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Le théâtre est un art qui se propose de peindre la vie humaine.

Ibsen ne se borne pas à peindre la vie et les hommes, il est aussi un remueur d'idées.

Dans une lettre qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser, il s'exprime ainsi: «Je vous prie de vous rappeler que les Pensées jetées par moi sur le papier ne proviennent ni en forme ni en contenu de moi-même, mais de mes personnages dramatiques qui les prononcent.»[11]

Mais Ibsen a beau dire: «J'ai essayé de dépeindre hommes et femmes; ce sont eux qui parlent et non pas moi», son âme et sa pensée sont toujours présentes dans son théâtre. Aucun auteur ne peut faire disparaître sa personnalité de son oeuvre.

«Je ne connais pas d'écrivain moderne qui ait pu ou su «se cacher» dans son oeuvre; Flaubert qui poussait presque jusqu'à la manie le souci de réserver sa personnalité, y est tout entier.... Dans les oeuvres, en apparence impersonnelles, on peut découvrir les raisons intimes des préférences de l'auteur, les motifs pour lesquels entre les mots du discours, il choisit ceux-ci plutôt que ceux-là.»[12]

Certes, Ibsen est avant tout artiste, poète, mais «le poète est un monde enfermé dans un homme.»[13] Le monde dont le poète nous présente les types, se condense en se réfléchissant dans sa pensée; il emprunte la marque particulière de son moi et sa physionomie en devient plus saillante. L'artiste, pur artiste, le poète, exclusivement poète, ne se rendant aucun compte de lui-même à lui-même, incapable d'analyser le monde qu'il peint, ses pensées, ses idées, est un être chimérique.... Il y a longtemps qu'on ne croit plus à ce La Fontaine dont on disait autrefois qu'il produisait des fables comme les pommiers produisent des pommes, c'est-à-dire sans effort et par le seul penchant de la nature. Le Lac immortel de Lamartine n'est point sorti du cerveau du poète comme Vénus de l'écume des mers.

L'inspiration ne dispense pas les poètes les plus naïfs d'un travail de la pensée. Platon qui dit: «Quand le poète est assis sur le trépied de la muse, il n'est plus maître de lui-même», Platon ajoute: «Lorsque le poète chante, les grâces et les Muses lui révèlent souvent la Vérité.»[14] Grâces ou Muses, conscience intérieure ou analyse de l'esprit, le fait est que l'artiste, le poète sait et comprend ce qu'il fait; «la vérité se révèle à lui».

Le poète qui chante la grandeur de l'Univers possède sa manière de le comprendre; l'homme qui dépeint les crises de la conscience humaine, en possède certainement une; celui qui nous présente le caractère de deux individus peut ne pas nous dire où vont ses sympathies; il lui est impossible de ne pas le faire voir.

Ibsen a beau dire: «Ai-je réussi à faire une bonne pièce et des personnages vivants? Voilà la grande question»,[15] son âme et sa pensée, je le répète, sont présentes dans son oeuvre, et son esprit aussi.

Ibsen ne fait que philosopher. Il serait peut-être embarrassé de dire si la philosophie a pour objet la découverte de l'existence absolue, d'où les sciences doivent être déduites à leur tour;[16] ou si son objet est la systématisation et la coordination des sciences.[17] Il n'est pas philosophe de profession; son génie n'a pas de système. «Le génie, au sens le plus étendu du mot, c'est la fécondité de l'esprit, c'est la puissance d'organiser des idées, des images ou des signes, spontanément, sans employer les procédés lents de la pensée réfléchie, les démarches successives du raisonnement discursif.»[18] Mais une philosophie ne se compose pas simplement de faits, d'images, d'idées et d'observations, il faut à ces faits, à ces idées, une liaison, il faut que l'esprit en saisisse les connexions et les rapports, d'où se déduit la vérité philosophique, l'unité scientifique. C'est précisément cette liaison que je m'impose de déterminer dans le théâtre d'Ibsen.

Comme l'a si bien dit M. Emile Boutroux[19], à propos de mon ouvrage La Philosophie de Tolstoï, je «cherche moins les doctrines méthodiquement déduites par les philosophes de profession que les pensées nées en quelque sorte spontanément dans les âmes d'élite au contact de la vie et des réalités; je vise moins à expliquer le détail des doctrines qu'à en découvrir l'unité et à en marquer l'esprit».

Le but de cet ouvrage est d'établir une harmonie dans les idées que le poète norvégien émet dans ses drames, de les développer, de leur donner une forme synthétique. Ai-je réussi? Feci quod potui. «La conscience de l'écrivain doit être tranquille dès qu'il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible.»[20]

Avant de passer aux héros d'Ibsen, jetons un regard sur sa propre vie: l'homme nous fera mieux comprendre le penseur.

Notes:

[1] Dégénérescence, t. II, p. 176. Traduction française. Paris, F. Alcan.

[2] Ibid. p. 291.

[3] Voltaire. Candide, p. 100.

[4] Voir notre analyse de cet ouvrage, Revue philosophique, février 1898.

[5] Auguste Ehrhard. Henrik Ibsen et le théâtre contemporain, p. 2.

[6] Anatole France. L'Abbé Gérôme Coignard, p. 12.

[7] Emile Boutroux. Etudes d'histoire de la philosophie, p. 9. Paris, F. Alcan.

[8] J. Jaurès. De la réalité du monde sensible, p. 2. Paris, F. Alcan.

[9] Oeuvres de Descartes. Discours de la méthode, édition de Victor Cousin, p. 124.

[10] Ibsen. Brand.

[11] «Kun beder jeg Demerindre, at de i mine Skuespil fremkastede Tanker hidrörer fra mine dramatiske Personer, der ûdtaler dem, og ikke i Form eller Indhold ligefrem fra mig.».... Lettre datée de Christiania, 19 février 1899.

[12] Edouard Rod. Nouvelles études sur le XIXe siècle, p. 145 et 146.

[13] Victor Hugo, La Légende des siècles, XLVII.

[14] Platon. Lois, liv. III et IV.

[15] M. Prozor. Préface à la trad. fr. du Petit Eyolf, p. xxv.

[16] Hegel.

[17] Auguste Comte.

[18] G. Séailles. Le Génie dans l'art, p. 2.

[19] Séance de l'Académie des sciences morales et politiques, 23 juillet 1899. Travaux de l'Académie, novembre 1899, p. 486 et suiv.

[20] Renan. L'Antéchrist, préface, p. vii.

La philosophie sociale dans le theatre d'Ibsen

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