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VI
DÉJEUNER AU HANGAR

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Midi. Trente couverts s'alignent aux deux côtés de la longue table dressée sous le hangar. Mme Chatel n'accompagnant pas son mari, il n'y a pas, parmi les convives, d'autre femme que celle de l'ingénieur Letipe. Aussi, quand Chatel l'invite à s'asseoir près de lui sur le banc, Popette se sent-elle très intimidée, sous son petit air crâne. Deux femmes pour vingt-huit hommes, c'est impressionnant.

Et puis, le décor est si nouveau. Cette halle aux murs de bois, ouverte d'un côté sur le jour cru de la piste et cachant de l'autre, dans ses profondeurs sombres, mille sujets hétéroclites: des couchettes, un moteur et des morceaux d'aéroplane, des caisses et des sacs de provision, des barils. Et ces cuisiniers qui s'agitent devant leurs fourneaux, dans un grand bruit de casseroles et de friture.

Elle a beau se répéter qu'elle n'est pas seule, que son petit frère Loulou est assis à ses côtés, Popette est un peu dépaysée, perdue: Elle regrette presque d'avoir accepté l'invitation de Chatel. Mais, dame, elle a voulu voir de près des aviateurs. Et, à ce point de vue-là, elle est servie. Ils sont trois, attablés devant elle: Savournin, Pajou, Lerenard. Et qui plus est, trois célibataires.

A leur suite, s'alignent les mécaniciens, ajusteurs, monteurs, toute l'équipe. Sans compter quelques transfuges des maisons voisines que Chatel accueille généreusement. Est-ce la présence de cette jolie petite femme inconnue? Est-ce plutôt la faim aiguë de gaillards qui ont trotté toute la matinée derrière les appareils? Quoi qu'il en soit, le repas commence dans le recueillement, dans un silence actif où l'on entend cette réflexion, coulée à mi-voix par un ouvrier: «Si on avait tous une sonnette au menton, quel carillon!»

Mais Savournin ne sait pas rester longtemps muet ni grave. Rien ne peut ternir sa fine gaîté. Toute sa face rase, ouverte et franche, respire la belle humeur: ses yeux bleus, d'une eau scintillante et claire; ses dents éclatantes, d'une fraîcheur, d'une pureté enfantine, et dont son rire fréquent ouvre tout grand l'écrin. Jusqu'à sa cravate, qui lui ressemble et le complète, désinvolte, coquette, envolée aux deux pointes, en ailes d'oiseau.

Évoque-t-il l'aventure d'auto où il pensa trouver la mort, du temps où il montait en courses? Dépeint-il la guigne persistante de ses débuts d'aviateur? Il conte, de jet, sans faconde, avec la même inaltérable gaîté, que pimente une pointe d'accent méridional.

Il faut l'entendre rappeler son premier accident d'aéroplane... Emporté par un tourbillon soudain, il sort de la piste, franchit une ligne d'arbres, atterrit au premier espace libre. Aussitôt, le bruit se répand qu'il a fait deux victimes. Brancardiers, ambulances. Ah! Vaï. Elles étaient jolies, les deux victimes. Une dame enceinte qui s'est évanouie d'émotion à cinquante pas de l'appareil et un monsieur qui s'est tourné le pied en courant voir l'accident!

Mais la guigne n'a pas duré. Il l'a lassée avec le sourire. Et c'est justice. Personne comme Savournin pour «gratter» sur son appareil, pour le mettre au point à patients coups de lime. A quatre heures, chaque matin de la Quinzaine, il arrive de la ville en auto. Depuis quelques mois, il vole de succès en succès. Il étonne l'Europe: Et sans rien perdre de son cordial humour, de son ardeur riante, sa jolie grâce d'oiseau qui jase et qui brille.

Pajou, le benjamin des aviateurs—dix-huit ans—écoute, un coude sur la table et le menton dans la main. Sur son visage juvénile et précis de Bonaparte à Brienne, on lit l'ambition d'égaler, de dépasser les exploits des grands virtuoses. Il n'en mange plus. Et il ne sort de son rêve que pour demander à Chatel, le front anxieux et la voix inspirée:

—Dites, Monsieur Chatel, si je partais à pleins gaz?

Quant à Lerenard, c'est un timide. Ancien contremaître chez Victorine, admirable mécanicien, récemment promu au rang de pilote, sa fortune soudaine l'éblouit. Son col le gêne et ses mains l'embarrassent. Et pareil à l'autruche qui fuit le péril en se cachant la tête, il voile son trouble en s'enfouissant le nez dans son verre.

Du côté des ouvriers, le ton monte à mesure que le repas s'avance. On commente passionnément les essais du matin. On s'y montre sans pitié pour les concurrents malheureux. Parlant de l'aéroplane qui s'est brisé dans l'atterrissage, une voix blagueuse prononce—et c'est toute l'oraison funèbre du pauvre appareil pulvérisé, aplati en flaque:

—Mon vieux, on l'a ramassé avec une cuiller et du buvard!

Mais un grand diable dégingandé, suivi d'un aide, surgit dans le vide de la baie. L'homme du cinéma! Ses jambes, longues et grêles, écartées en compas, ressemblent aux pieds de son appareil. Plein d'assurance et de bagout, il sollicite l'honneur de prendre sur son film le déjeuner au hangar. Et pour s'attirer la bienveillance générale, il certifie que la bande se déroulera dès le lendemain soir dans un grand music-hall parisien.

Popette s'effare. Quoi? Elle va figurer sur une scène de café-concert? Ah! vous avez voulu voir des aviateurs en liberté, Popette. Ce sont les inconvénients du métier. A la face de Paris, vous allez être un petit peu compromise en compagnie du brillant Savournin.

L'homme en compas stimule les convives. Est-ce la vieille habitude de poser devant l'objectif? Rien n'est plus difficile à dégeler que des gens devant un cinéma.

—Voyons, Monsieur Savournin, s'écrie-t-il, portez un toast!

Excellente idée. Et pendant qu'avec une agilité merveilleuse l'homme tourne d'une main son moulin à café et de l'autre en change la direction, Savournin se lève, salue, improvise un speech où son heureuse fantaisie mousse et déborde.

Les visages s'animent, s'éclairent. Les verres tintent. Savournin heurte le sien à celui de Popette, s'incline et découvre son joli sourire perlé... Ah! certes, parmi les célibataires, Rémy Parnell, le gentleman-volant, apparaît bien séduisant, mais aussi bien lointain. Mais ce Savournin serait un bon compagnon de vie, plein d'entrain, de vaillance, de gaîté... Et l'homme du cinéma, jambes écartées, tournant éperdument ses deux manivelles, ne se doute pas qu'il immortalise les perplexités d'une petite Popette que guette vaguement l'embarras du choix. 50

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