Читать книгу Les Essais (Version Intégrale, Livre 1, 2 et 3) - Michel de Montaigne - Страница 33
Chapitre 29
De la Moderation
ОглавлениеCOMME si nous avions l’attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d’elles mesmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu, de façon qu’elle en deviendra vicieuse : si nous l’embrassons d’un desir trop aspre et violant. Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’exces en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu, si l’exces y est, se jouent des paroles.
Insani sapiens nomen ferat, æquis iniqui,
Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam.
C’est une subtile consideration de la philosophie. On peut et trop aymer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. A ce biaiz s’accommode la voix divine, Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages.
J’ay veu tel grand, blesser la reputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte.
J’ayme des natures temperees et moyennes. L’immoderation vers le bien mesme, si elle ne m’offense, elle m’estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de Pausanias, qui donna la premiere instruction, et porta la premiere pierre à la mort de son fils : Ny le dictateur Posthumius, qui feit mourir le sien, que l’ardeur de jeunesse avoit heureusement poussé sur les ennemis, un peu avant son reng, ne me semble si juste, comme estrange. Et n’ayme ny à conseiller, ny à suivre une vertu si sauvage et si chere.
L’archer qui outrepasse le blanc, faut comme celuy, qui n’y arrive pas. Et les yeux me troublent à monter à coup, vers une grande lumiere également comme à devaller à l’ombre. Calliclez en Platon dit, l’extremité de la philosophie estre dommageable : et conseille de ne s’y enfoncer outre les bornes du profit : Que prinse avec moderation, elle est plaisante et commode : mais qu’en fin elle rend un homme sauvage et vicieux : desdaigneux des religions, et loix communes : ennemy de la conversation civile : ennemy des voluptez humaines : incapable de toute administration politique, et de secourir autruy, et de se secourir soymesme : propre à estre impunement souffletté. Il dit vray : car en son exces, elle esclave nostre naturelle franchise : et nous desvoye par une importune subtilité, du beau et plain chemin, que nature nous trace.
L’amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres-legitime : la Theologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la restraindre. Il me semble avoir leu autresfois chez S. Thomas, en un endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffendus, cette raison parmy les autres : Qu’il y a danger que l’amitié qu’on porte à une telle femme soit immoderée : car si l’affection maritale s’y trouve entiere et parfaicte, comme elle doit ; et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit à la parentele, il n’y a point de doubte, que ce surcroist n’emporte un tel mary hors les barrieres de la raison.
Les sciences qui reglent les moeurs des hommes, comme la Theologie et la Philosophie, elles se meslent de tout. Il n’est action si privée et secrette, qui se desrobbe de leur cognoissance et jurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu’on veut leurs pieces à garçonner : à medeciner, la honte le deffend. Je veux donc de leur part apprendre cecy aux maris, s’il s’en trouve encore qui y soient trop acharnez : c’est que les plaisirs mesmes qu’ils ont à l’accointance de leurs femmes, sont reprouvez, si la moderation n’y est observée : et qu’il y a dequoy faillir en licence et desbordement en ce subject là, comme en un subject illegitime. Ces encheriments deshontez, que la chaleur premiere nous suggere en ce jeu, sont non indecemment seulement, mais dommageablement employez envers noz femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont tousjours assés esveillées pour nostre besoing. Je ne m’y suis servy que de l’instruction naturelle et simple.
C’est une religieuse liaison et devote que le mariage : voyla pourquoy le plaisir qu’on en tire, ce doit estre un plaisir retenu, serieux et meslé à quelque severité : ce doit estre une volupté aucunement prudente et conscientieuse. Et par ce que sa principale fin c’est la generation, il y en a qui mettent en doubte, si lors que nous sommes sans l’esperance de ce fruict, comme quand elles sont hors d’aage, ou enceintes, il est permis d’en rechercher l’embrassement. C’est un homicide à la mode de Platon. Certaines nations (et entre autres la Mahumetane) abominent la conjonction avec les femmes enceintes. Plusieurs aussi avec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia ne recevoit son mary que pour une charge ; et cela fait elle le laissoit courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement loy de recommencer : brave et genereux exemple de mariage.
C’est de quelque poëte disetteux et affamé de ce deduit, que Platon emprunta cette narration : Que Juppiter fit à sa femme une si chaleureuse charge un jour ; que ne pouvant avoir patience qu’elle eust gaigné son lict, il la versa sur le plancher : et par la vehemence du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes, qu’il venoit de prendre avec les autres dieux en sa cour celeste : se ventant qu’il l’avoit trouvé aussi bon ce coup là, que lors que premierement il la depucella à cachette de leurs parents.
Les Roys de Perse appelloient leurs femmes à la compagnie de leurs festins, mais quand le vin venoit à les eschauffer en bon escient, et qu’il falloit tout à fait, lascher la bride à la volupté, ils les r’envoioient en leur privé ; pour ne les faire participantes de leurs appetits immoderez ; et faisoient venir en leur lieu, des femmes, ausquelles ils n’eussent point cette obligation de respect.
Tous plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens : Epaminondas avoit fait emprisonner un garçon desbauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faveur, il l’en refusa, et l’accorda à une sienne garse, qui aussi l’en pria : disant, que c’estoit une gratification deuë à une amie, non à un capitaine. Sophocles estant compagnon en la Preture avec Pericles, voyant de cas de fortune passer un beau garçon : O le beau garçon que voyla ! feit-il à Pericles. Cela seroit bon à un autre qu’à un Preteur, luy dit Pericles ; qui doit avoir non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes.
Ælius Verus l’Empereur respondit à sa femme comme elle se plaignoit, dequoy il se laissoit aller à l’amour d’autres femmes ; qu’il le faisoit par occasion conscientieuse, d’autant que le mariage estoit un nom d’honneur et dignité, non de folastre et lascive concupiscence. Et nostre histoire Ecclesiastique a conservé avec honneur la memoire de cette femme, qui repudia son mary, pour ne vouloir seconder et soustenir ses attouchemens trop insolens et desbordez. Il n’est en somme aucune si juste volupté, en laquelle l’excez et l’intemperance ne nous soit reprochable.
Mais à parler en bon escient, est-ce pas un miserable animal que l’homme ? A peine est-il en son pouvoir par sa condition naturelle, de gouster un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours : il n’est pas assez chetif, si par art et par estude il n’augmente sa misere,
Fortunæ miseras auximus arte vias.
La sagesse humaine faict bien sottement l’ingenieuse, de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent : comme elle faict favorablement et industrieusement, d’employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alleger le sentiment. Si j’eusse esté chef de part, j’eusse prins autre voye plus naturelle : qui est à dire, vraye, commode et saincte : et me fusse peut estre rendu assez fort pour la borner.
Quoy que noz medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eux, ne trouvent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies du corps et de l’ame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les jeusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions, ont esté introduites pour cela : Mais en telle condition, que ce soyent veritablement afflictions, et qu’il y ait de l’aigreur poignante : Et qu’il n’en advienne point comme à un Gallio, lequel ayant esté envoyé en exil en l’isle de Lesbos, on fut adverty à Rome qu’il s’y donnoit du bon temps, et que ce qu’on luy avoit enjoint pour peine, luy tournoit à commodité : Parquoy ils se raviserent de le r’appeller pres de sa femme, et en sa maison ; et luy ordonnerent de s’y tenir, pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le jeusne aiguiseroit la santé et l’allegresse, à qui le poisson seroit plus appetissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire : non plus qu’en l’autre medecine, les drogues n’ont point d’effect à l’endroit de celuy qui les prent avec appetit et plaisir. L’amertume et la difficulté sont circonstances servants à leur operation. Le naturel qui accepteroit la rubarbe comme familiere, en corromproit l’usage : il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guerir : et icy faut la regle commune, que les choses se guerissent par leurs contraires : car le mal y guerit le mal.
Cette impression se rapporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz peres, Amurat en la prinse de l’Isthme, immola six cens jeunes hommes Grecs à l’ame de son pere : afin que ce sang servist de propitiation à l’expiation des pechez du trespassé. Et en ces nouvelles terres descouvertes en nostre aage, pures encore et vierges au prix des nostres, l’usage en est aucunement receu par tout. Toutes leurs Idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté. On les brule vifs, et demy rostis on les retire du brasier, pour leur arracher le coeur et les entrailles. A d’autres, voire aux femmes, on les escorche vifves, et de leur peau ainsi sanglante en revest on et masque d’autres. Et non moins d’exemples de constance et resolution. Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillars, femmes, enfans, vont quelques jours avant, questans eux mesmes les aumosnes pour l’offrande de leur sacrifice, et se presentent à la boucherie chantans et dançans avec les assistans. Les ambassadeurs du Roy de Mexico, faisans entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maistre ; apres luy avoir dict, qu’il avoit trente vassaux, desquels chacun pouvoit assembler cent mille combatans, et qu’il se tenoit en la plus belle et forte ville qui fust soubs le Ciel, luy adjousterent, qu’il avoit à sacrifier aux Dieux cinquante mille hommes par an. De vray, ils disent qu’il nourrissoit la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l’exercice de la jeunesse du païs, mais principallement pour avoir dequoy fournir à ses sacrifices, par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bienvenue dudit Cortez, ils sacrifierent cinquante hommes tout à la fois. Je diray encore ce compte : Aucuns de ces peuples ayants esté battuz par luy, envoyerent le recognoistre et rechercher d’amitié : les messagers luy presenterent trois sortes de presens, en cette maniere : Seigneur voyla cinq esclaves : si tu és un Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les, et nous t’en amerrons d’avantage : si tu és un Dieu debonnaire, voyla de l’encens et des plumes : si tu és homme, prens les oiseaux et les fruicts que voicy.