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IV

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Table des matières

Ce fut la première grande tournée entreprise par la ménagerie Chausserouge depuis la consécration qu'elle avait reçue à Paris.

Elle dépassa en succès tout ce qu'on était en droit d'espérer.

Autant le séjour «en villes mortes» est désastreux pour une installation de peu d'importance, autant il est fructueux s'il s'agit d'un établissement connu, capable d'éveiller la curiosité de la population toute entière.

Du reste, une publicité savante, dans laquelle entrait pour beaucoup la reproduction dans les journaux locaux d'articles découpés dans les feuilles parisiennes et signés de noms retentissants, précédait, dans chaque chef-lieu, l'arrivée de Chausserouge père et fils.

Et, avide d'émotions, le public affluait, s'écrasait dans la baraque, pour applaudir ce jeune dompteur, qui avait fait courir tout Paris.

La série d'ovations dont François fut l'objet dans toutes les villes qu'il traversa lui fit bientôt oublier le dépit qu'il avait éprouvé de quitter le Voyage, et le père ne tarda pas à s'applaudir de l'énergique résolution qu'il avait prise.

C'était le seul moyen de faire échapper son fils aux influences néfastes qui l'entouraient et, de jour en jour, il retrouvait ce François qu'il avait si bien cru perdu.

Une autre personne que lui surveillait d'un oeil ravi ce changement qui s'opérait lentement; c'était Amélie Collinet.

Elle se reprenait maintenant à espérer, bien que la froideur que lui avait témoignée François pendant les premiers jours de la tournée eût bien été de nature à lui faire considérer sa cause comme perdue définitivement.

La présence de la jeune fille influait évidemment beaucoup sur les nouvelles façons d'être du fils Chausserouge sans qu'il s'en rendit compte exactement.

C'était bien là-dessus qu'avait compté le vieux dompteur, lorsqu'il avait eu l'idée de se faire accompagner par les Collinet.

—Vois-tu, avait-il dit à son ami, le jour où il avait dû lui communiquer la réponse de François, je connais mon fils... Il est bon et il obéit sans s'en rendre compte des conseillers avec lesquels il aurait dû ne jamais se lier... Je vais le forcer à s'éloigner pour un temps... Viens avec nous... Tu profiteras de ma réclame et il y aura toujours pour ton musée une petite place à la gauche de mon campement... partout où nous nous arrêterons... Nous vivrons ensemble. Amélie prendra provisoirement la place que je voudrais lui voir définitivement occuper... Je la connais... Elle saura se faire aimer... se rendre indispensable... Et comme mon fils est jeune, qu'il ne verra plus qu'elle... il sera forcé de rendre hommage à ses qualités, à ses charmes... Alors, le reste nous regardera... Il s'agira seulement de savoir profiter du bon moment...

Quelques objections qu'avait soulevées le père Collinet avaient été vite aplanies, d'autant plus qu'Amélie avait accueilli avec joie la nouvelle de cette combinaison, qui allait plus que jamais la faire vivre dans l'ombre de celui qu'elle chérissait.

A la première étape, cependant, sur la route de Melun, le jeune homme avait manifesté tout haut son mécontentement.

Il avait deviné les intentions de son père et s'était montré froissé qu'on voulût lui forcer la main.

Alors Amélie s'était approchée de lui et, très humblement:

—Vrai! ça t'ennuie tant que ça, François, que nous soyons partis ensemble?

—Non... Mais je trouve que c'était inutile...

—Je trouve, moi, interrompit Chausserouge, que c'était indispensable. Ne nous fallait-il pas quelqu'un pour s'occuper des détails intérieurs de nos deux maisons et, mon Dieu! personne mieux qu'Amélie ne pouvait s'acquitter de ce soin, puisqu'elle consent à s'en charger. Du reste, Collinet voulait depuis longtemps quitter le Voyage. Ça le rapprochera de son pays et, pour le surplus, il n'avait pas de meilleure occasion, s'il voulait gagner de l'argent, que d'entreprendre la tournée en notre compagnie. Tu vois bien que tout est pour le mieux.

François ne répondit rien et bouda trois jours, mais peu à peu il se sentit insensiblement gagné par le dévouement que lui montrait la jeune fille, les prévenances dont on l'entourait.

Lorsqu'il avait donné, les soirs de séjour, sa représentation, quand la ville était retombée dans le calme monotone des cités de province, et une fois ses bêtes pansées, il était bien forcé, ne connaissant personne, de rentrer dans la caravane.

Il trouvait alors son souper servi, et dans un coin, près du poêle, les deux vieux assis, fumant tranquillement leur pipe, tandis qu'Amélie se multipliait pour qu'il ne lui restât rien à désirer.

Après le dîner, un rams familial ou un piquet à quatre les réunissait encore autour de la table et on allait se coucher, non sans avoir pris pour le lendemain les dernières dispositions.

On demeurait au plus quatre ou cinq jours dans chaque ville, sauf à Lyon, à Bordeaux, à Marseille et à Nice où la ménagerie stationna près d'un mois.

Le père Chausserouge trouvait à cette vie nomade, à ces courses par les chemins poudreux, un charme infini.

Cela lui rappelait l'époque pénible et pourtant si heureuse de ses débuts, alors qu'il campait sur le bord d'un champ, à la croisée de deux routes et que Maria préparait sur un fourneau improvisé en plein vent le repas du soir, tandis que les chevaux dételés broutaient l'herbe des fossés.

Et c'était certes le vrai sang des Chausserouge, qui circulait dans les veines de François, puisqu'au bout de deux mois de cette existence, nouvelle en somme pour lui, habitué comme il était aux plaisirs de la grande ville, toute trace d'ennui avait disparu de son front.

Maintenant, il taquinait Amélie, lui rappelait les jeux de leur enfance, la remerciait d'un sourire ou d'un mot aimable chaque fois qu'elle s'était ingéniée à lui faire une surprise agréable: un plat qu'il aimait, un bibelot qu'elle avait acheté et qu'elle cachait sous sa serviette.

Et ce sourire, ce mot, faisaient oublier à la jeune fille tous les dédains, toutes les rebuffades dont elle avait tant souffert.

L'intimité des deux caravanes avait grandi à ce point que, maintenant, pour beaucoup de gens, les Collinet et les Chausserouge ne formaient déjà plus qu'une seule et même famille.

Le vieux dompteur riait dans sa barbe et se frottait les mains.

—Ça marche! ça marche. Laissons faire! Amélie est une fine mouche! Il ne se passera pas longtemps avant que nous en soyons arrivés à nos fins... et c'est mon garçon, lui-même, qui te demandera ta fille!

Ce fut dans un délai plus court encore qu'il ne l'espérait.

La vie commune, cette constante cohabitation, ce rapprochement de tous les instants, finissait par fouetter le sang du jeune homme.

Il ne tarda pas à voir en Amélie autre chose qu'une soeur; il remarqua qu'elle était grande, bien faite, presque jolie.

Énervé peut-être aussi par l'abandon naïf de la jeune fille qui le traitait en frère et qui, élevée librement, n'avait aucune de ces pudeurs féminines s'effarouchant d'un mot leste, les sens excités par l'agaçante quoique inconsciente coquetterie qu'elle déployait, il sentait renaître en lui les instincts brutaux de sa race.

Un soir qu'il se trouva seul en face d'elle dans la ménagerie, faiblement éclairée par le falot du veilleur, il fut pris du désir subit de la posséder.

Il la saisit, appliqua ses lèvres sur sa bouche... Très souple, confiante et câline, elle se laissa aller aux bras du jeune homme.

Elle fermait les yeux, secouée tout entière par la douceur de cette première caresse, si longtemps attendue.

Alors, il l'aimait donc un peu... comme elle voulait être aimée!...

Soudain, François fit un pas... Il cherchait à l'entraîner dans l'angle le plus obscur, là où les palefreniers avaient l'habitude de serrer le fourrage...

Elle comprit, se redressa d'un tour de reins, s'arracha de l'étreinte de son amant; et dit un seul mot:

—François!

Le jeune homme, surpris de cette résistance inattendue, s'arrêta.

Il regarda Amélie un instant, puis, après un silence:

—Tu m'as quelquefois, dit-il, reproché de ne pas t'aimer; c'est toi qui ne m'aimes pas!

—Écoute, François! je suis une honnête fille! Je veux bien être ta femme, mais je ne serai jamais ta maîtresse!... Si je te cédais aujourd'hui, c'est alors que tu aurais le droit de penser que je ne t'aime pas... que peut-être j'ai cédé à d'autres avant toi... tandis que du plus profond de mon coeur, je n'ai jamais été qu'à toi! Ah! je t'en prie, jamais... jamais, entends-tu! ne recommence ce que tu viens de faire!... Je penserais que tu ne me considères pas plus que toutes les autres... celles qui te poursuivaient là-bas, tu sais bien...

—Celles-là, je n'éprouvais pas pour elles le sentiment que j'ai pour toi! s'écria le jeune homme. Oui! tu seras ma femme, je te le promets, je te le jure!... Mais laisse-moi t'aimer... comme je le veux!... Je suis un ramoni, moi... par ma mère! Et ceux de notre sang n'ont pas de ces scrupules bêtes... On se prend quand on s'aime!... Et si, après, on se convient toujours... on se marie devant le plus ancien de la tribu... Allons... viens!

De nouveau il chercha à enlacer la jeune fille, mais elle le repoussa avec force et, se campant résolument en face de lui:

—Je ne suis pas une ramoni, moi!... Donc, je serai ta femme... légalement, et je t'appartiendrai toute entière... si non, je ne serai jamais rien pour toi!... Choisis! je te préviens seulement que si je dois continuer à être en butte à de semblables obsessions, indignes de l'affection que je te porte, demain je pars avec mon père!

—Toi, partir! Ah! non, je ne veux pas! Voici des mois, que je te vois tous les jours, que je me suis habitué à toi... Non! Non! je veux que tu restes... toujours!

—Alors, tu sais ce qui te reste à faire! dit Amélie, en se dirigeant vers la caravane où l'attendait le vieux Collinet.

—Eh bien! soit! Mais je veux t'avoir!

Et le soir même, avant de se coucher, il prenait à part son père et lui demandait officiellement la permission d'épouser Amélie.

La joie du dompteur fut immense.

—Oh! je savais bien que tu y viendrais! Tiens! Tu me rends le plus heureux des hommes! Maintenant je pourrai mourir tranquille!

Il sauta au cou de son fils et dans l'excès de sa joie, il courut à la porte et appela son ami déjà rentré dans sa caravane:

—Collinet! Collinet! arrive donc! c'est François qui veut se marier avec ta fille!

—Si elle veut, ajouta François en riant.

Pour toute réponse, Amélie, qui était accourue, tendit ses joues à son ami, puis, pour célébrer cet heureux jour, tous les quatre s'attablèrent, et, autour d'un saladier de vin qu'on fit chauffer en hâte, discutèrent les conditions du mariage.

Ce ne fut pas long, les deux compères en ayant arrêté depuis longtemps les détails et les fiancés étaient bien trop amoureux pour s'attarder en des considérations qui leur paraissaitent si futiles!...

Il fut décidé toutefois que l'union serait célébrée à Paris dans le plus bref délai possible; puis le père Collinet vendrait son musée et se retirerait à la campagne après avoir constitué en dot à sa fille le montant de cette vente.

Il avait réalisé assez d'économies pour pouvoir vivre tranquille le reste de ses jours dans le petit trou où il avait acquis déjà une maisonnette et quelques lopins de terre.

Un mois après cette soirée mémorable, la ménagerie de retour à Paris s'installait provisoirement aux Quatre-Chemins, sur la route d'Aubervilliers, et sur le champ François envoyait à tous ses amis des lettres de faire part.

L'émoi fut grand sur le Voyage.

On ne s'attendait pas à cette solution.

Le beau François qu'on avait vu partir à contre-coeur, revenir si vite, converti et amoureux... d'Amélie Collinet, c'était à n'y pas croire!

Il fallait cependant se rendre à l'évidence, mais Jean Tabary se fit l'interprète du sentiment général.

—Ce n'est pas la peine d'être fort, d'être brave, lui dit-il, d'être la coqueluche de toutes les jolies femmes de Paris, pour finir aussi piteusement. Je te croyais plus d'énergie. Tu te laisses mener comme un gamin, c'est honteux! Tu te repentiras de ce que tu fais aujourd'hui... il ne sera plus temps.

—Mon cher, je t'assure qu'Amélie est charmante... tu ne la connais pas.

—Un homme dans ta position doit rester libre et indépendant... Tu es jeune, tu as de l'argent, il fallait profiter de la vie et ne pas t'emberlinguer d'une femme dont tu auras assez dans six mois!

Cette fois les insinuations de Jean Tabary restèrent sans écho.

Le parti de François était pris irrévocablement.

Pour sa vengeance, il se contenta d'inviter son ami à sa noce, qui devait se célébrer avec éclat au Salon des Familles, à Saint-Mandé.

On garda longtemps sur le Voyage le souvenir de cette fête à laquelle on avait convoqué le ban et l'arrière-ban de l'industrie foraine.

Dans une salle immense, tapissée de peaux de lions, ornée de trophées, autour d'une table en fer à cheval, chargée de victuailles, prirent place toutes les illustrations, toutes les célébrités du Voyage.

D'abord, les collègues, les dompteurs fameux: Dozon, Perdel, Giovanni, Gladiator, Julio et Bella-Mina, qui avaient tenu, en cette solennelle circonstance, à donner à leur aîné dans la carrière des marques de leur sympathie.

Puis Lamberty, directeur du Miroir Magique, celui que les ramonis reconnaissaient pour chef suprême; puis Devisme, Deker, les grands impresarios, Oiselli, directeur du Cirque des animaux savants, les Romillard, dû théâtre des Marionnettes, Augustin Bay, du Grand tir algérien, enfin la foule des montreurs de phénomènes, des patrons d'entresorts, manèges, massacres et tombolas; puis Bermondy, le grand champion de la lutte, directeur des Grandes Arènes, puis pêle-mêle des journalistes, des boulevardiers, des acteurs.

Amélie Collinet, toute rougissante et fière de s'appuyer sur le bras du beau dompteur, manifestement gêné dans son habit noir, était charmante dans son costume de mariée.

Le père Chausserouge était rayonnant. Quant à Collinet, il ne pouvait croire à tant de bonheur. Jamais, il n'aurait osé espérer pour sa fille, un parti aussi cossu.

La fête fut pleine de gaieté. On dansa jusqu'au matin aux sons de la cornemuse, et le père Chausserouge retrouva ses vingt ans pour ouvrir le bal avec sa bru, en exécutant aux applaudissements de tous, la danse de son pays, la bourrée traditionnelle.

Le lendemain, on tint conseil et on rechercha le parti auquel il convenait de s'arrêter.

La campagne en province avait été particulièrement heureuse; François fut d'avis de ne pas rester en si bon chemin, d'autant plus qu'il se souciait peu de passer sa lune de miel au milieu de ses anciens amis.

Une pareille proposition ne devait trouver d'objection ni auprès d'Amélie, ni auprès du vieux dompteur.

On avait exploité tout le Midi de la France; on exploiterait le Nord, et l'on pousserait jusqu'en Belgique en faisant séjour à Amiens, à Arras, à Lille, puis après cette dernière tournée, qu'on espérait fructueuse, on rejoindrait définitivement le Voyage.

Huit jours après, le père Collinet, le coeur un peu gros, embrassait sa fille dont il se séparait pour la première fois et la ménagerie se mettait en route.

Les années qui suivirent marquèrent l'apogée de la fortune des Chausserouge. François marchait de succès en succès; d'étapes en étapes, les ovations succédaient aux ovations.

Puissamment aidé par son père, qui se faisait vieux, mais dont l'entrain ne se ralentissait pas, il accomplit des exploits qui restèrent célèbres dans les annales de la banque.

C'est ainsi qu'on le vit faire le pari de monter en ballon avec son lion Néron, et gagner son pari.

A Bruxelles, une actrice célèbre ayant manifesté le désir d'entrer avec lui dans sa cage, il l'y autorisa et il sut tenir ses animaux en respect tandis que l'intrépide comédienne, d'une voix calme, récitait une pièce de vers de Victor Hugo devant un public frémissant d'enthousiasme.

A la suite de cet exploit, il devint à la mode d'assister le dompteur dans ses exercices et nombre de personnalités connues défilèrent avec lui dans la cage centrale.

Ce fut encore lui qui inaugura les séances d'hypnotisme au milieu d'animaux divers réunis pour la circonstance, et jamais un accident ne vint attrister une seule de ses représentations.

Il fut engagé dans les théâtres pour jouer les rôles de dompteur. Il parut dans les Pirates de la Savane, le Juif-Errant, dans une féerie surtout où il eut l'audace d'entrer en scène, au mépris des règlements de police, suivi de deux lionnes en liberté.

C'est à cette époque qu'il reçut en Belgique la croix du Mérite civil. Bref, François Chausserouge connut toutes les gloires, épuisa les honneurs.

Sa fortune s'arrondissait de jour en jour, et il se sentait si sûr de lui que rien désormais ne pouvait ébranler sa confiance. Il était né, pensait-il, sous une heureuse étoile, et c'était tout.

Le père Chausserouge marchait en plein rêve, tant ce prodigieux succès surpassait ses espérances. Quand il examinait le chemin parcouru, qu'il se reportait à ses débuts, il ne pouvait se défendre d'une certaine appréhension, d'un instinctif effroi.

C'était trop de bonheur à la fois, d'autant plus que son fils était heureux jusque dans son ménage, François ayant justement trouvé dans Amélie la compagne dévouée et aimante qu'il lui fallait.

Quoique d'apparence frêle, la fille du père Collinet avait puisé dans la tendresse qu'elle portait à son mari la force de remplir les devoirs nombreux qui lui incombaient dans cette incessante promenade à travers le monde.

Elle avait bien eu à se plaindre parfois du caractère changeant, même un peu brutal de François, dont l'ardeur s'était calmée, mais elle s'était montrée si dévouée, si attentive et si prévenante que jamais leur union n'avait été troublée par un désaccord grave.

Elle tenait à lui, elle l'aimait, elle eût souffert mille morts plutôt que d'encourir la colère de cet homme à qui elle avait consacré son existence, de s'aliéner l'affection de ce héros qu'elle n'était pas éloignée de prendre pour un demi-dieu.

François Chausserouge était en représentations à Liège lorsqu'elle accoucha d'une fille à qui on donna le prénom d'Élisabeth.

Elle salua cette naissance avec joie; c'était un lien de plus qui l'attachait au jeune dompteur et elle reporta sur le petit être, toute la tendresse dont elle était encore capable.

Le père Chausserouge eut préféré un fils, mais il se résigna bien vite, quand il entendait sa bru lui dire en souriant:

—Laissez donc, papa, elle est de votre sang, cette enfant-là! Nous en ferons une dompteuse... et vous n'aurez pas à rougir d'elle!

—Oui, mais je n'aurai pas le temps de la voir et de l'applaudir! riposta le vieillard d'un ton mélancolique.

Peut-être était-il hanté d'un sinistre pressentiment, car la venue de la petite Élisabeth, Zézette, comme l'appelait son grand-père, fut la dernière joie qu'il connut.

Un soir, comme il venait de rentrer dans sa roulotte, des cris étouffés, venant de la ménagerie, parvinrent jusqu'à lui.

Il prêta l'oreille, croyant avoir mal entendu. Cette fois, il ne s'était pas trompé, il reconnut la voix du veilleur appelant au secours.

Il courut frapper à la porte de la caravane de son fils:

—François, viens vite! Il se passe quelque chose de grave!

Comme il soulevait l'auvent de la ménagerie, un hennissement s'éleva, plaintif et douloureux, scandé de rugissements furieux.

—Mes chevaux qu'on saigne!... Nom de Dieu!

Il s'élança, et en deux bonds parvint à l'angle de la baraque, dans lequel il voyait, à la lueur de la lampe fumeuse du veilleur, s'agiter des masses confuses.

Un spectacle terrifiant et inattendu s'offrit à son regard. Un lion, échappé sans doute à la suite de l'imprudence du garçon de piste chargé de préparer la litière des animaux, s'acharnait sur un des poneys qu'il avait renversé dans son élan furieux, tandis que le second, à bout de longe, renâclait avec terreur.

Abrité derrière la balustrade des premières, le veilleur le visage en sang, sans bouger, criait à l'aide.

Le vieux dompteur s'arma d'une fourche et marcha résolument sur le lion, à qui il s'efforça de faire lâcher prise.

L'animal releva la tête en grondant.

Chausserouge reconnut alors l'un de ses plus redoutables pensionnaires, Pacha, une bête arrivée adulte chez lui, et qui s'était toujours montrée rebelle à toute éducation.

Sous les coups redoublés dont il l'accablait, le lion abandonna sa proie; il recula en rampant, ses yeux injectés de sang et qui lançaient des flammes fixés sur son agresseur.

—Arrière, Pacha..., sale bête!... arrière!... criait le dompteur en suivant le monstre dans sa retraite.

Tout à coup, l'animal se sentit acculé... Il se détendit comme un ressort et bondit sur Chausserouge qu'il renversa...

Alors, accroupi sur sa victime, il commença à lui déchirer la poitrine avec ses griffes.

Chausserouge, sans perdre son sang-froid, plongea ses mains dans la crinière de la bête qu'il saisit à la gorge; mais ses forces s'épuisaient.

Lentement ses doigts se desserrèrent, il rassembla toute son énergie et cria une fois encore:

—A moi, François!

Puis il ferma les yeux et perdit connaissance.

Excités par le bruit et les grondements de Pacha, les animaux, réveillés, bondissaient dans leurs cages épouvantant de leurs rugissements le veilleur, dont les dents claquaient de terreur, quand soudain apparut François, à demi-vêtu, suivi des garçons de piste.

Alors commença une lutte effrayante.

François, armé d'une carabine, n'osait faire feu craignant d'atteindre son père.

Il saisit un sabre-baïonnette que lui passa un des assistants et, à son tour, il frappa le lion pour le forcer à reculer.

Mais le monstre ne lâchait pas sa proie.

Rendu plus furieux encore par la douleur, bien que son sang s'échappât par vingt blessures, il continuait à s'acharner sur le corps pantelant du vieillard.

François Chausserouge fit appel à toute sa vigueur et à tout son sang-froid.

Il se pencha, saisit le lion par la gorge et l'arracha de dessus sa victime.

Puis quand il eut enfin dégagé son père de l'étreinte affreuse, avant même que l'animal eût eu le temps de bondir ou de revenir à la charge, il se releva, tout sanglant lui-même et déchargea les deux coups de sa carabine chargée à balle sur son terrible adversaire.

Le lion, blessé à mort, roula à terre, se releva et chercha encore une fois à s'élancer sur le dompteur, mais, vaincu définitivement, il s'affaissa, creusant dans la terre de profonds sillons à l'aide de ses ongles puissants et faisant une dernière fois retentir la ménagerie de ses rugissements désespérés.

François s'approcha de lui avec précaution et, saisissant le moment, où vaincu par la souffrance, il restait immobile, une écume sanglante à la gueule, il lui plongea dans le côté son sabre-baïonnette.

Secoué par une suprême convulsion, le corps de l'animal eut un soubresaut, puis retomba inerte... Le lion était mort.

Alors, sans se préoccuper de ses propres blessures, François souleva la tête de son père.

Le père Chausserouge respirait encore. On étendit le blessé sur un lit de paille, en attendant l'arrivée d'un médecin.

Amélie qui, remplie d'épouvante, avait assisté de loin à cette scène de carnage, s'approcha et resta muette d'horreur.

Le corps du vieux dompteur n'était plus qu'une plaie. A voir ce ventre ouvert, cette poitrine déchirée, cette face méconnaissable, on s'étonnait qu'il pût vivre encore. Une des épaules était broyée et le bras pendait, presque détaché du tronc.

Agenouillé près de son père, François étanchait les blessures à l'aide d'un linge humide, lavait son visage souillé...

Tout à coup, le père Chausserouge ouvrit les yeux:

Zézette: moeurs foraines

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