Читать книгу Friquet - Marthe Bertin - Страница 5
II
ОглавлениеL’herbe est très épaisse le long de la rivière, aux abords de Bréhémont; c’est là que s’arrêtent de préférence toutes les caravanes, bohémiens, saltimbanques ou vanniers qui vont, viennent et séjournent où bon leur semble, sans s’inquiéter du prix des hôtels.
Ils trouvent là gratis un air très pur, de l’eau bien claire et l’ombrage de quelques beaux arbres, serrés et touffus, au pied desquels dorment pêle-mêle les enfants et les chiens, et où sont attachés des ombres de chevaux et d’ânes à figure résignée, qui paissent en attendant le moment de se remettre en route.
Le jour baissait quand le petit marchand revint au campement.
Mme Pichard, sa tante, préparait le dîner.
M. Pichard fumait sa pipe, en surveillant du coin de l’œil la marmite de fonte posée sur deux grosses pierres, au-dessus d’un feu brillant dont les flammes couraient, montaient et se rabattaient à tous les caprices du vent.
Les petits Pichard, au nombre de cinq, hargneux et barbouillés, étaient disséminés autour de la voiture, l’un battant, l’autre battu, tous criant.
«A la fin arriveras-tu?» fit Mme Pichard, d’une voix peu harmonieuse, dès qu’elle aperçut son neveu.
C’était l’accueil que tous les enfants en général, et le neveu en particulier, recevaient le plus souvent au retour de leurs expéditions.
«Où sont les paniers?
— Vendus, répondit laconiquement le nouveau venu.
— Vendus? répéta M. Pichard, agréablement surpris et la main déjà tendue pour s’emparer de l’argent. Tous?... tu es resté en ville depuis ce matin?
— Non; on m’a acheté les deux derniers dans une maison, là-bas, de l’autre côté.
— Ah! ah!... fit M. Pichard en dressant l’oreille.
— Ils en veulent un autre, continua nonchalamment le neveu; je dois y retourner demain matin.
— C’est bon. J’irai moi-même, tu entends?»
Le petit n’osa rien répliquer; pourtant il lui en coûtait de ne pas retourner à la belle maison.
«J’irai quand même lui porter son bouquet,» se dit-il tout bas.
Mme Pichard allait et venait autour des deux grosses pierres, enveloppée d’un nuage parfumé d’oignons frits. La marmite avait fait place pour un temps à une petite poêle; et, au milieu d’un vacarme effrayant, la ménagère distribuait à doses égales et impartialement les ordres et les taloches aux jeunes Pichard, néophytes peu zélés, qu’elle initiait malgré eux aux mystères de la soupe à l’oignon.
Peu après, les chiens affamés, étant venus rôder aux abords du foyer, reçurent à leur tour une grande part des taloches et une toute petite part des restes du dîner; puis on les renvoya à leur poste, sous la voiture, où se passaient leurs veilles de la nuit.
Pendant que Mme Pichard remettait en ordre son bagage de cuisinière, M. Pichard ralluma sa pipe (c’était sa plus sérieuse occupation); puis, quand les petits furent endormis dans la voiture, il se leva et alla pousser une reconnaissance du côté où son neveu lui avait indiqué la belle maison.
Les petits étaient fatigués; ils avaient fait une longue route avant de s’arrêter à Bréhémont, et ils dormirent tard le lendemain matin.
Les oiseaux chantaient depuis longtemps dans les arbres quand ils s’éveillèrent et sautèrent pêle-mêle entre les deux brancards.
«Tiens, dit l’un d’eux en cherchant du regard autour de lui, Friquet est déjà parti! Il n’y gagnera rien; on n’est pas encore levé en ville.
— Oh! que si! répliqua un des plus grands, jeune homme plein d’expérience; il y a les cuisinières qui donnent les restes! partons...»
Mlle Pichard, l’aînée, prit le dernier Pichard entre ses bras, et les autres suivirent, chargés de paniers.
Quelques instants plus tard, dans les rues de Bréhémont, les passants, poursuivis par toute la bande et énervés par les accents lamentables et la monotonie de leur complainte:
«On est cinq enfants et pas de pain!» leur jetaient des sous en les priant de se taire et de s’en aller.
Friquet était parti le premier, en effet, et longtemps avant les autres; mais ce n’était pas, comme le croyait son cousin, pour aller mendier des restes auprès des cuisinières matinales.
Il avait suivi un sentier, tout au bord de l’eau, jusqu’à la lisière d’un petit bois, et là, dans la fraîcheur du matin, «parmi le thym et la rosée,» seul et rêveur, il écoutait le bourdonnement des mille petites bêtes qui dansaient autour de lui au milieu d’un rayon de soleil. Il répétait en lui-même ce que lui avait dit Thérèse.
Un bon garçon!... Mais il n’était pas méchant. Pas assez même! se disait-il, car il ne savait pas se défendre contre les attaques trop fréquentes des Pichard, qui tous, du plus grand au plus petit et de mille façons, abusaient justement de cette bonhomie pour faire de lui leur victime ordinaire.
Et n’était-il pas l’idole des chiens maigres, à qui il donnait souvent son pain en cachette?
Seulement la petite demoiselle n’en savait rien, et puis cela ne suffisait pas sans doute. Elle voulait dire autre chose par là...
Il soupira sans trop savoir pourquoi. Mais à quoi bon penser à des choses impossibles?
Il fallait bien vivre comme ses cousins et mendier avec eux, obéir à son oncle et rôder le soir autour des fermes...
Ce n’est pas ma faute! se répète-t-il, cherchant pour la première fois de sa vie une excuse à tous les méfaits qu’il avait commis jusque-là sans honte et sans remords; ce n’est pas ma faute! Elle l’a dit elle-même!. Il s’enfonce dans le bois rempli de fleurs sauvages et commence son bouquet.
Le soleil passe à travers toutes les branches et éclaire gaiement le sentier; au-dessus de sa tête les feuilles se frôlent avec un joli bruit; partout où il va, les petites bêtes semblent le suivre, tourbillonnant sans cesse entre ciel et terre.
Il s’arrête pour les regarder.
«Comme elles dansent! murmure-t-il émerveillé ; quand donc se reposent-elles?»
Jamais, jamais... Elles tournent, elles descendent, elles remontent, vite, vite! Leurs petites ailes semblent infatigables.
«Sont-elles drôles!» dit-il tout haut.
Il se met à rire, et, oubliant ses scrupules nouvellement éveillés, ses chagrins nés de la veille, le voilà qui fourrage à cœur joie dans les ronces, fredonnant entre ses dents une chanson inédite, et choisissant les fleurs les plus fraîches et les couleurs les plus vives.
Quand il en a cueilli autant que ses deux mains réunies peuvent en contenir, il pense qu’il est temps peut-être de revenir sur ses pas, et, jetant un regard de regret sur ce joli coin, il se remet en marche, escorté de son tourbillon de mouches d’or.
La retraite fut lente; le sentier était bordé de si bonnes petites fraises rouges! Et puis, si par hasard il y avait des nids de fauvettes dans ces taillis? Il fallait s’en assurer.
Et le temps passa tant et si bien, qu’il était midi quand il se trouva devant la petite porte par laquelle les enfants étaient sortis la veille.
Là il hésita un instant.
Les domestiques le recevaient si mal quand il sonnait!
Si la petite demoiselle était sur la terrasse, si elle l’apercevait, elle viendrait lui parler, et l’affaire s’arrangerait toute seule.
Il toussa discrètement; mais personne ne parut.
Il jeta une petite pierre contre la porte. Rien encore.
Alors, le cœur battant, il tira faiblement le cordon de la sonnette, et aussitôt regretta ce mouvement.
La sonnette avait un timbre éclatant et sonore, tous les échos d’alentour résonnèrent.
Friquet s’appuya au mur et attendit, très ému, les yeux fermés, derrière son bouquet.
Mais il les rouvrit bien vite. Sur la terrasse quelqu’un avait jeté un cri.
«Ah! c’est toi? attends.»
Et on avait couru à la porte.
C’était la jolie voix douce qu’il aimait tant... Et quel bonheur!
La bonne demoiselle était toute seule.
Les autres lui faisaient un peu peur, mais elle, pas du tout, quoiqu’elle fût la plus grande de tous.
Pourtant elle était devant lui depuis quelques secondes déjà, avec son sourire engageant, et il n’avait pas encore trouvé le courage de lui offrir ses fleurs.
Elle voulut l’aider, et, croyant qu’il cherchait à les vendre:
«Tu as là un joli bouquet,» dit-elle.
Le plus fort était fait, ou du moins il le pensa, et comme il n’entendait rien aux belles façons, il tendit le bouquet verselle et le lui mit dans les mains, en disant seulement d’une voix troublée:
«C’est pour vous!»
Elle devint toute rose de surprise et d’émotion.
«Pour moi? tu l’as cueilli pour me le donner?»
Il fit signe que oui; allait-elle se fâcher?
Oh! pas du tout; elle se pencha et l’embrassa sur le front, au milieu de la broussaille blonde.
«C’est très gentil, dit - elle lentement, comme si elle pensait à beaucoup de choses en parlant, et tu me fais grand plaisir.»
Il se sentit fier comme un roi, mais ne sut pas le dire; malgré tous ses efforts, il ne trouvait pas un mot dans sa tête, et d’ailleurs les plus belles phrases du monde n’auraient pu passer, tant il avait la gorge serrée et les lèvres sèches.
Elle le traitait en vieille connaissance, en protégé ; elle acceptait son bouquet, elle était contente de lui; il eut envie de pleurer. Pauvre Friquet! il était si peu habitué aux bonnes paroles, aux marques d’intérêt!
Tous les enfants le servaient à la fois.
Thérèse le regardait, et lui, se rappelant tout à coup ses aveux de la veille, baissa les yeux d’un air contrit.
Elle le plaignait parce qu’elle était bonne, mais elle se disait sans doute:
C’est un petit vagabond, un mauvais sujet. Il ne sait rien... que faire du mal partout où il passe, comme tous ces gens-là.
C’était vrai, hélas!
Pouvait-elle deviner le grand travail qui, depuis la veille, se faisait dans cette tête ébouriffée? Elle ne savait pas que, dans ce moment même, sans bien s’en rendre compte, car tout cela était très nouveau et très embrouillé dans sa petite cervelle, le mauvais sujet ne rêvait qu’une chose, se réhabiliter devant elle, se faire un peu mieux juger, si c’était possible.
Elle le regardait toujours, l’air perplexe, son bouquet à la main, et le silence se prolongeait.
Enfin il releva la tête, et rencontra ce regard fixé sur lui.
«Je ne suis pas méchant,» dit-il d’une voix triste.
Elle ne parut pas étonnée.
«J’en suis sûre, mon pauvre petit, dit-elle simplement, et si... si tu ne vivais pas avec...» Elle hésita, embarrassée, craignant de le blesser et ne sachant comment sortir de là.
Il avait compris, mais il se montra peu soucieux de défendre la réputation de la famille Pichard.
«Oui, dit-il seulement, je sais. Mais si j’étais avec vous, je deviendrais bon, reprit-il, parce que vous... parce que je...»
Il eut un mouvement de dépit.
«Je ne sais pas expliquer ce que je veux dire! Enfin parce que je ne pourrais pas m’empêcher de faire tout ce que vous voudriez!» s’écria-t-il avec élan.
Thérèse sourit doucement, touchée de ce naïf hommage.
«Viens, dit-elle en l’entraînant, je veux montrer ton bouquet à maman.»
Et elle le fit entrer dans la belle maison.
Là il perdit complètement la tête, et ne put jamais, dans la suite des temps, se rendre compte bien exactement de ce qui se passa en cette circonstance mémorable.
Il se rappela seulement qu’après avoir été entouré par toute la famille, y compris le monsieur qui lui faisait une peur atroce, on l’avait assis devant une côtelette. Tous les enfants le servaient à la fois; il avait mangé de la crème, il avait bu de la liqueur.
Le monsieur riait et répétait:
«Ne le rendez pas malade!»
La maman l’avait beaucoup regardé, et avait dit tout bas:
«Où a-t-il pris cette honnête petite figure? »
Thérèse, ayant mis son bouquet dans un beau vase de cristal à dessins de couleur, l’avait emporté dans sa chambre.
Pendant son absence, la grand’mère avait dit:
«Cette Thérèse est une charmeuse, on ne peut l’approcher sans l’aimer.»
Cela, il se le rappelait bien; mais tout le reste flottait confusément dans ses souvenirs, comme un rêve agréable.
Il se rappela aussi qu’il n’osait plus rester assis, et qu’il osait encore bien moins se lever, et que Thérèse, comme toujours, était venue à son secours, en lui demandant s’il se ferait gronder par son oncle en restant plus longtemps.
Il dit que oui pour s’en aller, et il ne retrouva ses esprits que lorsqu’il fut seul sur la route, en compagnie d’un saucisson que la maman envoyait à la famille Pichard.
C’était encore une idée de Thérèse; elle avait craint que son protégé ne fût battu s’il rentrait les mains vides.