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CHAPITRE V.

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Table des matières

Retraite de l'armée d'Anjou.—Avantage remporté aux Aubiers par M. de

La Rochejaquelein.—L'armée d'Anjou répare ses pertes.—Massacres à

Bressuire.—Les républicains abandonnent la ville.—Arrivée de M. de La

Rochejaquelein à Clisson.

Nous nous établîmes tous les cinq dans deux petites chambres chez l'officier municipal. Il nous recommanda de ne pas nous montrer à la fenêtre, de ne pas descendre; en un mot de nous faire oublier le plus possible. Il est probable que cette précaution nous sauva la vie.

Nous apprîmes que M. Thomassin avait été arrêté quelques jours auparavant, et conduit au château de la Forêt.

Deux jours après, la troupe qui était à Bressuire partit pour aller attaquer les rebelles aux Aubiers. Deux mille cinq cents hommes défilèrent sous nos fenêtres, chantant en cour la Marseillaise pendant que le tambour battait. Je n'ai rien entendu de plus terrible et de plus imposant: ces hommes avaient l'air courageux et animé.

Le lendemain le bruit se répandit qu'on avait battu les brigands, et que M. de La Rochejaquelein était assiégé dans son château de la Durbellière. Nous passâmes une cruelle journée; mais sur le soir on vit tout-à-coup les braves de la veille arriver en désordre, criant: «Citoyens, au secours! les brigands nous suivent! illuminez! illuminez!» La frayeur était si grande, que le général Quétineau, qui commandait, ne put jamais établir une sentinelle à la porte de la ville. Nous commençâmes à espérer et à attendre les royalistes.

Henri, après nous avoir quittés, était arrivé à Saint-Aubin, chez, sa tante: son voyage avait été périlleux et pénible. Il laissa le chevalier de ***, et se dirigea, avec plusieurs jeunes gens des environs de Châtillon, du côté de l'armée des rebelles de l'Anjou: elle était alors vers Chollet et Chemillé. Il arriva pour être témoin d'une défaite qui fit reculer les insurgés jusqu'à Tiffauges. MM. de Bonchamps et d'Elbée, qui depuis quelques jours étaient à la tête de l'armée; Cathelineau, Stofflet et tous les autres chefs, s'accordèrent à lui dire que tout était perdu: on n'avait pas deux livres de poudre; l'armée allait se dissoudre. Henri, pénétré de douleur, s'en revint seul à Saint-Aubin. Il arriva le jour même où les bleus, sortis de Bressuire, étaient venus jusqu'aux Aubiers, et avaient dissipé un petit rassemblement qui avait voulu résister un instant. Il n'y avait encore aucun chef, aucun point de réunion dans ces cantons. Les paysans, dont les paroisses n'étaient pas occupées par les républicains, arboraient le drapeau blanc et s'en allaient joindre l'armée d'Anjou.

Henri ne supposait pas qu'il eût rien à faire. Les paysans, apprenant qu'il était arrivé, vinrent le trouver en foule, le suppliant de se mettre à leur tête; ils l'assurèrent que cela ranimerait tout le pays, et que le lendemain il aurait dix mille hommes à ses ordres. Il ne balança pas, et se déclara leur chef. Dans la nuit, les paroisses des Aubiers, de Nueil, de Saint-Aubin, des Échaubroignes, des Cerqueux, d'Izernay, etc., envoyèrent leurs hommes, et le nombre promis se trouva à peu près complet: mais les pauvres gens n'avaient pour armes que des bâtons, des faulx, des broches; il n'y avait pas en tout deux cents fusils, encore c'étaient de mauvais fusils de chasse. Henri, avait découvert soixante livres de poudre chez un maçon qui en avait fait emplète pour faire sauter des rochers: ce fut un trésor.

M. de La Rochejaquelein parut le matin à la tête des paysans, et leur dit ces propres paroles:«Mes amis, si mon père était ici, vous auriez confiance en lui. Pour moi, je ne suis qu'un enfant; mais par mon courage je me montrerai digne de vous commander. Si j'avance, suivez-moi; si je recule, tuez-moi; si je meurs, vengez-moi.» On lui répondit par de grandes acclamations.

Avant de partir il demanda à déjeuner; pendant que les paysans allaient chercher du pain blanc pour leur général, il prit un morceau de leur pain bis, et se mit à le manger de bon coeur avec eux. Cette simplicité, qui n'avait rien d'affecté, les toucha beaucoup sans qu'il s'en doutât.

Malgré tout leur zèle, ces braves gens étaient un peu effrayés: la plupart n'avaient pas vu le feu; d'autres venaient d'être témoins d'une défaite; presque tous se voyaient sans armes. Cependant la troupe arriva jusqu'aux Aubiers que les bleus occupaient depuis la veille. Les paysans se répandirent autour du village, marchant derrière les haies en silence. Henri, avec une douzaine de bons tireurs, se glissa dans un jardin assez près de l'endroit où étaient les républicains. Caché derrière la haie, il commença à tirer; les paysans lui approchaient à mesure des fusils chargés. Comme il était grand chasseur et fort adroit, presque tous ses coups portaient. Il en tira près de deux cents, ainsi qu'un garde-chasse qui était auprès de lui.

Les républicains, impatientés de perdre ainsi du monde, sans voir leurs ennemis, et sans être attaqués en ligne, firent un mouvement pour se mettre en bataille sur une hauteur qui se trouvait derrière eux. Henri profita du moment, et se mit à crier: «Mes amis, les voilà qui s'enfuient!» Les paysans se le persuadèrent. Aussitôt ils sautèrent de toutes parts par-dessus les haies, en criant: Vive le Roi! Les échos augmentaient le bruit. Les bleus, surpris d'une attaque si imprévue et si étrange, n'achevèrent pas leur mouvement et prirent la fuite en désordre, abandonnant deux petites pièces de canon, leur seule artillerie. Les Vendéens les poursuivirent jusqu'à une demi-lieue de Bressuire. Il y en eut soixante-dix de tués et beaucoup de blessés.

Telle était à peu près, et surtout dans les commencemens de la guerre, la manière de combattre des Vendéens. Toute la tactique consistait à se répandre en silence derrière les haies, tout autour de la troupe des bleus; on tirait ensuite des coups de fusil de tous côtés; et, à la moindre hésitation, au premier mouvement des républicains, on s'élançait sur eux avec de grands cris. Les paysans couraient d'abord sur les canons; les plus forts et les plus agiles étaient d'avance destinés à s'emparer promptement de l'artillerie, pour l'empêcher de faire du mal, comme ils disaient entre eux. Ils se criaient l'un à l'autre: «Tu es le plus fort, saute à cheval sur le canon.» Dans ces attaques, les chefs s'élançaient toujours les premiers; cela était essentiel pour donner du courage aux soldats qui étaient souvent un peu intimidés au commencement de l'action.

Cette manière de faire la guerre paraîtra sans doute singulière; mais elle est appropriée au pays. D'ailleurs il faut songer que les soldats ne savaient pas faire l'exercice, et qu'à peine distinguaient-ils leur main droite de leur main gauche. Les officiers n'étaient guère plus habiles. Les commandans et les généraux n'avaient aucune pratique de l'art militaire; c'étaient des jeunes gens, des séminaristes, des bourgeois, des paysans. Cependant ce sont eux qui, d'abord avec leur courage et leur enthousiasme, puis avec des talens qu'une prompte expérience développa, firent trembler la république, conquirent une partie de la France, obtinrent une honorable paix, et défendirent leur cause avec plus de succès et de gloire que toutes les puissances coalisées.

Quelques détails feront mieux connaître les succès des Vendéens. Il y avait toujours une prodigieuse différence entre leur perte et celle des républicains. Les paysans, dispersés derrière les haies, n'offraient jamais un front où le feu des ennemis pût faire un grand ravage. Les troupes de ligne tiraient, sans viser, à hauteur d'homme, suivant leur habitude; les paysans ajustaient et perdaient peu de coups: aussi tombait-il habituellement au moins cinq hommes d'un côté, tandis que de l'autre on en perdait un seul. Lorsque les bleus étaient rangés sur un terrain un peu plus découvert, les paysans se hâtaient encore plus de les ébranler, en s'élançant vivement sur eux. Leur premier effort se dirigeait toujours sur les canons. Sitôt que la lumière leur annonçait une décharge, ils se jetaient à terre pour l'éviter, se relevaient aussitôt, couraient en avant pendant qu'on rechargeait les pièces, se baissaient encore pendant l'explosion, et, de cette façon, ils arrivaient sur la batterie et attaquaient les canonniers corps à corps.

Les défaites étaient terribles pour les républicains. Quand ils fuyaient dispersés, ils s'égaraient dans le labyrinthe des chemins du Bocage, où rien ne pouvait diriger leur retraite; ils tombaient par petits détachemens entre les mains des paysans; ils se trouvaient, sans le savoir, auprès d'un village, sans pouvoir résister aux habitans. Lorsque nos gens, au contraire, n'avaient pas réussi à ébranler la colonne ennemie, et qu'elle parvenait à les repousser, ils se dissipaient sans qu'on pût les atteindre. Ils sautaient les haies, prenaient de petits sentiers détournés, et retournaient chez, eux dans l'espoir de se réunir encore deux ou trois jours après, et d'être plus heureux. Ils ne se décourageaient pas, et répétaient en s'en allant: «Vive le roi! quand même.»

Mais la grande et principale cause des premiers succès de la Vendée, c'étaient le courage et le dévouement des royalistes. Les troupes républicaines furent d'abord composées de volontaires, nouveaux dans le métier des armes, de gardes nationales étrangères aux habitudes militaires. L'enthousiasme ne suppléait pas à l'habileté et à l'expérience, comme parmi nos braves paysans. Ce n'étaient pas leur propre volonté, ni le désir de défendre leur religion, leurs enfans et leurs chefs, qui avaient rassemblé les soldats de la république; des réquisitions et des mesures de terreur avaient formé à la hâte des bataillons qui se battaient souvent avec répugnance. Leurs généraux inhabiles étaient sans cesse contrariés par des administrateurs ou des commissaires. On les destituait sans motifs, comme on les avait nommés sans mérite. L'absurdité et l'ineptie présidaient à tous leurs conseils, autant que l'injustice et la cruauté.

Après le combat des Aubiers, nous comptions que les rebelles allaient poursuivre leurs succès, et arriver à Bressuire; mais Henri songea qu'avant tout il fallait tirer l'armée d'Anjou de la position désespérée où il l'avait laissée. Il courut toute la nuit pour aller retrouver MM. de Bonchamps, d'Elbée, Cathelineau, etc. Il leur fit amener les canons et les munitions dont il s'était emparé, et leur conduisit aussi des renforts. Les paroisses d'Anjou commencèrent à se rassembler et à reprendre une nouvelle ardeur. L'armée se reforma, attaqua les bleus, les battit partout. Chollet, Chemillé, Vihiers, tout le pays qu'on avait abandonné, furent repris sans éprouver beaucoup de pertes. M. de Bonchamps fut légèrement blessé dans une de ces affaires.

Dans les jours qui suivirent la déroute des Aubiers, l'agitation et l'inquiétude continuèrent à régner dans Bressuire et dans la troupe républicaine. Quatre cents Marseillais arrivèrent pour la renforcer. Ils commencèrent à crier qu'avant tout il fallait massacrer les prisonniers. Ils se portèrent à la prison; et, malgré les ordres du général Quétineau et la résistance de toutes les autorités, ils saisirent onze malheureux paysans qu'on avait pris dans leurs lits quelques jours auparavant, parce qu'on leur soupçonnait des intelligences avec les rebelles. Ces pauvres gens passèrent sous nos fenêtres; on les conduisit hors de la ville; on fit ranger l'armée en bataille. Le commandant des Marseillais demanda si quelques personnes de bonne volonté désiraient se joindre à ses soldats pour cette exécution: elle faisait horreur à tous les habitans du pays; mais quelques gens de Saint-Jean-d'Angély se réunirent aux Marseillais. Le maire de Bressuire essaya encore de défendre les victimes: on le saisit et on l'emporta. Les paysans furent hachés à coups de sabres; ils reçurent la mort à genoux, priant Dieu, et répétant: Vive le roi[4]!

[Note 4: Quant aux prisonniers de la Forêt, on les emmena à Niort par Parthenay quelques jours après, de-là ils furent conduits à Angoulême où aucun n'a péri. Après une détention de vingt-deux mois, M. Thomassin revint me trouver. Il resta chez moi jusqu'à sa mort, arrivée en 1804. Son esprit s'était tout-à-fait dérangé.]

Nous attendions une mort semblable; il paraissait impossible de l'éviter: mais heureusement les Marseillais ignoraient notre réclusion, et les patriotes de Bressuire et du pays n'étaient pas capables de la leur apprendre; malgré la différence d'opinions, ils avaient pour nous de l'estime et de l'attachement. Notre hôte était rempli de zèle et d'inquiétude sur notre sort. Deux ou trois jours après, il nous amena un nommé Lassalle, commissaire du département: c'était un jeune homme fat et bavard; il nous montra de l'intérêt dans ses paroles; il nous dit que la guerre avait rendu nécessaire l'arrestation des nobles; que ce n'était pas lui qui avait voulu nous appliquer cette mesure; que cependant il eût été singulier de voir en liberté des personnes naturellement suspectes; qu'au reste la guerre allait finir; qu'on allait raser les haies et les bois, décimer les habitans, envoyer le reste dans l'intérieur de la France, et repeupler le pays avec des colonies patriotes. «Il est fâcheux, disait-il, d'en venir à ce parti; mais on y est forcé par le fanatisme des paysans, qui, du reste, sont de braves gens, car jamais, dans ce pays, aucun métayer n'a trompé son maître[5]. C'est un fils de M. de La Rochejaquelein qui les commandait aux Aubiers. Vous le connaissez, demanda-t-il à M. de Lescure?—Oui.—Il est même votre parent?—Cela est vrai.» Je tremblais de frayeur pendant ce dialogue; mais l'air simple et le sang-froid de M. de Lescure ne laissèrent rien soupçonner à Lassalle; d'ailleurs il arrivait de Niort, et ne savait pas que Henri eût habité Clisson. La ville et l'armée étaient tellement préoccupées par la frayeur, que personne ne songeait à nous. La confusion, qui régnait dans toutes les démarches et dans tous les esprits, nous sauva comme par miracle. A chaque instant il arrivait des troupes. Quelquefois des terreurs paniques saisissaient tous les habitans: c'étaient là nos momens de jouissance. Nous espérions alors que la ville allait être prise, et nous écartions l'idée du danger que nous ferait courir l'attaque. M. de Lescure n'avait pas d'autre idée que cette délivrance; il l'attendait pour se joindre à l'armée royaliste, et voulait même prévenir ce moment en s'échappant de Bressuire. Il ne supportait pas la pensée de ne pouvoir combattre; et assurément, si l'on nous eût transférés à Niort, comme on en parlait, il se serait fait tuer plutôt que d'être ainsi emmené, et de perdre l'espoir qu'il avait dans la promesse de Henri.

[Note 5: Éloge mérité, aveu remarquable dans la bouche u'un ennemi! Encore aujourd'hui, les fédérés propriétaires sont, sûrs de n'être pas trompés par leurs métayers, qui se sont-pourtant battus contre eux à chaque guerre.]

Ce fut pendant cette crise que nous vîmes arriver l'abbé Desessarts. Il avait été compromis à Poitiers, par la découverte d'une correspondance avec un émigré. Le représentant du peuple lui donna à choisir entre la mort ou l'enrôlement dans un bataillon. Il revêtit l'uniforme, et fut envoyé à Bressuire. Il venait nous voir secrètement, et se concertait avec mon mari sur les moyens d'aller rejoindre les Vendéens. Nous les décidâmes pourtant à ne hasarder ainsi leur vie et la nôtre, que si on nous transférait à Niort.

Toutes les nuits il y avait de nouvelles arrestations dans la ville. Les bourgeois suspectés d'aristocratie, les patriotes douteux, étaient emprisonnés. On ne tarda guère à faire subir le même sort au généreux maire qui s'était opposé au massacre. Au milieu de cette rigueur toujours croissante, la Providence continuait à nous préserver. Pendant que chaque jour contribuait à augmenter nos craintes, une nouvelle circonstance vint surtout les redoubler. Ma mère reçut, par la poste, une lettre d'un prêtre émigré en Espagne; il lui mandait, d'une manière mal déguisée, que la guerre venait d'être déclarée, que la contre-révolution était infaillible, et qu'elle devait être contente. Le lendemain, on commença à ouvrir nos lettres et à nous les remettre décachetées. Nous tremblions d'en voir arriver de semblables à celle de ce prêtre, et nous n'étions pas même bien assurés que celle-là n'eût pas été lue.

Cependant on continuait à faire des efforts pour le recrutement dans les paroisses qui ne s'étaient pas encore soulevées; loin de réussir, on ne faisait qu'augmenter le nombre des révoltés. Les paysans étaient inébranlables dans leur résolution à cet égard; rien ne pouvait les obliger à se soumettre au tirage. Je citerai deux exemples qui eurent lieu pendant les derniers momens de notre séjour à Bressuire.

La petite paroisse de Beaulieu fut avertie du jour où l'on devait faire, le tirage. La troupe s'y rendit et n'y trouva pas un homme: il n'y avait plus que des femmes dans le village. On leur signifia que, si le lendemain les hommes n'étaient pas rentrés, on viendrait y mettre le feu. Le lendemain on y retourna: les maisons étaient désertes; on ne vit ni femmes ni enfans: tout le village fut brûlé. Après cette terrible exécution, on somma de la même manière la paroisse de Saint-Sauveur. Malgré l'exemple de Beaulieu, tous les habitans disparurent. Le maire seul resta avec quelques femmes, pour tâcher de sauver le village. On l'arrêta, et on allait mettre le feu, quand on apprit, que les royalistes étaient près de Bressuire.

Le 1er mai 1793, la rumeur et le désordre s'accrurent dans la ville; le bruit se répandit que les brigands étaient venus attaquer Argenton-le-Château. Le soir, on sut qu'ils avaient réussi et qu'ils se dirigeaient sur Bressuire dont ils n'étaient pas éloignés de trois lieues. On mit toutes les troupes sous les armes; mais elles étaient frappées de terreur: jamais le général Quétineau ne put obtenir que la cavalerie fit une reconnaissance. Quelques cavaliers s'avancèrent un peu, et revinrent précipitamment, disant qu'ils avaient vu de loin une colonne ennemie. Quétineau se porta de ce côté: c'était un paysan qui labourait son champ avec huit boeufs.

La nuit se passa ainsi, la frayeur des républicains s'accroissant de moment en moment. La crainte d'être massacrés ou emmenés, nous tenait dans des transes continuelles; enfin, au point du jour, les troupes commencèrent à défiler sans bruit. Le général Quétineau, voyant les dispositions de ses soldats, s'était déterminé à faire sa retraite sur Thouars. Il avait cinq mille hommes; mais il ne pouvait compter sur eux pour défendre Bressuire, dont la vieille enceinte tombait en ruine. Le château est dans une assez belle position; mais il était aussi fort dégradé; depuis que Duguesclin l'avait emporté d'assaut sur les Anglais, il n'avait pas été réparé.

Cette retraite ne se fit pas avec ordre. Pour qu'elle ne fût pas retardée par les bagages, Quétineau ordonna à chaque soldat de prendre quatre boulets dans son sac. Cela était inexécutable; aussi presque tout fut-il laissé à Bressuire. On avait d'abord oublié la caisse militaire; on envoya un détachement pour la chercher. On oublia aussi presque tous les drapeaux. Un grand nombre de Marseillais désertèrent. La plus grande partie des habitans suivit le général Quétineau ou se dirigea sur les villes voisines.

Pendant toute cette retraite, nous attendions notre sort; nous ne pouvions croire qu'on nous oubliât complètement. Nous avions fermé nos volets. Chaque fois que nous apercevions une compagnie faire halte devant la porte, nous imaginions qu'on allait nous prendre. Enfin peu à peu la ville resta comme déserte sans qu'on songeât à nous, et nous restâmes libres.

Notre hôte vint alors nous prier de lui donner asile à Clisson; il craignait que la ville ne fût mise à feu et à sang par les royalistes, pour venger le massacre des prisonniers, qui deux fois avaient été égorgés à Bressuire, au mois de septembre 1792, et puis dernièrement par les Marseillais. Il dit à M. de Lescure que les brigands aimaient les nobles et respectaient leurs châteaux. Beaucoup d'autres habitans de la ville nous firent la même demande. M. de Lescure répondit qu'il verrait avec plaisir tous ceux qui viendraient chez lui; mais qu'il ne concevait pas l'avantage qu'on pouvait espérer en choisissant cette retraite. Il envoya à Clisson pour qu'on amenât des charrettes, afin d'y charger les effets des personnes à qui il accordait l'hospitalité.

A onze heures, nous fûmes avertis que la ville était enfin complètement évacuée et presque abandonnée: nous descendîmes; nous traversâmes les rues; on n'y voyait plus que quelques femmes qui se lamentaient. Quand nous eûmes passé la porte, M. de Lescure et moi prîmes notre course par des sentiers détournés; laissant derrière nous mes parens qui marchaient plus doucement, nous arrivâmes seuls à Clisson. On ne pouvait concevoir notre délivrance; personne ne pouvait en croire ses yeux. Nous retrouvâmes à Clisson MM. Desessarts, d'Auzon, ma tante l'abbesse, etc. L'abbé Desessarts, qui n'avait jamais été que tonsuré, et s'est toujours appelé depuis le Chevalier, était parvenu à déserter; il vint nous rejoindre le même jour. Le château se remplit aussi des fugitifs de Bressuire.

Vers le milieu du jour, on répandit la nouvelle que les royalistes avaient changé de direction, et ne marchaient plus sur Bressuire. M. de Lescure se décida sur-le-champ. Il envoya avertir dans les paroisses voisines, donna un lieu de rendez-vous aux paysans, et leur fit dire qu'ils y trouveraient des chefs. De son côte, il se détermina à partir, quand il serait quatre heures, pour Châtillon, afin d'y prendre de la poudre et quelque renfort, et amener ces secours au lieu du rendez-vous, assez tôt pour pouvoir occuper Bressuire avant que les bleus y revinssent.

Nous commençâmes à faire tous les préparatifs. M. de Lescure n'avait communiqué ses projets qu'à M. de Marigny, au chevalier Desessarts et à moi. Mes parens avaient bien les mêmes sentimens que nous, mais non pas la même ardeur de jeunesse. Nous nous cachâmes d'eux; nous redoutions les réflexions et les conseils raisonnables; nous nous enfermâmes tous les quatre dans une chambre, au milieu d'un château rempli de patriotes réfugiés. Les messieurs se mirent à apprêter des armes, et moi je faisais des cocardes blanches.

Sur les quatre heures, M. de Lescure vint dire à ma mère que toutes les dispositions étaient faites pour que les femmes partissent escortées et se rendissent à Châtillon. Elle demanda: «Mais si les patriotes reviennent à Bressuire, qu'allons-nous devenir?—Demain, au point du jour, dit M. de Lescure, je serai maître de Bressuire. Quarante paroisses se révoltent cette nuit par mes ordres.» Ma mère se trouva mal, en s'écriant: «Nous sommes perdus!» Elle lui représenta qu'il n'avait pas calculé cette démarche avec prudence et sang-froid; qu'il ignorait la position des armées royalistes et républicaines; que probablement on allait arriver de Parthenay pour nous arrêter; que les paroisses se soulèveraient sans doute, mais sans apparence de succès, si elles étaient livrées à elles-mêmes. M. de Lescure n'écouta point ces observations; il avait trop souffert de rester détenu et oisif, et d'avoir différé à se jeter dans la révolte, à cause de nos premières instances. Il avait vu la frayeur des troupes républicaines; elle lui donnait de l'espoir. Il se croyait certain de pouvoir mettre sa famille en sûreté, et ne pensait pas l'exposer à tant de dangers. Si, pour entreprendre une insurrection, on calculait les espérances de succès, jamais on ne la commencerait; quand une fois elle est entamée, il faut bien la soutenir. La raison et le courage portent à continuer une résistance devenue nécessaire; mais ce n'est qu'avec une audace irréfléchie, un dévouement entier à ses opinions, un enthousiasme d'autant plus noble qu'il est plus aveugle, que l'on commence de telles entreprises.

MM. de Lescure et de Marigny partirent, montés sur d'excellens chevaux. A peine étaient-ils sortis; que je vis arriver un patriote de Bressuire, qui se glissait tout tremblant dans le château, en répétant: «Ils y sont! ils y sont!—Quoi? lui dis-je.—Les brigands sont à Bressuire» repartit-il. Je le laissai s'affliger avec les autres gens de la ville, et je fis courir tout de suite après M. de Lescure. Il revint au bout d'un quart-d'heure, et me trouva causant avec tous les patriotes effrayés. Au moment même, un des métayers qui était allé chercher leurs meubles, arriva de Bressuire et conta que les brigands avaient pris ses boeufs, et qu'apprenant qu'ils étaient à M. de Lescure, ils avaient dit qu'ils les rendraient sur un billet de sa main. «Je vois que vous aviez raison, dit en souriant M. de Lescure aux gens de Bressuire, il paraît que les brigands aiment les nobles. Je vais aller chercher mes boeufs, et sauver vos effets: restez ici sans inquiétude.»

Après ce second départ, moins inquiétant que le premier, je songeais, ne connaissant pas encore l'extrême bonté des insurgés, que s'il en arrivait sans que M. de La Rochejaquelein fût à leur tête, il se pourrait bien qu'ils fussent mécontens de trouver le château rempli de patriotes. Pour éviter tout accident, j'engageai d'abord tous ces réfugiés à quitter leur cocarde, leur disant qu'il fallait ne prendre le signe d'aucune opinion, puisque nous ne voulions pas nous défendre. Ensuite je les plaçai tous dans une aile du château, en les engageant à s'y tenir tranquilles. Mon père et ma mère étaient auprès de ma tante qui était malade. J'avais ordonné à tous mes gens de ne pas sortir; je craignais qu'ils ne fissent quelque imprudence; de façon que j'étais seule dans la cour, par agitation plutôt que par courage. Au bout de quelques minutes j'entendis le galop de plusieurs chevaux, et des cris de vive le roi. C'était M. de Lescure et M. de Marigny qui revenaient avec Henri de La Rochejaquelein: ils l'avaient trouvé en chemin avec trois autres cavaliers. A ce cri de vive le roi, tout le monde sortit du château. Henri se jeta dans nos bras, en pleurant et s'écriant: «Je vous ai donc délivrés!» Pendant cette joie et cette émotion, les patriotes de Bressuire ouvrirent doucement leurs portes, et virent, à leur grande surprise, que c'était nous et tous les gens de la maison qui répétions: Vive le roi! Ils se jetèrent à nos pieds. M. de Lescure conta toute leur histoire à Henri qui dit qu'en effet l'asile était bien choisi, et qu'ils avaient sagement fait de se mettre à l'abri des brigands dans leur propre château. Nous voulûmes ensuite qu'il embrassât quelques—unes des femmes, pour les réconcilier avec ces brigands qu'elles regardaient comme des espèces de monstres. Nous étions tous dans l'ivresse.

Henri nous donna quelques détails sur l'armée; il nous parla surtout de la valeur et de l'enthousiasme des paysans. Nous sûmes qu'il y avait plusieurs corps de rebelles commandés par des chefs différens; que presque tous avaient des succès, mais qu'il n'y avait point de relations habituelles entre eux; que M. de Charrette était un des principaux; qu'il venait de surprendre l'île de Noirmoutier. Nous lui demandâmes de quelle manière on se procurait des munitions. Il nous raconta comment, à l'attaque d'Argenton, chaque canon n'avait que trois coups à tirer; mais on y avait trouvé de la poudre; on avait alors douze gargousses par chaque pièce: jamais on n'avait été si riche. Ces détails, qui auraient dû paraître effrayans, nous comblaient de joie. Ma mère disait qu'il n'y avait pas à hésiter, et que le devoir de tout gentilhomme était de prendre les armes. Les traits de bravoure de tous ces paysans, que nous rapportait Henri, nous remplissaient d'admiration; moi surtout, je me livrais à l'espérance avec une vivacité d'enfant.

Henri nous présenta un jeune homme qui était venu avec lui, M. Forestier: c'était le fils d'un cordonnier de la Pommeraye-sur-Loire. Il avait été élevé parles soins de M. de Dommagné, et l'avait suivi depuis le commencement de l'insurrection; il était âgé de dix-sept ans et avait une figure charmante: il venait de finir ses études. Henri nous dit que c'était un des officiers de la cavalerie vendéenne, qu'il était d'une rare bravoure, et que les chefs et les soldats l'aimaient beaucoup.

M. de Lescure, Henri de La Rochejaquelein et M. Forestier repartirent bientôt après pour Bressuire. M. de Lescure était empressé d'aller se réunir aux généraux et faire connaissance avec eux. Il fut convenu que mon père, MM. de Marigny et Desessarts, iraient aussi le lendemain joindre l'armée; ma mère et moi, les femmes et les vieillards, devions en même temps quitter Clisson pour aller nous établir au château de la Boulaye, qui appartenait à M. d'Auzon: il était situé dans la paroisse de Mallièvre, entre les Herbiers et Châtillon, au centre du pays insurgé.

Mémoires de Mme la marquise de La Rochejaquelein écrits par elle-même

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