Читать книгу Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète) - Морис Леблан - Страница 109

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Huit ôtés de neuf, reste un

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Table des matières

Il est une chose que, malgré mes bonnes relations avec Lupin et la confiance dont il m’a donné des témoignages si flatteurs, une chose que je n’ai jamais pu percer à fond : c’est l’organisation de sa bande.

L’existence de cette bande ne fait pas de doute. Certaines aventures ne s’expliquent que par la mise en action de dévouements innombrables, d’énergies irrésistibles et de complicités puissantes, toutes forces obéissant à une volonté unique et formidable. Mais comment cette volonté s’exerce-t-elle ? Par quels intermédiaires et par quels sous-ordres ? Je l’ignore. Lupin garde son secret et les secrets que Lupin veut garder sont, pour ainsi dire, impénétrables.

La seule hypothèse qu’il me soit permis d’avancer, c’est que cette bande, très restreinte à mon avis, et d’autant plus redoutable, se complète par l’adjonction d’unités indépendantes, d’affiliés provisoires, pris dans tous les mondes et dans tous les pays, et qui sont les agents exécutifs d’une autorité, que souvent ils ne connaissent même pas. Entre eux et le maître, vont et viennent les compagnons, les initiés, les fidèles, ceux qui jouent les premiers rôles sous le commandement direct de Lupin.

Gilbert et Faucheray furent évidemment au nombre de ceux-là. Et c’est pourquoi la justice se montra si implacable à leur égard. Pour la première fois, elle tenait des complices de Lupin, des complices avérés, indiscutables, et ces complices avaient commis un meurtre ! Que ce meurtre fût prémédité, que l’accusation d’assassinat pût être établie sur de fortes preuves, et c’était l’échafaud. Or, comme preuve, il y en avait tout au moins une, évidente : l’appel téléphonique de Léonard, quelques minutes avant sa mort « Au secours, à l’assassin… ils vont me tuer. » Cet appel désespéré, deux hommes l’avaient entendu, l’employé de service et l’un de ses camarades, qui en témoignèrent catégoriquement. Et c’est à la suite de cet appel que le commissaire de police, aussitôt prévenu, avait pris le chemin de la villa Marie-Thérèse, escorté de ses hommes et d’un groupe de soldats en permission.

Dès les premiers jours Lupin eut la notion exacte du péril. La lutte si violente qu’il avait engagée contre la société entrait dans une phase nouvelle et terrible. La chance tournait. Cette fois il s’agissait d’un meurtre, d’un acte contre lequel lui-même s’insurgeait – et non plus d’un de ces cambriolages amusants où, après avoir refait quelque rastaquouère, quelque financier véreux, il savait mettre les rieurs de son côté et se concilier l’opinion. Cette fois, il ne s’agissait plus d’attaquer, mais de se défendre et de sauver la tête de ses deux compagnons.

Une petite note que j’ai recopiée sur un des carnets où il expose le plus souvent et résume les situations qui l’embarrassent, nous montre la suite de ses réflexions :

« Tout d’abord une certitude : Gilbert et Vaucheray se sont joués de moi. L’expédition d’Enghien, en apparence destinée au cambriolage de la villa Marie-Thérèse, avait un but caché. Pendant toutes les opérations, ce but les obséda, et, sous les meubles comme au fond des placards ils ne cherchaient qu’une chose, et rien d’autre, le bouchon de cristal. Donc, si je veux voir clair dans les ténèbres, il faut avant tout que je sache à quoi m’en tenir là-dessus. Il est certain que, pour des raisons secrètes, ce mystérieux morceau de verre possède à leurs yeux une valeur immense… Et non pas seulement à leurs yeux, puisque, cette nuit, quelqu’un a eu l’audace et l’habileté de s’introduire dans mon appartement pour dérober l’objet en question. »

Ce vol, dont il était victime, intriguait singulièrement Lupin.

Deux problèmes, également insolubles, se posaient à son esprit. D’abord, quel était le mystérieux visiteur ? Gilbert seul, qui avait toute sa confiance et lui servait de secrétaire particulier, connaissait la retraite de la rue Matignon. Or, Gilbert était en prison. Fallait-il supposer que Gilbert, le trahissant, avait envoyé la police à ses trousses ? En ce cas, comment au lieu de l’arrêter, lui, Lupin, se fût-on contenté de prendre le bouchon de cristal ?

Mais il y avait quelque chose de beaucoup plus étrange. En admettant que l’on eût pu forcer les portes de son appartement – et cela, il devait bien l’admettre, quoique nul indice ne le prouvât – de quelle façon avait-on réussi à pénétrer dans la chambre ? Comme chaque soir, et selon une habitude dont il ne se départait jamais, il avait tourné la clef et mis le verrou. Pourtant – fait irrécusable – le bouchon de cristal disparaissait sans que la serrure et le verrou eussent été touchés. Et, bien que Lupin se flattât d’avoir l’oreille fine, même pendant son sommeil, aucun bruit ne l’avait réveillé.

Il chercha peu. Il connaissait trop ces sortes d’énigmes pour espérer que celle-ci pût s’éclaircir autrement que par la suite des événements. Mais, très déconcerté, fort inquiet, il ferma aussitôt son entresol de la rue Matignon en se jurant qu’il n’y remettrait pas les pieds.

Et tout de suite il s’occupa de correspondre avec Gilbert et Vaucheray.

De ce côté un nouveau mécompte l’attendait. La justice, bien qu’elle ne pût établir sur des bases sérieuses la complicité de Lupin, avait décidé que l’affaire serait instruite, non pas en Seine-et-Oise, mais à Paris, et rattachée à l’instruction générale ouverte contre Lupin. Aussi Gilbert et Vaucheray furent-ils enfermés à la prison de la Santé. Or, à la Santé comme au Palais de Justice, on comprenait si nettement qu’il fallait empêcher toute communication entre Lupin et les détenus, qu’un ensemble de précautions minutieuses était prescrit par le Préfet de Police et minutieusement observé par les moindres subalternes. Jour et nuit, des agents éprouvés, toujours les mêmes, gardaient Gilbert et Vaucheray et ne les quittaient pas de vue.

Lupin qui, à cette époque, ne s’était pas encore promu – honneur de sa carrière – au poste de chef de la Sûreté, et qui, par conséquent, n’avait pu prendre, au Palais de Justice, les mesures nécessaires à l’exécution de ses plans, Lupin après quinze jours de tentatives infructueuses, dut s’incliner. Il le fit la rage au cœur et avec une inquiétude croissante.

« Le plus difficile dans une affaire, dit-il, souvent ce n’est pas d’aboutir, c’est de débuter. En l’occurrence, par où débuter ? Quel chemin suivre ? »

Il se retourna vers le député Daubrecq, premier possesseur du bouchon de cristal, et qui devait probablement en connaître l’importance. D’autre part, comment Gilbert était-il au courant des faits et des gestes du député Daubrecq ? Quels avaient été ses moyens de surveillance ? Qui l’avait renseigné sur l’endroit où Daubrecq passait la soirée de ce jour ? Autant de questions intéressantes à résoudre.

Tout de suite après le cambriolage de la villa Marie-Thérèse, Daubrecq avait pris ses quartiers d’hiver à Paris, et occupait son hôtel particulier, à gauche de ce petit square Lamartine, qui s’ouvre au bout de l’avenue Victor-Hugo.

Lupin, préalablement camouflé, l’aspect d’un vieux rentier qui flâne, la canne à la main, s’installa dans ces parages, sur les bancs du square et de l’avenue.

Dès le premier jour, une découverte le frappa. Deux hommes, vêtus comme des ouvriers, mais dont les allures indiquaient suffisamment le rôle, surveillaient l’hôtel du député. Quand Daubrecq sortait, ils se mettaient à sa poursuite et revenaient derrière lui. Le soir, sitôt les lumières éteintes, ils s’en allaient.

À son tour, Lupin les fila. C’étaient des agents de la Sûreté.

« Tiens, tiens, se dit-il, voici qui ne manque pas d’imprévu. Le Daubrecq est donc en suspicion ? »

Mais le quatrième jour, à la nuit tombante, les deux hommes furent rejoints par six autres personnages, qui s’entretinrent avec eux dans l’endroit le plus sombre du square Lamartine. Et, parmi ces nouveaux personnages, Lupin fut très étonné de reconnaître, à sa taille et à ses manières, le fameux Prasville, ancien avocat, ancien sportsman, ancien explorateur, actuellement favori de l’Élysée, et, qui, pour des raisons mystérieuses avait été imposé comme secrétaire général de la Préfecture.

Et brusquement Lupin se rappela : deux années auparavant, il y avait eu, place du Palais-Bourbon, un pugilat retentissant entre Prasville et le député Daubrecq. La cause, on l’ignorait. Le jour même, Prasville envoyait ses témoins. Daubrecq refusait de se battre.

Quelque temps après, Prasville était nommé secrétaire général.

« Bizarre… bizarre… », dit Lupin, qui demeura pensif, tout en observant le manège de Prasville.

À sept heures le groupe de Prasville s’éloigna un peu vers l’avenue Henri-Martin. La porte d’un petit jardin qui flanquait l’hôtel vers la droite, livra passage à Daubrecq. Les deux agents lui emboîtèrent le pas, et, comme lui, prirent le tramway de la rue Taitbout.

Aussitôt Prasville traversa le square et sonna. La grille reliait l’hôtel au pavillon de la concierge. Celle-ci vint ouvrir. Il y eut un rapide conciliabule, après lequel Prasville et ses compagnons furent introduits.

« Visite domiciliaire, secrète et illégale, dit Lupin. La stricte politesse eût voulu qu’on me convoquât. Ma présence est indispensable. »

Sans la moindre hésitation, il se rendit à l’hôtel, dont la porte n’était pas fermée, et, passant devant la concierge qui surveillait les alentours, il dit du ton pressé de quelqu’un que l’on attend :

– Ces messieurs sont là ?

– Oui, dans le cabinet de travail.

Son plan était simple : rencontré, il se présentait comme fournisseur. Prétexte inutile. Il put, après avoir franchi un vestibule désert, entrer dans la salle à manger où il n’y avait personne, mais d’où il aperçut par les carreaux d’une baie vitrée qui séparait la salle du cabinet de travail, Prasville et ses cinq compagnons.

Prasville, à l’aide de fausses clefs, forçait tous les tiroirs. Puis il compulsait tous les dossiers, pendant que ses quatre compagnons extrayaient de la bibliothèque chacun des volumes, secouaient les pages et vérifiaient l’intérieur des reliures.

« Décidément, se dit Lupin, c’est un papier que l’on cherche… des billets de banque, peut-être… »

Prasville s’exclama :

– Quelle bêtise ! Nous ne trouvons rien…

Mais sans doute ne renonçait-il pas à trouver, car il saisit tout à coup les quatre flacons d’une cave à liqueur ancienne, ôta les quatre bouchons et les examina.

« Allons bon pensa Lupin, le voilà qui s’attaque, lui aussi, à des bouchons de carafe. Il ne s’agit donc pas d’un papier ? Vrai, je n’y comprends plus rien. »

Ensuite Prasville souleva et scruta divers objets, et il dit :

– Combien de fois êtes-vous venus ici ?

– Six fois l’hiver dernier, lui fut-il répondu.

– Et vous avez visité à fond ? Chacune des pièces, et pendant des jours entiers, puisqu’il était en tournée électorale.

– Cependant… cependant…

Et il reprit :

– Il n’a donc pas de domestique, pour l’instant ?

– Non, il en cherche. Il mange au restaurant, et la concierge entretient le ménage tant bien que mal. Cette femme nous est toute dévouée…

Durant près d’une heure et demie, Prasville s’obstina dans ses investigations, dérangeant et palpant tous les bibelots, mais en ayant soin de reposer chacun d’eux à la place exacte qu’il occupait. À neuf heures, les deux agents qui avaient suivi Daubrecq firent irruption.

– Le voilà qui revient…

– À pied ?

– À pied.

– Nous avons le temps ?

– Oh ! Oui !

Sans trop se hâter, Prasville et les hommes de la Préfecture, après avoir jeté un dernier coup d’œil sur la pièce et s’être assurés que rien ne trahissait leur visite, se retirèrent.

La situation devenait critique pour Lupin. Il risquait, en partant, de se heurter à Daubrecq, en demeurant, de ne plus pouvoir sortir. Mais ayant constaté que les fenêtres de la salle à manger lui offraient une sortie directe sur le square, il résolut de rester. D’ailleurs, l’occasion de voir Daubrecq d’un peu près était trop bonne pour qu’il n’en profitât point, et, puisque Daubrecq venait de dîner, il y avait peu de chance pour qu’il entrât dans cette salle.

Il attendit donc, prêt à se dissimuler derrière un rideau de velours qui se tirait au besoin sur la baie vitrée.

Il perçut le bruit des portes. Quelqu’un entra dans le cabinet de travail et ralluma l’électricité. Il reconnut Daubrecq.

C’était un gros homme, trapu, court d’encolure, avec un collier de barbe grise, presque chauve, et qui portait toujours – car il avait les yeux très fatigués – un binocle à verres noirs par dessus ses lunettes.

Lupin remarqua l’énergie du visage, le menton carré, la saillie des os. Les poings étaient velus et massifs, les jambes torses, et il marchait, le dos voûté, en pesant alternativement sur l’une et sur l’autre hanche, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un quadrumane. Mais un front énorme, tourmenté, creusé de vallons, hérissé de bosses, surmontait la face.

L’ensemble avait quelque chose de bestial, de répugnant, de sauvage. Lupin se rappela que, à la Chambre, on appelait Daubrecq « l’homme des Bois », et on l’appelait ainsi non pas seulement parce qu’il se tenait à l’écart et ne frayait guère avec ses collègues, mais aussi à cause de son aspect même, de ses façons, de sa démarche, de sa musculature puissante.

Il s’assit devant son bureau, tira de sa poche une pipe en écume, choisit parmi plusieurs paquets de tabac qui séchaient dans un vase, un paquet de maryland, déchira la bande, bourra sa pipe et l’alluma. Puis il se mit à écrire des lettres.

Au bout d’un moment, il suspendit sa besogne et demeura songeur, l’attention fixée sur un point de son bureau.

Vivement il prit une petite boîte à timbres qu’il examina. Ensuite, il vérifia la position de certains objets que Prasville avait touchés et replacés et il les scrutait du regard, les palpait de la main, se penchait sur eux, comme si certains signes, connus de lui seul, eussent pu le renseigner.

À la fin, il saisit la poire d’une sonnerie électrique et pressa le bouton.

Une minute après, la concierge se présentait.

Il lui dit :

– Ils sont venus, n’est-ce pas ?

Et, comme la femme hésitait, il insista :

– Voyons, Clémence, est-ce vous qui avez ouvert cette petite boîte à timbres ?

– Non, monsieur.

– Eh bien, j’en avais cacheté le couvercle avec une bande étroite de papier gommé. Cette bande a été brisée.

– Je peux pourtant certifier, commença la femme…

– Pourquoi mentir, dit-il, puisque je vous ai dit, moi-même, de vous prêter à toutes ces visites ?

– C’est que…

– C’est que vous aimez bien manger aux deux râteliers… Soit… Il lui tendit un billet de cinquante francs et répéta :

– Ils sont venus ?

– Oui, monsieur.

– Les mêmes qu’au printemps ?

– Oui, tous les cinq… avec un autre… qui les commandait.

– Un grand ?… brun ?…

– Oui.

Lupin vit la mâchoire de Daubrecq qui se contractait, et Daubrecq poursuivit :

– C’est tout ?

– Il en est venu un autre, après eux, qui les a rejoints… et puis, tout à l’heure, deux autres, les deux qui montent ordinairement la faction devant l’hôtel.

– Ils sont restés dans ce cabinet ?

– Oui, monsieur.

– Et ils sont repartis comme j’arrivais ? Quelques minutes avant, peut-être ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien.

La femme s’en alla. Daubrecq se remit à sa correspondance. Puis, allongeant le bras, il inscrivit des signes sur un cahier de papier blanc qui se trouvait à l’extrémité de son bureau, et qu’il dressa ensuite, comme s’il eût voulu ne point le perdre de vue.

C’étaient des chiffres. Lupin put lire cette formule de soustraction :

9-8=1

Et Daubrecq, entre ses dents, articulait ces syllabes d’un air attentif.

– Pas le moindre doute, dit-il à haute voix.

Il écrivit encore une lettre, très courte, et, sur l’enveloppe, il traça cette adresse que Lupin déchiffra quand la lettre fut posée près du cahier de papier.

« Monsieur Prasville, secrétaire général de la Préfecture. »

Puis il sonna de nouveau.

– Clémence, dit-il à la concierge, est-ce que vous avez été à l’école dans votre jeune âge ?

– Dame, oui ! Monsieur.

– Et l’on vous a enseigné le calcul ?

– Mais, monsieur…

– C’est que vous n’êtes pas très forte en soustraction.

– Pourquoi donc ?

– Parce que vous ignorez que neuf moins huit égale un, et cela, vous voyez, c’est d’une importance capitale. Pas d’existence possible si vous ignorez cette vérité première.

Tout en parlant, il s’était levé et faisait le tour de la pièce, les mains au dos, et en se balançant sur ses hanches. Il le fit encore une fois. Puis, s’arrêtant devant la salle à manger, il ouvrit la porte.

– Le problème, d’ailleurs, peut s’énoncer autrement, dit-il. Qui de neuf ôte huit, reste un. Et celui qui reste, le voilà, hein ? L’opération est juste, et monsieur, n’est-il pas vrai ? Nous en fournit une preuve éclatante.

Il tapotait le rideau de velours dans les plis duquel Lupin s’était vivement enveloppé.

– En vérité, monsieur, vous devez étouffer là-dessous ? Sans compter que j’aurais pu me divertir à transpercer ce rideau à coups de dague… Rappelez-vous le délire d’Hamlet et la mort de Polonius… « C’est un rat, vous dis-je, un gros rat… » Allons, monsieur Polonius, sortez de votre trou.

C’était là une de ces postures dont Lupin n’avait pas l’habitude et qu’il exécrait. Prendre les autres au piège et se payer leur tête, il l’admettait, mais non point qu’on se gaussât de lui et qu’on s’esclaffât à ses dépens. Pourtant pouvait-il riposter ?

– Un peu pâle, monsieur Polonius… Tiens, mais, c’est le bon bourgeois qui fait le pied de grue dans le square depuis quelques jours ! De la police aussi, monsieur Polonius ? Allons, remettez-vous, je ne vous veux aucun mal… Mais vous voyez, Clémence, la justesse de mon calcul. Il est entré ici, selon vous, neuf mouchards. Moi, en revenant, j’en ai compté, de loin, sur l’avenue, une bande de huit. Huit ôtés de neuf reste un, lequel évidemment était resté ici en observation. Ecce Homo.

– Et après ? dit Lupin, qui avait une envie folle de sauter sur le personnage et de le réduire au silence.

– Après ? Mais rien du tout, mon brave. Que voulezvous de plus ? La comédie est finie. Je vous demanderai seulement de porter au sieur Prasville, votre maître, cette petite missive que je viens de lui écrire. Clémence, veuillez montrer le chemin à M. Polonius. Et, si jamais il se présente, ouvrez-lui les portes toutes grandes. Vous êtes ici chez vous, monsieur Polonius. Votre serviteur…

Lupin hésita. Il eût voulu le prendre de haut, et lancer une phrase d’adieu, un mot de la fin, comme on en lance au théâtre du fond de la scène, pour se ménager d’une belle sortie et disparaître tout au moins avec les honneurs de la guerre. Mais sa défaite était si pitoyable qu’il ne trouva rien de mieux que d’enfoncer son chapeau sur la tête, d’un coup de poing, et de suivre la concierge en frappant des pieds. La revanche était maigre.

– Bougre de coquin ! cria-t-il une fois dehors et en se retournant vers les fenêtres de Daubrecq. Misérable ! Canaille ! Député ! Tu me la paieras, celle-là !… Ah ! Monsieur se permet… Ah ! Monsieur a le culot… Eh bien, je te jure Dieu, monsieur, qu’un jour ou l’autre…

Il écumait de rage, d’autant que, au fond de lui, il reconnaissait la force de cet ennemi nouveau, et qu’il ne pouvait nier la maîtrise déployée en cette affaire.

Le flegme de Daubrecq, l’assurance avec laquelle il roulait les fonctionnaires de la Préfecture, le mépris avec lequel il se prêtait aux visites de son appartement, et, pardessus tout, son sang-froid admirable, sa désinvolture et l’impertinence de sa conduite en face du neuvième personnage qui l’espionnait, tout cela dénotait un homme de caractère, puissant, équilibré, lucide, audacieux, sûr de lui et des cartes qu’il avait en mains.

Mais quelles étaient ces cartes ? Quelle partie jouait-il ? Qui tenait l’enjeu ? Et jusqu’à quel point se trouvait-on engagé de part et d’autre ? Lupin l’ignorait. Sans rien connaître, tête baissée il se jetait au plus fort de la bataille, entre des adversaires violemment engagés dont il ne savait ni la position, ni les armes, ni les ressources, ni les plans secrets. Car, enfin, il ne pouvait admettre que le but de tant d’efforts fût la possession d’un bouchon de cristal !

Une seule chose le réjouissait Daubrecq ne l’avait pas démasqué. Daubrecq le croyait inféodé à la police. Ni Daubrecq, ni la police par conséquent, ne soupçonnaient l’intrusion dans l’affaire d’un troisième larron. C’était son unique atout, atout qui lui donnait une liberté d’action à laquelle il attachait une importance extrême.

Sans plus tarder, il décacheta la lettre que Daubrecq lui avait remise pour le secrétaire général de la Préfecture. Elle contenait ces quelques lignes :

« À portée de ta main, mon bon Prasville… Tu l’as touché. Un peu plus, et ça y était… mais tu es trop bête. Et dire qu’on n’a pas trouvé mieux que toi pour me faire mordre la poussière. Pauvre France ! Au revoir, Prasville. Mais si je te pince sur le fait, tant pis pour toi, je tire.

« Signé : DAUBRECQ. »

« À portée de la main… se répéta Lupin, après avoir lu. Ce drôle écrit peut-être la vérité. Les cachettes les plus élémentaires sont les plus sûres. Tout de même, tout de même, il faudra que nous voyions cela… Et il faudra voir aussi pourquoi ce Daubrecq est l’objet d’une surveillance si étroite, et de se documenter quelque peu sur l’individu. »

Les renseignements que Lupin avait fait prendre, dans une agence spéciale, se résumaient ainsi :

Alexis Daubrecq, député des Bouches-du-Rhône depuis deux ans, siège parmi les indépendants ; opinions assez mal définies, mais situation électorale très solide grâce aux énormes sommes qu’il dépense pour sa candidature. Aucune fortune. Cependant hôtel à Paris, villa à Enghien et à Nice, grosses pertes au jeu, sans qu’on sache d’où vient l’argent. Très influent, obtient ce qu’il veut, quoiqu’il ne fréquente pas les ministères, et ne paraisse avoir ni amitiés, ni relations dans les milieux politiques.

« Fiche commerciale, se dit Lupin en relisant cette note. Ce qu’il me faudrait, c’est une fiche intime, une fiche policière, qui me renseigne sur la vie privée du monsieur, et qui me permette de manœuvrer plus à l’aise dans ces ténèbres et de savoir si je ne patauge pas en m’occupant du Daubrecq. Bigre ! C’est que le temps marche ! »

Un des logis que Lupin habitait à cette époque, et où il revenait le plus souvent, était situé rue Chateaubriand, près de l’Arc de Triomphe. On l’y connaissait sous le nom de Michel Beaumont. Il y avait une installation assez confortable, et un domestique, Achille, qui lui était très dévoué, et dont la besogne consistait à centraliser les communications téléphoniques adressées à Lupin par ses affidés.

Rentré chez lui, Lupin apprit avec un grand étonnement qu’une ouvrière l’attendait depuis une heure au moins.

– Comment ? Mais personne ne vient jamais me voir ici ? Elle est jeune ?

– Non… Je ne crois pas.

– Tu ne crois pas !

– Elle porte une mantille sur la tête, à la place du chapeau, et on ne voit pas sa figure… C’est plutôt une employée… une personne de magasin pas élégante…

– Qui a-t-elle demandé ?

– M. Michel Beaumont, répondit le domestique.

– Bizarre. Et quel motif ?

– Elle m’a dit simplement que cela concernait l’affaire d’Enghien !… Alors, j’ai cru…

– Hein ! L’affaire d’Enghien ! Elle sait donc que je suis mêlé à cette affaire !… Elle sait donc qu’en s’adressant ici…

– Je n’ai rien pu obtenir d’elle, mais j’ai cru tout de même qu’il fallait la recevoir.

– Tu as bien fait. Où est-elle ?

– Au salon. J’ai allumé.

Lupin traversa vivement l’antichambre et ouvrit la porte du salon.

– Qu’est-ce que tu chantes ? dit-il à son domestique. Il n’y a personne.

– Personne ? fit Achille qui s’élança. En effet, le salon était vide.

– Oh ! Par exemple, celle-là est raide ! s’écria le domestique. Il n’y a pas plus de vingt minutes que je suis revenu voir par précaution. Elle était là. Je n’ai pourtant pas la berlue.

– Voyons, voyons, dit Lupin avec irritation. Où étais-tu pendant que cette femme attendait ?

– Dans le vestibule, patron ! Je n’ai pas quitté le vestibule une seconde ! Je l’aurais bien vue sortir, nom d’un chien !

– Cependant elle n’est plus là…

– Évidemment… évidemment… gémit le domestique, ahuri… Elle aura perdu patience, et elle s’en est allée. Mais je voudrais bien savoir par où, crebleu !

– Par où ? dit Lupin… pas besoin d’être sorcier pour le savoir.

– Comment ?

– Par la fenêtre. Tiens, elle est encore entrebâillée… nous sommes au rez-de-chaussée… la rue est presque toujours déserte, le soir… Il n’y a pas de doute.

Il regardait autour de lui et s’assurait que rien n’avait été enlevé ni dérangé. D’ailleurs, la pièce ne contenait aucun bibelot précieux, aucun papier important, qui eût pu expliquer la visite, puis la disparition soudaine de la femme. Et cependant, pourquoi cette fuite inexplicable ?…

– Il n’y a pas eu de téléphone aujourd’hui ? demanda-t-il.

– Non.

– Pas de lettre ce soir ?

– Si, une lettre par le dernier courrier.

– Donne.

– Je l’ai mise, comme d’habitude, sur la cheminée de monsieur.

La chambre de Lupin était contiguë au salon, mais Lupin avait condamné la porte qui faisait communiquer les deux pièces. Il fallut donc repasser par le vestibule.

Lupin alluma l’électricité et, au bout d’un instant, déclara :

– Je ne vois pas…

– Si… je l’ai posée près de la coupe.

– Il n’y a rien du tout.

– Monsieur cherche mal.

Mais Achille eut beau déplacer la coupe, soulever la pendule, se baisser… la lettre n’était pas là.

– Ah ! Crénom… crénom…, murmura-t-il. C’est elle… c’est elle qui l’a volée… et puis quand elle a eu la lettre, elle a fichu le camp… Ah ! La garce…

Lupin objecta :

– Tu es fou Il n’y a pas de communication entre les deux pièces.

– Alors qui voulezvous que ce soit, patron ?

Ils se turent tous les deux. Lupin s’efforçait de contenir sa colère et de rassembler ses idées.

Il interrogea :

– Tu as examiné cette lettre ?

– Oui !

– Elle n’avait rien de particulier ?

– Rien. Une enveloppe quelconque, avec une adresse au crayon.

– Ah !… au crayon ?

Oui, et comme écrite en hâte, griffonnée plutôt.

– La formule de l’adresse… Tu l’as retenue ? demanda Lupin avec une certaine angoisse.

– Je l’ai retenue parce qu’elle m’a paru drôle…

– Parle ! Mais parle donc !

– « Monsieur de Beaumont Michel. »

Lupin secoua vivement son domestique.

– Il y avait « de » Beaumont ? Tu en es sûr ? Et « Michel » après Beaumont ?

– Absolument certain.

– Ah ! murmura Lupin d’une voix étranglée… c’était une lettre de Gilbert !

Il demeurait immobile, un peu pâle, et la figure contractée. À n’en point douter, c’était une lettre de Gilbert ! C’était la formule que, sur son ordre, depuis des années, Gilbert employait toujours pour correspondre avec lui. Ayant enfin trouvé, du fond de sa prison – et après quelle attente ! Au prix de quelles ruses ! – ayant enfin trouvé le moyen de faire jeter une lettre à la poste, Gilbert avait écrit précipitamment cette lettre. Et voilà qu’on l’interceptait Que contenait-elle ? Quelles instructions donnait le malheureux prisonnier ? Quel secours implorait-il ? Quel stratagème proposait-il ?

Lupin examina la chambre, laquelle, contrairement au salon, contenait des papiers importants. Mais, aucune des serrures n’ayant été fracturée, il fallait bien admettre que la femme n’avait pas eu d’autre but que de prendre la lettre de Gilbert. Se contraignant à demeurer calme, il reprit :

– La lettre est arrivée pendant que la femme était là ?

– En même temps. La concierge sonnait au même moment.

– Elle a pu voir l’enveloppe ?

– Oui.

La conclusion se tirait donc d’elle-même. Restait à savoir comment la visiteuse avait pu effectuer ce vol. En se glissant, par l’extérieur, d’une fenêtre à l’autre ? Impossible : Lupin retrouva la fenêtre de sa chambre fermée. En ouvrant la porte de communication ? Impossible : Lupin la retrouva close, barricadée de ses deux verrous extérieurs.

Pourtant on ne passe pas au travers d’un mur par une simple opération de la volonté. Pour entrer quelque part, et en sortir, il faut une issue et, comme l’acte avait été accompli en l’espace de quelques minutes, il fallait, en l’occurrence, que l’issue fût antérieure, qu’elle fût déjà pratiquée dans le mur et connue évidemment de la femme. Cette hypothèse simplifiait les recherches en les concentrant sur la porte, car le mur, tout nu, sans placard, sans cheminée, sans tenture ne pouvait dissimuler aucun passage.

Lupin regagna le salon et se mit en mesure d’étudier la porte. Mais tout de suite il tressaillit. Au premier coup d’œil, il constatait que, à gauche, en bas, un des six petits panneaux placés entre les barres transversales du battant, n’occupait pas sa position normale, et que la lumière ne le frappait pas d’aplomb. S’étant penché, il aperçut deux menues pointes de fer qui soutenaient le panneau à la manière d’une plaque de bois derrière un cadre. Il n’eut qu’à les écarter. Le panneau se détacha.

Achille poussa un cri de stupéfaction. Mais Lupin objecta :

– Et après ? En sommes-nous plus avancés ? Voilà un rectangle vide d’environ quinze à dix-huit centimètres de longueur sur quarante de hauteur. Tu ne vas pas prétendre que cette femme ait pu se glisser par un orifice qui serait déjà trop étroit pour un enfant de dix ans, si maigre qu’il fût !

– Non, mais elle a pu passer le bras, et tirer les verrous.

– Le verrou du bas, oui, dit Lupin. Mais le verrou du haut, non, la distance est beaucoup trop grande. Essaye et tu verras.

Achille dut, en effet, y renoncer.

– Alors ? dit-il.

Lupin ne répondit pas. Il resta longtemps à réfléchir.

Puis, soudain, il ordonna :

– Mon chapeau… mon pardessus…

Il se hâtait, pressé par une idée impérieuse. Dehors, il se jeta dans un taxi.

– Rue Matignon, et vite…

À peine arrivé devant l’entrée du logement où le bouchon de cristal lui avait été repris, il sauta de voiture, ouvrit son entrée particulière, monta l’étage, courut au salon, alluma et s’accroupit devant la porte qui communiquait avec sa chambre.

Il avait deviné. Un des petits panneaux se détachait également.

Et de même qu’en son autre demeure de la rue Chateaubriand, l’orifice, suffisant pour qu’on y passât le bras et l’épaule, ne permettait pas qu’on tirât le verrou supérieur.

– Tonnerre de malheur ! s’exclamat-il, incapable de maîtriser plus longtemps la rage qui bouillonnait en lui depuis deux heures, tonnerre de nom d’un chien, je n’en finirai donc pas avec cette histoire-là !

De fait, une malchance incroyable s’acharnait après lui et le réduisait à tâtonner au hasard, sans que jamais il lui fût possible d’utiliser les éléments de réussite que son obstination ou que la force même des choses mettaient entre ses mains. Gilbert lui confiait le bouchon de cristal. Gilbert lui envoyait une lettre. Tout cela disparaissait à l’instant même.

Et ce n’était plus, comme il avait pu le croire jusqu’ici, une série de circonstances fortuites, indépendantes les unes des autres. Non. C’était manifestement l’effet d’une volonté adverse poursuivant un but défini avec une habileté prodigieuse et une adresse inconcevable, l’attaquant lui, Lupin, au fond même de ses retraites les plus sûres, et le déconcertant par des coups si rudes et si imprévus qu’il ne savait même pas contre qui il lui fallait se défendre. Jamais encore, au cours de ses aventures, il ne s’était heurté à de pareils obstacles.

Et, au fond de lui, grandissait peu à peu une peur obsédante de l’avenir. Une date luisait devant ses yeux, la date effroyable qu’il assignait inconsciemment à la justice pour faire son œuvre de vengeance, la date à laquelle, par un matin d’avril, monteraient sur l’échafaud deux hommes qui avaient marché à ses côtés, deux camarades qui subiraient l’épouvantable châtiment.

Les Aventures d'Arsène Lupin (La collection complète)

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