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II

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François Chausserouge, âgé de trente-cinq ans environ, était, par sa mère, d'origine bohème, de cette race aujourd'hui à peu près disparue qu'on nomme sur tout le Voyage, romanichelle, par corruption abréviative, ramoni.

Son père, un robuste Auvergnat, dernier né d'une nombreuse famille, avait, au temps de sa prime jeunesse, et fatigué de la vie des champs, quitté le pays pour suivre une ménagerie de passage, en qualité de palefrenier.

Très satisfait de ses services, le directeur l'avait élevé bientôt au rang de garçon de ménagerie.

Peu à peu, le jeune homme s'était familiarisé avec les animaux et il avait été mordu de la secrète ambition de travailler à son compte.

A force d'économies, il avait fini par amasser un petit pécule et un beau jour, profitant d'une occasion qui s'offrait à lui, il quitta son patron, acheta un ours et deux loups et se fit montreur de bêtes.

Pendant des années, il parcourut les campagnes, faisant travailler ses pensionnaires sur les places publiques des villages.

Pas assez riche pour acheter un cheval, ni une caravane, il avait fait l'acquisition d'une petite charrette traînée par des chiens, dans laquelle il renfermait ses vivres et son maigre matériel.

Cela dura jusqu'au moment où, ayant renforcé sa troupe de plusieurs singes et d'un perroquet, il songea à se joindre au Voyage, c'est-à-dire à la réunion générale des saltimbanques.

Il suivrait les foires, profiterait de la réclame de ses voisins, pousserait peut-être jusqu'à Paris, si toutefois les circonstances le favorisaient.

Il fut de prime abord assez mal reçu.

Il n'existe pas d'association où l'on se sente davantage les coudes que chez les Voyageurs. Là, tout nouveau venu est un concurrent qui accaparera forcément une nouvelle part de la recette générale. C'est un ennemi qu'il faut évincer.

Mais Chausserouge était homme à ne se laisser rebuter ni par les mauvais procédés, ni par les injustices.

Sa ténacité eut raison des jalousies et des colères qu'il excita. Comme ses nouveaux collègues, il avait droit à sa place au soleil, il la prit.

Ceux-ci, forts de leur expérience, de leur ancienneté, connaissaient les bons endroits, s'installaient les premiers, ne laissant à l'intrus que les coins dont ils ne voulaient pas.

Chausserouge ne réclamait jamais et triomphait généralement, car l'étrangeté du spectacle qu'il donnait captivait le public plus que ne le pouvait faire les attractions déjà vues de ses voisins.

Sans instruction, sans posséder aucun des secrets des dompteurs de profession, n'ayant pour tout aide qu'une patience à toute épreuve, il était parvenu à obtenir des résultats merveilleux et on s'écrasait dans le «tour de toile» en plein vent où il faisait travailler ses bêtes.

L'homme, du reste, n'était pas moins curieux que ses animaux.

Invariablement vêtu d'une blouse en grosse toile, qu'une ceinture de cuir serrait autour de sa taille, coiffé d'un vaste chapeau de feutre à la mode de son pays, chaussé de bottes fortes, on n'apercevait que ses yeux noirs et pétillants au milieu d'un visage hirsute et broussailleux.

Le fouet en main, il allait et venait au milieu de ses pensionnaires démuselés avec une insouciance et une tranquillité qui effrayaient et faisaient penser à ces fantastiques «meneux de loups», dont on conte encore les exploits aux veillées dans certaines provinces.

Le succès de ce Voyageur d'une nouvelle espèce, qui ne connaissait guère que son patois natal, le fit mettre en quarantaine.

On fit courir sur lui de vilains bruits, mais Chausserouge n'en eut cure. Il vivait isolé, content de voir son magot s'arrondir de jour en jour.

Toutes les préventions tomberaient, il le savait bien, le jour où sa persévérance serait enfin récompensée, où il pourrait comme les autres acheter une voiture, des chevaux, agrandir son installation si modeste encore.

Du reste, il n'était pas seul l'objet de l'ostracisme et de la haine des forains.

Près de lui et toujours à la gauche du campement, une famille de vrais ramonis au teint basané vivait misérablement sans s'inquiéter des commentaires, sans se soucier des injures.

Cette famille se composait de trois personnes, le père, la mère et une fille de dix-sept ans, superbe avec ses grands yeux et sa chevelure épaisse. Des lèvres rouges saignaient au milieu d'une peau brûlée par le soleil, dont la couleur bistrée faisait encore valoir l'éclat de ses dents très belles.

Chausserouge s'était dit souvent que Maria serait pour lui une rude compagne. Il avait trente-cinq ans et bien que très accoutumé à la vie d'anachorète qu'il menait depuis son enfance, il s'était surpris bien des fois à penser que les privations auxquelles il se soumettait, seraient bien moins dures à supporter s'il avait près lui quelqu'un pour les partager.

Et puis, en somme, il était seul au monde. Il ne se souciait pas de revoir sa famille; n'était-il pas temps pour lui de s'en créer une, pour qui il travaillerait.

Il aurait des enfants, qui lui succéderaient plus tard, qui augmenteraient leur patrimoine ambulant, qui pourraient le venger des rebuffades qui l'avaient accueilli.

Et jamais il n'avait rencontré dans sa vie aucune femme qui répondit autant que Maria à son idéal... Mais un obstacle infranchissable les séparait. Maria était ramoni, païenne... lui était chrétien et il savait combien les ramonis, qui ne se marient qu'entre eux, sont fidèles à leur religion.

Toutefois, et comme si ces deux êtres eussent senti entre eux une sorte d'affinité, Maria n'avait pas pour Chausserouge le regard de mépris dont elle couvrait les autres forains et parfois, tandis qu'accroupie à l'ombre de sa caravane à moitié détraquée, la jeune fille occupait son après-midi à tresser des paniers, Chausserouge, assis, la pipe aux dents, à l'entrée de sa tente, passait des heures à la contempler silencieusement.

Le père, connu seulement sous le prénom de Michel, raccommodait la porcelaine et s'occupait pour le surplus des soins à donner aux bêtes, un vieux cheval efflanqué, qui trouvait la plupart du temps sa pâture le long des routes, une chèvre et une guenon.

La mère était bonne-ferte, c'est-à-dire diseuse de bonne aventure.

Les jours de foire, on suspendait à la porte de la caravane un tableau grossièrement peint, et, pour dix centimes, vingt centimes, si l'on voulait le grand jeu, elle étalait ses tarots et dévoilait à tout venant les secrets de l'avenir.

Et dans la bouche de cette vieille femme, semblable aux sorcières du moyen âge, la moindre parole prenait l'importance d'un oracle.

Elle croyait à ses prophéties et savait imposer sa croyance aux autres. Si l'on ne sortait pas de chez elle convaincu, on en sortait impressionné.

Aussi ses ennemis profitaient-ils de cette disposition pour l'accuser de magie.

Quelque malheur frappait-il un Voyageur, c'était la bonne-ferte qui avait jeté un sort.

Plusieurs fois, on était parvenu à ameuter contre ces pauvres hères des populations entières.

Alors, renfermée dans sa caravane, la vieille faisait appel à la science léguée par ses ancêtres, et si les divins tarots n'annonçaient aucun danger immédiat, elle laissait passer l'orage, sûre que rien de fâcheux pour elle ne résulterait de cette effervescence.

Les parents de Maria, eux aussi, voyaient Chausserouge d'un bon oeil.

Depuis un an qu'ils voyageaient côte à côte, ils s'étaient rendus mutuellement mille petits services, sans avoir peut-être jamais échangé dix mots.

Une sympathie inavouée rapprochait ces parias du Voyage et il fallut qu'un événement grave survînt, pour faire éclater entre eux ces sentiments qui n'existaient qu'à l'état latent.

Un soir d'été, dans un village berrichon, comme Chausserouge venait de s'étendre sur le grabat, qui lui servait de lit, au fond de sa petite charrette, quelqu'un vint gratter à la toile qui recouvrait son primitif campement.

Les chiens n'aboyèrent pas; ce devait être une main amie. Le dompteur prêta l'oreille.

—M'sieu Chausserouge! disait une voix. M'sieu Chausserouge, je vous en prie!

Chausserouge se dressa brusquement sur son séant.

Il avait reconnu la voix de Maria.

—M'sieu Chausserouge, continua la jeune fille, c'est papa qui est près de mourir, je vous en prie, venez!

Le dompteur sauta à bas de sa charrette et une minute après, il entrait dans la caravane des ramonis.

Étendu sur un matelas de varech, le père Michel râlait.

Près de lui, l'oeil sec, quoique empreint d'une souffrance indicible, la vieille bonne-ferte s'occupait à faire chauffer sur un réchaud allumé à la hâte un breuvage de sa composition.

—Ça l'a pris tout à l'heure, dit la jeune fille; ce soir il se sentait mal à son aise... il est allé panser Cadet... il a essayé de manger et il est tombé d'un seul coup... comme s'il était frappé d'un coup de maillet... Il respire encore, mais il ne nous reconnaît plus... Il faudrait un médecin...

—Pas de médecin! grogna la vieille. Ça ne sert à rien... qu'à tuer le monde.

—Si, m'man, je t'assure! implora la jeune fille, laisse M. Chausserouge aller chercher un médecin.

—Qu'il y aille, s'il veut; puisque ça te fait plaisir!

—J'y vais, mam'zelle Maria! fit le dompteur, qui sortit et prit sa course à travers les rues du village.

Une demi-heure après, il était de retour.

Le docteur, qu'il était parvenu à découvrir dans ce trou perdu du Berry, se pencha sur le malade; il l'examina longuement, se fit raconter les circonstances qui avaient précédé et accompagné sa chute, puis il secoua la tête d'un air qui indiquait que tout espoir lui semblait perdu.

Le père Michel avait été frappé d'une congestion pulmonaire.

Toutefois, avant de se retirer, le médecin prescrivit quelques médicaments.

Sur le seuil de la caravane, Chausserouge l'interrogea:

—Il ne passera pas la nuit! fit le docteur.

Le dompteur lui glissa dans la main le prix de sa visite et courut de nouveau au village pour faire exécuter l'ordonnance.

Quand il revint, le malade, rappelé à la vie par le breuvage que la vieille, sans se soucier des prescriptions du médecin, était parvenue à lui administrer, avait repris connaissance.

Ses yeux étaient ouverts et fixés sur sa fille.

A la vue de Chausserouge, son regard, terne jusque-là, parut s'illuminer; ses lèvres remuèrent sans articuler une parole.

Les trois assistants s'agenouillèrent alors au chevet du mourant.

Le vieux ramoni faisait des efforts inouïs pour parler; une sueur froide perlait à ses tempes. Il parvint enfin à lever un bras, saisit la main velue du dompteur et il la posa sur celle de sa fille.

—Que veux-tu, Michel? demanda la bonne-ferte. Que notre voisin épouse Maria?...

—Vous me donnez votre fille?... articula le dompteur, la gorge serrée par l'émotion.

Michel ne répondit pas, mais ses paupières, qui battirent fébrilement, disaient oui.

—Il sera fait selon ta volonté, si Chausserouge consent, prononça la vieille.

—Et si mamz'elle Maria... veut bien de moi, ajouta le dompteur en implorant la jeune fille d'un regard si tendre, que celle-ci ne put s'empêcher de sourire à travers ses pleurs.

—Je consens! dit-elle, en prenant la main du meneur de loups.

Alors, le vieux ramoni pencha la tête en fermant les yeux. Tout son corps reprit une immobilité cadavérique. Soudain, deux hoquets soulevèrent sa poitrine; une pâleur de cire s'épandit sur son visage.

Le père Michel était mort.

Ce fut Chausserouge qui, le surlendemain, conduisit le deuil du ramoni.

Maria avait demandé qu'un prêtre accompagnât son père jusqu'à sa dernière demeure.

Le Voyage tout entier, à quelques exceptions près, fit cortège au cercueil.

Les rancunes semblaient s'être éteintes devant la mort et peut-être aussi, les forains, peu curieux d'initier les populations à leurs dissensions intimes, avaient-ils tenu à donner un gage public de leur bonne entente.

Lorsque Chausserouge et Maria furent de retour du cimetière, ils trouvèrent la bonne-ferte accroupie dans un coin de la caravane, l'oeil fixé sur ses tarots étalés.

Bien qu'elle ressentit une douleur réelle de la perte de son mari, sa croyance en la fatalité lui avait fait rapidement reprendre le dessus.

—Les cartes annonçaient une mort, dit-elle, et je n'avais rien vu.

—Et les cartes annonçaient-elles aussi... un mariage? demanda timidement le dompteur.

—Oui, répliqua la vieille. Il faut que tout s'accomplisse ici-bas. Il n'y a rien à faire contre la destinée. Tu te marieras, mon garçon! D'ailleurs, il y a longtemps que tu aimes ma fille, ajouta-t-elle. A l'heure dernière, le regard des mourants est devin...

—Mais vous, mamz'elle Maria, m'aimez-vous aussi?

—Aurais-je été vous chercher si je ne vous avais pas mieux considéré que tous les autres forains du Voyage? répliqua la jeune fille.

—Il n'est pas bon que des femmes soient seules dans la vie... prononça la bonne-ferte. Tu es plus digne que tous les autres d'entrer dans la grande famille des ramonis... C'est pourquoi le père, qui voyait loin... t'a choisi! Sa volonté sera faite.

Le lendemain, Chausserouge fit publier les bans et les forains comprirent pourquoi ils avaient vu le dompteur conduire le deuil du vieux ramoni.

Toutefois, de ce jour la fusion fut complète entre les deux campements.

La jeune fille apportait en dot une caravane, un vieux cheval et cinquante écus enfouis au fond d'un vieux bas.

Le dompteur apportait de son côté son pécule qui se montait à trois mille francs environ et ses animaux.

La première partie de son rêve était accomplie. Il allait maintenant pouvoir marcher de pair avec les forains qui l'avaient si fort méprisé jusque-là.

Pour permettre à la noce de se faire dans ce pays berrichon dont il garderait désormais un éternel souvenir, il retarda son départ et utilisa le temps que lui laissaient les délais légaux, à apporter à son nouvel établissement d'utiles améliorations.

Il avait acheté avant le départ de ses confrères une caravane spacieuse et presque neuve à un forain qui se retirait des affaires. Il se complut à l'embellir pour la rendre digne de sa compagne, dont ce serait désormais le séjour habituel, maintenant qu'elle allait rester vouée aux soins uniques du ménage.

La vieille caravane de Michel, complètement mise à neuf, fut affectée au transport des animaux.

Et une fois le mariage accompli, ce fut plein d'orgueil et le coeur rempli d'espoir que, debout, à l'avant de sa maison roulante attelée d'un vigoureux cheval, il prit le chemin qui devait lui faire rejoindre le Voyage.

A présent, il ne doutait plus, il avait foi en son étoile. Il avait tout oublié, les déboires et les douleurs passées.

Son désir le plus cher, le ciel l'avait pour ainsi dire miraculeusement réalisé, car comment expliquer autrement le geste suprême de ce mourant, à qui il ne s'était jamais ouvert de ses sentiments, mettant dans sa main caleuse la petite main hâlée de Maria?

Par quelle divination, par quelle double vue le vieux ramoni avait-il lu au plus profond de son coeur?

Il était sûr à présent de faire fortune.

Après trois jours de marche, il atteignit Bourges où le Voyage était installé.

Quand il débarqua sur la place Seraucourt, les forains firent le cercle autour de la belle caravane verte sur laquelle on lisait, peintes en lettres jaunes d'un pied de haut, l'inscription suivante:


Zézette: moeurs foraines

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