Читать книгу Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein écrits par elle-même - Marie-Louise-Victoire marquise de La Rochejaquelein - Страница 5
CHAPITRE PREMIER.
ОглавлениеMa naissance.—Coalition du Poitou.—Mon mariage.—Ordre de rester à
Paris.—Époque qui précéda le 10 août 1792.
Je suis née à Versailles, le 25 octobre 1772, fille unique du marquis de Donnissan, gentilhomme d'honneur de Monsieur (aujourd'hui Louis XVIII). Ma mère, fille du duc de Civrac, était dame d'atours de madame Victoire: les bontés de cette princesse, j'ose presque dire son amitié, l'avaient rendue la protectrice de toute notre famille. J'ai l'honneur d'être sa filleule et celle du roi.
J'ai toujours été élevée dans le château de Versailles, jusqu'au 6 octobre 1789, époque où je partis dans la voiture de Mesdames qui suivaient le cortège du malheureux Louis XVI qu'on entraînait à Paris: elles obtinrent de s'arrêter à Bellevue, sous la garde des troupes parisiennes.
Les premiers malheurs de la révolution affectaient vivement ma mère, qui n'en prévoyait que trop les horribles suites. Elle pria madame Victoire de lui permettre d'aller passer quelque temps dans ses terres, en Médoc. Mon père obtint l'agrément de Mesdames, et nous partîmes à la fin d'octobre.
J'avais été destinée, dans mon enfance, à épouser M. le marquis de Lescure, né en octobre 1766. Il était fils d'une soeur de ma mère, morte en couches. Son père, mort en 1784, lui avait laissé 800,000 fr. de dettes, ce qui rompit mon mariage. La plus grande partie de sa fortune était alors entre les mains de la comtesse de Lescure, sa grand'mère. Les gens d'affaires l'engagèrent à répudier la succession de son père. Il eut la délicatesse, ainsi que la comtesse de Lescure, de répondre de tout; et ils mirent une telle économie dans leur dépense, qu'à l'âge de vingt-quatre ans, M. de Lescure n'avait plus que 200,000 fr. de dettes, et la certitude de 80,000 fr. de rente. Mes parens renouèrent un mariage que nous avions tous également désiré.
M. de Lescure était entré à l'École militaire à l'âge de treize ans, et en sortit à seize. Parmi les jeunes gens de son âge, il n'y en avait point de plus instruit, de plus vertueux, de plus parfait; il était en même temps si modeste, qu'il était comme honteux de son propre mérite, et s'étudiait à le cacher. Il était timide et gauche; au premier aspect, ses manières et sa toilette antique le rendaient peu agréable, quoiqu'il fût très-bien de taille et de figure. Il était né avec des passions fort vives: cependant, au milieu de l'exemple général, ayant sous les yeux un père très-dérangé dans ses moeurs, il avait une conduite parfaitement régulière. Sa grande dévotion le préservait de la contagion, et l'isolait au milieu de la cour et du monde. Il communiait tous les quinze jours. L'habitude de résister sans relâche à ses penchans et aux séductions extérieures, l'avait rendu sauvage; ses idées étaient arrêtées fortement dans son esprit, et quelquefois il s'y montrait attaché avec obstination. Cependant il était d'une douceur parfaite; jamais il n'a eu un mouvement de colère, pas même de brusquerie. Son humeur était toujours égale, et son sang-froid inaltérable. Il passait son temps à lire, à étudier, à méditer, par goût et non par vanité, car il ne cherchait pas à jouir de ce qu'il savait. J'en veux citer un exemple.
Un jour il était chez la duchesse de Civrac, notre grand'mère, et, suivant son habitude, au lieu de se mêler à la conversation, il avait pris un livre. Ma grand'mère lui en fit le reproche, lui disant que puisque le livre était si intéressant, il n'avait qu'à le lire tout haut. Il obéit. Au bout d'une demi-heure, quelqu'un s'étant approché de lui, s'écria: «Mais c'est de l'anglais! Comment ne le disiez-vous pas?» Il répondit d'un air déconcerté: «Ma bonne maman ne sait pas l'anglais; il fallait bien que je le lusse en français.»
Son père était au fond un excellent homme; il s'était malheureusement livré au libertinage et au jeu: il avait pour compagnon de ses débauches l'ancien gouverneur de son fils; mais celui-ci avait quelque chose de si grave et de si doux, qu'ils venaient lui avouer leurs fautes, chercher auprès de lui des conseils et des consolations. Malgré ce changement de rôle, il conserva toujours à son père un respectueux amour.
M. de Lescure vint chez mes parens au mois de juin 1791. Il était alors d'une coalition qui s'était formée en Poitou; elle était fort importante, et aurait pu disposer de trente mille hommes. Presque tous les gentilshommes du pays y étaient entrés, et l'on pouvait compter sur une grande partie des habitans de la province, comme la suite l'a bien prouvé. Il y avait deux régimens gagnés, dont l'un formait la garnison de La Rochelle, et l'autre était à Poitiers. A un jour donné, on devait supposer des ordres; les régimens se seraient réunis; et, de concert avec tous les gentilshommes, on aurait opéré une jonction avec une autre coalition qui devait s'emparer de la route de Lyon, et attendre les princes alors en Savoie. La fuite du roi et son arrestation déconcertèrent tous ces projets.
M. de Lescure, apprenant le départ du roi, nous quitta pour se rendre à son poste, et revint peu de jours après, parce que la noblesse du Poitou, voyant que le but de la coalition était manqué, prit le parti d'émigrer comme les autres. Cette résolution n'était pas calculée, car tous les gentilshommes s'étaient entendus entre eux pour cette coalition. Loin d'être persécutés dans leurs terres, beaucoup s'étaient faits commandans de la garde nationale dans leurs paroisses, et tous les jours les paysans venaient leur demander à s'armer contre les patriotes. Les princes connaissaient cet état de choses, et n'étaient pas d'avis que les Poitevins coalisés émigrassent; mais les jeunes gens voulurent absolument suivre le torrent. On leur représentait vivement qu'il fallait rester où l'on pouvait être utile, et qu'ayant le bonheur d'habiter une province fidèle, il ne fallait pas s'en éloigner: ils n'écoutaient rien, et ne voulurent pas même attendre le retour de deux personnes qui étaient allées prendre les ordres définitifs des princes. Ainsi toute cette coalition du Poitou fut dissoute. On émigra en foule; et ceux qui étaient d'un avis différent, se trouvèrent forcés d'imiter les autres. M. de Lescure partit de Gascogne avec le comte de Lorges, notre cousin-germain. Ils coururent des risques en sortant de France; on les arrêta aux frontières. Il fallut prendre pour guides des contrebandiers, et s'en aller à pied par des routes détournées.
M. de Lescure, le lendemain de son arrivée à Tournay, apprit que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie et touchait à son dernier moment. Il demanda aux chefs des émigrés la permission de revenir pour quelque temps en Poitou: elle lui fut accordée. Il arriva auprès de madame de Lescure; et voyant que son état donnait encore quelque espoir et pouvait se prolonger, il songea à rejoindre les émigrés; mais il voulut auparavant me revoir et passer vingt-quatre heures avec nous.
Lorsque M. de Lescure avait voulu émigrer, ma mère, afin de régler l'époque de mon mariage, avait consulté à ce sujet M. le comte de Mercy-Argentau, ancien ambassadeur d'Autriche en France, et qui était son ami. Il était dans la confiance du prince de Kaunitz, et connaissait mieux que personne les dispositions du cabinet de Vienne. Il répondit qu'il n'y avait aucun préparatif de guerre; que les puissances ne se détermineraient à ce parti que si elles y étaient forcées, et que M. de Lescure pouvait très-bien passer tout l'hiver en France. Il était déjà parti quand cette réponse y arriva.
Madame de Chastellux, ma tante, qui avait suivi Mesdames à Rome, avait envoyé la dispense du pape, nécessaire pour mon mariage: elle portait qu'il ne pourrait être célébré que par un prêtre qui eût refusé le serment, ou qui l'eût rétracté. Ce fut, je crois, la première fois que le pape fit connaître son opinion sur cette question. Plusieurs prêtres des environs, en l'apprenant, rétractèrent le serment qu'ils avaient prêté. Il se trouvait aussi que, par un fort grand hasard, nous avions dans notre paroisse un prêtre insermenté, l'abbé Queyriaux. Le nouvel évêque constitutionnel avait d'abord envoyé un autre curé; mais c'était un prêtre allemand qui, ne pouvant se faire entendre à des paysans du Médoc, se retira. La paroisse, se trouvant sans cure, en fit, demander un autre à l'évêque. Comme c'était un franc incrédule, qui n'attachait pas d'importance aux diversités d'opinions religieuses, il dit aux habitans d'engager l'ancien curé à retourner provisoirement dans sa paroisse. Il y était souvent insulté par les mauvais sujets; mais il supportait sa situation avec piété et courage.
Toutes ces circonstances, et plus encore les sentimens mutuels de M. de Lescure et les miens, avaient déterminé ma mère à conclure mon mariage. M. de Lescure apprit en arrivant que nos bans étaient publiés; il vit la lettre de M. de Mercy, et resta. Trois jours après, nous fûmes mariés; ce fut le 27 octobre. J'avais alors dix-neuf ans, et M. de Lescure en avait vingt-cinq. Il apprit, trois semaines après, que sa grand'mère avait eu une nouvelle attaque. Je me rendis auprès d'elle avec lui.
Elle passa deux mois entre la vie et la mort, des vomissemens continuels, de fréquentes rechutes d'apoplexie, et un cancer ouvert. Elle articulait à peine quelques mots pour prier Dieu et pour remercier des soins qu'on prenait d'elle. Jamais on n'a vu mourir avec un courage si angélique. Les titres étaient supprimés; on ne pouvait plus en graver sur son tombeau. Les paysans y firent écrire: CI GIT LA MÈRE DES PAUVRES. Cela valait bien les autres épitaphes.
M. de Lescure la regretta vivement. Onze ans avant sa mort, elle avait fait un testament tel que sa position d'alors le lui permettait. Il était chargé d'une grande quantité de legs. Si elle eût pu y songer, les dettes que son petit-fils avait à payer, les effets de la révolution sur sa fortune, auraient assurément changé ses intentions. Le testament manquait des formalités nécessaires, il n'était pas obligatoire: mais M. de Lescure s'y conforma avec scrupule de point en point; il ne voulut pas même que les domestiques qui depuis avaient bien mérité d'elle, et qui n'étaient pas compris sur le testament, se crussent oubliés; il leur fit à tous des dons au nom de sa grand'mère, comme si elle les eût ordonnés.
Au mois de février 1792, nous prîmes la résolution de partir pour émigrer. M. Bernard de Marigny nous accompagnait. C'était un parent et un ami de M. de Lescure; il était officier de marine et chevalier de Saint-Louis; il s'était distingué dans son état. C'était un fort bel homme, d'une taille élevée et d'une grande force de corps; il était gai, spirituel, loyal et brave. Jamais je n'ai vu personne aussi obligeant; il était toujours prêt à faire ce qui était agréable aux autres; au point que je me souviens que, comme il avait quelque connaissance de l'art vétérinaire, tous les paysans du canton venaient le chercher quand ils avaient des bestiaux malades. Il avait une extrême vivacité, et parfois se laissait entraîner à des emportemens qui ne le laissaient pas maître de lui-même. J'aurai si souvent occasion de parler de lui, que j'ai voulu le faire connaître. Il avait alors quarante-deux ans.
Nous arrivâmes à Paris. Quelques accidens survenus à ma voiture nous forcèrent de nous y arrêter pour plusieurs jours, avant de continuer notre route. Je ne pus être présentée au roi. Depuis que S.M. était à Paris, toutes les présentations avaient été suspendues.
J'allai aux Tuileries, chez madame la princesse de Lamballe; c'était la plus intime amie de ma mère. Elle me reçut comme si j'avais été sa fille. Le lendemain, M. de Lescure alla aux Tuileries. La reine daigna lui dire: «J'ai su que vous aviez amené Victorine; elle ne peut faire sa cour, mais je veux la voir; qu'elle se trouve demain à midi chez la princesse de Lamballe.»
M. de Lescure me rapporta cet ordre flatteur, et je me rendis chez madame la princesse de Lamballe. La reine arriva; elle m'embrassa. Nous entrâmes toutes les trois dans un cabinet. Après quelques mots pleins de bonté, S.M. me dit: «Et vous, Victorine, que comptez-vous faire? J'imagine bien que vous êtes venue ici pour émigrer.» Je répondis que c'était l'intention de M. de Lescure; mais qu'il resterait à Paris, s'il croyait pouvoir y être plus utile à S.M. Alors la reine réfléchit quelque temps, et me dit d'un ton fort sérieux: «C'est un bon sujet, il n'a pas d'ambition; qu'il reste.» Je répondis à la reine que ses ordres étaient des lois. Elle me parla ensuite de ses enfans. «Il y a longtemps que vous ne les avez vus. Venez demain, à six heures, chez madame de Tourzel; j'y mènerai ma fille.» Car alors elle trouvait de la consolation à soigner elle-même l'éducation de madame Royale, et madame de Tourzel n'était plus chargée, dans l'intérieur, que de M. le dauphin.
Après le départ de la reine, madame la princesse de Lamballe me témoigna combien elle jouissait de l'accueil que j'avais reçu. Je lui dis que j'en sentais tout le prix, et que certainement M. de Lescure resterait. Elle me recommanda le plus grand secret sur ce qui m'avait été dit.
Le lendemain, j'allai chez madame de Tourzel. La reine entra avec madame Royale. Elle vint à moi, et daigna me dire tout bas, en me serrant fortement la main: «Victorine, j'espère que vous resterez.» Je répondis que oui. Elle me serra de nouveau la main, alla causer avec mesdames de Lamballe et de Tourzel; et avec une attention et une bonté angéliques, elle éleva la voix, au milieu de la conversation, pour dire: «Victorine nous reste.» Depuis lors, M. de Lescure alla aux Tuileries tous les jours de cour, et chaque fois la reine daignait lui adresser la parole.
Cependant j'avoue que bientôt je ne fus plus tranquille. On émigrait en foule; on blâmait M. de Lescure de ne point partir; il me semblait que sa réputation en souffrirait, s'il ne suivait le mouvement général. En arrivant à Paris, il avait annoncé le dessein d'émigrer, et il se trouvait qu'il avait changé de résolution, précisément deux jours après le décret qui confisquait les biens des émigrés. Cette circonstance me semblait affreuse. Il recevait de nos amis et de nos parens les lettres les plus pressantes. Dans mon inquiétude, je priai madame de Lamballe de parler de nouveau à la reine. S.M. la chargea de me répéter mot pour mot sa réponse: «Je n'ai rien à dire de nouveau à M. de Lescure; c'est à lui de consulter sa conscience, son devoir, son honneur; mais il doit songer que les défenseurs du trône sont toujours à leur place, quand ils sont auprès du roi.» Alors je fus rassurée, bien certaine que les princes approuveraient ceux qui restaient pour défendre le roi. C'était la même cause, et ils étaient en relation continuelle.
Dès que M. de Lescure sut la réponse de la reine, il n'hésita pas. «Je serais vil à mes yeux, me dit-il, si je pouvais balancer un instant entre ma réputation et mon devoir. Je dois avant tout obéir au roi: peut-être aurai-je à en souffrir, mais du moins je n'aurai pas de reproches à me faire. J'estime trop les émigrés, pour ne pas croire que chacun d'eux se conduirait comme moi, s'il était à ma place. J'espère que je pourrai prouver que si je reste, ce n'est ni par crainte, ni par avarice, et que j'aurai à me battre ici autant qu'eux là-bas. Si je n'en ai pas l'occasion, si mes ordres restent inconnus du public, j'aurai sacrifié au roi jusqu'à l'honneur; mais je n'aurai fait que mon devoir.»
Deux mois après, M. de Calvimont Saint-Martial vint de Coblentz passer quelques jours à Paris. J'obtins la permission de faire dire par lui à mon oncle le duc de Lorges que M. de Lescure avait des ordres particuliers.
M. de Marigny voyant que M. de Lescure ne partait pas, et qu'il était sans cesse au château, lui dit que, sans demander aucune confidence, il l'estimait trop pour ne pas suivre son sort.
Nous répondîmes de lui à madame de Lamballe, et elle obtint qu'on lui donnât aussi l'ordre de rester: elle en chargea M. de Lescure; mais le secret le plus absolu était toujours recommandé, dans la crainte que des propos indiscrets ne donnassent de l'inquiétude à l'Assemblée nationale.
Nous habitions l'hôtel de Diesbach, rue des Saussayes. La vie que nous menions était fort retirée; je ne recevais personne à cause de ma jeunesse. M. de Lescure était souvent aux Tuileries: dès qu'il craignait quelque mouvement, il y passait la journée.
Au 20 juin je fus fort effrayée. J'allais chez madame la princesse de Lamballe; j'étais seule en voiture, et en deuil de cour à cause de la mort de l'impératrice, ce qui avait déjà exposé quelques personnes aux insultes du peuple. J'arrivai sur le Carrousel au milieu de la foule; mon cocher ne put avancer. Je voyais la populace désarmer et maltraiter les gardes du roi; les portes des Tuileries étaient fermées; on ne pouvait entrer: je pris le parti de me retirer sans avoir été remarquée.
Tout l'été se passa à peu près de même. M. de Lescure était toujours aux Tuileries, ou dans les lieux publics, même parmi le peuple, en se déguisant, pour mieux juger de la situation des esprits. Pour moi, je fuyais le monde; je n'allais guère que chez madame la princesse de Lamballe. Je voyais toutes ses inquiétudes, tous ses chagrins: jamais il n'y eut personne de plus courageusement dévoué à la reine. Elle avait fait le sacrifice de sa vie. Peu de temps avant le 10 août, elle me disait: «Plus le danger augmente, plus je me sens de force. Je suis prête à mourir; je ne crains rien.» Elle n'avait pas une pensée qui ne fût pour le roi et la reine. Son beau-père, M. le duc de Penthièvre, l'adorait; elle lui avait prodigué les plus tendres soins, et il mourut du chagrin qu'il ressentit de la fin cruelle de sa belle-fille.
Vers le 25 juillet, madame de Lamballe m'annonça que le baron de Vioménil, aujourd'hui maréchal de France, était arrivé de Coblentz, et qu'il devait commander les gentilshommes restés près du roi. Il entra chez elle au moment même: alors elle lui dit que M. de Lescure avait reçu des ordres, et le lui recommanda.
Le 29 juillet, mon père, ma mère et quelques autres personnes de ma famille, arrivèrent à Paris, fuyant le Médoc, à cause des scènes qui venaient de se passer à Bordeaux, où deux prêtres avaient été massacrés.
Nous fûmes témoins, le 8 août, d'une horrible aventure qui se passa dans la rue même que nous habitions. En face de notre hôtel logeait un prêtre qui faisait le commerce des cuirs. Il avait soulevé le peuple contre lui dans son quartier, en disant un jour «que les assignats feraient augmenter le prix des souliers, et que bientôt on les paierait 22 fr.» Depuis ce moment on l'accusait d'être accapareur. Il arriva une voiture de cuirs pour lui. Un homme de la garde nationale, une femme et quelques enfans arrêtèrent cette charrette, en criant: A la lanterne! Le prêtre descend pour les apaiser; il ne peut réussir. On veut à toute force conduire ces cuirs à la section qui était quelques portes plus haut: il y consent, et s'y rend aussi. Nous étions allés nous promener aux Champs-Élysées. En rentrant nous vîmes la rue pleine de monde; mais le tumulte n'était pas très-grand. A peine fûmes-nous dans l'hôtel, que les cris commencèrent. Le prêtre était à la section: le peuple voulait qu'on le livrât. Quelques administrateurs désiraient le sauver; d'autres s'y opposaient. Nous craignîmes que le désordre ne s'augmentât de plus en plus, et nous prîmes le parti d'abandonner l'hôtel. Nous descendîmes, et traversâmes la foule. A quelques pas plus loin on cassait les vitres d'un limonadier qu'on accusait d'aristocratie. Cependant on ne nous dit rien. Un instant après, le malheureux prêtre fut jeté par la fenêtre, et le peuple le mit en pièces.
Le 9 août, M. de Grémion, Suisse, officier de la garde constitutionnelle du roi, vint dans notre hôtel pour occuper un logement que M. Diesbach avait réservé. Il arriva le soir; et, par un heureux hasard, les voisins ne s'en aperçurent pas.
On commençait à dire qu'il y aurait du mouvement le lendemain. M. de Lescure s'apprêtait à aller passer la nuit au château, lorsqu'il vit arriver M. de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, major du régiment de Flandre, que le roi honorait d'une confiance particulière bien méritée par ses vertus. Il était resté à Paris par son ordre. «Il est inutile, dit-il, d'aller au château ce soir; j'en viens. Le roi sait positivement qu'on ne cherchera à l'attaquer que le 12. Il y aura du bruit cette nuit; on s'y attend; mais ce sera du côté de l'Arsenal. Le peuple veut y prendre de la poudre, et cinq mille hommes de la garde nationale sont commandés pour s'y opposer. Ainsi, ne vous inquiétez pas, quelque chose que vous entendiez. Le château est en sûreté: j'y retourne, uniquement parce que je soupe chez madame de Tourzel.»
Cet avis nous fit partager la sécurité que de perfides renseignemens avaient inspirée à la cour.