autres; l'architecture en est si délicate et d'un travail si exquis, qu'elle peut passer entre les bâtiments gothiques pour un chef-d'œuvre de l'art; cela est d'autant plus remarquable que l'on bâtit assez mal en Espagne: en quelques endroits c'est par pauvreté, et en quelques autres, manque de pierre et de chaux. On m'a dit qu'à Madrid même on y voyait des maisons de terre, et que les plus belles sont faites de briques liées avec de la terre au lieu de chaux. Pour passer de la ville au faubourg de Béga, on traverse trois ponts de pierre; la porte qui répond à celui de Santa-Maria est fort élevée, avec l'image de la Vierge au-dessus; ce faubourg contient la plus grande partie des couvents et des hôpitaux: on y en voit un fort grand fondé par Philippe II, pour recevoir les pèlerins qui vont à Saint-Jacques, et les garder un jour; l'abbaye de Mille-Flores, dont le bâtiment est très-magnifique, n'en est pas très-éloignée. On voit encore dans ce faubourg plusieurs jardins qui sont arrosés de fontaines et de ruisseaux d'eaux vives; la rivière leur sert de canal, et l'on trouve, dans un grand parc entouré de murailles, des promenoirs en tous temps.

Je voulus voir le saint crucifix qui est au couvent des Augustins; il est placé dans une chapelle du cloître assez grande et si sombre, qu'on ne l'aperçoit qu'à la lueur des lampes, qui sont sans cesse allumées; il y en a plus de cent; les unes sont d'or et les autres d'argent, d'une grosseur si extraordinaire, qu'elles couvrent toute la voûte de cette chapelle; il y a soixante chandeliers d'argent plus hauts que les plus grands hommes, et si lourds, qu'on ne les peut remuer à moins de se mettre deux ou trois ensemble. Ils sont rangés à terre des deux côtés de l'autel; ceux qui sont dessus sont d'or massif. L'on voit, entre deux, des croix de même garnies de pierreries, et des couronnes qui sont suspendues sur l'autel, ornées de diamants et de perles d'une beauté parfaite. La chapelle est tapissée d'un drap d'or fort épais; elle est si chargée de raretés et de vœux, qu'il s'en faut bien qu'il n'y ait assez de place pour les mettre tous; de sorte que l'on en garde une partie dans le trésor.

Le saint crucifix est élevé sur l'autel, à peu près de grandeur naturelle; il est couvert de trois rideaux les uns sur les autres, tous brodés de perles, et de pierreries: quand on les ouvre, ce que l'on ne fait qu'après de très-grandes cérémonies, et pour des personnes distinguées, l'on sonne plusieurs cloches; tout le monde est prosterné à genoux, et il faut demeurer d'accord que ce lieu et cette vue inspirent un très-grand respect. Le crucifix est de sculpture et ne peut être mieux fait, sa carnation est très-naturelle; il est couvert, depuis l'estomac jusqu'aux pieds, d'une toile fine fort plissée, qui fait comme une espèce de jupe; ce qui ne lui convient guère, du moins à mon sens.

On tient que c'est Nicodème qui l'a fait; mais ceux qui aiment toujours le merveilleux prétendent qu'il a été apporté du ciel miraculeusement. On m'a conté que de certains religieux de cette ville le volèrent autrefois et l'emportèrent, et qu'il fut retrouvé le lendemain dans sa chapelle ordinaire; qu'alors ces bons moines le remportèrent à force ouverte une autre fois, et qu'il revint encore. Quoi qu'il en soit, il fait plusieurs miracles, et c'est une des plus grandes dévotions de l'Espagne; les religieux disent qu'il sue tous les vendredis29.

J'allais rentrer dans l'hôtellerie, lorsque nous vîmes le valet de chambre du chevalier de Cardone qui accourait de toute sa force après nous. Il était botté, et trois religieux le suivaient fort échauffés. Je fis dans ce moment un jugement fort téméraire, car je ne pus m'empêcher de croire que c'est qu'il avait volé quelque chose dans cette riche chapelle et qu'on l'avait pris sur le fait. Mais son maître, qui était avec moi, lui ayant demandé ce qui le faisait aller si vite, il lui dit qu'il était entré avec ses éperons dans la chapelle du Saint-Crucifix, qu'il y était demeuré le dernier, et que les religieux l'avaient enfermé pour lui faire donner de l'argent; qu'il s'était échappé de leurs mains après en avoir reçu quelques gourmades, et qu'ils le poursuivaient encore, comme nous venions de voir. C'est la vérité que l'on n'y porte point d'éperons, ou que tout au moins il en coûte quelque chose. La ville n'est pas extrêmement grande; elle est ornée d'une belle place, où il y a de hauts piliers qui soutiennent de fort jolies maisons; l'on y fait souvent des courses de taureaux, car le peuple aime beaucoup cette sorte de divertissement. Il y a aussi un pont très-bien bâti, fort long et fort large. La rivière qui passe dessous arrose une prairie, au bord de laquelle on voit des allées d'arbres qui forment un bocage très-riant; le commerce autrefois y était considérable, mais il est bien diminué. On y parle mieux castillan qu'en aucun autre lieu de l'Espagne, et les hommes y sont naturellement soldats; de manière que lorsque le Roi en a besoin, il en trouve là de plus braves et en plus grand nombre qu'ailleurs.

Après le souper, on se mit au jeu à l'ordinaire; Don Sanche Sarmiento dit qu'il cédait sa place à qui la voudrait, et qu'il lui semblait que c'était à lui de m'entretenir ce soir-là. Je savais qu'il y avait très-peu qu'il était de retour de Sicile. Je lui demandai s'il avait été un de ceux qui avaient aidé à châtier ce peuple rebelle. Hélas! Madame, dit-il, le marquis de Las-Navas30 suffisait pour les punir au delà de leur crime. J'étais à Naples dans le dessein de passer en Flandre, où j'ai des parents du même nom que moi. Le marquis de Los-Velez, Vice-Roi de Naples, m'engagea à quitter mon premier projet et à m'embarquer avec le marquis de Las-Navas, que le Roi envoyait Vice-Roi en Sicile. Nous fîmes voile sur deux bâtiments de Majorque, et nous nous rendîmes à Messine, le 6 de janvier. Comme il n'avait point fait avertir de sa venue et que personne n'y était préparé, on n'eut pas le temps de le recevoir avec les honneurs que l'on rend d'ordinaire aux Vice-Rois; mais, en vérité, ses intentions étaient si contraires à ces pauvres gens, que son entrée n'aurait été accompagnée que de larmes.

Il fut à peine arrivé qu'il fit mettre en prison deux jurats, nommés Vicenzo Zuffo et Don Diego; il établit deux Espagnols à leur place; il cassa rigoureusement l'Académie des Chevaliers de l'Étoile et commença d'exécuter les ordres que Don Vicenzo Gonzaga avait reçus depuis longtemps et qu'il avait éludés par bonté ou par faiblesse. Il fit publier aussitôt un règlement par lequel le Roi changeait toute la forme du gouvernement de Messine, ôtait à la ville les revenus dont elle jouissait, lui défendait de porter à l'avenir le titre glorieux d'Exemplaire, cassait le Sénat et mettait à la place des six jurats, six élus, dont deux seraient Espagnols; que ces élus ne pourraient plus à l'avenir aller en public avec leurs habits de magistrats; que les tambours et les trompettes ne marcheraient plus devant eux; qu'ils n'iraient pas ensemble dans un même carrosse à quatre chevaux, comme ils avaient accoutumé; qu'au lieu du Stratico, qui demeurait aboli, le Roi nommerait un gouverneur espagnol qu'il pourrait révoquer à sa volonté; qu'ils ne seraient plus assis que sur un banc; qu'on ne les encenserait plus dans les églises; qu'ils seraient habillés à l'espagnole; qu'ils ne pourraient s'assembler pour les affaires publiques que dans une chambre du palais du vice-roi, et qu'ils n'auraient plus de juridiction sur le plat pays31.

Chacun demeura consterné, comme si les carreaux de la foudre étaient tombés du ciel pour les écraser. Mais leur douleur augmenta bien le cinquième du même mois, lorsque le mestre de camp général fit enlever tous les priviléges en original, et jusqu'aux copies qu'il trouva dans le palais de la ville, et le bourreau brûla publiquement ces papiers. L'on arrêta ensuite le prince de Condro: et la désolation de sa famille, mais particulièrement de la princesse Éléonore, sa sœur, avait quelque chose de si touchant, que l'on ne pouvait se défendre de mêler ses larmes aux siennes. Cette jeune personne n'a pas encore dix-huit ans; sa beauté et son esprit sont de ces miracles qui surprennent toujours. Don Sanche s'attendrit au souvenir de la princesse, et je connus aisément que la pitié n'avait pas toute seule part à ce qu'il m'en disait. Il continua, cependant, à me parler de Messine.

Le Vice-Roi, ajouta-t-il, fit publier une ordonnance par laquelle il était enjoint à tous les bourgeois, sous peine de dix ans de prison et de cinq mille écus d'amende, d'apporter leurs armes dans son palais. Il fit en même temps ôter la grosse cloche de l'hôtel de ville, qui servait à faire prendre les armes aux habitants, et, devant lui, on la brisa en mille morceaux. Il déclara peu après qu'il allait faire bâtir une citadelle qui contiendrait le quartier appelé Terra-Nova jusqu'à la mer. On fondit par son ordre toutes les cloches de l'église cathédrale, pour faire la statue du Roi d'Espagne, et les enfants du prince de Condro furent arrêtés. Mais leur crainte devint extrême, lorsque le Vice-Roi fit couper la tête à Don Vicenzo Zuffo, l'un des jurats. Cet exemple de sévérité alarma tout le monde, et ce qui parut plus terrible, c'est que, dans les derniers troubles, quelques familles de Messinois s'étant retirées en plusieurs endroits, le marquis de Liche, ambassadeur d'Espagne à Rome, leur conseilla de bonne foi de retourner en leur pays; il les assura que tout y était calme et que l'amnistie générale y devait être déjà publiée; et pour leur faciliter le passage, il leur donna des passe-ports. Ces pauvres gens, qui n'avaient pas pris les armes et qui n'étaient pas du nombre des révoltés, ne se reprochaient rien et ne croyaient pas aussi qu'on dût les traiter en coupables; ils se rendirent à Messine. Mais ils avaient à peine pris terre au port, que la joie de se revoir dans leur pays natal et au milieu de leurs amis, fut étrangement troublée lorsqu'on les arrêta; et, sans aucun quartier, dès le lendemain, le Vice-Roi les fit tous pendre, n'ayant point d'égards ni pour l'âge ni pour le sexe32. Il envoya renverser la grosse tour de Palerme; et les principaux bourgeois de cette ville ayant voulu s'opposer aux impôts excessifs que le marquis de Las-Navas venait de mettre sur le blé, les soies et les autres marchandises, il les envoya aux galères, sans se laisser toucher par les larmes de leurs femmes et par le besoin que tant de malheureux enfants pouvaient avoir de leurs pères33.

Je vous avoue, continua Don Sanche, que mon caractère est si opposé aux rigueurs qu'on exerce chaque jour sur ce misérable peuple, qu'il me fut impossible de rester plus longtemps à Messine. Le marquis de Las-Navas voulait envoyer à Madrid pour informer le Roi de ce qu'il avait fait. Je le priai de me charger de cette commission; et, en effet, il me donna ses dépêches que j'ai rendues à Sa Majesté, et, en même temps, je parlai pour le comte de Condro. J'ose croire que mes offices ne lui seront pas tout à fait inutiles. Je suis persuadée, lui dis-je, que ç'a été le principal motif de votre voyage. Je ne suis pas pénétrante, mais il me semble que vous prenez un tendre intérêt dans les affaires de cette famille. Il est vrai, Madame, continua-t-il, que l'injustice que l'on fait à ce malheureux prince me touche sensiblement. S'il n'était pas frère de la princesse Éléonore, lui dis-je, peut-être que vous seriez plus tranquille sur ce qui le regarde; mais n'en parlons plus. Je remarque que ce souvenir vous afflige; veuillez plutôt m'apprendre quelque chose de ce qu'on trouve de plus remarquable dans votre pays. Ah! Madame, s'écria-t-il, vous me voulez insulter, car je ne doute pas que vous sachiez que la Galice est si pauvre et d'une beauté si médiocre, qu'il n'y a pas lieu de la vanter; ce n'est pas que la ville de Saint-Jacques de Compostelle ne soit considérable; elle est capitale de la province, et il n'y en a guère, en Espagne, qui lui puisse être supérieure en grandeur ni en richesses. Son archevêché vaut soixante-dix mille écus de rente, et le chapitre en a autant. Elle est située dans une agréable plaine entourée de coteaux dont la hauteur est médiocre, et il semble que la nature ne les a mis en ce lieu que pour garantir la ville des vents mortels qui viennent des autres montagnes. Il y a une université; on y voit de beaux palais, de grandes églises, des places publiques, et un hôpital des plus considérables et des mieux servis de l'Europe. Il est composé de deux cours, d'une grandeur extraordinaire, bâties chacune de quatre côtés avec des fontaines au milieu; plusieurs chevaliers de Saint-Jacques demeurent dans cette ville; et la métropole, qui est dédiée à ce saint, conserve son corps. Elle est extrêmement belle et prodigieusement riche. On prétend que l'on entend au tombeau de saint Jacques un cliquetis, comme si c'était des armes que l'on frappât les unes contre les autres, et ce bruit ne se fait que lorsque les Espagnols doivent souffrir quelque grande perte. Sa figure est représentée sur l'autel, et les pèlerins la baisent trois fois, et lui mettent leurs chapeaux sur la tête, car cela est de la cérémonie. Ils en font encore une autre assez singulière; ils montent au-dessus de l'église qui est couverte de grandes pierres plates; en ce lieu est une croix de fer où les pèlerins attachent toujours quelques lambeaux de leurs habits34. Ils passent sous cette croix par un endroit si petit, qu'il faut qu'ils se glissent sur l'estomac contre le pavé, et ceux qui ne sont pas menus sont prêts à crever. Mais il y en a eu de si simples et de si superstitieux qu'ayant omis de le faire, ils sont revenus exprès de quatre ou cinq cents lieues, car on voit là des pèlerins de toutes les contrées du monde. Il y a la chapelle de France dont on a beaucoup de soin. L'on assure que les Rois de France y font du bien de temps en temps. L'église qui est sous terre est plus belle que celle d'en haut. On y trouve des tombeaux superbes et des épitaphes très-anciennes qui exercent la curiosité des voyageurs. Le palais archiépiscopal est grand, vaste, bien bâti, et son antiquité lui donne des beautés au lieu de lui en ôter. Un homme de ma connaissance, grand chercheur d'étymologies, assurait que la ville de Compostelle se nommait ainsi, parce que saint Jacques devait souffrir le martyre dans le lieu où il verrait paraître une étoile à Campo-Stella. Il est vrai, reprit-il, que quelques gens le prétendent ainsi, mais le zèle et la crédulité du peuple vont bien plus loin, et l'on montre à Padion, proche de Compostelle, une pierre creuse, et l'on prétend que c'était le petit bateau dans lequel saint Jacques arriva après avoir passé dedans tant de mers, où, sans un continuel miracle, la pierre aurait bien dû aller au fond. Vous n'avez pas l'air d'y ajouter foi, lui dis-je. Il se prit à sourire, et, continuant son discours: Je ne puis m'empêcher, dit-il, de vous faire la description de nos milices; on les assemble tous les ans au mois d'octobre, et tous les jeunes hommes, depuis l'âge de quinze ans, sont obligés de se montrer; car s'il arrivait qu'un père ou qu'un parent celât son fils ou son cousin, et que ceux qui les assemblent le sussent, ils feraient condamner celui qui cache son enfant à demeurer toute sa vie en prison. L'on en a vu quelquefois des exemples; mais, à la vérité, ils ne sont pas fréquents, et les paysans ont une si grande joie de se voir armer et de se voir traiter de cavalleros et de nobles soldados del Rey, qu'ils ne voudraient pour rien perdre cette occasion. Il est rare que dans tout un régiment il se trouve deux soldats qui aient plus d'une chemise; leurs habits sont d'une étoffe si épaisse, qu'il semble qu'elle soit faite avec de la ficelle. Leurs souliers sont de corde; les jambes nues; chacun porte quelques plumes de coq ou de paon à son petit chapeau, qui est retroussé par derrière avec une fraise de guenilles au cou; leur épée, bien souvent sans fourreau, ne tient qu'à une corde; le reste de leurs armes n'est guère en meilleur ordre, et, dans cet équipage, ils vont gravement à Tuy où est le rendez-vous général, parce que c'est une place frontière au Portugal35. Il y en a trois de cette manière: celle-là, Ciudad-Rodrigo et Badajoz; mais Tuy est la mieux gardée, parce qu'elle est vis-à-vis de Valencia, place considérable du royaume de Portugal et que l'on a fortifiée avec soin. Ces deux villes sont si proches, qu'elles peuvent se battre à coups de canon; et, si les Portugais n'ont rien oublié pour mettre hors d'insulte Valencia, les Espagnols prétendent que Tuy n'est pas moins en état de se défendre. Elle est bâtie sur une montagne, dont la rivière de Minho mouille le pied, avec de bons remparts, de fortes murailles et beaucoup d'artillerie. C'est là, dis-je, que nos Gallegos demandent à combattre les ennemis du Roi et qu'ils assurent, d'un air un peu fanfaron, qu'ils ne les craignent pas. Il en est peut-être quelque chose; car, dans la suite des temps, on en forme d'aussi bonnes troupes qu'il s'en puisse trouver dans toute l'Espagne. Cependant c'est un mal pour le royaume que l'on en prenne ainsi toute la jeunesse. Les terres, pour la plupart, y demeurent incultes, et, du côté de Saint-Jacques-de-Compostelle, il semble que ce soit un désert; de celui de l'Océan, le pays étant meilleur et plus peuplé, il y a beaucoup de choses utiles à la vie et même agréables, comme des grenades, des oranges, des citrons, de plusieurs sortes de fruits, d'excellent poisson, et particulièrement des sardines plus délicates que celles qui viennent de Royan à Bordeaux.

Une des choses, à mon gré, les plus singulières de ce royaume, c'est la ville d'Orense, dont une partie jouit toujours des douceurs du printemps et des fruits de l'automne à cause d'une quantité de sources d'eau bouillante qui échauffent l'air par leurs exhalaisons, pendant que l'autre partie de cette même ville éprouve la rigueur des plus longs hivers, parce qu'elle est au pied d'une montagne très-froide; ainsi, l'on y trouve, dans l'espace d'une seule saison, toutes celles qui composent le cours de l'année.

Vous ne me parlez point, interrompis-je, de cette merveilleuse fontaine appelée Louzana. Hé! qui vous en a parlé à vous-même, Madame, dit-il d'un air enjoué? Des personnes qui l'ont vue, ajoutai-je. On vous a donc appris, continua-t-il, que dans la haute montagne de Cebret, on trouve cette fontaine à la source du fleuve Lours, laquelle a son flux et son reflux comme la mer, bien qu'elle en soit éloignée de vingt lieues; que plus les chaleurs sont grandes, plus elle jette d'eau, et que cette eau est quelquefois froide comme de la glace, et quelquefois aussi chaude que si elle bouillait, sans que l'on en puisse alléguer aucune cause naturelle. Vous m'en apprenez des particularités que j'ignorais, lui dis-je, et c'est me faire un grand plaisir, car j'ai assez de curiosité pour les choses qui ne sont pas communes. Je voudrais, reprit-il, qu'il fût moins tard, je vous rendrais compte de plusieurs raretés qui sont en Espagne et que vous seriez bien aise, peut-être, de savoir. Je vous en tiens quitte pour ce soir, lui dis-je, mais j'espère qu'avant que nous soyons arrivés à Madrid nous trouverons le temps d'en parler. Il me le promit fort honnêtement, et le jour étant fini, nous nous dîmes adieu.

Quand je voulus me coucher, l'on me conduisit dans une galerie pleine de lits comme on les voit dans les hôpitaux. Je dis que cela était ridicule et que, n'en ayant besoin que de quatre, il n'était pas nécessaire de m'en donner trente et de me mettre dans une halle où j'allais geler. On me répondit que c'était le lieu le plus propre de la maison, et il fallut en passer par là. Je fis dresser mon lit, mais j'étais à peine couchée que l'on frappa doucement à ma porte. Mes femmes l'ouvrirent et demeurèrent bien surprises de voir le maître et la maîtresse suivis d'une douzaine de misérables si déshabillés qu'ils étaient presque nus. J'ouvris mon rideau au bruit qu'ils faisaient, et j'ouvris encore plus les yeux à la vue de cette noble compagnie. La maîtresse s'approcha de moi et me dit que c'étaient d'honnêtes voyageurs qui allaient coucher dans les lits qui étaient de reste. Comment! coucher ici! lui dis-je; je crois que vous perdez l'esprit? Je le perdrais, en effet, dit-elle, si je laissais tant de lits inutiles. Il faut, Madame, que vous les payiez ou que ces Messieurs y demeurent. Je ne puis vous exprimer ma colère; je fus tentée d'envoyer quérir Don Fernand et mes chevaliers, qui les auraient plutôt fait passer par les fenêtres que par la porte. Mais, au fond, cela aurait été un beau sujet de vacarme pour une douzaine de méchants grabats. Je m'apaisai donc et je tombai d'accord de payer vingt sols pour chacun de ces lits. Ils ne sont guère plus chers à Fontainebleau quand la cour y est. Ces illustres Espagnols, ou, pour parler plus juste, ces marauds, qui avaient eu l'insolence d'entrer dans cette galerie, se retirèrent aussitôt, après m'avoir fait beaucoup de révérences.

Le lendemain, je pensai pâmer de rire, bien que ce fût à mes dépens, quand je connus l'habileté de mes hôtes pour me ruiner; car vous saurez, en premier lieu, que ces prétendus voyageurs étaient leurs voisins et qu'ils sont accoutumés à ce manége lorsqu'ils voient des étrangers; mais quand je voulus compter les lits pour les payer, on les roula tous au milieu de la galerie, et l'on commença de tirer des ais qui étaient le long de la muraille et qui cachaient de certains trous pleins de paille qui auraient pu servir à coucher des chiens; je les payai pourtant aussi chacun vingt sols. Quatre pistoles terminèrent notre petite dispute. Je n'eus pas la force de m'en fâcher, tant je trouvai la chose singulière. Je ne vous raconterais pas ce petit incident, sans qu'il pût servir à vous faire connaître le caractère de cette nation.

Nous ne partîmes de Burgos que bien tard. Le temps était si mauvais, et il était tombé pendant la nuit une si grande abondance de pluie, que j'attendis le plus longtemps que je pus, espérant toujours qu'elle cesserait. Enfin je me déterminai, et je montai dans ma litière. Je n'étais pas encore éloignée de la ville, que je me repentais déjà d'en être partie. On ne voyait aucun chemin, particulièrement celui d'une grande montagne fort haute et fort roide, par laquelle il fallait de nécessité passer. Un de nos muletiers qui allait devant prit trop sur le penchant de cette montagne, et il tomba avec son mulet dans une espèce de précipice où il se cassa la tête et se démit le bras. Comme c'était le fameux Philippe, de Saint-Sébastien, lequel est plus intelligent que tous les autres, et qui conduit d'ordinaire les personnes de qualité à Madrid, il s'attira une compassion générale, et nous demeurâmes très-longtemps à le tirer du très-haut endroit où il était tombé; Don Fernand de Tolède eut la charité de lui donner sa litière. La nuit vint promptement, et nous nous en serions consolés si nous eussions pu revenir à Burgos, mais il était impossible; les chemins n'étaient pas moins couverts de neige de ce côté-là que de tous les autres. Ainsi nous nous arrêtâmes à Madrigalesco, qui n'a pas douze maisons, et je puis dire que nous y fûmes assiégés sans avoir des ennemis. Cette aventure ne laissa pas de nous donner quelque inquiétude, bien que nous eussions apporté des provisions pour plusieurs jours.

La plus considérable maison du village était à demi découverte, et il y avait peu que j'y étais logée lorsqu'un vénérable vieillard me demanda de la part d'une dame qui venait d'arriver. Il me fit un compliment et me dit qu'elle avait appris que c'était le seul lieu où l'on pouvait être moins incommodé; qu'ainsi elle me priait de lui permettre qu'elle s'y retirât avec moi. Il ajouta, que c'était une personne de qualité d'Andalousie; qu'elle était veuve depuis peu, et qu'il avait l'honneur d'être à elle.

Un de nos chevaliers nommé Don Estève de Carvajal, qui est du même pays, ne manqua pas de demander son nom au vieux gentilhomme, qui lui dit que c'était la marquise de Los-Rios36. A ce nom, il se tourna vers moi et m'en parla comme d'une personne dont le mérite et la naissance étaient également distingués; j'acceptai avec plaisir cette bonne compagnie. Elle vint aussitôt dans sa litière, dont elle n'était pas descendue, parce qu'elle n'avait trouvé aucune maison où l'on pût la recevoir.

Son habit me parut fort singulier. Il fallait être aussi belle qu'elle était pour y conserver des charmes. Elle avait une coiffe d'une étoffe noire, la jupe de même, et par-dessus une manière de surplis de toile de batiste qui lui descendait plus bas que les genoux; les manches étaient longues, serrées au bras, et tombaient jusque sur les mains. Ce surplis s'attachait sur le corps, et comme il n'était pas plissé par devant, il semblait que c'était une bavette. Elle portait sur sa tête un morceau de mousseline qui lui entourait le visage, et l'on aurait cru que c'était une guimpe de religieuse, sauf qu'il était trop chiffonné et trop clair. Il couvrait sa gorge et descendait plus bas que le bord du corps de jupe.

Il ne lui paraissait aucuns cheveux, ils étaient tous cachés sous cette mousseline. Elle portait une grande mante de taffetas noir, qui la couvrait jusqu'aux pieds; et, par-dessus cette mante, elle avait un chapeau dont les bords étaient fort larges, attaché sous le menton avec des rubans de soie. On me dit qu'elles ne portent ce chapeau que lorsqu'elles sont en voyage.

Tel est l'habit des veuves et des dueñas, habit qui n'est pas supportable à mes yeux; et si l'on rencontrait la nuit une femme vêtue ainsi, je suis persuadée que l'on pourrait en avoir peur, sans être trop poltron. Cependant il faut avouer que cette jeune dame était d'une beauté admirable avec ce vilain deuil. On ne le quitte jamais, à moins que l'on ne se remarie, et par toutes les choses qu'il faut que les veuves observent en ce pays-ci, on les contraint de pleurer la mort d'un époux qu'elles n'ont quelquefois guère aimé vivant37.

J'ai appris qu'elles passent la première année de leur deuil dans une chambre toute tendue de noir, où l'on ne voit pas un seul rayon de soleil; elles sont assises les jambes en croix sur un petit matelas de toile de Hollande. Quand cette année est finie, elles se retirent dans une chambre tendue de gris. Elles ne peuvent avoir ni tableaux, ni miroirs, ni cabinets, ni belles tables, ni aucuns meubles d'argent. Elles n'osent porter de pierreries, et moins encore de couleurs. Quelque modestes qu'elles soient, il faut qu'elles vivent si retirées, qu'il semble que leur âme est déjà dans l'autre monde. Cette grande contrainte est cause que plusieurs dames qui sont très-riches, et particulièrement en beaux meubles, se remarient pour avoir le plaisir de s'en servir.

Après les premiers compliments, je m'informai de la belle veuve où elle allait; elle me dit qu'il y avait longtemps qu'elle n'avait vu une amie de sa mère qui était religieuse à Las Huelgas de Burgos, qui est une abbaye célèbre où il y a cent cinquante religieuses, la plupart filles de princes, de ducs et de titulados38. Elle ajouta que l'abbesse est dame de quatorze grosses villes, et de plus de cinquante autres places où elle établit des gouvernements et des magistrats; qu'elle est supérieure de dix-sept couvents, confère plusieurs bénéfices et dispose de douze commanderies, en faveur de qui il lui plaît. Elle me dit qu'elle avait dessein de passer quelque temps dans un monastère. Pourrez-vous, Madame, lui dis-je, vous accoutumer à une vie aussi retirée que l'est celle d'un couvent? Il ne me sera pas difficile, dit-elle, je crois même que je voyais moins de monde chez moi que je n'en verrai là; et en effet, excepté la clôture, ces religieuses ont beaucoup de liberté. Ce sont d'ordinaire les plus belles filles d'une maison qu'on y met. Ces pauvres enfants y entrent si jeunes, qu'elles ne connaissent, ni ce qu'on leur fait quitter, ni ce qu'on leur fait prendre dès l'âge de six à sept ans, et même plus tôt. On leur fait faire des vœux: bien souvent c'est le père ou la mère, ou quelque proche parente, qui les prononcent pour elles, pendant que la petite victime s'amuse avec des confitures et se laisse habiller comme on veut. Le marché tient néanmoins, il ne faut pas songer à s'en dédire: mais à cela près, elles ont tout ce qu'elles peuvent souhaiter dans leur condition. Il y en a, à Madrid, que l'on appelle les Dames de Saint-Jacques. Ce sont proprement des chanoinesses qui font leurs preuves comme les chevaliers de cet ordre. Elles portent, comme eux, une épée faite en forme de croix, brodée de soie cramoisie; elles en ont sur leurs scapulaires et sur leurs grands manteaux qui sont blancs. La maison de ces Dames est magnifique; toutes celles qui les vont voir y entrent sans difficulté. Leurs appartements sont très-beaux; elles ne sont pas moins bien meublées qu'elles le seraient dans le monde. Elles jouissent de très-grosses pensions, et chacune d'elles a trois ou quatre femmes pour la servir. Il est vrai qu'elles ne sortent jamais, et ne voient leurs plus proches parents qu'au travers de plusieurs grilles. Cela ne plairait peut-être pas dans un autre pays, mais en Espagne on y est accoutumé39.

Il y a même des couvents où les religieuses voient plus de cavaliers que les femmes qui sont dans le monde. Elles ne sont aussi guère moins galantes. L'on ne peut avoir plus d'esprit et de délicatesse qu'elles en ont: et comme je vous l'ai dit, Madame, la beauté y règne plus qu'ailleurs; mais il faut convenir qu'il s'en trouve parmi elles qui ressentent bien vivement d'avoir été sacrifiées de si bonne heure. Elles regardent les plaisirs qu'elles n'ont jamais goûtés comme les seuls qui peuvent faire le bonheur de la vie. Elles passent la leur dans un état digne de pitié, disant toujours qu'elles ne sont là que par force, et que les vœux qu'on leur fait prononcer à cinq ou six ans, doivent être regardés comme des jeux d'enfants.

Madame, lui dis-je, il aurait été grand dommage que vos proches vous eussent destinée à vivre ainsi; et l'on peut juger, en vous voyant, que toutes les belles Espagnoles ne sont pas religieuses. Hélas! Madame, dit-elle, en poussant un soupir, je ne sais ce que je voudrais être. Il semble que j'aie l'esprit fort mal tourné de n'être pas contente de ma fortune; mais on a quelquefois des peines que toute la raison ne saurait surmonter. En achevant ces mots, elle attacha ses yeux contre terre, et elle s'abandonna tout à coup à une si profonde rêverie, qu'il me fut aisé de juger qu'elle avait de grands sujets de déplaisir; quelque curiosité que j'eusse de les apprendre; il y avait si peu que nous étions ensemble, que je n'osai la prier de me donner ce témoignage de sa confiance, et, pour la tirer de la mélancolie où elle était, je la priai de me dire des nouvelles de la cour d'Espagne, puisqu'elle venait de Madrid. Elle fit effort sur elle-même pour se remettre un peu; elle nous dit que l'on avait fait de grandes illuminations et beaucoup de réjouissances à la fête de la Reine mère; que le Roi avait envoyé un des gentilshommes de sa chambre à Tolède pour lui faire des compliments de sa part; mais que ces belles apparences n'avaient pas empêché que le marquis de Mancera, majordome de la Reine, n'eût reçu ordre de se retirer à vingt lieues de la cour, ce qui avait fort chagriné cette princesse. Elle nous apprit que la flotte qui portait des troupes en Galice avait malheureusement péri sur les côtes du Portugal; que la petite duchesse de Terra-Nova devait épouser Don Nicolo de Pignatelli, prince de Monteleon, son oncle40; que le marquis de Leganez avait refusé la vice-royauté de Sardaigne, parce qu'il était amoureux d'une belle personne qu'il ne pouvait se résoudre à quitter; que Don Carlos Omodeï, marquis d'Almonazid, était malade à l'extrémité, de désespoir de ce qu'on lui refusait le traitement de grand d'Espagne qu'il prétend, pour avoir épousé l'héritière de la maison et du grandat de Castel-Rodrigue41; et que, ce qui l'affligeait le plus sensiblement, c'est que Don Aniel de Gusman, premier mari de cette dame, avait joui de cet honneur, de manière qu'il regardait les difficultés que l'on faisait comme attachées à sa personne, et que c'était un nouveau sujet de chagrin pour lui. En vérité, Madame, lui dis-je, il m'est difficile de comprendre comme un homme de cœur peut s'abattre si fortement pour des choses de cette nature; tout ce qui n'attaque ni l'homme ni la réputation ne doit point être mortel. L'on n'a pas une ambition si réglée en Espagne, reprit la belle veuve en souriant; et, comme vous voyez, Madame, en voilà une preuve.

Don Frédéric de Cardone, qui s'intéressait beaucoup pour le duc de Medina-Celi, lui en demanda des nouvelles. Le Roi, lui dit-elle, vient de le faire président du Conseil des Indes. La Reine mère a écrit au Roi, sur le bruit qui court qu'il se veut marier, qu'elle est surprise que les choses soient déjà aussi avouées qu'elles le sont, et qu'il ne lui en ait point fait part. Elle ajoute, dans sa lettre, qu'elle lui conseillait, en attendant que tout fût prêt pour cette cérémonie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Aragon: Don Juan d'Autriche en comprend assez la nécessité, et il presse le Roi de partir pour contenter les peuples d'Aragon, en leur promettant, par serment, selon la coutume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens priviléges. Est-ce, Madame, lui dis-je en l'interrompant, que les Aragonais ont d'autres priviléges que les Castillans? Oui, reprit-elle, ils en ont d'assez particuliers; et comme vous êtes étrangère, je crois que vous serez bien aise que je vous en informe. Voici ce que j'en ai appris.

La fille du comte Julien, nommée Cava, était une des plus belles personnes du monde. Le roi Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le père, qui était alors en Afrique, informé de l'outrage fait à sa fille, qui ne respirait que vengeance, traita avec les Maures, et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1214, après la bataille donnée le jour de Saint-Martin, où Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appelée Viscii)42, et d'y faire, pendant le cours de plusieurs siècles, tous les désordres dont l'histoire parle amplement.

Les Aragonais furent les premiers qui secouèrent le joug de ces barbares, et ne trouvant plus parmi eux aucun prince de la race des Rois goths, ils convinrent d'en élire un, et jetèrent les yeux sur un seigneur du pays, appelé Garci Ximenès. Mais, comme ils étaient les maîtres de lui imposer des lois, et qu'il se trouvait encore trop heureux de leur commander sous quelque condition qu'ils voulussent lui obéir, ces peuples donnèrent des bornes bien étroites à son pouvoir.

Ils convinrent entre eux qu'aussitôt que le monarque dérogerait à quelques-unes des lois, il perdrait absolument son pouvoir, et qu'ils seraient en droit d'en choisir un autre, quand bien même il serait païen; et pour l'empêcher de violer leurs priviléges et les défendre contre lui au péril de la vie, ils établirent un magistrat souverain qu'ils nommèrent le Justicia, lequel devait être commis pour veiller à la conduite du Roi, des juges et du peuple; mais, la puissance d'un souverain étant propre à intimider un simple particulier, ils voulurent, pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne put être condamné ni en sa personne, ni en ses biens, que par une assemblée complète des états qu'on nomme les Cortès.

Ils ajoutèrent encore que, si le Roi oppressait quelqu'un de ses sujets, les grands et les notables du royaume pourraient s'assembler pour empêcher qu'on ne lui payât rien de ses domaines, jusqu'à ce que l'innocent fût justifié, ou qu'il fût rentré dans son bien. Le Justicia devait tenir la main à toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure à Garci Ximenès le pouvoir que cet homme avait sur lui, ils l'élevèrent sur une espèce de trône et voulurent que le Roi, ayant la tête nue, se mît à genoux devant lui, pour faire serment, entre ses mains, de garder leurs priviléges. Cette cérémonie achevée, ils le reconnurent pour leur souverain, mais d'une manière aussi bizarre que peu respectueuse; car au lieu de lui promettre fidélité et obéissance, ils lui dirent: Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons notre Roi et Seigneur, à condition que vous garderez nos priviléges et franchises, autrement nous ne vous reconnaissons point43.

Le Roi Don Pedro, dans la suite du temps, étant parvenu à la couronne, trouva que cette coutume était indigne de la grandeur royale, et elle lui déplut à tel point que par son autorité, par ses prières et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux priviléges au royaume, il obtint que celui-là serait aboli dans l'assemblée des états. L'on en passa le consentement général, que l'on écrivit, et qui lui fut présenté. Aussitôt qu'il eut le parchemin, il tira son poignard et se perça la main, disant qu'il était bien juste qu'une loi qui donnait aux sujets la liberté d'élire leur souverain s'effaçât avec le sang du souverain. On voit encore aujourd'hui sa statue dans la salle de la Députation de Saragosse. Il tient le poignard d'une main, le privilége de l'autre44. Les derniers Rois n'en ont pas été si religieux observateurs que les premiers.

Mais il y a une loi qui subsiste encore, et qui est fort singulière; c'est la loi de la manifestation: elle porte que, si un Aragonais a été mal jugé, en consignant cinq cents écus, il ne peut faire sa plainte devant le Justicia, lequel est obligé, après une exacte perquisition, de faire punir celui qui n'a pas jugé équitablement; et, s'il manque, l'oppressé a recours aux états du royaume, qui s'assemblent et nomment neuf personnes de leurs corps, c'est-à-dire des grands, des ecclésiastiques, de la petite noblesse, et des communautés. On en prend trois du premier corps et deux de chacun des autres: mais il est à remarquer qu'ils choisissent les plus ignorants pour juger les plus habiles de la robe, soit pour leur faire plus de honte de leur faute, ou, comme ils le disent, que la justice doit être si claire, que les paysans mêmes, et ceux qui en savent le moins, puissent la connaître sans le secours de l'éloquence. On assure aussi que les juges tremblent quand ils prononcent un arrêt, craignant que ce n'en soit un pour eux-mêmes, pour la perte de leur vie ou de leurs biens, s'ils y commettent la moindre erreur, soit par malice ou par inapplication. Hélas! que si cette coutume était établie partout, on verrait de changements avantageux!

Cependant, ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la justice demeure toujours souveraine, et, bien que l'on punisse rigoureusement le mauvais juge de son arrêt, il ne laisse pas de subsister dans toute sa force et d'être exécuté. S'il s'agit de la mort d'un malheureux, malgré son innocence reconnue, on le fait mourir; les juges sont exécutés à ses yeux. Voilà une faible consolation. Si le juge accusé a bien fait sa charge, celui qui s'en était plaint laisse les cinq cents écus qu'il avait consignés: mais, dût-il perdre cent mille livres de rente par l'arrêt dont il se plaint, l'arrêt, dis-je, demeure pour bon, et l'on ne condamne le juge qu'à lui payer cinq cents écus; le reste du bien de ce juge est confisqué au profit du Roi, ce qui est, à mon avis, une autre injustice; car, enfin, l'on devrait avant toutes choses récompenser celui qui perd par un méchant arrêt.

Ces mêmes peuples ont la coutume de distinguer par le supplice le crime qu'on a commis. Par exemple, un cavalier qui en a tué un autre en duel (car il est défendu de s'y battre), on lui tranche la tête par devant, et celui qui a assassiné, on la lui tranche par derrière; c'est pour faire connaître celui qui s'est conduit en galant homme ou en traître45.

Elle ajouta qu'à parler en général des Aragonais, ils avaient un orgueil naturel qu'il était difficile de réprimer; mais aussi que, pour leur rendre justice, on devait convenir qu'il se trouvait parmi eux une élévation d'esprit, un bon goût et des sentiments si nobles, qu'ils se distinguaient avec avantage de tous les autres sujets du Roi d'Espagne; qu'ils n'avaient jamais manqué de grands hommes, depuis leur premier Roi jusqu'à Ferdinand, et qu'ils en comptaient un nombre si surprenant, qu'il paraissait y entrer beaucoup d'exagération; qu'il était vrai cependant qu'ils s'étaient rendus fort recommandables par leur valeur et par leur esprit.

Qu'au reste, leur terrain était si peu fertile, qu'excepté quelques vallées qu'on arrosait avec des canaux, dont l'eau venait de l'Èbre, le reste était si sec et si sablonneux, que l'on n'y trouvait que de la bruyère et des rochers; que la ville de Saragosse était grande, les maisons plus belles qu'à Madrid, les places publiques ornées d'arcades; que la rue Sainte, où l'on faisait le cours, était si longue et si large, qu'elle pouvait passer pour une grande et vaste place; que l'on y voyait les palais de plusieurs seigneurs; que celui de Castelmorato était un des plus agréables; que la voûte de l'église de Saint-François surprenait tout le monde, parce qu'étant d'une largeur extraordinaire, elle n'est soutenue d'aucun pilier; que la ville n'était pas forte, mais que les habitants en étaient si braves, qu'ils suffisaient pour la défendre; qu'elle n'a point de fontaine, et que c'est un de ses plus grands défauts; que l'Èbre n'y portait point de bateaux, à cause que cette rivière est remplie de rochers très-dangereux: qu'au reste, l'archevêché valait soixante mille écus de rente; que la vice-royauté n'était d'aucun revenu, et que c'était un poste fort honorable, où il ne fallait que de grands seigneurs en état de faire de la dépense pour soutenir leur rang, et pour soumettre des peuples qui étaient naturellement fiers et impérieux, point affables aux étrangers, et si peu prévenants, qu'ils aimeraient mieux rester seuls toute leur vie dans leurs maisons, que de faire les premières démarches pour s'attirer quelque connaissance nouvelle; qu'il y avait une sévère Inquisition dont le bâtiment était magnifique, et un parlement très-rigide; que cela n'empêche pas qu'il ne sorte de ce royaume des compagnies de voleurs, appelés bandoleros46, qui se répandent par toute l'Espagne et qui font peu de quartier aux voyageurs; qu'ils enlèvent quelquefois des filles de qualité, qu'ils mettent ensuite à rançon, pour que leurs parents les rachètent; mais que, lorsqu'elles sont belles, ils les gardent, et que c'est le plus grand malheur qui puisse leur arriver, parce qu'elles passent leur vie avec les plus méchantes gens du monde, qui les retiennent dans des cavernes effroyables, ou qui les mènent à cheval avec eux; qu'ils en ont une jalousie si furieuse, qu'un de leurs capitaines, ayant été attaqué depuis peu par des soldats que l'on avait envoyés dans les montagnes pour les prendre, étant blessé à mort, et ayant avec lui sa maîtresse, qui était de la maison du marquis de Camaraza, grand d'Espagne; lorsqu'elle le vit si mal, elle ne songea qu'à profiter de ce moment pour se sauver; mais que, s'en étant aperçu, tout mourant qu'il était, il l'arrêta par les cheveux et lui plongea son poignard dans le sein, ne voulant pas, disait-il, qu'un autre possédât un bien qui lui avait été si cher: c'est ce qu'il avoua lui-même aux soldats qui le trouvèrent et qui virent ce triste spectacle.

La belle marquise de Los-Rios se tut en cet endroit, et je la remerciai autant que je devais, de la bonté qu'elle avait eue de m'apprendre des choses si curieuses, et que j'aurais peut-être ignorées toute ma vie sans elle. «Je ne pensais pas, Madame, me dit-elle, que vous me dussiez des remercîments, et je craignais bien plutôt d'avoir mérité des reproches pour une conversation si longue et si ennuyeuse; mais c'est un défaut dans lequel on tombe, même sans s'en apercevoir, lorsqu'on raconte quelque événement extraordinaire.»

Je ne voulus point souffrir qu'elle me quittât pour manger ailleurs, et je l'obligeai de coucher avec moi, parce qu'elle n'avait pas son lit. Un procédé si franc et si honnête l'engagea de me vouloir du bien. Elle m'en assura en des termes si tendres, que je n'en pus douter; car je dois vous dire que les Espagnoles sont plus caressantes que nous, et qu'elles ont, pour ce qu'il leur plaît, des manières bien plus touchantes et bien plus délicates que les nôtres.

«Enfin, je ne puis m'empêcher de lui dire que si elle avait pour moi l'amitié dont elle me flattait, elle aurait aussi la complaisance de m'informer de ce qui lui faisait de la peine, que je l'avais entendue soupirer la nuit; qu'elle était rêveuse et mélancolique, et que si elle pouvait trouver quelque soulagement à partager ses chagrins avec moi, je m'offrais de lui servir de fidèle amie. Elle m'embrassa d'un air fort tendre, et me dit, que sans différer d'un moment, elle allait satisfaire ma curiosité; c'est ce qu'elle fit en ces termes:

«Puisque vous me voulez connaître, Madame, il faut que, sans rien vous déguiser, je vous avoue toutes mes faiblesses, et que par ma sincérité je mérite une curiosité aussi obligeante qu'est la vôtre.

»Je ne suis pas d'une naissance qui me distingue dans le monde; mon père se nommait Davila, il n'était que banquier; mais il était estimé et il avait du bien. Nous sommes de Séville, capitale de l'Andalousie, et nous y avons toujours demeuré. Ma mère savait le monde, elle voyait beaucoup de personnes de qualité, et, comme elle n'avait que moi d'enfant, elle m'élevait avec de grands soins; on trouvait que j'y répondais assez, et j'avais le bonheur que l'on ne me voyait guère sans me vouloir du bien.

»Nous avions deux voisins qui venaient fort souvent dans notre maison; ils étaient agréablement reçus de mon père et de ma mère. Leur condition n'avait aucun rapport: l'un était le marquis de Los-Rios, homme riche et de grande naissance, il était veuf et d'un âge avancé; l'autre était le fils d'un gros marchand qui trafiquait aux Indes; il était jeune et bien fait; il avait de l'esprit, et toutes ses manières le distinguaient avantageusement. Il s'appelait Mendez. Il ne fut pas longtemps sans s'attacher à moi avec une si forte passion, qu'il n'y avait rien qu'il ne fît pour me plaire et pour m'engager à quelque retour.

»Il se trouvait dans tous les endroits où j'allais; il passait des nuits entières sous mes fenêtres, pour y chanter des paroles qu'il avait composées pour moi, qu'il accompagnait fort bien de sa harpe, ou pour m'y donner des concerts; en un mot, il ne négligeait rien de tout ce qui pouvait me faire connaître sa passion.

»Mais voyant que ses empressements n'avaient pas tout l'effet qu'il en attendait, et ayant passé un assez long temps de cette manière, sans oser me parler de sa tendresse, il résolut enfin de profiter de la première occasion qu'il pourrait rencontrer pour m'en entretenir.

»Je l'évitais depuis une conversation que j'avais eue avec une de mes amies, qui avait bien plus d'expérience et d'usage du monde que moi. J'avais senti que la présence de Mendez me donnait de la joie, que mon cœur avait une émotion pour lui qu'il n'avait point pour les autres; que lorsque ses affaires ou nos visites l'empêchaient de me voir, j'étais inquiète, et comme j'aimais cette belle fille tendrement et que je lui étais chère, elle avait remarqué que j'étais moins gaie qu'à l'ordinaire, et que mes yeux quelquefois s'attachaient avec attention sur Mendez. Un jour qu'elle m'en faisait la guerre, je lui dis avec une naïveté assez agréable: «Ne me refusez pas, ma chère Henriette, de me définir les sentiments que j'ai pour Mendez. Je ne sais encore si je dois les craindre et si je ne dois point m'en défendre; mais je sens bien que j'y aurais beaucoup de peine, et qu'ils me font du plaisir.» Elle se prit à rire, elle m'embrassa et me dit: «Ma chère enfant, n'en doutez point, vous aimez. – J'aime, m'écriai-je avec effroi. Ah! vous me trompez, je ne veux point aimer, je ne veux point aimer. – Cela ne dépend pas toujours de nous, continua-t-elle d'un air plus sérieux, notre étoile en décide avant notre cœur; mais au fond, qu'est-ce qui vous épouvante si fort? Mendez est d'une condition proportionnée à la vôtre, il a du mérite, il est bien fait, et si ses affaires continuent d'avoir un succès aussi favorable qu'elles ont eu jusqu'à présent, vous pouvez espérer d'être heureuse avec lui. – Et qui m'a dit, repris-je en l'interrompant, qu'il sera heureux avec moi, et même qu'il y pense? – Oh! je vous en réponds, me dit-elle; tout ce qu'il fait a ses vues, et l'on ne passe pas les nuits sous les fenêtres et les jours à suivre une personne indifférente.»

»Après quelque autre discours de cette nature, elle me quitta, et je fis dessein, malgré la répugnance que j'y sentais, de ne plus donner lieu à Mendez de me parler en particulier.

»Mais un soir que je me promenais dans le jardin, il vint m'y trouver. Je fus embarrassée, de me voir seule avec lui, et il eut lieu de le remarquer sur mon visage et à la manière dont je le recevais. Cela ne put le détourner du dessein qu'il avait fait de m'entretenir. «Que je suis heureux, belle Marianne, me dit-il, de vous trouver seule: mais que dis-je, heureux! Peut-être que je me trompe, et que je dois craindre que vous ne vouliez pas apprendre un secret que je veux vous confier. – Je suis encore si jeune, lui dis-je en rougissant, que je ne vous conseille pas de me rien dire, à moins que vous ne vouliez que j'en fasse part à mes amis. – Hé quoi! continua-t il, si je vous avais dit que je vous adore, que tout mon repos dépend des dispositions que vous avez pour moi; que je ne saurais plus vivre sans quelque certitude que je pourrai vous plaire un jour, le diriez-vous à vos amies? – Non, lui dis-je avec beaucoup d'embarras, je regarderais cette confidence comme une raillerie, et ne voulant pas la croire, je ne voudrais pas hasarder de la laisser croire à d'autres.»

»L'on nous interrompit comme j'achevais ces mots; il me parut qu'il n'était guère content de ce que je lui avais répondu, et, peu de temps après, il trouva l'occasion de m'en faire des reproches.

»Je ne pus les soutenir, et j'écoutai favorablement le penchant que j'avais pour lui; tout avait à mon gré une grâce particulière dans sa bouche, et il n'eut guère de peine à me persuader qu'il m'aimait plus que toutes les choses du monde.

»Cependant le marquis de Los-Rios me trouvait si bien élevée, et toutes mes manières lui revenaient si fort, qu'il s'attacha uniquement à me plaire. Il avait de la délicatesse et ne pouvait se résoudre de ne me devoir qu'à la seule autorité de mes parents. Il comprenait assez qu'ils recevraient comme un honneur les intentions qu'il avait pour moi; mais il voulait que j'y consentisse avant que de s'adresser à eux.

»Dans cette pensée, il me parla un jour, et me dit tout ce qu'il put imaginer de plus engageant. Je lui témoignai que je me ferais toujours un devoir indispensable d'obéir à mon père, que cependant nos âges étaient si différents, que je lui conseillais de ne point songer à moi; que j'aurais une éternelle reconnaissance des sentiments avantageux qu'il avait pour moi; que je lui accorderais toute mon estime, mais que je ne pouvais disposer que de cela en sa faveur. Après m'avoir entendue, il fut quelque temps sans parler, et prenant tout d'un coup une résolution fort généreuse: «Aimable Marianne, me dit-il, vous auriez pu me rendre le plus heureux homme du monde, et si vous aviez de l'ambition, je pourrais aussi la satisfaire; cependant vous me refusez, vous souhaitez d'être à un autre, j'y consens; j'ai trop d'amour pour balancer entre votre satisfaction et la mienne; je vous en fais donc un entier sacrifice, et je me retire pour jamais.» En achevant ces mots, il me quitta, et me parut si affligé, que je ne pus m'empêcher d'en être touchée.

»Mendez arriva peu après et me trouva triste. Il me pressa si fort de lui en apprendre la cause, que je ne pus lui refuser cette preuve de ma complaisance. Un autre que lui m'aurait eu une sensible obligation de l'exclusion que je venais de donner à son rival; mais bien loin de m'en tenir compte, il me dit qu'il voyait dans mes yeux que je regrettais déjà un amant qui pouvait me mettre dans un rang plus élevé que lui, et qu'il y avait bien de la cruauté dans mon procédé. J'essayai inutilement de lui faire connaître l'injustice du sien; quoi que je puisse lui dire, il continua de me reprocher mon inconstance. Je restai surprise et chagrine de cette manière d'agir, et je demeurai plusieurs jours sans vouloir lui parler.

»Il fit enfin réflexion qu'il n'avait pas de sujet de se plaindre; il vint me trouver, il me demanda pardon et me témoigna beaucoup de déplaisir de n'avoir pas été le maître de sa jalousie. Il s'excusa, comme font tous les amants, sur la force de sa passion. J'eus tant de faiblesse, que je voulus bien oublier la peine qu'il m'avait causée. Nous nous raccommodâmes, et il continua de me rendre des soins fort empressés.

»Son père ayant appris la passion qu'il avait pour moi, crut qu'il ne pourrait lui procurer un mariage plus convenable; il lui en parla et vint ensuite trouver mon père pour lui en faire la proposition. Ils étaient amis depuis longtemps, il fut agréablement écouté, et il lui accorda avec plaisir ce qu'il souhaitait.

»Mendez vint m'en apprendre la nouvelle avec des transports qui auraient semblé ridicules à tout autre qu'à une maîtresse. Ma mère m'ordonna d'avoir pour lui des égards; elle me dit que cette affaire m'était avantageuse, et qu'aussitôt que la flotte des Indes serait arrivée, où il avait un intérêt très-considérable, on conclurait le mariage.

»Pendant que ces choses se passaient, le marquis de Los-Rios était retiré dans une de ses terres, où il ne voyait presque personne. Il menait une vie languissante qui le tuait; il m'aimait toujours, et s'empêchait de me le dire et de se soulager par cet innocent remède. Enfin, son corps ne put résister à l'accablement de son esprit, il tomba dangereusement malade; et sachant des médecins qu'il n'y avait pas d'espérance pour lui, il fit un effort pour m'écrire la lettre du monde la plus touchante, et il m'envoya en même temps une donation de tout son bien, au cas qu'il mourût. Ma mère se trouva dans ma chambre lorsqu'un gentilhomme me présenta ce paquet de sa part; elle voulut savoir ce qu'il contenait.

»Je ne pus donc, à ce moment, m'empêcher de lui dire ce qui s'était passé, et nous fûmes l'une et l'autre dans la dernière surprise de l'extrême générosité du marquis. Elle lui manda que j'irais, avec ma famille, le remercier d'une libéralité que je n'avais point méritée, et en particulier elle me reprit fortement de lui avoir fait un mystère d'une chose que j'aurais dû lui dire sur-le-champ. Je me jetai à ses genoux, je m'excusai le moins mal qu'il me fut possible, et je lui témoignai tant de douleur de lui avoir déplu, qu'elle me pardonna facilement. Au sortir de ma chambre, elle fut trouver mon père, et lui ayant appris tout ce qui s'était passé, ils résolurent d'aller, le lendemain, voir le marquis, et de m'y mener.

»Je le dis le soir à Mendez, et la crainte que j'avais qu'enfin mes parents ne me voulussent faire épouser ce vieillard, si par hasard il échappait de sa maladie; quelque touchée que je lui parusse, il s'emporta si fort, et il me fit de si grands reproches, qu'il fallait l'aimer autant que je l'aimais pour ne pas rompre avec lui. Mais il avait un tel ascendant sur mes volontés, qu'encore qu'il fût le plus injuste de tous les hommes, je croyais qu'il fût le plus raisonnable.

»Nous fûmes chez le marquis de Los-Rios; sa maison de campagne n'est qu'à deux lieues de Séville. Tout mourant qu'il était, il nous reçut avec tant de joie, qu'il nous fut aisé de la remarquer. Mon père lui témoigna son déplaisir de le trouver dans un état si pitoyable; il lui fit ses remercîments pour la donation qu'il m'avait faite et l'assura que s'il trouvait quelque prétexte honnête et plausible, il romprait avec Mendez, auquel il avait donné sa parole; que s'il pouvait y réussir, il la lui engageait; que je ne serais jamais à d'autre qu'à lui. Il reçut cette assurance comme il aurait pu recevoir sa parfaite félicité; mais il connut bien la douleur que j'en ressentais. Je devins pâle, mes yeux se couvrirent de larmes, et lorsque nous le quittâmes, il me pria de m'approcher de lui. Il me dit d'une voix mourante: «Ne craignez rien, belle Marianne, je vous aime trop pour vous déplaire; vous serez à Mendez, puisque Mendez a touché votre cœur.» Je lui dis que je n'avais point de penchant particulier pour lui, que l'on m'avait ordonné de le regarder comme un homme qui devait être mon époux, et qu'enfin je le priais de guérir.

»Il me semble que c'était la moindre démarche que je pouvais faire pour une personne à qui j'avais de si grandes obligations. Il en parut assez satisfait, et faisant un effort pour prendre ma main et la baiser: «Souvenez-vous, au moins, me dit-il, que vous m'ordonnez de vivre, et que ma vie étant votre ouvrage, vous serez obligée de la conserver.»

»Nous revînmes le soir, et l'impatient Mendez nous attendait pour me faire de nouveaux reproches. Je les pris, à mon ordinaire, comme des preuves de sa passion; et après m'être justifiée, je lui demandai si l'on n'avait point quelque nouvelle de la flotte. «Hélas! me dit-il, mon père en a reçu qui me désespèrent; je n'ose vous les apprendre. – Avez-vous quelque chose de caché pour moi, lui dis-je en le regardant tendrement, et pouvez-vous croire que je me démente à votre égard? – Je suis trop heureux, reprit-il, que vous ayez des dispositions si favorables, et comme, en effet, je ne puis avoir rien de secret pour vous, il faut que je vous avoue que le galion dans lequel nous avions tout notre bien s'est entr'ouvert et a échoué contre la côte.

»La plus grande partie de sa charge est perdue; mais j'y serais bien moins sensible, quelque intérêt que j'y aie, si je n'envisageais pas la suite des malheurs que cette perte me prépare. Votre présence aura rendu la santé au marquis de Los-Rios; l'on sait dans votre famille ses sentiments pour vous: il est riche et grand seigneur; je deviens misérable, et si vous m'abandonnez, ma chère Marianne, je n'aurai plus d'espoir que dans une prompte mort.» Je fus pénétrée de douleur à des nouvelles si affligeantes; je pris une de ses mains, et la serrant dans les miennes, je lui dis: «Mon cher Mendez, ne croyez point que je sois capable de vous aimer et de changer par les effets de votre bonne ou de votre mauvaise fortune. Si vous êtes capable de faire un effort pour lui résister, croyez aussi que j'en serai capable. J'en atteste le ciel, continuai-je, et pourvu que vous m'aimiez et que vous me soyez fidèle, je veux bien qu'il me punisse si jamais je change.»

»Il me témoigna toute la sensibilité qu'il devait à des assurances si touchantes, et nous résolûmes de ne pas divulguer cet accident.

»Je me retirai fort triste, et m'enfermai dans mon cabinet, rêvant aux suites que pourrait avoir la perte de tant de biens. J'y étais encore, lorsque j'entendis frapper doucement contre les jalousies qui fermaient ma fenêtre (car j'étais logée dans un appartement bas); je m'approchai, et je vis Mendez au clair de la lune. «Que faites-vous ici à l'heure qu'il est, lui dis-je? – Hélas! me dit-il, je veux essayer de vous parler avant que de m'en aller.

»Mon père vient encore de recevoir des nouvelles du galion; il veut que je parte tout à l'heure, et que j'aille où il est échoué, pour tâcher d'en sauver quelque chose; il y a fort loin d'ici et je vais être un temps considérable sans vous voir. Ah! ma chère Marianne, pendant tout ce temps, me tiendrez-vous ce que vous m'avez promis? Puis-je espérer que ma chère maîtresse me sera fidèle? – Si vous le pouvez espérer, dis-je en l'interrompant. Mendez, que vous ai-je fait pour le mettre en doute? Oui, continuai-je, je vous aimerai, fussiez-vous le plus infortuné de tous les hommes.»

»Ce serait abuser de votre patience, Madame, que de vous raconter tout ce que nous nous dîmes dans cette douloureuse séparation; et bien qu'il n'y parût aucun danger, nos cœurs se saisirent à tel point, que nous avions déjà un pressentiment des disgrâces qui nous devaient arriver. Le jour approchait, et il fallut enfin nous dire adieu; je lui vis répandre des larmes, et j'étais toute mouillée des miennes.

»Je me jetai sur mon lit, roulant dans mon esprit mille tristes pensées, et je parus le lendemain si abattue, que mon père et ma mère eurent peur que je ne tombasse dangereusement malade.

»Le père de Mendez les vint voir, pour excuser son fils de ce qu'il était parti sans prendre congé d'eux. Il ajouta qu'il s'agissait d'une affaire si pressée, qu'elle ne lui avait pas laissé un moment à sa disposition. A mon égard, Madame, je n'avais plus de joie, je n'étais sensible à rien, et si quelque chose pouvait me soulager, c'était la conversation de ma chère Henriette, avec qui je me plaignais en liberté de la longue absence de Mendez.

»Cependant le marquis de Los-Rios était hors de danger, et mon père l'allait voir souvent. Je remarquai un jour beaucoup d'altération sur le visage de ma mère: elle et mon père furent longtemps enfermés avec des religieux qui les étaient venus trouver, et après avoir conféré ensemble, ils me firent appeler, sans que je pusse en deviner la cause.

»J'entrai dans leur cabinet si émue, que je ne me connaissais pas moi-même. Un de ces bons pères, vénérable par son âge et par son habit, me dit plusieurs choses sur la résignation que nous devons aux ordres de Dieu, sur sa providence dans tout ce qui nous regarde, et la fin de son discours fut que Mendez avait été pris par les Algériens, qu'il était esclave, et que par malheur ces corsaires avaient su qu'il était fils d'un riche marchand, ce qui avait été cause qu'ils l'avaient mis à une furieuse rançon; qu'ils étaient à Alger dans le temps qu'il y arriva; qu'ils auraient bien voulu le ramener, mais que l'argent qu'ils avaient porté pour tous n'aurait pas suffi pour lui seul: qu'à leur retour, ils étaient allés chez son père pour lui apprendre ces fâcheuses nouvelles, mais qu'ils avaient su qu'il s'était absenté, et que la perte d'un galion sur lequel il avait tous ses effets, sans en avoir pu rien sauver, l'avait réduit à fuir des créanciers qui le cherchaient pour le faire mettre en prison; que les choses étant en cet état, ils ne voyaient guère de remède aux maux du pauvre Mendez; qu'il était entre les mains de Meluza, le plus renommé et le plus intéressé de tous les corsaires, et que, si je suivais leur conseil et celui de mes parents, je songerais à prendre un autre parti. J'avais écouté jusque-là ces funestes nouvelles si transie, que je n'avais pu les interrompre que par de profonds soupirs; mais quand il m'eut dit qu'il fallait penser à un autre parti, j'éclatai et fis des cris et des regrets si pitoyables, que je touchai de compassion mon père, ma mère et ces bons religieux.

»L'on m'emporta dans ma chambre, comme une fille plus près de la mort que de la vie; l'on envoya quérir Doña Henriette, et ce ne fut pas sans douleur qu'elle me vit si malheureuse et si affligée. Je tombai dans une mélancolie inconcevable; je me tourmentais nuit et jour, rien n'était capable de m'ôter le souvenir de mon cher Mendez.

»Le marquis de Los-Rios ayant appris ce qui se passait, conçut de si fortes espérances, qu'il se trouva bientôt en état de venir demander à mon père, de même à moi, l'effet des paroles que nous lui avions données. Je voulus lui faire entendre que la mienne n'était point dégagée à l'égard de Mendez, qu'il était malheureux, mais que je ne lui étais pas moins promise. Il m'écouta sans se laisser persuader, et me dit que j'avais autant d'envie de me perdre que les autres en ont de se sauver; que c'était moins son intérêt que le mien qui le faisait agir. Et ravi d'avoir un prétexte qui lui semblait plausible, il pressa mon père avec tant de chaleur, qu'il consentit à tout ce qu'il souhaitait.

»Je ne puis vous représenter, Madame, dans quelle douleur j'étais abîmée. Qu'est devenue, Seigneur, disais-je au marquis, cette scrupuleuse délicatesse qui vous empêchait de vouloir mon cœur d'une autre main que de la mienne? Si vous me laissiez au moins le loisir d'oublier Mendez, peut-être que son absence et ses disgrâces me le rendraient indifférent; mais dans le temps où je suis, tout occupée du cruel accident qui me l'arrache, vous ajoutez de nouvelles peines à celles que j'ai déjà, et vous croyez qu'avec ma main je pourrais vous donner ma tendresse!

«Je ne sais ce que je crois, me disait-il, ni ce que j'espère, je sais bien que ma complaisance a pensé me coûter la vie; que si vous n'êtes point destinée pour moi, un autre vous possédera; que Mendez, par l'état de sa fortune, n'y doit plus prétendre, et qu'enfin, puisque l'on veut vous rétablir, vous avez bien de la dureté de refuser que ce soit avec moi. Vous n'ignorez pas ce que j'ai fait jusqu'ici pour vous plaire, mon procédé vous doit être caution de mes sentiments; et qui vous répondra d'un autre cœur fait comme le mien?»

»Les jours se passaient ainsi dans les disputes, dans les prières et dans une affliction continuelle.

»Le marquis faisait bien plus de progrès sur l'esprit de mon père que sur le mien. Enfin, ma mère m'ayant envoyé quérir un jour, elle me dit qu'il n'y avait plus à balancer, et que mon père voulait absolument que j'obéisse à ses ordres. Ce que je pus dire pour m'en dispenser, mes larmes, mes remontrances, ma douleur, mes peines, tout cela fut inutile et ne m'attira que des duretés.

»L'on prépara toutes les choses nécessaires à mon mariage, le marquis voulut que tout eût un air de magnificence convenable à sa qualité; il m'envoya une cassette pleine de bijoux et pour cent mille livres de pierreries. Le jour fatal pour notre hymen fut arrêté. Me voyant réduite dans cette extrémité, je pris une résolution qui vous surprendra, Madame, et qui marque une grande passion. J'allai chez Doña Henriette, cette amie m'avait toujours été fidèle, et je me jetai à ses pieds; je la surpris par une action si extraordinaire. «Ma chère Henriette, lui dis-je, fondant en larmes, il n'y a plus de remèdes à mes maux, si vous n'avez pitié de moi; ne m'abandonnez pas, je vous en conjure, dans le triste état où je suis; c'est demain que l'on veut que j'épouse le marquis de Los-Rios. Il n'est plus possible que je l'évite. Si l'amitié que vous m'avez promise est à toute épreuve et vous rend capable d'une résolution généreuse, vous ne me refuserez point de suivre ma fortune et de venir avec moi à Alger payer la rançon de Mendez, et le tirer du cruel esclavage où il est. Vous me voyez à vos genoux, continuai-je en les embrassant (car quelques efforts qu'elle eût pu faire, je n'avais pas voulu me lever), je ne les quitterai point que vous ne m'ayez donné votre parole de faire ce que je souhaite.» Elle me témoigna tant de peine de me voir à ses pieds, que je me levai pour l'obliger à me répondre. Aussitôt, elle m'embrassa avec de grands témoignages de tendresse. «Je ne vous refuserai jamais rien, ma chère Marianne, me dit-elle, fût-ce ma propre vie; mais vous allez vous perdre et me perdre avec vous. Comment deux filles pourront-elles exécuter ce que vous projetez? Votre âge, notre sexe et votre beauté nous exposeront à des aventures dont la seule imagination me fait frémir. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que nous allons combler nos familles de honte; or si vous y aviez fait de sérieuses réflexions, il n'est pas possible que vous pussiez vous y résoudre. – Ah! barbare, m'écriai-je, plus barbare que celui qui retient mon amant, vous m'abandonnez; mais bien que je sois seule, je ne laisserai pas de prendre mon parti; aussi bien, le secours que vous pourriez me donner ne me pourrait être fort utile: restez, restez, j'y consens, il est juste que j'aille sans aucune consolation affronter tout le péril; j'avoue même qu'une telle démarche ne convient qu'à une fille désespérée.»

»Mes reproches et mes larmes émurent Henriette; elle me dit que mon intérêt l'avait obligée, autant que le sien propre, de me parler comme elle avait fait; mais qu'enfin, puisque je persistais dans mon premier sentiment et que rien ne pouvait m'en détourner, elle était résolue de ne me point abandonner; que si je l'en voulais croire, nous nous travestirions, qu'elle se chargeait d'avoir deux habits d'homme, et que c'était à moi de pourvoir à tout le reste. Je l'embrassai avec mille témoignages de reconnaissance et de tendresse.

»Je lui demandai ensuite si elle avait vu les pierreries que le marquis m'avait envoyées; je les porterai, lui dis-je, pour en payer la rançon de Mendez. Nous résolûmes de profiter de tous les moments, parce qu'il n'y en avait aucun à perdre, et nous ne manquâmes, ni l'une ni l'autre, à rien de ce que nous avions projeté.

»Jamais deux filles n'ont été mieux déguisées que nous le fûmes, sous l'habit de deux cavaliers. Nous partîmes cette même nuit et nous nous embarquâmes sans avoir trouvé le moindre obstacle; mais après quelques jours de navigation, nous fûmes surprises d'une tempête si violente, que nous crûmes qu'il n'y avait point de salut pour nous. Dans tout ce désordre et ce péril, je sentais bien moins de crainte pour moi que de douleur de n'avoir pu mettre mon cher Mendez en liberté, et d'avoir engagé Henriette dans ma mauvaise fortune. C'est moi, lui disais-je en l'embrassant, c'est moi, ma chère compagne, qui excite cet orage; si je n'étais pas sur la mer elle serait calme; mon malheur me suit en quelque lieu que j'aille, j'y entraîne tout ce que j'aime. Enfin, après avoir été un jour et deux nuits dans des alarmes continuelles, le temps changea et nous arrivâmes à Alger.

«J'étais si aise de me voir en état de délivrer Mendez, que je ne comptais pour rien tous les dangers que j'avais courus. Mais, ô Dieu! que devins-je en débarquant, lorsqu'après toute la perquisition que l'on put faire, je connus qu'il n'y avait point d'espérance de retrouver la cassette où j'avais mis tout ce que j'avais de plus précieux; je me sentis pressée d'une si violente douleur que je pensai expirer avant de sortir du vaisseau. Sans doute cette cassette, qui était petite et dont je pris peu de soin pendant la tempête, tomba dans la mer ou fut volée; lequel que ce soit des deux, je fis une perte considérable, et il ne me restait plus que deux mille pistoles de pierreries que j'avais gardées à tout événement et que je portais sur moi.

28

Les Velasco, ducs de Frias.

29

Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, dit un de nos contemporains, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui; il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'a été portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui a fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.

Le célèbre Christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé des cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre. Ce n'est plus de la pierre, du bois enluminé: c'est une peau humaine (on le dit, du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux; les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraies ronces, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités, qu'on croirait qu'il ruisselle effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende, qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le Christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout. (Théophile Gautier, Voyage en Espagne, p. 50.)

30

Les historiens, entre autres Dunlope, attribuent la répression des troubles de Sicile, les uns au comte de San Estevan, les autres au marquis de Las-Navas. Il est facile de les mettre d'accord; ces deux titres appartenaient au même personnage, Don Francisco de Benavides de la Cueva Davila y Torella, neuvième comte de San Estevan del Puerto, marquis de Solera et de Las-Navas, comte de Concentaina et de Risco, capitaine général de Sardaigne, puis de Sicile et de Naples. Revenu en Espagne en 1696, il fut nommé conseiller d'État, cavallerizo mayor, puis mayordomo mayor; la même année, il se couvrit devant le Roi.

31

Le Roi d'Espagne n'était représenté à Messine que par le Stradico, dont la nomination lui était réservée. Toutes les affaires passaient par les mains des sénateurs élus par la noblesse et le peuple et les jurats qui représentaient les vingt métiers de la bourgeoisie. La ville avait des priviléges considérables qu'elle prétendait remonter au temps d'Arcadius; entre autres, elle déterminait ses impôts et exerçait une juridiction sans appel sur tout le territoire environnant. Restée fidèle au Roi d'Espagne lors de l'insurrection de 1647, elle avait obtenu à cette époque le monopole des soies de Sicile. Ce monopole souleva de telles plaintes, que le Roi Charles II se vit dans la nécessité de l'abolir. La ville de Messine, à son tour, envoya des députés porter ses plaintes à Madrid et eut l'étrange idée de demander pour eux le traitement accordé aux ambassadeurs des têtes couronnées. Charles II repoussa cette prétention et, de plus, il maintint sa décision première. Il en était résulté à Messine un sentiment d'irritation qu'étaient venus aggraver des démêlés avec le Stradico, Don Luis de Hojo. Ce personnage, usant de la politique habituelle aux Espagnols, mit la faction populaire des Merli aux prises avec la faction aristocratique des Malvezzi. Les Malvezzi, poussés à bout, appelèrent à leur aide la flotte française, qui, après avoir occupé quelque temps la ville, dut s'éloigner et abandonna ainsi Messine à la vengeance du Roi d'Espagne.

32

Madame d'Aulnoy exagère en cette circonstance les rigueurs de l'Espagne. L'amnistie accordée par le Roi fut respectée; mais, trois mois après l'entrée des troupes espagnoles à Messine, un complot ourdi dans le but de livrer la ville aux Turcs amena une répression infiniment plus violente que la première. Vingt habitants furent condamnés à mort, soixante aux galères, quarante au bannissement. Les biens des fugitifs furent confisqués et les priviléges de la ville modifiés, ainsi que le dit madame d'Aulnoy.

33

La situation des Vice-Rois en Espagne, il faut le dire, n'était pas facile. En Sicile, de même que dans les autres contrées soumises à la couronne d'Espagne, ils avaient à tenir compte de priviléges qui les arrêtaient à chaque pas. Les provinces, les villes, les corporations, le clergé, la noblesse, avaient les leurs et les défendaient opiniâtrément; il était impossible de leur faire entendre raison. Pour se maintenir pendant quelques années, les Vice-Rois étaient obligés de s'appuyer tour à tour sur Palerme contre Messine, ou sur Messine contre Palerme; de gagner à tout prix les magistrats influents et d'ajourner la solution des questions les plus délicates. Les fonctionnaires révocables leur étaient dévoués; ceux qui étaient inamovibles leur faisaient subir une opposition tracassière, attribuant toutes les mesures utiles à leur influence personnelle, tandis qu'ils imputaient les décisions impopulaires au mépris que l'on faisait de leurs conseils. Les deux partis en appelaient fréquemment au Conseil d'Italie, et la lutte qui avait commencé en Sicile se continuait à Madrid. Toujours acharnés contre leur ennemi, les Siciliens appuyaient leurs plaintes par des présents et des menaces, et ils finissaient ordinairement par obtenir une enquête dont le résultat était le rappel du Vice-Roi. (Weiss, t. I, p. 216.)

34

Cet usage est un vestige des mœurs arabes. Les pèlerins musulmans laissent de semblables témoignages de leur dévotion dans les lieux saints qu'ils visitent.

35

Ainsi que nous l'avons dit, les Basques ne laissaient pas le Roi amener des troupes étrangères dans leur pays et se chargeaient de le défendre eux-mêmes.

36

La marquise de Los-Rios est l'héroïne de l'histoire romanesque qu'on lira plus loin. Son nom est donc imaginaire; mais les détails que madame d'Aulnoy mentionne à l'occasion de sa rencontre avec cette dame sont parfaitement réels.

37

Le duc de Saint-Simon, lorsqu'il alla visiter la Reine douairière d'Espagne, fut frappé de l'aspect lugubre du deuil que portait la duchesse de Liñares. «Son habit m'effraya, dit-il; il était tout fait de veuve et ressemblait en tout à celui d'une religieuse.» (Mémoires, t. XVIII, p. 258.)

38

Ce monastère, le plus noble et le plus riche de l'Espagne, fut dévasté par l'armée française en 1811. Les tombeaux furent ouverts pour y chercher des trésors. Les squelettes et les linceuls jonchaient le pavé de l'église au moment du passage de Napoléon. (Mémoires du comte Miot de Melito, t. III, p. 22.)

39

Les Dames de Saint-Jacques se consolaient fort de leur claustration, si nous en jugeons par une bonne fortune scandaleuse que s'attribue le conseiller Bertault lors de son séjour à Burgos.

40

Madame d'Aulnoy entre par la suite dans beaucoup de détails sur ce mariage, et nous nous réservons de donner, à ce moment, les détails nécessaires sur ces familles.

41

Les Omodeï étaient issus d'une famille de jurisconsultes italiens. A ce double point de vue, ils ne semblaient pas en Espagne dignes des honneurs de la grandesse. Néanmoins, le marquis se couvrit devant le Roi le 20 mars 1679.

42

Les noms sont parfois tellement altérés dans le texte de madame d'Aulnoy, qu'ils en deviennent méconnaissables; nous les donnons alors tels quels.

43

Tel était bien, d'après la tradition, le sens du fuero de Sobrarbe. L'existence de ce fuero ne saurait être contestée en elle-même, car on en retrouve des fragments dans divers documents; mais ces fragments, en réalité, ne disent rien de semblable; néanmoins, personne ne révoquait en doute une tradition qui s'accordait parfaitement avec les sentiments et les idées des Aragonais. Nous voyons le secrétaire d'État, Antonio Perez, lors de ses démêlés avec Philippe II, s'appuyer sur cette donnée pour soulever les passions populaires et citer fort au hasard, mais sans rencontrer de contradicteur, la formule que madame d'Aulnoy répète et que tant d'autres ont répétée après elle.

44

Il nous faut ici relever une erreur.

De temps immémorial, les Ricoshombres possédaient des priviléges qui, selon l'expression de Don Alonzo III, les égalaient à des souverains. De là des luttes continuelles avec les Rois d'Aragon. Don Pedro II et Don Jayme-el-Conquistador, entre autres, s'efforcèrent de restreindre la puissance de leurs barons. Appuyés sur le clergé et les villes, ils l'emportèrent en diverses circonstances. Mais les barons prirent leur revanche et contraignirent le Roi Don Alonzo III à signer les deux chartes connues dans l'histoire d'Aragon sous le nom de Fueros de la Union. Ces chartes réduisaient à néant l'autorité royale, en donnant aux barons le droit de revendiquer leurs priviléges par la force des armes. Don Pedro IV, surnommé el Ceremonioso, el Cruel, et plus souvent encore el del Punyalete, renouvela la lutte et battit les barons à Epila en 1348. Il réunit ensuite les Cortès à Saragosse et déchira en leur présence les chartes de la Union avec son poignard. S'étant blessé à la main, il laissa couler son sang sur le parchemin, et prononça ces paroles restées célèbres: «Les chartes qui ont coûté tant de sang doivent être biffées avec le sang d'un Roi.» Cette particularité, bien qu'elle ne soit pas mentionnée dans les Mémoires du Roi, semble avérée, elle lui valut le surnom bizarre de el del Punyalete. Don Pedro IV ne modifia, du reste, en aucune façon la constitution du royaume d'Aragon.

45

Ces détails ne donnent qu'une idée vague des priviléges des Aragonais. Nous ne saurions les compléter en quelques lignes et nous nous réservons d'en parler plus loin. (Appendice B.)

46

L'Espagne entière était infestée de brigands organisés par bandes. Les environs de Madrid, entre autres, étaient parcourus par trois quadrilles de voleurs, qui arrêtaient souvent les courriers d'ambassade. Le désordre était tel qu'ils étaient aidés dans leur besogne par le régiment d'Aytona, qu'on fut obligé d'éloigner pour ce motif; le véritable repaire de ces brigands était la région montagneuse de la Catalogne et de l'Aragon. C'était là que se retiraient tous ceux qui avaient maille à partir avec la justice. Ils nommaient cet exil, dit l'historien Mello, Andar al Trabajo (aller au travail). Ils se divisaient en quadrilles ou escouades régulièrement organisés et commandés par des chefs déterminés. Ces chefs s'accoutumaient ainsi à la guerre de partisans, passaient ensuite dans les armées et y obtenaient souvent les grades les plus élevés. Leurs hommes portaient en bandouillère une courte arquebuse, point d'épée, point de chapeau, mais un bonnet dont la couleur indiquait l'escouade à laquelle ils appartenaient. Des espadrilles de corde à leurs pieds, une large cape de serge blanche sur leurs épaules, un pain et une gourde d'eau suspendus à leur ceinture complétaient leur équipement. Il y avait alors peu de Catalans qui, pour une cause ou pour une autre, n'eussent fait partie de ces escouades et n'eussent ainsi détroussé les voyageurs et les officiers du Roi. Nul n'y attachait la moindre honte; loin de là, au milieu des troubles qui agitaient la province, la sympathie des populations leur était acquise. Cette sympathie se retrouve dans la littérature du temps, et les héros du théâtre de Calderon sont, pour la plupart, des chefs de brigands.

La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle

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