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Chapitre 32
De fuir les voluptez au pris de la vie

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J‘AVOIS bien veu convenir en cecy la pluspart des anciennes opinions : Qu’il est heure de mourir lors qu’il y a plus de mal que de bien à vivre : & que de conserver nostre vie à nostre tourment & incommodité, c’est choquer les regles mesmes de nature, comme disent ces vieilles regles,

Ἤ ζῆν ἀλύπως, ἢ θανεῑν εὐδαιμονως.

Καλόν θνῄσϰειν οἷς ὓβριν τὸ ξῆν θἐσει.

Κρεῑσσον τὸ μὴ ζῆν ἑστίν ἢ ζῇν ἀθλἱωϛ.

Mais de pousser le mespris de la mort jusques à tel degré, que de l’employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, & autres faveurs & biens que nous appellons de la fortune : comme si la raison n’avoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y adjouster cette nouvelle recharge, je ne l’avois veu ny commander, ny pratiquer : jusques lors que ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant & de grande authorité autour de l’Empereur, de changer cette vie voluptueuse & pompeuse, & de se retirer de cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille & philosophique : sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : Je suis d’advis (dit-il) que tu quites cette vie là, où la vie tout à faict : bien te conseille-je de suivre la plus douce voye, & de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noüé ; pourveu que s’il ne se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n’y a homme si coüard qui n’ayme mieux tomber une fois, que de demeurer tousjours en bransle. J’eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse Stoïque : mais il est plus estrange qu’il soit emprunté d’Epicurus, qui escrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus.

Si est-ce que je pense avoir remarqué quelque traict semblable parmy nos gens, mais avec la moderation Chrestienne. Sainct Hilaire Evesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l’heresie Arrienne, estant en Syrie fut adverty qu’Abra sa fille unique, qu’il avoit laissee pardeça avec sa mere, estoit poursuyvie en mariage par les plus apparens Seigneurs du païs, comme fille tresbien nourrie, belle, riche, & en la fleur de son aage : il luy escrivit (comme nous voyons) qu’elle ostast son affection de tous ces plaisirs & advantages qu’on luy presentoit : qu’il luy avoit trouvé en son voyage un party bien plus grand & plus digne, d’un mary de bien autre pouvoir & magnificence, qui luy feroit presens de robes & de joyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre l’appetit & l’usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu : Mais à cela, le plus court & plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par voeux, prieres, & oraisons, de faire requeste à Dieu de l’oster de ce monde, & de l’appeller à soy : comme il advint : car bien-tost apres son retour, elle luy mourut, dequoy il montra une singuliere joye. Cettuy-cy semble encherir sur les autres, de ce qu’il s’adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, & puis que c’est à l’endroit de sa fille unique. Mais je ne veux obmettre le bout de cette histoire, encore qu’il ne soit pas de mon propos. La femme de Sainct Hilaire ayant entendu par luy, comme la mort de leur fille s’estoit conduite par son dessein & volonté, & combien elle avoit plus d’heur d’estre deslogee de ce monde, que d’y estre, print une si vive apprehension de la beatitude eternelle & celeste, qu’elle solicita son mary avec extreme instance, d’en faire autant pour elle. Et Dieu à leurs prieres communes, l’ayant retiree à soy, bien tost apres, ce fut une mort embrassée avec singulier contentement commun.

Les Essais (Version Intégrale, Livre 1, 2 et 3)

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