Читать книгу La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen - Ossip Lourié - Страница 15
II
ОглавлениеRien de plus intéressant que le mouvement intellectuel de ces années, en Europe. Des hommes supérieurs parlent, écrivent et donnent aux esprits une impulsion merveilleuse; le champ des idées est profondément remué; de grandes doctrines se formulent, de graves polémiques se soulèvent et rarement on vit une époque où le mouvement fût plus ardent, plus agité, plus rempli de promesses et d'espérances.
Les pensées d'Ibsen s'élargirent de plus en plus et son esprit s'ouvrit à la contemplation de l'Univers. L'exil est une bonne école pour les âmes fortes et conscientes, il leur enseigne la valeur morale du précepte de Socrate: «Connais-toi toi-même»; il leur apprend aussi à comprendre les autres.
Partout Ibsen demeurait un observateur fidèle de la vie et des moeurs, et partout il vivait solitaire, isolé au milieu de ce monde souvent trop sociable. Son âme sensitive de poète lui disait que la poésie du silence est plus morale que levain bruit.
Et son oeuvre augmente toujours.... En 1869, il écrit l'Union des jeunes. La même année Charles XV le nomme délégué à l'inauguration du canal de Suez.
Après les fêtes de Port-Saïd, il fit un voyage de six semaines sur le Nil et retourna à l'étranger, à Munich. Car la Norvège lui resta froide. «La masse, la foule, la médiocrité, ne comprend pas les isolés, les élus.»[6]
Et pourtant l'influence d'Ibsen grandit déjà.[7] Certains hommes ignorés de la foule exercent en réalité dans la vie une plus grande influence que ceux dont la popularité est la plus bruyante. Mais la vaine attente de l'approbation de ses compatriotes aigrit son âme; dans sa fière misère il reconnaissait vivement l'injustice commise envers lui par les norvégiens. «Rien n'est plus amer que d'être incompris!» dit Jean-Gabriel Borckman, l'un des personnages de sa pièce du même nom.
Le poète cependant ne laisse pas libre cours à sa plainte. Les succès faciles des médiocres le font sourire. Lent, mais tenace, il écrit livre sur livre. Les hommes vraiment progressifs s'avancent sans fracas, mais avec de la suite et de la continuité. A celle marque se reconnaît le génie qui, lorsqu'il le veut, plie à son obéissance les obstacles mêmes qui semblent devoir l'entraver. «La vocation, dit Brand[8], est un torrent qu'on ne peut refouler, ni barrer, ni contredire. Il s'ouvrira toujours un passage vers l'Océan.»
Les foudres du clergé et de la cour n'empêchaient guère Descartes de chercher sa Méthode. La petite Hollande était fière de lui offrir l'hospitalité.
Les esprits supérieurs suivent les traces glorieuses de leurs devanciers, ils savent que les maîtres les plus illustres de la Pensée ont souvent connu et la tristesse de l'exil et la raillerie des méchants et même les horreurs de la faim.... Leur âme s'imprègne d'une tristesse amère, mais elle demeure douce et grande, toujours et quand même. La souffrance vivante vaut mieux que le repos sans vie. Un sourire d'incrédulité dédaigneuse est leur seule réponse à toutes les petitesses, à toutes les flatteries.
«L'homme de génie ose seul contempler sans pâlir le visage étrange des siècles, défier le temps, raidir contre le flot intarissable de l'oubli une poitrine libre, et attester devant le jugement des ténèbres, debout sur d'innombrables cercueils, la noblesse réelle de l'humanité.»[9]
Le génie ne tâtonne pas, mais embrassant tout d'un coup d'oeil, il va droit au but, qu'il poursuit avec fermeté, et se rit des sarcasmes de la foule qui ne comprend rien à ses oeuvres.
Ibsen erra d'une ville à l'autre, toujours plein d'amertume contre ses compatriotes et plein de tendresse pour son pays. Jamais on ne sent mieux combien une chose nous est chère que lorsqu'on se trouve loin d'elle. On songe plus au sol natal quand on ne voit pas son vague horizon; on songe à ses blés mouvants, à ses vertes prairies ou à ses montagnes neigeuses, et plus encore à ses tristesses et à ses douleurs, car on participe mieux à ses souffrances qu'à ses joies; on a toujours les mêmes regrets et pas toujours les mêmes espérances.
Pour bien comprendre et pour bien aimer son pays, il faut souvent en franchir la frontière. Enivré de tristesse et tourmenté de doute, on passe, morne et silencieux. On cherche l'oubli sous le ruissellement intense du soleil étranger; souvent, assoiffé de tendresse, de justice, d'idéal, on oublie la haine et, dans le frisson d'un soir de printemps ou dans les rayons pâles de l'aurore, on rêve aux cieux lointains.
Pendant son exil volontaire de vingt-cinq ans, Ibsen ne cessa de demeurer un spectateur attentif de la vie norvégienne. Sa langue resta très pure; on peut en dire ce que Georges Brandès[10] dit de celle de son compatriote Jacobsen: nul avant lui, n'a su peindre ainsi avec des mots. «Négliger le style, ce n'est pas aimer assez les idées qu'on veut faire adopter aux autres»,[11] et c'est là le plus grand désir d'Ibsen. Même dans ses poésies, qui sont très admirées en Scandinavie, une pensée profonde est mêlée à un lyrisme sensitif. Loin de la foule, loin des masses, il cultive sa pensée, il cisèle son style. S'il veut faire adopter ses idées aux autres, il garde religieusement son moi. «Il est une chose qu'on ne peut sacrifier: c'est son moi, son être intérieur.»[12] La popularité, il la dédaigne. La popularité! que de gens s'imaginent qu'elle est le couronnement de la gloire! Ils oublient que la foule ne suit et n'acclame que ceux qui caressent ses passions, ses colères, ses erreurs! Les hommes forts ne cherchent ni popularité ni gloire, ils ne cherchent à rivaliser ni avec les uns ni avec les autres. Ils se créent à eux-mêmes un vaste domaine où ils se trouvent à la fois le premier venu et le roi. Ils découvrent et révèlent tout un monde de beautés inconnues et variées à l'infini dans la pensée, dans le sentiment, dans l'image, dans le contraste des ombres et de la lumière.
«Le bruit de la foule m'épouvante, dit Ibsen, je veux préserver mes vêtements de la boue des rues; c'est en habits de fête que je veux attendre l'aurore de l'avenir.»[13]
Et cette aurore est déjà arrivée, car «tout cède à la continuité d'un sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme; il y a des ondes pour toutes les soifs, de l'amour pour tous les coeurs.»[14] Le souffle généreux de l'humanité pensante finit toujours par dissiper les noirs nuages; les esprits libres finissent toujours par reconnaître leur erreur.
«L'homme, dit Pascal, n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.» Le solitaire de Port-Royal aurait pu ajouter et rayonnant, car un homme qui pense a ceci de singulier qu'il rayonne. Son éclatant relief le fait sortir de l'ombre et le fait distinguer non seulement de la foule, mais des autres princes de la pensée dont les noms deviennent des symboles.
Notes: