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CHAPITRE II.

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Table des matières

La forêt vierge. — La poursuite. — Perte de nos illusions. — L’accablement succède à notre enthousiasme. — Terreurs nocturnes. — Nous décidons de retourner.

A trois verstes à peu près de notre village commençait une immense forêt en défens qui s’étendait sur plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Elle appartenait tout entière au Domaine et on n’y pratiquait jamais de coupes. Elle était gardée par les forestiers du fisc qui, eux aussi, ne se promenaient que sur la lisière, dans l’idée que personne ne se hasarderait à pénétrer dans la profondeur. Cette forêt jouissait parmi les paysans d’une mauvaise réputation. On prétendait qu’au milieu d’elle se trouvait un lac mort, surplombé d’une haute montagne, qu’on appelait l’ «Enceinte du Diable» ; que dans l’épaisseur profonde de ses pins centenaires des. satyres vivaient et menaient leur sabbat; que, la nuit, on entendait comme planer au-dessus des arbres le bruit de leurs rires et de leurs chansons. Dans les temps anciens passait à travers cette forêt la vieille route de Smolensk, mais peu à peu elle avait été abandonnée et négligée. La forêt était si grande, que pour la traverser il fallait une journée entière, et encore à la condition de partir de grand matin, et de faire courir les chevaux sans débrider une seule fois.

On parlait souvent dans notre famille de cette forêt. Mon père ne l’aimait pas, parce qu’elle était le refuge de milliers de loups qui ravageaient cruellement les troupeaux des environs. Quant aux idées bizarres des paysans qui la peuplaient de satyres chantant dans la nuit, nous ne faisions qu’en rire, sachant bien que ceux qui «chantaient » et «riaient» ainsi étaient les hiboux, qui devaient pulluler dans une aussi grande solitude. Wassia, qui avait grandi dans notre société, était habitué à envisager ces choses-là du même œil que nous.

Les nuits de juin sont courtes et claires: à peine avions-nous eu le temps de nous enfoncer dans la forêt, que le jour commença à poindre. Si ingénieuse que fût la conception de ma brouette, la traîner nous coûtait tout de même beaucoup d’efforts et de peines, car il nous fallait avancer non en ligne droite, mais par des sentiers tortueux, sous peine d’être arrêtés par les arbres. Par-ci, par-là la route était barrée par de gros troncs de bois chablis;

— alors nous étions obligés de soulever notre brouette et de la transporter à bout de bras. Mais nous étions éperonnés par la peur d’être pris et châtiés. Nous étions tous les deux en sueur par suite de la fatigue et d’une nuit passée sans sommeil; mais malgré cela, nous nous enfoncions toujours plus avant dans la profondeur de la forêt.

Dans les temps anciens la vieille route de Smolensk passait à travers cette forêt.


Le soleil s’était levé et brillait haut dans le ciel que nous marchions encore en traînant notre charge; mais maintenant nous gardions le silence; nous n’étions plus en humeur de causer! Enfin, à peu près vers les huit heures du matin, je ne pus y tenir davantage, et je me laissai tomber sur la mousse tendre.

— Non, Wassia, je suis rendu, fis-je presque en suppliant.

— Eh bien, reposons-nous. — C’est un endroit assez solitaire, acquiesça-t-il avec un empressement tout particulier.

Ce fut seulement lorsque je me vis couché, et momentanément à l’abri du danger, que j’eus la sensation nette de ma fatigue. Je me sentais littéralement rompu et j’avais une faim insupportable. Qu’allions-nous donc manger? Cette idée surgit dans mon esprit. — Nous n’avions rien avec nous! Et dans la forêt, ni baies, ni champignons encore.

— Wassia, fis-je timidement, qu’est-ce que nous allons donc nous mettre sous la dent? Ici nous n’avons absolument rien.

Lui aussi était couché à côté de moi, à bout de forces, les yeux à demi fermés; mais à ces paroles il se souleva sur son coude avec une certaine vigueur. Un sourire de satisfaction éclaira sa figure encadrée de cheveux collés par la sueur.

— Voyez-vous, Serge Alexandrovitch, vous, avec votre Robinson, vous avez fait une bévue, fit-il. Celui-ci tomba sur une espèce de paradis terrestre, tandis que nous autres, nous avons fui dans une forêt russe; c’est bien différent. Vous, vous cherchiez dans les livres, mais moi je réfléchissais, et de la sorte, pour le moment, nous ne mourrons pas de faim.

Je devins radieux et lui, se soulevant, se mit à genoux et commença à défaire les objets attachés sur la brouette.

Mais avant de commencer à manger, je dus me lever aussi. Il se trouva que Wassia avait dérobé dans l’office deux miches de pain de seigle d’une dizaine de livres chacune, un jambon entier, environ trois dizaines d’œufs durs et je ne sais quelle grosse boîte en fer blanc; mais il avait empaqueté tout cela au fond de la voiture, avant qu’il vînt chercher les autres objets, de sorte que, pour arriver aux provisions, il nous fallut bouleverser tout notre bagage.

— Il faut bien l’avouer, j’ai chargé mon âme d’un péché quand j’ai pris tout cela, — dit avec bonhomie Wassia.

— Quant aux œufs, c’est ma tante qui me les a donnés. Je lui en ai demandé quatre jours durant. Chaque jour, je lui promettais d’aller sur le lac et de lui rapporter du poisson. Et j’y allais, et je lui en rapportais, mais au lieu de manger les œufs, je les cachais. Et cette boîte en fer-blanc contient probablement des conserves de fruits.

— Je l’ai volée, je le confesse, pendant la nuit, dans la cuisine. Sans doute le cuisinier et la femme de charge l’avaient oubliée par là. Et voilà aussi deux bouteilles de kvass qui restaient du dîner des maîtres.

En d’autres temps, j’aurais, certainement, adressé à Wassia une admonestation amicale, et je n’aurais pas touché à ses provisions. Mais, dans le cas présent, j’étais content de ses tours, comme le serait probablement un chat d’avoir volé un morceau de viande.

Nous mangeâmes et nous résolûmes de dormir une couple d’heures. Le soleil avait depuis longtemps déjà franchi le méridien, quand je fus éveillé par Wassia, qui me secouait vivement, d’un air d’inquiétude.

— Levez-vous vite, disait-il; on entend des coups de fusil dans la forêt, c’est nous qu’on cherche sans nul doute.

Je sursautai, sans presque ressentir la douleur de mes os rompus par la fatigue. Nous rattachâmes nos bagages à la hâte et nous nous mîmes en route de nouveau, en nous enfonçant toujours plus profondément dans la forêt. Le bruit des coups de fusil cessa peu à peu. Après quatre heures d’une lutte opiniâtre contre des obstacles de toute nature, nous fîmes halte de nouveau. Cette fois nous ouvrîmes aussi la boîte en fer-blanc dans l’intention de nous régaler de quelque friandise. Quel ne fut pas notre désappointement quand, au lieu de conserves de fruits, nous y trouvâmes du gros sel de cuisine! Du reste, Wassia se montra plutôt content de cette découverte, et moi-même je compris que nous serions bien embarrassés dans la forêt sans sel. Robinson avait à sa portée la mer avec son eau salée, qu’il n’avait qu’à faire évaporer sous le soleil torride du Midi, tandis que nous, nous ne pouvions même pas prévoir rien de semblable!

Cette fois, nous ne nous couchâmes plus, et nous décidâmes d’aller en avant jusqu’à la nuit, d’autant mieux qu’elle n’était plus bien éloignée.

Enfin, il commença à faire sombre. Nous débouchâmes dans une petite clairière, où il y avait moins de bois cha. blis.

— Savez-vous, Serge Alexandrovitch, qu’il est temps de songer à un gîte, fit Wassia, en s’arrêtant. Je ne sais comment vous vous sentez; quant à moi, je n’en puis plus. Mais comment nous installerons-nous pour le coucher? L’endroit est si solitaire que tous les fauves s’y réfugient pour l’été, et nous pouvons nous attendre d’un moment à l’autre à nous voir courir sus des loups ou pis encore: Mikhaïl Ivanovitch Toptyghine en personne. Robinson dormait sur un arbre, mais là-bas les arbres, comme les bêtes, n’étaient pas les mêmes qu’ici. Allumons plutôt un grand feu, — le fauve a peur de la flamme la nuit.

— Mais si nous mettons le feu à la forêt, Wassia! Vois comme tout est sec. Nous mourrons alors de la plus terrible des morts, — fis-je observer.

— Qui a peur des feuilles ne va point au bois; mais comme, en effet, on peut s’endormir et ne pas s’apercevoir que le feu se répand trop loin, nous devons creuser avec nos bêches un grand cercle et allumer le feu au milieu.

Heureux celui qui n’a jamais eu à accomplir un labeur au-dessus de ses forces et pourtant implacablement nécessaire! Ce soir-là, j’eus à supporter la première épreuve de ce genre. Je tombais de lassitude, mes os étaient brisés par la fatigue, mes mains couvertes d’ampoules et toutes meurtries. Et pourtant je dus prendre la bêche, de peur d’être mis en pièces ou de brûler vif; et avec ces mêmes mains qui me faisaient si mal, bêcher la terre durant une heure et demie au moins. Décrire la sensation que j’éprouvais, est presque impossible. Il y avait de la rage, de la douleur, quelque chose qui ressemblait à du désespoir, avec une souffrance purement physique qui envahissait tout mon être. Le futur grand civilisateur versa plus d’une fois, en se cachant de Wassia qui, lui aussi, était devenu tout d’un coup très silencieux, d’amères larmes; mais il continuait tout de même à travailler, puisque son salut l’exigeait impérieusement.

Enfin nous allumâmes le feu, nous nous assîmes autour, et nous nous mîmes à manger. Il ne nous restait qu’une demi-bouteille de kvass.

— Malgré tout, il ne faut pas nous coucher tous les deux en même temps, fit Wassia, en achevant sa dernière bouchée. Les vrais fauves craignent à ce point le feu, qu’ils se contentent d’errer et de gronder tout autour, sans oser s’en approcher. Mais les loups de cette contrée, c’est bien autre chose; ils connaissent leur monde. Ce n’est qu’au commencement de l’été qu’ils se retirent; ils s’en vont dans l’épaisseur de la forêt, au temps où toutes les bêtes y élèvent leurs petits; le reste de l’année, ils ont, pour la plupart, affaire aux bergers, et c’est pourquoi ils ont déjà appris bien des choses et en risquent aussi bien d’autres. Et nous avons encore, pour notre malheur, dirais-je presque, un jambon. Cette odeur les attire. Il vaudra mieux faire ainsi, Serge Alexandrovitch: vous allez charger votre fusil et vous mettre au plus près du feu, et vous me laisserez dormir tout d’abord. Mon sommeil ne sera pas long; puis je me lèverai comme si de rien n’était; alors vous dormirez à votre tour tant qu’il vous plaira, et grand bien vous fasse.

J’y consentis. Nous jetâmes dans le feu d’autres broussailles, nous en préparâmes pour la nuit encore un bon fagot; je chargeai mon fusil et je pris place auprès du feu, tandis que Wassia s’étendait par terre et en un instant s’endormait d’un sommeil de mort.

Maintenant, tout en prêtant mon attention à la douleur intense que j’éprouvais dans tout le corps et en tressaillant aux divers bruits nocturnes, j’avais tout le temps de réfléchir à ce que j’avais entrepris, et à ce qui m’attendait désormais. Sur ces entrefaites l’obscurité se fit complète. Peut-être, en pleine campagne, voyait-on encore à l’horizon les dernières lueurs du crépuscule qui s’éteignaient; mais sous l’épais couvert des pins séculaires, tout était envahi par les ténèbres, noires comme du goudron. Seuls, dans l’espace illuminé par la flamme du bûcher, apparaissaient en sveltes colonnes des troncs puissants et dans leur intervalle, comme des arabesques capricieuses et indécises, les feuillages menus du sous-bois: cormiers, bouleaux et aunes. D’abord, tout était silencieux; on n’entendait que le bruit uniforme et léger de la forêt et, de temps en temps, le crépitement du bûcher. Mais voilà que, peu à peu, la forêt se mit à vivre de sa vie nocturne, mystérieuse et sanguinaire. Ce fut d’abord un lourd battement d’ailes, un bruit de branches froissées, puis un cri plaintif: et tout redevint muet. C’était le hibou qui partait en chasse, l’implacable ennemi nocturne des petits oiseaux, des jeunes lièvres, rats, souris, de toute bête faible et inexpérimentée. Mais voici des rumeurs plus inquiétantes. Quelque part, dans le lointain, retentit le hurlement d’un loup. Le hurlement se rapproche de plus en plus; on entend même des sauts; mais ce bruit, un autre, pressé, le devance: — le loup poursuit quelque proie.

Je tressaillis et j’étendis instinctivement mon bras vers Wassia; mais je m’arrêtai à temps. Le loup se laissa-t-il entraîner par la faim et la rage, ou bien eut-il peur de ce feu inusité ? le fait est qu’il passa en courant.

Tout à coup, dans la forêt, éclata quelque chose de vraiment semblable à un rire infernal. L’écho le saisit et le porta sourdement plus loin, tandis que d’un autre point lui répondait le même son, moitié gémissement, moitié rire. Le futur explorateur célèbre oublia instantanément toutes ses connaissances sur les cris des hiboux, toutes les plaisanteries sur les superstitions des paysans. Je me sentis glacé d’horreur et je m’étonne encore aujourd’hui de n’avoir pas perdu la raison en ce moment. Les appels des hiboux et les hurlements des loups se continuèrent pendant un temps assez long. Mais voici qu’un grand bruit s’éleva aux cimes des arbres. C’était un vent violent qui s’abattait sur eux et ébranlait ces géants puissants; c’est ce qui m’empêcha d’entendre tomber les premières gouttes de la pluie, mais bientôt elles traversaient le toit de feuillage, s’évaporaient en pétillant dans la flamme du bûcher et trempaient tous mes vêtements, en me glaçant le dos, la poitrine, les bras, et les jambes.

«Mon Dieu, mon Dieu! L’avant-veille encore, à cette même heure, j’étais couché sur un lit moelleux et propre, dans une maison solide et belle, où toutes les pluies du déluge n’auraient pu me mouiller. Et maintenant! me voilà comme une bête fauve, ou un chien abandonné ; mes dents claquaient littéralement de froid.

«Et ces hiboux, ces loups! Et qu’est-ce qui nous attend plus tard? Quand et comment nous installerons-nous? Le sel nous manquera; l’eau nous manque déjà dès à présent. Seigneur Dieu! mais qu’est-ce que c’est donc que cela! Non, on ne peut pas vivre ainsi. Dès demain je vais déclarer à Wassia que je veux revenir à la maison et, quoi qu’il en dise, je retournerai chez mon père et chez ma mère. Qu’on m’envoie plutôt, non seulement à l’École militaire, mais encore au régiment comme simple soldat. A l’École militaire je passe trois, quatre années, après quoi je suis un homme libre, rassasié, vivant dans la chaleur et la propreté ; tandis qu’ici, c’est un travail incessant, qui dépasse mes forces, et la faim, le froid, la boue.»

Le grand civilisateur était trempé ; il avait froid, il avait peur; il ne possédait ni l’endurance, ni la sagacité d’un sauvage, et il pleurait amèrement.

Enfin, je n’y tins plus et j’éveillai Wassia. A moitié endormi, il eut d’abord de la peine à se rendre compte du lieu où il se trouvait et de ce qui lui arrivait; mais en m’entendant pleurer il revint à lui, se leva vivement et se mit à me consoler. Je lui déclarai, en fondant en larmes, que je voulais revenir chez nous et que je m’y rendrais dès le lendemain. Wassia y consentit, et même avec une sorte de joie. Cette résolution nous calma quelque peu et nous redonna du courage à tous les deux. Mais nous ne pouvions pas encore nous recoucher. Il fallait aller chercher encore des broussailles au risque de tomber sous la dent d’un loup. C’est pourquoi l’un de nous éclairait la forêt avec un grand tison, tandis que l’autre portait des branches et des brindilles. Maintenant, tout dans la forêt était humide, et il n’y avait plus de danger d’y mettre le feu, en laissant tomber une étincelle. Dans les bois, surtout par un temps humide, le jour se lève bien plus tard que dans les endroits découverts. Il faisait encore complètement sombre quand, m’enveloppant dans une couverture, je me couchai auprès du feu, juste à la distance nécessaire pour ne pas me brûler.

Bien des années se sont écoulées depuis lors. J’ai passé bien des nuits sans sommeil, tantôt à travailler, tantôt à soigner les malades, tantôt parce que j’étais moi-même malade: mais aucune de ces nuits ne m’a paru si douloureusement longue que la première qui suivit ma fuite de la maison paternelle.

Le Robinson de la forêt russe

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