Читать книгу Les Essais (Version Intégrale, Livre 1, 2 et 3) - Michel de Montaigne - Страница 41
Chapitre 37
Comme nous pleurons et rions d’une mesme chose
ОглавлениеQUAND nous rencontrons dans les histoires, qu’Antigonus sçeut tres-mauvais gré à son fils de luy avoir presenté la teste du Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l’heure mesme d’estre tué combatant contre luy : et que l’ayant veuë il se print bien fort à pleurer : Et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu’il venoit de deffaire, et en porta le deuil en son enterrement : Et qu’en la bataille d’Auroy (que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie, pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s’escrier soudain,
Et cosi aven che l’animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor’chiara, hor bruna.
Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent qu’il en destourna sa veuë, comme d’un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entr’eux une si longue intelligence, et societé au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes, tant d’offices reciproques et d’alliance, qu’il ne faut pas croire que cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet autre :
tutumque putavit
Jam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitúsque expressit pectore læto.
Car bien qu’à la verité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu’il puisse quelquefois estre vray,
Heredis fletus sub persona risus est,
si est-ce qu’au jugement de ces accidens, il faut considerer, comme nos ames se trouvent souvent agitees de diverses passions. Et tout ainsi qu’en nos corps ils disent qu’il y a une assemblee de diverses humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en nostre ame, bien qu’il y ait divers mouvements, qui l’agitent, si faut-il qu’il y en ayt un à qui le champ demeure. Mais ce n’est pas avec si entier avantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent une courte charge à leur tour. D’où nous voyons non seulement les enfans, qui vont tout naifvement apres la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose : mais nul d’entre nous ne se peut vanter, quelque voyage qu’il face à son souhait, qu’encore au départir de sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage : et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le pied à l’estrié d’un visage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui eschauffe le coeur des filles bien nees, encore les despend on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux : quoy que die ce bon compagnon,
Est ne novis nuptis odio Venus, anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Ubertim thalami quas intra limina fundunt ?
Non, ita me divi, vera gemunt, juverint.
Ainsin il n’est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu’on ne voudroit aucunement estre en vie.
Quand je tance avec mon valet, je tance du meilleur courage que j’aye : ce sont vrayes et non feintes imprecations : mais cette fumee passee, qu’il ayt besoing de moy, je luy bien-feray volontiers, je tourne à l’instant le fueillet. Quand je l’appelle un badin, un veau : je n’entrepren pas de luy coudre à jamais ces titres : ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et universellement. Si ce n’estoit la contenance d’un fol, de parler seul, il n’est jour ny heure à peine, en laquelle on ne m’ouist gronder en moymesme, et contre moy, Bren du fat : et si n’enten pas, que ce soit ma definition.
Qui pour me voir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l’une ou l’autre soit feinte, il est un sot. Neron prenant congé de sa mere, qu’il envoioit noyer, sentit toutefois l’émotion de cet adieu maternel : et en eust horreur et pitié.
On dit que la lumiere du Soleil, n’est pas d’une piece continuë : mais qu’il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n’en pouvons appercevoir l’entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis ætherius sol
Inrigat assiduè cælum candore recenti,
Suppeditatque novo confestim lumine lumen ;
ainsin eslance nostre ame ses pointes diversement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tança de la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l’Hellespont, pour l’entreprinse de la Grece. Il luy print premierement un tressaillement d’aise, à veoir tant de milliers d’hommes à son service, et le tesmoigna par l’allegresse et feste de son visage : Et tout soudain en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de vies avoient à defaillir au plus loing, dans un siecle, il refroigna son front, et s’attrista jusques aux larmes.
Nous avons poursuivy avec resoluë volonté la vengeance d’une injure, et ressenty un singulier contentement de la victoire ; nous en pleurons pourtant : ce n’est pas de cela que nous pleurons : il n’y a rien de changé ; mais nostre ame regarde la chose d’un autre oeil, et se la represente par un autre visage : car chasque chose à plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l’heure, selon leur condition ; mais le contour en est si brusque, qu’il nous eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,
Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa.
Ocius ergo animus quàm res se perciet ulla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu’il avoit commis d’une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frere. L’une partie de son devoir est jouée, laissons luy en jouer l’autre.